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Camille Islert

« Je ne pouvais pourtant pas refuser À mes vers la protection de ma prose ». Théorie et dérision dans la préface de Quelques portraits-sonnets de femmes de Natalie Barney

« Je ne pouvais pourtant pas refuser À mes vers la protection de ma prose ». Theory and derision in Natalie Barney’s Quelques portraits-sonnets de femmes

1L’année 1901 a été retenue comme un moment pivot dans l’essor de la production poétique des femmes au tournant du siècle (Moucaud, 2019, p. 15). À quelques mois d’intervalle paraissent en effet trois premiers recueils d’importance : Études et Préludes de Renée Vivien, Occident de Lucie Delarue-Mardrus et Le Cœur innombrable d’Anna de Noailles. Toute une littérature critique spécifiquement tournée vers le lyrisme féminin fleurit alors, et les trois poétesses s’y trouvent presque inévitablement rassemblées, le plus souvent aux côtés de Marie de Régnier, Cécile Sauvage, Marie Dauguet ou Marcelle Tinayre. Leurs noms se côtoient ainsi dans « Le Romantisme féminin » de Charles Maurras, d’abord publié en 1903 dans la revue Minerva, dans le catalogue plus large de La Nouvelle littérature par George Casella et Ernest Gaubert, en 1906, dans l’étude de Paul Flat sur Nos femmes de lettres en 1908, puis dans celle de Jean de Gourmont, Muses d’aujourd’hui, deux ans plus tard.

2Dans toutes ces études, Natalie Clifford Barney, nom incontournable de la Belle Époque qui inspira après Sappho, selon Michèle Causse, « le plus grand nombre d’ouvrages » (Causse, 1980, p. 14), brille par son absence. Son premier recueil, Quelques portraits-sonnets de femmes1, est pourtant paru quasiment au même moment, à l’été 1900, chez Ollendorff. Le caractère confidentiel de cette œuvre, publiée à 500 exemplaires, a par ailleurs été quelque peu exagéré. À titre de comparaison, Études et Préludes n’a pas dépassé les 330 exemplaires, et le recueil d’Anna de Noailles, en atteignant les 1000 copies, a été considéré comme un succès foudroyant. L’achat et la destruction systématique de tous les exemplaires puis des plombs par Albert Barney, père de Natalie Barney scandalisé par le contenu saphique du recueil, est une explication plus plausible à la méconnaissance de cette œuvre dans les exégèses de l’époque (Jay, 1988, p. 4). Si l’on en croit les commentaires plus récents, c’est toutefois surtout la qualité médiocre de ce premier ouvrage qui en justifie l’oubli univoque dans les anthologies. Jean-Paul Goujon évoque notamment une « désinvolture complète », regrette des « vers rocailleux », des « fautes et impropriétés » et de « nombreux solécismes et galimatias » (Goujon, 1986, p. 136), tandis que Karla Jay, après une allusion au recueil dans The Amazone and the Page, conclut que « poems, however, were not her forte » (Jay, p. 119). Patricia Izquierdo nous apprend d’ailleurs que de son propre aveu, Natalie Barney mettait « le meilleur d’elle-même, non dans ses poésies ni ses pièces de théâtre, mais dans ses pensées et ses mémoires » (Izquierdo, 2009, p. 297). Guère étonnant, dès lors, que les travaux sur l’œuvre littéraire de Natalie Barney s’attardent surtout sur les ouvrages publiés à partir d’Éparpillements (1910), recueil tout à fait fondamental s’il en est, puisqu’il s’approprie un genre littéraire masculin – et français - par excellence, celui de l’aphorisme.

