Colloques en ligne

Suzanne Duval

L’écoute poétique dans la Première partie de L’Astrée

Listening to Poems in Honoré d’Urfé’s L’Astrée (first part)

1La variété et la modernité des formes poétiques insérées dans L’Astrée, la synthèse qu’elles offrent des tendances artistiques européennes de leur époque1 sont désormais un aspect bien connu du roman d’Honoré d’Urfé, de même que la circulation des vers de ce dernier dans l’ensemble de son œuvre publiée et manuscrite ainsi que dans les recueils collectifs à la mode de son temps2. La présente étude examinera la manière dont ces poèmes sont enchâssés dans le récit3, procédé dont Boileau, pourtant sévère en ce qui concerne les productions poétiques d’Urfé, avait souligné l’habileté, vantant « l’art » avec lequel le romancier sut mettre en œuvre ses vers tout « méchants » qu’ils étaient dans une « narration également vive et fleurie »4. Dans mes recherches passées, je m’étais surtout attachée à étudier, à la suite de Delphine Denis, les échanges formels entre langue de la poésie et langue de la prose qui président au mélange des formes dans L’Astrée5. Je voudrais à présent attirer l’attention sur un phénomène qui relève davantage de l’énonciation fictionnelle et de l’art du récit, en me penchant sur l’écoute de ces poèmes par les personnages de ce roman. La minutie avec laquelle la narration décrit les bergères et les bergers en train de tendre l’oreille, parfois indiscrètement, aux chants poétiques d’un berger esseulé pour les colporter dans des cercles d’auditeurs et d’auditrices élargis est en effet remarquable. Ces scènes d’audition poétique soulignent l’importance de l’oreille, dans l’univers astréen, comme d’un organe situé au cœur de l’éthique et de l’esthétique pastorales. La mise en scène ritualisée de l’écoute poétique est alors riche d’enseignements sur la façon dont l’imaginaire et la culture narrative de l’époque conçoivent la transmission et la réception d’un énoncé fictionnel, en ce qu’elle montre comment une réception auditive peut être mise en abyme et implicitement programmée par la forme que prend la fiction et les situations qu’elle représente6. J’étudierai, dans un premier temps, ce qu’apporte la scène d’audition poétique à la mise en récit des poèmes et en particulier à la vraisemblance de leur énonciation, en me penchant sur le fonctionnement du poème comme preuve rhétorique. J’analyserai ensuite la place occupée par l’ouïe dans l’univers sensoriel du roman comme caisse de résonance des passions, organe complémentaire et intimement lié, à ce titre, à celui de la vue. Enfin j’examinerai les enjeux éthiques de l’écoute poétique, en montrant qu’elle établit un point de rencontre entre l’indiscrétion et la discrétion des habitants du Forez.

La mise en récit du poème, ou la culture du bouche-à-oreille

2Dans la tradition du roman pastoral français, dont on peut situer l’essor entre les années 1570 (La Pyrénée de François de Belleforest paraît en 1571) et 16307, on peut dire que les poèmes de L’Astrée d’Honoré d’Urfé représentent un point d’acmé : aucun auteur français avant lui n’avait inséré un aussi grand nombre de poèmes dans une fiction pastorale, ni un ensemble de vers et de formes poétiques aussi varié8 (ce qui confirme l’importance, en particulier pour ce qui concerne la partie versifiée de L’Astrée, du modèle de la Diana de Montemayor9). Il est également frappant de constater que dans le genre de la fiction pastorale, les vers se feront de plus en plus rares à partir des années 1620, phénomène qu’il faut certainement relier à la régulation, à cette même époque, de la vraisemblance10. Plusieurs décennies plus tard, Charles Sorel, jetant un regard rétrospectif sur la production romanesque des auteurs baroques dans le chapitre intitulé « Censure des fables et des romans », au sein de son essai De la connoissance des bons livres, ou examen de plusieurs autheurs, fera du poème inséré l’un des symptômes les plus évidents d’une poétique jugée invraisemblable et déréglée :

ces personnages rustiques font leurs recherches avec les mesmes artifices que les Courtisans les plus polis ; Ils escrivent des Lettres fort eloquentes et fort tendres ; Ils composent des Vers merveilleux & les chantent si bien qu’ils ravissent ceux qui les écoutent […] (1671, p. 101-102).

