Colloques en ligne

Anne Besson

Histoires possibles : quelles options de récits pour quelle(s) franchise(s) ? 

Possible stories: which narrative options for which franchise(s)?

1Il s’agit dans cet article de délimiter les contours d’une réflexion sur les « histoires possibles » au sein des grands univers fictionnels franchisés appartenant aux genres de l’imaginaire. Quelles histoires pour ces mondes ? Quelles options de récits, quelles variantes narratives sont disponibles pour qui entend ajouter une pièce aux mosaïques que représentent actuellement, pour citer les exemples privilégiés1 dans le développement à suivre, les productions audiovisuelles proposées autour de l’œuvre de Tolkien2, le Wizarding World de J.K. Rowling et Warner3, ou encore les développements de Star Wars produits par Disney4 ?

2Un tel questionnement, volontairement surplombant pour compenser le pointillisme courant sur des corpus si vastes qu’il est difficile de les appréhender dans leur globalité, trouve son origine dans un paradoxe récurrent, confrontant possibles et contraintes. Le succès des univers fictionnels comme supports des franchises de l’industrie culturelle (Anne Besson, 2015) et le choix de les développer depuis vingt-cinq ans5 reposent en effet sur l’idée que de tels « mondes », tout en garantissant la familiarité d’éléments récurrents, permettent d’y raconter toutes les histoires – dans une fameuse citation qu’Henry Jenkins attribue à un scénariste anonyme d’Hollywood, cette ouverture des options de continuations narratives est donnée comme une des justifications du mouvement de convergence culturelle (l’autre étant la participation des publics, notamment leur participation au développement de ces mêmes histoires rendues indéfiniment disponibles) :

When I first started you would pitch a story because without a good story, you didn't really have a film. Later, once sequels started to take off, you pitched a character because a good character could support multiple stories. and now, you pitch a world because a world can support multiple characters and multiple stories across multiple media. (Henry Jenkins, 2006, p. 114)

3Les mondes fictionnels des genres de l’imaginaire sont ainsi réputés fonctionner comme des réservoirs inépuisables d’histoires, les supports d’une créativité sans limites où l’on pourrait tout raconter (Anne Besson, 2017), arpentant leurs avenues mais aussi leurs ruelles et leurs moindres chemins creux à la suite de toute silhouette apparue à l’horizon. Et pourtant, année après année, quelques grandes options scénaristiques apparaissent encore et encore, retenues pour tel ou tel prolongement, qui se rattachent à un petit nombre de catégories, toujours les mêmes – celles qui font l’objet de typologies successives, dans le domaine francophone, entre autres, par Gérard Genette (1982), Richard Saint-Gelais (2011), et pour les médias audiovisuels par Stéphane Benassi (2000) ou Claire Cornillon (2018). De grands équilibres se repèrent, balanciers entre des options tels qu’on peut souvent prévoir – comme les innombrables sites qui décortiquent la moindre déclaration au sujet de ces productions – à partir des développements antérieurs quels virages peuvent être amorcés, et même quelles impasses s’annoncent, qui à leur tour justifieront une nouvelle réorientation. Loin du foisonnement annoncé, un réseau très dense de contraintes délimite des possibles en fait assez restreints. Cet article va successivement explorer contraintes industrielles et contraintes narratives, à la recherche de premiers éléments de formalisation d’un système des histoires possibles.

I. Contraintes industrielles : qu’a-t-on le droit de dire ?

4Les Anneaux de pouvoir, série Prime Vidéo produite à très grands frais dans l’univers de la Terre du Milieu de Tolkien, fournit un exemple dont les enjeux industriels massifs peuvent introduire ce premier temps de la réflexion. La genèse du projet, pour ce qu’on peut en connaître pour le moment, est racontée dans un gros article du Hollywood Reporter, signé James Hibberd et sorti en octobre 2022 après la diffusion de la saison 1. En 2017, le Tolkien Estate, l’instance légale qui représente les intérêts de la famille Tolkien dans la gestion des droits, annonce qu’elle va accueillir des propositions pour tirer une série télévisée du Seigneur des Anneaux. Une telle offre correspond bien à une ouverture des possibles, opportunité rare tant chaque négociation avec ces ayants-droits d’un des héritages les mieux verrouillés qui soient est notoirement compliquée. Une nouvelle ère semble s’amorcer à cette époque : Christopher Tolkien, exécuteur testamentaire de son père et directeur du Tolkien Estate opposé aux développements audiovisuels (Raphaëlle Rérolle, 2012) qui va s’éteindre en 2020, laissant la place à Simon, le petit-fils, ex-avocat, qui leur est beaucoup plus favorable et figure au générique de la série en tant que consultant. Toujours est-il que c’est une proposition qui ne se refuse pas, alors que Game of Thrones a prouvé qu’une série de fantasy pouvait passionner le très grand public et qu’en 2017, la série touchant à sa fin, il faut lui trouver des successeurs. L’article raconte alors une « campagne » où des concurrents mêlent offres financières et pitchs accrocheurs pour décrocher le contrat convoité :