3On peut sans doute discuter la qualité poétique des pièces de Quelques portraits-sonnets de femmes. S’il ne retient pas l’attention par la virtuosité de ses vers, la provocation partout à l’œuvre dans ce livre ne saurait pourtant passer inaperçue. Outre le fait qu’il constitue le premier recueil ouvertement lesbien et érotique écrit par une femme en France, l’ouvrage de Barney affiche une désinvolture iconoclaste vis-à-vis de la tradition poétique tout à fait remarquable : peu de cohérence dans l’ordre des poèmes, des notes qui offrent des vers alternatifs, et même un sonnet « inachevé » dont on ne nous donne que les deux premiers et deux derniers vers, auquel Patricia Izquierdo remet la « palme de la provocation » (p. 299). Surtout, le volume s’ouvre sur une préface d’une quinzaine de pages qui, sous couvert d’une captatio benevolentiae de rigueur, est l’occasion d’émettre quantité de jugements sur les débats poétiques de l’époque. Revendiquant les imperfections de ses vers, présentés selon Shari Benstock comme « de simples exercices » (Benstock, 1987, p. 277) de prosodie, voire même « le droit au plus total amateurisme poétique » pour Jean-Paul Goujon, ce texte est surtout l’occasion de se prêter à l’exercice préfaciel et d’inscrire un point de vue qui déborde largement les poèmes du recueil et annonce déjà les Éparpillements et les Pensées d’une Amazone.

4La préface de Quelques portraits-sonnets de femmes fait état d’une assurance et d’une réflexion métalittéraire qui placent Natalie Barney à rebours de ses contemporaines. Les textes préfaciels, rappelle Jean-Marie Gleize, « ont “quelque chose à voir” avec la pratique du manifeste en ce qu'elles sont travaillées par un désir de théorie » (Gleize, 1980, p. 13). Or, en 1900, la catégorie de la « poésie féminine » continue de contraindre les œuvres de femmes : on accepte globalement leur talent à condition que leurs vers soient les purs produits de leur sincérité, et sans leur reconnaître aucune capacité réflexive. Si, comme le signale Adrianna Paliyenko dans son étude sur La Contribution des femmes à l’histoire de la poésie française, les paratextes personnels se sont multipliés dans les œuvres de femmes au fil du xixe comme autant de « réflexions sur le génie » (Paliyenko, [2016] 2020, p. 13), la rédaction d’une préface demeure en soi une subversion, et s’accompagne le plus souvent d’un ensemble de précautions. Patricia Izquierdo signale ainsi que les paratextes des recueils de femmes à la Belle Époque sont globalement animés pas « la volonté de filiation avec les pairs » et « d’intégration dans un référentiel patriarcal », comme en témoigne « un nombre impressionnant de dédicaces, de citations et/ou de références appuyées » (Izquierdo, 2010, p. 127-128).

5Rien de tout cela chez Natalie Barney, pour de simples raisons : elle ne cherche ni le succès littéraire, ni la reconnaissance de ses pairs au-delà d’un cercle restreint et choisi, ni la rétribution financière, étant héritière directe d’une fortune colossale. Si elle publie, c’est avant tout pour ses amis. À propos de son éditeur, elle écrit même en mars 1900 à Liane de Pougy qu’il lui « prend ses vers » (Barney, Pougy, 2019, p. 197). La gratuité de l’acte littéraire rend possible le déploiement d’une liberté de ton et de pensée qui prend corps dans une préface complexe, qui se présente tout à la fois comme un jeu de convenance et de parodie [I], comme une réflexion sur la poésie féminine [II] et sur les débats poétiques du tournant du siècle [III], et comme un travail d’appropriation et de sape du texte prescriptif. Tous ces éléments, comme nous tâcherons de le montrer, participent à l’élaboration d’une pensée métalittéraire en construction.

Convenances et dissonances d’une préface

6Le texte d’introduction de Quelques portraits-sonnets de femmes correspond, dans la catégorisation de Gérard Genette, à une préface auctoriale assomptive originale, dont le rôle central est celui de la captatio benevolentiae, résumée en l’acte de « valoriser le texte sans indisposer le lecteur par une valorisation trop immodeste, ou simplement trop visible, de son auteur » (Genette, 1987, p. 200). Dans son étude sur les textes prescriptifs, Jean-Marie Gleize insiste sur le fait qu’ils sont pris dans le paradoxe d’être à la fois l’occasion « d'intervenir efficacement pour une nouvelle topologie du champ générique » et « absolument [des discours] de légitimation » (Gleize, p. 15), marqué par un besoin de justification génétique et généalogique servant notamment à se prémunir de la critique. Humilité, réflexions poétiques, choix d’un public, prescriptions de lecture, explicitations sur la genèse de l’œuvre et inscription dans une filiation : la préface de Natalie Barney remplit a priori tous les canons du genre. On y rencontre même les « esquives » repérées par Genette (p. 233), ces dérobades qui consistent à s’excuser sur l’ennui et la longueur du texte, alors que la poétesse « demande pardon, à ceux qui [l]’ont lue jusqu’au bout, de la longueur de cette harangue » (QPSF, XIV). Des éléments viennent toutefois perturber cette adhésion aux conventions préfacielles.