3Si Urfé, dans sa pratique du roman pastoral, a donc cultivé l’une des conventions les plus artificielles du genre, cela n’a pas été sans des ajustements qui allaient dans le sens d’une forte intégration des formes poétiques à la syntaxe du récit et à son enchaînement vraisemblable : à la différence du monologue dramatique, dont l’utilisation fait elle aussi l’objet d’un réglage à la même époque, l’énonciation des poèmes de L’Astrée est massivement représentée dans des cadres collectifs qui motivent et rendent plausible leur circulation dans le monde du Forez, par la voie du bouche-à-oreille. Ce choix poétique distingue fortement Urfé de ses devanciers. Il est ainsi remarquable que la scène inaugurale de la Diana de Montemayor, qui représentait la plainte monologuée du Berger Sirène suivie de celle Silvan11, soit réécrite par Urfé à la fin, et non au début de la première partie, lorsque Céladon chante dans les bois ses « Ressouvenirs » (12, p. 677) et qu’il rencontre Tyrcis qui soupire quant à lui ses stances « Sur une trop prompte mort » (p. 680) : là où Montemayor place d’emblée son œuvre sous le signe de la solitude mélancolique des bergers, ce topos offre à Urfé (qui choisit pour sa part, rappelons-le, un incipit dramatisé et in medias res sur le modèle d’Héliodore) une sorte de péroraison poétique lui permettant de clore le premier cycle de son œuvre dans une apothéose lyrique. Les autres poèmes de L’Astrée ne sont presque jamais chantés dans une solitude absolue, soit parce qu’ils sont énoncés au sein d’une histoire enchâssée écoutée par des auditeurs intradiégétiques (sur les 45 poèmes de la première partie de 1612, c’est le cas de 36 d’entre eux soit un pourcentage de 80%), soit parce qu’au sein du récit-cadre ils sont énoncés en présence d’auditeurs12, ou encore parce que, récités solitairement, ils sont entendus par des auditrices indiscrètes (VIII, p. 447).

4Par conséquent, les poèmes de L’Astrée font presque toujours l’objet d’une réception auditive au sein du récit. Il n’arrive qu’une seule fois qu’Urfé mette en scène un berger en train d’écrire un poème : il s’agit du madrigal de Lycidas, et ce dernier joint le geste à la parole dans la mesure où il écrit en chantant, sur un support dont la précarité peut rappeler l’évanescence de la voix puisqu’il s’agit d’« une inconstante arène » (4, p. 276), c’est-à-dire d’un sable mouvant. Même les poèmes communiqués par lettres sont systématiquement retransmis de vive voix dans le cadre d’une histoire enchâssée (en particulier l’échange entre Silvie et Ligdamon, 3, p. 235-247), comme si Urfé voulait tirer l’énonciation poétique du côté d’une performance éphémère, en proie à ce que Mallarmé appellerait la « presque disparition vibratoire 13» de la communication verbale. Dans L’Astrée, l’oralité apparaît cependant comme un gage de vitalité et peut-être aussi de conservation plutôt que de perte, parce qu’elle met en scène la vive spontanéité de la performance, et qu’elle favorise la transmission et la répétition de l’énoncé poétique, là où le signe écrit et sa lecture silencieuse seraient plutôt symboliquement associés à la disparition et à la mort : le seul poème qui, dans le roman d’Urfé, est lu et regardé dans sa forme écrite par un personnage n’est autre que celui qui témoigne de la fidélité de Céladon après le suicide de ce dernier, et qu’Astrée retrouve gravé sur un arbre (et l’on pourrait entendre, ici, une paronomase implicite entre arbre et marbre, 1, p. 140). On peut donc dire que d’un point de vue strictement énonciatif, L’Astrée est un anti-recueil de poèmes au sens où il n’y a pas de véritable solitude du verbe poétique en son sein, et où sa forme écrite est en quelque sorte niée par sa destination orale et chantée (mais je nuancerai en conclusion cette idée, dans la mesure où un recueil de poèmes, au xviie siècle, relève rarement de la posture d’auteur solitaire, et peut en outre s’inscrire dans une scène d’énonciation orale14). Les bois, les grottes du Forez ont des oreilles, aucune retraite n’y est assez retirée pour qu’une récitation poétique ne puisse finalement y être colportée dans le cadre collectif de la conversation des bergers ou des nymphes, au sein de laquelle ils servent, entre autres, de preuve rhétorique.