Sources say HBO pitched the estate on retelling Middle-earth’s “Third Age” essentially remaking Peter Jackson’s beloved Lord of the Rings trilogy, which grossed $3 billion and won 17 Oscars. The estate has its gripes with Jackson’s adaptations (the late Christopher Tolkien, the author’s son, said they “eviscerated” the books) but wasn’t interested in treading the same ground. Netflix pitched doing several shows, such as a Gandalf series and an Aragorn drama. “They took the Marvel approach,” said one insider to the talks, “and that completely freaked out the estate.”

Amazon’s negotiating team (led by Sharon Tal Yguado, Roy Price and Dan Scharf) wooed the estate not with a specific pitch, but with a pledge of a close relationship that would give the estate a creative seat at the table so it could protect Tolkien’s legacy. There was also, of course, the money. Sources say the staggering number that’s been widely reported ($250 million) was actually Netflix’s bid and that Amazon’s number was tens of millions less (albeit, still staggering). (James Hibberd, 2022)

5Deux grandes options récurrentes apparaissent dans les premières propositions retoquées : le reboot ou retelling proposé par HBO (une nouvelle version de la même portion de diégèse), et ce qui est qualifié « d’approche Marvel », ce que Gérard Genette identifiait comme « continuations paraleptiques » (en donnant l’exemple, dans le cycle troyen écrit autour d’Homère des Nostoï racontant le retour des autres héros qu’Ulysse [Genette, 1982, p. 198-199]) : une multiplication des récits par resserrement sur le parcours individuel de différents personnages faisant chacun l’objet de sa propre série en tant que certaines parties de son existence fictionnelle étaient jusque-là évoquées mais non racontées (on croise ici la continuation elleptique, qui s’insère dans les blancs du ou des récits antérieurs). On peut imaginer explorer ainsi les mystérieuses disparitions de Gandalf, un Istari, être éternel présent en Arda depuis des temps très anciens, ou encore les années d’Aragorn comme Rôdeur en Terre du Milieu… Cette option réapparait d’ailleurs dans la seconde phase de sélection également racontée par l’article, celle de la mise en concurrence de showrunners au sein d’Amazon même :

Executives interviewed dozens of writers, producers and directors, including the Russo brothers, who an insider says pitched the Third Age “as an Aragorn story.” One strong rival was Oscar nominee Anthony McCarten (The Theory of Everything), who had a Shakespearean take.

6La proposition des frères Russo, « Third Age as an Aragorn story », semble en effet désigner une histoire similaire pour son espace-temps, approchée selon un point de vue différent, ou transfocalisation, ici plus resserrée, permettant de suivre un seul personnage sur la durée. À l’inverse, le projet retenu, celui de Patrick McKay et J.D. Payne, met en valeur avant tout un processus d’expansion, intimement lié aux promesses de l’univers fictionnel :

Payne and McKay suspected Tolkien’s far lesser-known Second Age was the key: It’s a centuries-long pre-history to the Lord of the Rings trilogy that still included some immortal characters (such as the fair elves Galadriel and Elrond and the sinister Dark Lord Sauron), along with those soul-corrupting rings. Working together on an apartment floor, they concocted a one-sentence pitch: Chronicle the first five minutes of Jackson’s The Fellowship of the Ring — the Galadriel-narrated prologue that told the story of the rings of power — during the course of five seasons.
In their Amazon pitch, Payne emphasized their show would be “Braveheart, not Narnia — you want it real and lived in.”
What followed felt to Payne and McKay like “a six-month presidential campaign” trying to sway various executives and stakeholders. At one point, they met with the estate and Payne greeted Simon Tolkien in Elvish. In another meeting, McKay drew a map of Tolkien’s world, circled a small portion and told executives, “This is everything you’ve seen in The Lord of the Rings movies” and then started describing other places on the map. “There’s so much more story to tell!”