7L’humilité est affichée dès la première phrase, précédant donc la valorisation du texte : « ce n’est nullement par pédanterie que j’ai fait ce livre dans votre langue ». Elle est réaffirmée plus tard : « Quelque peu que je le mérite, me garderez-vous une petite place parmi vous ? Si humble qu’elle soit, je tâcherai de la tenir dignement » (QPSF, VII, VIII). Une modestie assez peu subtilement revendiquée donc, et qui détonne avec le choix du lectorat caché derrière cette deuxième personne, dont on devine vite qu’il s’agit des poètes institués, puisque la jeune américaine convoque quelques lignes plus tard la métaphore traditionnelle du laurier poétique : « faute de lauriers, je porte sur votre autel la couronne qui dore ma jeunesse ». Elle souligne d’ailleurs elle-même cette incohérence en évoquant son « élan de vanité ». Le devoir de modestie est ainsi, tout le long du texte, pris dans une dynamique de contradiction qui en détruit la sincérité. De même, la manière dont Natalie Barney anticipe la réception critique peut prêter à sourire. Loin de se prêter aux « gesticulations » désignées par Jean-Marie Gleize (p. 15), qui dissimulent le discours de défense derrière l’apparence offensive du texte, Barney affiche très nettement sa volonté de « devancer la critique » (QPSF, X). Dès l’ouverture du texte, elle annonce ignorer « la réception que l’on [lui] fera dans ce pays de poètes » (QPSF, VIII), puis s’amuse à endosser le rôle de son « propre bourreau » pour pointer du doigt tous les travers qui seront reprochés à son recueil :

Quittons cependant la mythologie pour en venir à mes défauts personnels. Je préfère les signaler modestement, puisque prendre le taureau par les cornes me semble un courage nécessaire pour devancer les critiques. Il doit être rare et charmant d’être tout d’abord son propre bourreau, afin de pouvoir répondre aux autres : « Plus rien à faire, la victime s’est elle-même exécutée. » À toutes leurs médisances, on répliquerait en souriant : « Je vous l’avais bien dit, lisez ma préface ». (QPSF, X)

8Rien de révolutionnaire dans le jeu d’anticipation que désigne ici Barney si ce n’est, précisément, le fait de donner à voir si explicitement les artifices préfaciels que d’autres travaillent à rendre les plus subtils possibles. Ces commentaires, en trahissant l’illusion du genre prescriptif, hissent le texte au rang de métapréface : en même temps que Barney respecte les fondements canoniques de l’avant-propos, elle les sape en faisant exploser au grand jour leur caractère convenu. Comme le reste du recueil, la préface de Natalie Barney se donne à lire comme un exercice de réécriture, voire de parodie. « Apôtre du dilettantisme » (Izquierdo, 2009, p. 307), la poétesse se prête au jeu des conventions avec une désinvolture qui les contrecarre au moment même où elles s’écrivent. Ainsi de l’inscription généalogique du recueil, ô combien indispensable dans les œuvres de femmes, qui se fait lui aussi sur le mode de la dérision. Natalie Barney se choisit les deux figures tutélaires les plus canoniques possibles en cette fin de siècle, Mallarmé et Shakespeare, tout en trahissant volontairement les intentions de cette filiation revendiquée, à savoir, encore une fois, se prémunir des remontrances critiques :

La poésie intitulée Divagation je dédie [sic] à la mémoire de Stéphane Mallarmé : elle peut donc se permettre le luxe d’être affranchie. […] Quant aux deux sonnets de onze syllabes, j’ai, pour m’appuyer, un mètre de Shakespeare. Je crois que l’adaptation peut être heureuse avec l’aide d’un pareil interprète. (QPSF, XIII)

9S’il n’y a rien d’inhabituel dans le fait d’utiliser la gloire de poètes pour légitimer son œuvre, la dédicace et la reprise formelle sont ici explicitement désignées comme des stratégies de défense. Les règles de la soumission aux pères littéraires s’en trouvent inversées : il est très nettement entendu que les deux maîtres poétiques sont convoqués au service du recueil, et non dans un quelconque hommage. Les attendus du texte prescriptif sont respectés tout en étant balayés du revers de la main, d’autant que cette reconnaissance généalogique n’apparaît que dans un post-scriptum, assimilé à un bavardage superflu par le commentaire ironique « inévitablement féminin » (QPSF, XII).