La mémoire auditive du poème comme preuve

5Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la poétique pastorale, en effet, que ce qui pourrait passer en son sein pour la manifestation verbale la plus évidente de son artificialité fonctionne à la fois comme une pièce à conviction éprouvant la sincérité des sentiments des bergers et, indissociablement, comme un signe d’amour ambigu et peu concluant. De manière assez surprenante pour une lectrice ou un lecteur d’aujourd’hui, le fait que n’importe qui dans le Forez puisse rapporter une récitation poétique à laquelle il n’a pas assisté et dont il ne détient aucune trace écrite ne semble pas être considéré comme une invraisemblance, mais comme une caractéristique de la société pastorale, au sein de laquelle le ouï-dire et la mémoire sont les principaux garants de la connaissance et de la transmission des informations. C’est ainsi que le verbe témoigner permet souvent d’introduire la citation d’un poème au sein d’une histoire enchâssée, alors même que la source directe du témoignage demeure parfois implicite. Lorsque Laonice raconte les amours de Tircis et de Cléon, elle cite les vers du berger comme autant de preuves qui « tesmoignent » (7, p. 420) du trouble qui s’empare alors du cœur du berger. On serait pourtant en droit de se demander comment ces vers ont pu remonter aux oreilles de Laonice, à une époque où précisément Tircis et Cléon ont tout fait pour lui cacher leur relation. Une brève indication rétablit la vraisemblance quelques pages plus loin, Laonice observant que les amours de Tircis faisaient alors l’objet d’une rumeur (« on commença d’en parler assez haut », 7, p. 422), rumeur par laquelle elle a pu avoir vent de détails qu’elle aurait dû ignorer, en particulier les vers qu’elle vient de citer. Mais il est frappant que cette remarque soit dite en passant, comme si la narration n’avait guère besoin d’expliciter ce rapport de cause à effet pour être plausible : on touche donc ici à un code implicite de la fiction pastorale en vertu duquel il est admis que les paroles les plus secrètes de chacun sont susceptibles d’être entendues et mémorisées par la communauté du Forez pour être utilisées comme des preuves au sein des conversations qui s’y tiennent.

6Allant de pair avec ce code implicite, la mémoire qui colporte ces paroles n’est pas soumise à un devoir de rigoureuse exactitude, et le poème peut très bien faire l’objet d’une coupe ou d’une recomposition, comme lorsque Diane indique qu’elle a abrégé les stances de Filandre qu’elle vient de réciter : « Il en dit bien encores quelques autres : mais je les ay oubliez » (6, p. 367), sans que la vraisemblance de son discours soit remise en cause. Cette liberté relative est réfléchie par la forme même des énoncés poétiques. La poétique souvent faiblement contrainte15 des vers de L’Astrée, le goût pour des structures amplifiées et répétitives comme la chanson ou les stances, qui en elles-mêmes se prêtent aisément à la coupe ou à l’allongement, pour des schémas rimiques susceptibles de varier (alternance de sonnets marotiques et Peletier par exemple16), l’importance aussi de la réécriture et de la variation à partir de modèles espagnols et italiens17 et le recyclage avec variantes, d’une œuvre à l’autre d’Urfé, de la même pièce versifiée18 sont à l’image d’une création poétique fondée sur une mémoire dont le caractère approximatif est synonyme de créativité plus que d’inexactitude, et rendent compte d’une culture rhétorique et collective de l’invention et de l’élocution poétiques19.