7L’anecdote de la carte rejoint la réflexion de Jenkins sur le monde fictionnel comme réservoir de récits disponibles, et le pitch lui-même, cinq saisons pour cinq minutes de film et un poème de huit vers, marque le changement d’échelle vertigineux promis par cette expansion. Le choix assumé de Braveheart plutôt que Narnia, qui rejoint le « Shakesperean take » du concurrent cité plus tôt, correspond à une tonalité de fantasy imposée par le succès de Game of Thrones, plus « mûre », plus « réaliste » ou encore « historique » que certaines visions de l’œuvre de Tolkien la reliant davantage au merveilleux lumineux de l’enfance exemplifié par l’œuvre de C.S. Lewis et ses adaptations par les studios Disney6. Enfin, une remontée dans le temps nous amène au Deuxième Âge de la Terre du Milieu, « pré-histoire » longue de « plusieurs siècles » et « moins bien connue ». Ce placement dans une période antérieure au Seigneur des Anneaux et même au Hobbit qui en était déjà le prequel, alors que le deal portait sur Le Seigneur des Anneaux et non sur le Silmarillion, l’ouvrage de Tolkien le plus prolixe sur cette période, implique le recours à un matériau narratif très limité dans le roman, présent surtout dans ses appendices.

8Cet exemple méritait d’être développé avant une montée en généralité car, outre qu’il illustre plusieurs des options préférentielles pour le développement des continuations (reboot, prequel, exploration d’autres lieux, d’autres périodes, d’autres focalisations surtout), il donne une idée de l’ensemble impressionnant de contraintes qui pèsent sur la supposée variabilité infinie des récits. Il s’agit d’abord et avant tout de contraintes légales, économiques et politiques, celles de l’industrie culturelle à l’origine des produits médiatiques, qui s'exercent de manière décisive sur les récits possibles – à savoir ceux qui sont validés par des batteries de décisions collectives, autant de barrières d’entrée successives qui sélectionnent des options aux enjeux commerciaux énormes. Bien d’autres applications de ces jeux entre acteurs industriels partageant l’autorité peuvent être évoquées dans le même sens. Par exemple, Warner a acquis les droits d’exploitation de l’heptalogie Harry Potter mais pas des noms des personnages y apparaissant, dont Rowling a pris soin de conserver l’exclusivité (Agathe Nicolas, 2019) : sans contractualisation supplémentaire, toujours possible, une série sur la jeunesse de Voldemort ou une sit-com sur le quotidien de la famille Weasley ne peuvent donc être envisagées. La série Harry Potter à venir sur HBO/Discovery, annoncée en avril 2023, sera donc un reboot des romans et des films, une troisième itération de la même narration sérielle. Autre cas qui se joue plutôt à un niveau politique, illustrant les concurrences au sein du haut management, une production Star Wars signée Kevin Feige, actuel président de Marvel Studio, considéré comme un des principaux créateurs du MCU, a été annoncée officiellement, quoique de manière très succincte, en 2019 – les analyses y ont vu un pas de plus vers la « marvelisation » de Star Wars, et un signe aussi d’un déclin, voire d’un début de désaveu pour Kathleen Kennedy, présidente pour sa part de LucasFilm depuis 2012 et son rachat par Disney – or en avril 2023 cette hypothèse jusqu’alors pendante a été désavouée par Kennedy qui a affirmé dans une interview, et contre les déclarations antérieures, qu’il n’avait jamais été officiellement question d’un projet de Kevin Feige7. En novembre 2023, ce dernier confirme l’abandon, qui serait de son fait – et au passage coupe court à de nouvelles rumeurs l’annonçant à la tête de LucasFilm, en remplacement de Kennedy.