10Convenances et dissonances sont ainsi en tension dans ce texte, dont on a plusieurs fois souligné la grande désinvolture. Patricia Izquierdo écrit notamment que « chaque paratexte » de Barney « est une bravade à l’égard de l’institution littéraire », avant de poursuivre, au sujet de Quelques portraits-sonnets de femmes :

Ce n’est même pas un « anti-art poétique » qui s’énonce sous le masque du dérisoire : Natalie Barney met un point d’honneur à ne défendre aucune cause, aucune conviction. Elle s’amuse, voilà tout, et se moque légèrement. (Izquierdo, 2009, p. 299)

11De la même manière, si la préface du recueil a quelque chose de métatextuel, elle ne saurait être qualifiée d’anti-préface. Natalie Barney ne sacrifie pas à l’exercice prescriptif à contrecœur, comme en témoigne d’emblée le volume du texte. Les conventions de la préface, auxquelles la poétesse ne se soumet qu’à condition d’en faire la démonstration, sont ici tournées en dérision, non la préface elle-même. Bien au contraire, ce que cette portée ironique nous dit, c’est que l’intérêt de ce texte introducteur est ailleurs que dans les passages canoniques, qu’il est peut-être dans sa gratuité même : « il est si bon de parler sans être interrompue ! » (QPSF, XIV) clame Barney dans les dernières lignes du texte, indiquant par-là l’espace de liberté que représente l’avant-propos du recueil.

12Le « malaise préfaciel » théorisé par Gérard Genette (p. 233-239) comme l’inconfort dérivant du sentiment, de la part du préfacier, « que le plus clair dans cette affaire est qu'il est en train d'écrire une préface » ne semble pas effleurer Natalie Barney. Si « une préface est toujours en trop » et « se mime et se mine » (Gleize, p. 16), il semble que cette gratuité intrinsèque soit, lorsque qu’elle se trouve appropriée par une voix que la société littéraire condamne généralement au silence, une source d’exaltation plutôt qu’un inconfort. Annonçant sa prédilection pour la prose, la jeune américaine désamorce l’enjeu utilitaire du paratexte qui, dès lors qu’il est délesté du poids de son rôle défensif, devient un espace de libre expression métalittéraire. Là où la désinvolture et la dérision dirigent le texte – Barney, rappelons-le, n’aspirait aucunement à la gloire poétique -, « le théorique » cesse d’être « toujours prisonnier d'une gesticulation justificatoire » (Gleize, ibid.) et peut se déployer avec une aisance très surprenante. Prétexte au moins autant que pré-texte, la présentation du recueil Quelques portraits-sonnets de femmes est l’occasion d’inscrire une pensée dans le champ poétique, sur le génie des femmes, sur les débats littéraires contemporains, mais surtout d’imposer une parole qui prend plaisir dans son inhérente gratuité et s’exalte pour elle-même. Si la préface déjà ne remplit son rôle que pour mieux le quitter, son propos également joue à se dire et à se contredire. Dans cet entre-deux, Barney montre sa connaissance fine des réflexions contemporaines et emprunte une attitude absolument inédite pour une femme poète : en prendre acte, et s’en moquer.