7Or ce qui fait du poème le témoignage vraisemblable de l’amour d’un berger est aussi ce qui l’expose au doute, selon une réversibilité typique du fonctionnement rhétorique de la preuve : plus une preuve est probante, plus elle est susceptible d’être une feinte utilisée pour faire croire à sa bonne foi. Le chant poétique offre à qui veut feindre d’aimer une apparence de passion amoureuse aisée à contrefaire (notamment lorsque Céladon récite des sonnets à Aminthe en guise de feinte déclaration d’amour, 4, p. 303-304, ou que, réciproquement, dans le même livre, Phillis remet en doute la sincérité du poème de Lycidas, 4, p. 276). Le poème récité est donc, typiquement, une performance artistique plutôt qu’un acte expressif, et un discours représenté plutôt que rapporté, pour reprendre la terminologie que Jacqueline Authier-Revuz applique à l’ensemble de la représentation du discours autre20. À ce titre, on peut considérer que la pièce poétique sert de métonymie à l’énoncé fictionnel dans son ensemble, comme artefact qui prétend toucher ses auditrices et ses auditeurs diégétiques, et, par leur biais, ses lectrices et ses lecteurs, en dépit de son artificialité, l’oreille étant l’organe et la mise en abyme privilégiés d’une telle réception.

L’oreille poétique au cœur de la sensibilité amoureuse du Forez

8Les qualités descriptives de la prose d’Honoré d’Urfé, l’insistance de la narration sur les visions extatiques des bergères et des bergers21 y sont telles qu’on en oublie parfois que l’oreille, complémentaire de l’œil des personnages, y joue un rôle presque aussi central. Lorsque Céladon, dans la deuxième partie de L’Astrée, s’entretient avec Adamas sur la définition du parfait amour, voici comment il rapporte les propos d’un certain druide dans lequel il faut reconnaître Marsile Ficin22 :

Je me souviens à ceste heure qu'il y avoit un de vos Druides qui taschoit de preuver qu'il n'y avoit que l'esprit, la veuë, & l'ouyë qui deussent avoir part en l'Amour, d'autant disoit-il, que l'Amour n'est qu'un desir de Beauté, & y ayant trois sortes de beauté, celle qui tumbe sous la veuë de laquelle il faut laisser le jugement à l'œil, celle qui est en l'harmonie, dont l'oreille est seulement capable, & celle en fin qui est en la raison, que l'esprit seul peut discerner, il s'ensuit que les yeux, les oreilles, & les esprits seuls en doivent avoir la jouyssance. Que si quelques autres sentiments s'y veulent mesler, ils ressemblent à ces effrontez qui viennent aux nopces sans y estre conviez. (Urfé, deuxième partie [1614], 2016, 2, p. 126)

9L’importance de l’ouïe, entre l’œil et la raison, dans cette trinité néo-platonicienne du sentiment amoureux23, ne relève pas seulement du principe philosophique, mais bien d’un aspect structurant de la sensibilité et du comportement des personnages de L’Astrée. Bien souvent les bergères et les bergers du Forez entendent une voix chanter avant de voir apparaître celui ou celle qui récite le poème24. En témoigne la promenade de Diane et de Daphnis où l’errance des deux bergères cède progressivement la place à une quête aimantée par le son lointain d’une voix d’abord inconnue, et qui s’avère peu à peu être celle de Filandre :

ne sçachant presque à quoy nous entretenir, cependant que nos trouppeaux paissoient, nous allions incertaines où nos pas sans élection nous guidoient, lors que nous entr'ouïsmes une voix d'assez loing : & qui d'abord nous sembla estrangere. Le desir de la connoistre nous fit tourner droit vers le lieu où la voix nous conduisoit, & par ce que Daphnis alloit la premiere, elle reconnut Filandre avant que moy, & me fit signe d'aller doucement […]. (Urfé, première partie [1612], 6, p. 369)

10Entendre une voix harmonieuse éveille le « désir » d’en entendre plus, affect qui met en abyme la curiosité du lecteur lui-même en même temps qu’il érotise les déplacements des personnages, leur parcours itinérant étant jalonné par ces découvertes amoureuses ou amicales que représentent pour eux l’écoute inopinée d’un poème.