Penser le « génie féminin » : réinvestissement et éclatement d’une catégorie

13Dans son étude sur la contribution des femmes à l’histoire de la poésie au xixe, Adrianna Paliyenko montre comment, notamment à partir de l’ère romantique, elles ont « utilisé leurs poèmes, mais aussi divers paratextes, préfaces, correspondances, autobiographies et journaux intimes, pour intervenir en tant que critiques de leur propre production » (p. 13), afin d’établir une « distinction entre les œuvres et la notion même de “poésie féminine” » (p. 286). Cette catégorie réductrice, qui veut que l’inspiration féminine vienne du cœur – siège de la sincérité – , non de la tête, et interdit donc aux autrices toute possibilité de génie, continue au tournant du siècle de conditionner l’écriture poétique des femmes, qui tantôt s’y conforment, tantôt s’érigent contre elle, « élaborant leurs œuvres comme autant de contre-discours » (p. 13). Patricia Izquierdo signale ainsi la double contrainte avec laquelle composent les poètes femmes de la Belle Époque qui, quand elles veulent échapper au carcan de cette catégorie et espérer « qualité et succès », doivent « passer pour [des] hommes, mais seulement dans l’écriture, pas physiquement – pour éviter l’écueil et le rejet du bas-bleu » (2009, p. 308).

14À première vue, Natalie Barney, dont il convient de garder en tête qu’elle interpelle dans la préface de Quelques portraits-sonnets de femmes la scène poétique française masculine, semble au contraire reprendre à son compte tous les traits essentialisants de la « poésie féminine » : « cela me vient tout naturellement d’écrire mes vers en français », écrit-t-elle d’abord, avant d’insister sur le fait que « l’ignorance est seule responsable de cet élan de vanité » et que ses chants « ne sont aucunement travaillés » (QPSF, VII, VIII). Ces aveux se font toutefois à condition d’un retournement des systèmes de valeur, puisque Barney les poursuit par une métaphore critique :

Mes chants ne sont aucunement travaillés, pas plus que le chant souvent faux du rossignol qui torture par une audacieuse inconséquence les musiciens qui n’ont appris à obéir qu’à un art. (QPSF, VII)

15La pureté et la spontanéité, qualités si souvent utilisées pour réduire la part intellectuelle des œuvres de femmes, sont ici revalorisées. L’« audacieuse inconséquence » ne saurait être comprise par les esprits étriqués sur lesquels l’opprobre est rejeté tandis que la jeune artiste se compare, sous couvert de modestie, à l’oiseau le plus régulièrement pris pour allégorie de la perfection poétique. La naïveté est gage de génie et de renouvellement, annonce dans un élan iconoclaste la poétesse de 23 ans, déplaçant ainsi la définition du Beau plutôt que de travailler à démanteler les stéréotypes de genre. De même, la prétendue incapacité des femmes à atteindre l’objectivité n’a aucune importance puisque la poésie se trouve dans la vie même, et que c’est en s’en faisant la retranscription artistique que l’œuvre atteint à la beauté : « je dois le peu de poésie qui est en moi à celles qui me l’ont fait le mieux comprendre » (QPSF, XII). Natalie Barney réinvestit les discours sur la création féminine pour en inverser la portée.

16Là encore, les conventions, et ici les attentes d’un public élu d’hommes poètes, sont satisfaites pour être mieux redéfinies. Le caractère ironique de cette adhésion aux représentations traditionnelles se fait d’ailleurs jour dans les quelques commentaires métatextuels qui ponctuent la préface, notamment le « post-scriptum (inévitablement féminin) » (QPSF, XII). Barney s’amuse d’ailleurs de la séparation habituellement faite entre l’engendrement artistique, viril, réservé aux hommes, et la maternité naturelle à laquelle les femmes sont cantonnées, avec une métaphore bien choisie :

À m’entendre, on croirait qu’il s’agit d’offrir au public quelque chose d’efficace et de grand et non seulement quelques pages d’inutiles écrits. Nos timides premiers prennent toujours à nos yeux des proportions gigantesques qui nous les font voir grossis et mêmes importants. (QPSF, XIII)

17Surtout, il est frappant de constater les tensions volontaires que contient la préface du recueil. Non seulement Natalie Barney contrecarre les discours sur le génie en faisant de sa naïveté et de sa sincérité des qualités poétiques supérieures au travail et à l’objectivité, mais encore elle travaille parallèlement à saper les représentations traditionnelles des poètes femmes, annulant par-là la crédibilité de ses propres confidences.

18La présence même d’une si longue préface, garnie de commentaires poétiques, de justifications sur le choix de tel ou tel vers, contredit l’argument stéréotypé d’une poésie spontanée « aucunement travaillé[e] ». Si les poèmes du recueil témoignent en effet d’un certain manque de technicité, le fait d’affirmer une pure spontanéité au sein d’un long texte prescriptif est un pied-de-nez affiché. Quant à la fusion entre l’artiste femme et sa persona, si Natalie Barney revendique dans un premier temps la coïncidence entre son œuvre et sa vie, elle y ajoute rapidement une restriction au travers d’une digression surprenante. Le souvenir d’un tournoi de tennis est en effet l’occasion de regretter l’attention portée aux femmes artistes elles-mêmes plutôt qu’à leurs écrits :

Mais voici une bien longue préface pour un si petit livre. Je ne pouvais pourtant pas refuser à mes vers la protection de ma prose. […] Cette faiblesse à m’exagérer m’est restée de ma plus tendre enfance. J’ai une fois, grâce à une chance ou à la maladresse de mes concurrentes, gagné le prix dans un tennis-tournement. C’était une glace fort jolie où je mirai avec extase ma face radieuse de la victoire. J’étais absorbée dans la contemplation de ma conquête, quand un vieux diplomate, qui aimait particulièrement l’enfance – peut-être à cause de ses cheveux gris et de son éloignement de ces temps dits ensoleillés ; peut-être aussi pour d’autres raisons, - s’approcha de moi en me demandant où j’avais trouvé cette grande glace. L’ignorant ! Il avait été occupé à des papiers d’ambassade, et n’avait même pas entendu parler de mon triomphe. Puis, sans même me féliciter, il me dit qu’il me trouvait jolie. Cette indifférence pour le jeu qui me passionnait et pour mon exploit, fit couler sous les rayons de mon cœur enfantin un long sanglot silencieux. (QPSF, XIII)

19Passage déstabilisant, dans lequel sont critiqués, pêle-mêle, les penchants pédophiles des hommes âgés et l’obsession générale pour le physique des femmes au détriment de leurs accomplissements, cette anecdote métaphorique contrecarre l’adhésion aux convenances féminines affichée au seuil du texte. Tout en s’attirant la bienveillance du lectorat masculin par une conformité apparente aux stéréotypes de genre, Natalie Barney entre, par le biais de l’ironie, dans un « dialogue critique » (Paliyenko, p. 10) avec ses lecteurs posant les bases d’un contre-discours sur la création des femmes. La naïveté et l’ « ignorance » d’abord avouées se trouvent elles aussi mises à mal par la quantité de références qui ponctuent le texte, ainsi que par ses sous-entendus et son caractère globalement provocateur et iconoclaste. Le vocabulaire utilisé par l’autrice pour s’auto-définir, sur toute la longueur du texte, semble d’ailleurs volontairement antithétique : « artificialité » et « lucidité » y côtoient notamment les « illusions » et « l’ignorance », pour se regrouper dans l’oxymore « audacieuse inconséquence » (QPSF, VII, VIII).

20À l’inverse d’une ingénuité volontairement placardée, la préface des Quelques portraits-sonnets de femmes est l’occasion d’apporter une réflexion sur le génie poétique et d’entrer dans la lignée des réflexions menées par les poètes femmes depuis le début du siècle. Après avoir montré qu’elle savait ce qui était attendu d’elle, Natalie Barney invalide ses propres aveux pour atteindre à une posture entre-deux, bien résumée par une réflexion qu’elle émet au sujet du peuple américain : « Nous sommes nés de vos rois qui ont mêlé leur noblesse dégénérée à la pureté solide et génératrice des révoltés » (QPSF, IX). On retrouve cet entre-deux dans les revendications poétiques développées par la poétesse.

Entrer dans la bataille du vers libre…Ou faire semblant

21Outre une pensée sur les catégories de sexe en poésie, la préface est l’occasion pour Natalie Barney de s’inscrire dans les débats poétiques de l’époque, au centre desquels le vers libre continue de tenir une place conséquente (voir Murat, 2008). Tout comme elle montre sa connaissance des attentes du genre prescriptif et des stéréotypes liés aux femmes auteurs, Barney affiche avec provocation ses savoirs sur l’état du champ de la réflexion poétique au tournant du siècle. Elle livre ainsi son avis sur le débat autour de la rime pour l’œil et de la rime pour l’oreille, et déclare sans ménagement sa préférence pour la seconde, quitte à écorcher au passage, sans plus se soucier du devoir de modestie imposé aux femmes, a fortiori étrangères, le poète patriarche français par excellence, Victor Hugo :

Le premier devoir du poète est de garder sa pensée poétique, le second est d’offenser plutôt la métrique que le bon goût, qui ne saurait être autre chose que choqué par des discords semblables à celui-ci :

Une corne de buffle ou de rhinocéros.