11Cette attention auditive est si forte qu’elle mémorise non seulement le chant, mais aussi les silences et les soupirs d’un poète à peine visible25, et qu’elle excite le sens de la vue en même temps qu’elle le seconde. Les personnages qui écoutent un poème rapportent en effet avec minutie les détails visuels de sa récitation, ce qui explique que celle-ci soient encadrée par des descriptions particulièrement vives, faisant d’elle un spectacle en miniature. Lorsqu’Astrée écoute en cachette les sonnets que Céladon, par feinte, récite à Aminthe, aucun des gestes du pseudo-duo amoureux ne lui échappe :

Et lors que le Berger se releva pour luy parler, elle se mit la main sur les yeux, & rougit comme presque ayant honte que ce souspir luy fust eschappé : qui fut cause que Celadon se remettant en sa premiere place, peu apres chanta ces vers. (4, p. 303)

12Dans ce même passage, on voit combien l’oreille aiguillonne non seulement le sens de la vue mais aussi les passions du cœur, la jalousie d’Astrée n’étant jamais aussi forte ni insupportable que lorsqu’elle entend Céladon réciter ces poèmes :

Belle Diane, il fut hors de mon pouvoir d'arrester davantage en ce lieu, & ainsi m'esloignant doucement d'eux, je m'en retournay à mon trouppeau, si triste que de ce jour je ne puz ouvrir la bouche ; […]. (4, p. 303)

13Si le néoplatonisme diffus de L’Astrée insiste donc sur le choc visuel qui inaugure le sentiment amoureux, il implique donc en outre que les amours pastorales soient entretenues par le son harmonieux des poèmes et l’oreille de leur destinataire. Cette insinuation de l’amour par l’ouïe fait d’ailleurs l’objet d’un avertissement de François de Sales dans son Introduction à la vie dévote. L’oreille est selon lui l’organe le plus proche du cœur : « le cœur et les oreilles s’entretiennent l’un à l’autre », écrit-il, « votre cœur halène par l’oreille » ([1609]1969, p. 189). Dans L’Astrée, la puissance érotique de l’ouïe doit alors faire l’objet d’un réglage éthique, qui puisse tempérer les mœurs de la société pastorale.

Discrétion et harmonie de l’audition poétique

14La réception de l’énoncé poétique met en effet en jeu une règle fondamentale du monde du Forez, la discrétion26 des amantes. Lorsqu’une bergère écoute ou reçoit un poème de celui qui l’aime, elle doit se défendre de sa rhétorique complimenteuse par une attitude modeste qui contredit ses émotions, y compris dans le cas fréquent où elle écoute la récitation cachée derrière un gros buisson. L’écoute indiscrète est donc souvent aussi une écoute discrète, au sens où la bergère dissimulée fait tout pour ne pas se faire remarquer, et pour dissimuler les sentiments pourtant violents qu’elle éprouve. C’est pourquoi bien souvent les bergères qui entendent leur amant chanter font mine de ne pas l’avoir compris ou même entendu (ainsi de Phillis avec le madrigal de Lycidas, 4, p. 276), ou bien d’avoir oublié une partie du poème (6, p. 367). Une autre parade consiste à recourir à une tactique typique de l’échange complimenteur27 en interprétant littéralement le contenu figuré de l’énoncé poétique, comme le fait Silvie en prenant au pied de la lettre la métonymie du désir dans la chanson de Ligdamon. Lorsque celui-ci chante en sa présence, se plaignant que tout son mal vient d’« un ardant desir ,/ Qui comme un feu toujours aspire, /Au lieu plus haut & mal aisé […] » (3, p. 241), celle-ci réagit en se déresponsabilisant de la souffrance du plaignant :

Hé ! dites moy Ligdamon, puis que je ne suis pas cause de vostre mal, pourquoy vous en prenez vous à moy ? C'est vostre desir que vous devez accuser : car c'est luy qui vous travaille vainement. (3, p. 241)

15Fort heureusement, les bergères insensibles sont rarement seules quand elles écoutent leur amant, et une oreille amie vient en général modérer leur rigueur, comme Daphnis lorsqu’elle reproche à Diane de ne pas vouloir écouter un poème de Filandre qui, il est vrai, a commis l’indiscrétion de dire son nom en le récitant : 

sans mentir, me dit-elle, si le Ciel ne vous punit, je croiray qu'il est aussi injuste que vous : & quelle cruauté est la vostre, de ne vouloir seulement escouter celuy qui se plaint ? Et à quoy me pouvoit servir, luy dis-je, de demeurer là plus longuement ? Pour oüyr, me dit-elle, le mal que vous luy faites. (6, p. 370).

16Il est tout à fait remarquable que quelques lignes plus loin, dans le même passage, Daphnis et Diane retournent voir Filandre et le trouvent endormi et tout mouillé de ses larmes. À cette vue, Diane est enfin « touchée de pitié » (p. 371). Le parallélisme de cette écoute puis de cette contemplation indiscrètes souligne la parenté des deux topoï. Écouter un berger qui récite des poèmes rejoint en effet l’indiscrétion qui consiste à contempler un berger quand il dort, scène également typique qui permet aux observateurs indiscrets, selon Laurence Giavarini (2008), de déchiffrer les symptômes physiques de la mélancolie du bel endormi avant de le réintégrer dans l’harmonie de la sociabilité pastorale.

17Ce qui triomphe, en effet, dans les moments d’écoute poétique et en particulier dans l’audition collective où le poème s’adresse délibérément à une compagnie de bergères et de bergers, c’est le plaisir de cultiver collectivement l’harmonie de la poésie, là où la tyrannie des passions tristes conduit au contraire à la récitation exilée et solitaire. Ainsi, la première scène d’audition poétique de L’Astrée entremêle significativement deux voix poétiques que tout oppose, celle de Tircis qui chantera tout au long de la première partie le même deuil inconsolable, et celle d’Hylas que, selon le mot de Silvandre, « il est impossible d’ouyr sans rire » (7, p. 415). La narration laisse même supposer qu’à un moment ces deux voix chantent simultanément lorsqu’elle précise, peu après la plainte de Tircis, que les bergers « ouyrent de loin une autre voix, qui sembloit s’approcher d’eux » (p. 145). Leur modulation, en rassemblant dans une variation harmonieuse (ou « tempérament28 ») le spectre de toutes les passions, en atténue le tranchant et le piquant pour célébrer la douceur fragile de la vie pastorale. Rejoignant la fonction civilisatrice de la conversation29, le poème et son écoute sont donc, malgré les tyrannies du Dieu Amour, l’un des garants de la paix toujours menacée du Forez.

18Plus qu’une invraisemblance, la récitation poétique dans la fiction pastorale d’Honoré d’Urfé apparaît donc comme la manifestation artistique d’une culture orale, auditive et rhétorique qui caractérise sans doute davantage l’art verbal du premier xviie siècle que celui de l’époque classique, où les phénomènes d’enchâssement seront plus volontiers associés à des sources écrites qu’orales, et en particulier au topos du paquet de lettres ou du manuscrit retrouvés30. La représentation ritualisée de son écoute répond aussi aux besoins d’une époque en quête d’un adoucissement des mœurs, dans ses pratiques sociales comme dans sa littérature, et l’hétérogénéité formelle de L’Astrée se fait l’écho et la modératrice de cette aspiration éthique et esthétique. À ce titre, on peut considérer que la mise en scène des performances orales et des réceptions auditives dans L’Astrée s’inscrit, de manière plus large, dans ce que Claude Gilbert-Dubois définissait comme un « baroque de la continuité et de l’accommodement », caractérisé par un « emploi élaboré de la séduction (dans les arts de représentation, dans les arts de la parole, dans l’art de vivre en société) » (1999, p. 31), esthétique qui trouvera son point d’aboutissement dans la culture galante31. Il existe d’ailleurs une exception notable au tarissement poétique de la veine romanesque du xviie siècle, représentée par la Clélie de Madeleine de Scudéry. Celle-ci retrouve à la fois la prolixité et la variété formelle qui caractérisaient les vers d’Honoré d’Urfé ainsi que la sophistication de leur enchâssement dans le récit32. Or Scudéry est une autrice galante, dont les poésies paraissent par ailleurs dans des recueils collectifs, ce qui peut conduire à penser que la postérité des poèmes de L’Astrée n’est pas forcément là où on a l’idée de la chercher. Si la tradition romanesque retiendra surtout d’Urfé l’excellence de sa prose, il me semble que la vogue des recueils de poésie collectifs qui prend son essor après L’Astrée33 retient de ce roman la leçon éthique et esthétique de ces poèmes collectivement récités, écoutés, remaniés, colportés et garants d’une conciliation des mœurs de la société de cour.