Le mur était solide et droit comme un héros.2 (QPSF, X)

22La prosodie française est d’une « rigueur tyranniquement impériale » (QPSF, IX), affirme la poétesse avant d’ajouter : « Mon avis, s’il est permis d’en avoir un, est qu’un mauvais vers est préférable à une cheville, et une assonance à ces préceptes classiques qui veulent que sourcil rime avec exil, etc… » (QPSF, X). Elle s’attaque plus loin à la question de l’alternance entre rime masculine et rime féminine, vantant les mérites de « l’accouplement des mots de formes androgyne qui, tout en appartenant au groupe masculin ou féminin, ont la même consonance » (QPSF, XI).

23L’autrice américaine fait ainsi la démonstration de sa haute connaissance des débats poétiques en cours, au sein desquels elle prend parti en quelques phrases, rendant ainsi quelque peu dérisoires des années de tergiversations et de conflits. Surtout, provocation suprême, alors même qu’elle reprend point par point les éléments de métrique discutés par l’école française en 1900 (voir Murat, 2008), Barney se vante d’être l’instigatrice de ces évolutions poétiques :

Si je n’ai pas observé cette théorie avec l’ardeur qui conviendrait à une vraie conviction, c’est que, tout en ayant vingt-trois ans, je reconnais déjà que je puis avoir tort. Puis, j’ai une nature timorée qui se rappelle que : Toute idée est fatale à ses premiers apôtres3. (QPSF, XI)

24Il y a peu de chances qu’une personne si au fait des querelles de prosodie, dont la « culture poétique est indéniable » (Izquierdo, 2009, p. 300), ignore le cas de Marie Krysinska, autre femme poète étrangère ayant eu l’audace de vouloir « sa part du logos » (Izquierdo, 2010, p. 125) en revendiquant « la priorité dans la pratique du vers-libre » (Paliyenko, Schultz, Whidden, 2010, p. 13). Natalie Barney reprend d’ailleurs quasiment trait pour trait les idées dispersées par l’autrice des rythmes pittoresques4, dont elle réclame à son tour la primauté, comme en clin d’œil. Elle se moque ouvertement de ses lecteurs : la jeune américaine, pour qui la poésie n’a pour finalité ni la gloire populaire, ni la rétribution financière, peut tout oser, quitte à prendre des risques gratuits. Si elle s’affirme pour l’assouplissement du vers classique, elle ruine d’ailleurs « le débat poétique le plus crucial de la Belle Époque » (Izquierdo, 2009, p. 300) en houspillant le vers libre, auquel elle reconnaît toutefois une destinée prometteuse :

« Alors le vers libre ? » me propose ma muse languide. – Arrière, Satan ! Je veux continuer à grimper vers le Parnasse au lieu de me jeter dans ce pandémonium infernal du verslibrisme dont je ne comprends pas encore la raison d’être, tout en subissant ses fallacieuses étincelles qui me font croire parfois que de là sortiront les poètes à venir qui, las d’épouser la déesse des rimes, ne lui permettront que quelques caprices et une autorité d’esclave choyée. (QPSF, XII)

25Non seulement Barney s’amuse à revendiquer une théorie dont elle sait qu’elle n’est pas l’instigatrice, non seulement elle attaque conjointement le vers libre et le vers classique, mais elle multiplie par ailleurs les effets d’annonce prosodique pour un recueil qui, somme toute, n’a rien de formellement révolutionnaire. La « protection de [la] prose » (QPSF, XIII) déborde ainsi largement les ambitions du recueil, et se présente davantage comme une provocation de plus que comme une captatio benevolentiae. Natalie Barney se jette dans l’arène du débat théorique avec une nonchalance déconcertante, adopte une place intenable pour le plaisir du défi : « Cette Américaine qui écrit en français provoque l’institution littéraire française dans des paratextes qui sont autant de bravades et qui prouvent qu’elle connaît les grands débats prosodiques et métriques de son temps », écrit ainsi Patricia Izquierdo (2010, p. 134).

26En plus de saboter les débats littéraires de l’époque, elle sape le genre même du texte prescriptif. Le mot d’introduction, nous l’avons vu, se moque de ses propres convenances et confine au métapréfaciel. L’étude des revendications théoriques nous montre en outre qu’il ne remplit que très partiellement, voire fallacieusement, sa fonction d’annonce. Les « définitions génériques » (Genette, 1987, p. 227) de Barney ne rencontrent en effet que peu d’échos dans le recueil. Surtout, sa préface se refuse à l’un de ses rôles les plus essentiels : nulle part la matière des poèmes n’est abordée. Il y aurait pourtant à dire, et à défendre, lorsque l’on publie le premier recueil ouvertement lesbien de l’histoire littéraire française. Là aurait pu se trouver l’utilité première du paratexte, et là se trouve finalement une preuve supplémentaire que Natalie Barney n’écrit pas son texte dans un quelconque projet d’offrir à ses vers « la protection de [sa] prose » (QPSF, XIII), mais bien pour le simple plaisir d’exploiter un espace de liberté théorique, et d’inscrire sa parole dans le champ littéraire.

Conclusion : manifeste pour une gratuité littéraire

27« Quand une femme se met à écrire un roman, elle constate sans cesse qu’elle a envie de changer les valeurs établies : rendre sérieux ce qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui lui semble important » (Woolf, 1979, p. 87). S’il ne s’agit pas d’un roman, ces mots de Virginia Woolf trouvent tout de même un écho frappant dans le tout premier écrit publié par Natalie Barney, et notamment dans sa préface. Mêlant modestie et grandiloquence, sérieux et ironie, la jeune poétesse balaie dans un geste iconoclaste les querelles poétiques qui animent la scène de la Belle Époque, émet un contre-discours sur la création féminine, et déconstruit au passage le genre même de la préface, ce « discours sérieux » par excellence, en affichant ses artifices et en le vidant de son rôle prescriptif.

28À propos du caractère nécessairement dérisoire de la préface, Jean-Marie Gleize conclut :

Voilà donc un discours sérieux et qui, comme tel, ne semble pas beaucoup se regarder lui-même fonctionner, ni, a fortiori, dénoncer ses difficultés ou son impossibilité. Une certaine dissymétrie est ici visible entre la préface et le manifeste : le préfaciel est par définition un discours qui va vers son annulation (l'œuvre), une préface est toujours en trop. (Gleize, p. 16)

29La préface de Quelques portraits-sonnets de femmes semble au contraire se regarder fonctionner pour mieux se saper de l’intérieur, et atteindre une fonction nouvelle, logée dans sa gratuité même. Le texte liminaire, précisément parce qu’il est superflu, « toujours en trop », ouvre à l’autrice américaine un espace de liberté, d’exploration et d’exaltation théoriques, qui annonce déjà sa prédilection pour la prose réflexive. Triplement marginalisée, comme femme lesbienne et étrangère, Natalie Barney creuse sa place au cœur de la scène littéraire, choisit des pères et des lecteurs prestigieux qu’elle met au service de sa poésie, comme parrains opportuns ou comme prescripteurs. Ce texte inverse la marge et le centre dans sa forme même, et notamment par sa longueur, disproportionnée lorsqu’elle est rapportée à celle du recueil qui devrait constituer le cœur de l’œuvre.

30Lieu d’une liberté de dire, lieu d’une parole exaltée et provocatrice qui délaisse son rôle justificatoire, la préface de Quelques portraits-sonnets de femmes témoigne de la capacité de mutation du texte liminaire ainsi approprié par la marge. Le malaise inhérent laisse place à une « implosion5 » heureuse du genre, qui déborde et délaisse sa fonction. Si la position très singulière de Barney au sein de la scène littéraire féminine du début du xxe siècle justifie en partie un tel pied-de-nez à l’institution, ce contre-exemple édifiant appuie l’idée selon laquelle la rareté des textes théoriques chez les femmes auteurs de la Belle Époque est essentiellement à mettre au compte des stéréotypes de genre, des contraintes de publication, de la menace critique, des enjeux financiers… tout ce dont l’héritière américaine est en capacité de se moquer.