9L’importance de la chaine de décisions, les validations multiples, pour les programmes audiovisuels, sont réputés avoir produit ce qu’on appelle le LOP, least objectable programming, à l’ère des networks – le processus favorisant les produits les plus consensuels, ceux susceptibles de plaire à tous. Mais cette conséquence obligée a été rendue largement caduque par le contexte de la télévision par abonnement, câble puis plateforme, justifiant d’attirer des audiences plus étroites par des programmes plus audacieux (Benjamin Campion, 2018), et plus largement par la volonté de singularisation post-fordiste des produits culturels (Matthieu Letourneux, 2020). Cette évolution se traduit encore par la valorisation d’une posture de fans, désormais très courante, revendiquée chez les plus hauts responsables (Jeff Bezos, à la tête d’Amazon qui produit Les Anneaux de pouvoir, se déclare ainsi fan du Seigneur des Anneaux). Les contraintes industrielles ne sont plus forcément synonymes d’un assèchement de toute liberté créative, même si la comparaison avec les fanfictions, où l’éventail des possibles narratifs exploré est infiniment plus large, demeure très significative pour prendre la mesure de ce qu’elles forclosent. Certains théoriciens, comme Benjamin Derhy Kurtz avec sa notion de « transtext », proposent d’inclure les productions faniques dans le contour du monde fictionnel, au nombre des items le composant (Benjamin Derhy Kurtz, 2017). Elles méritent indéniablement d’être prises en compte, mais dans le cadre de cette réflexion, en tant qu’elles indiquent des directions narratives qui n’ont pas été prises – qui ne peuvent pas être prises ; de fait, elles échappent à la quasi-totalité des contraintes citées jusqu’ici, car elles se développent en dehors du cadre légal, dans une économie de la gratuité, et à destination d’un public restreint et expert. En raison de ce dernier aspect, et dès lors qu’il y a partage public de l’œuvre, elles ne doivent cependant pas non plus être considérées comme des oasis de pure liberté créative, où chacun pourrait faire littéralement ce qu’il veut des personnages et autres données fictionnelles, raconter toutes les histoires. En effet, de fortes pressions intra-communautaires s’exercent en vue de la production de récits conformes aux normes d’auto-définition de ces communautés. Un tel processus relevant des normes de socialisation (pour être accepté dans tel ou tel sous-groupe, d’écrivants ici, il faut apprendre à en maîtriser les codes) induit là encore des récits possibles préférentiels, des amours bousculant la norme cisgenre-hétérosexuelle plutôt qu’un éloge des méthodes de management de Dolorès Ombrage.

II. Contraintes narratives : que reste-t-il à dire ?

10Si ce premier ensemble de contraintes structure la faisabilité des projets, d’autres formes de pression s’exercent, limitant ou du moins délimitant les récits possibles en fonction des caractéristiques de l’œuvre expansive elle-même. L’inscription générique constitue une première variable à prendre en compte, le type de worldbuilding caractéristique des genres de l’imaginaire impliquant des options préférentielles. Le prequel ou antépisode apparaît ainsi comme le mode d’expansion privilégié des univers de fantasy, comme on le constate sur le cas du Seigneur des Anneaux avec Les Anneaux de pouvoir, de Game of Thrones avec House of the Dragons ou de Harry Potter avec Les Animaux fantastiques : l’axe chronologique et la remontée aux origines sont privilégiés, l’avancée vers le présent étant conçue comme désenchantement dans ce genre qui mythifie les merveilles d’un passé réinventé ; la science-fiction par contraste privilégie un axe spatial, géographique – différentes planètes, galaxies, plans connectés. Mais c’est surtout l’histoire du développement de l’ensemble lui-même, son passé (sur quel(s) médias est d’abord apparue la franchise ?) et son présent (à quelle étape de développement est-on parvenu ?) qui semble décisive pour dégager un ensemble de polarités, bornes entre lesquelles le déploiement de tel ou tel univers va pouvoir osciller8.

11Un grand va-et-vient s’observe d’abord entre des intrigues vouées à présenter ou développer le monde fictionnel (mettant en scène des groupes de personnages, concernant des enjeux collectifs, couvrant un espace-temps important) et des intrigues consacrées à présenter ou développer tel ou tel personnage au sein de ce monde (centrées sur un parcours héroïque individuel, avec échelle plus restreinte mais traitement plus fouillé). D’un côté les trilogies Star Wars (1977-1983, 1999-2005, 2015-2019), de l’autre les premiers films du MCU consacrés à tel ou tel super-héros, comme Iron Man (film de Jon Favreau, 2008), Captain America : First Avenger (film de Joe Johnston, 2011), ou Thor (film de Kenneth Brannagh, 2011). On constate bien un va-et-vient au fil de leur développement narratif, plus ou moins programmé de longue date : le Marvel Cinematic Universe tend en effet à se constituer comme monde – des liens se tissent, toujours plus nombreux entre les personnages et entre les films, pour imposer l’idée qu’ils appartiennent à un même ensemble, prenant la forme d’une équipe rassemblant les super-héros (les Avengers), puis d’une quête commune, celle des pierres de l’infinité (« Saga de l’infini », MCU phases 1, 2 et 3) ou des secrets du Multivers (« Saga du Multivers » en cours, phase 4 et futures phases 5 et 6). Et symétriquement Star Wars, dans sa période Disney, appuyé sur un univers étendu très riche, qui quoique dé-canonisé en Star Wars Légendes en 2014, n’en est pas moins très exploité comme la mine de contenus qu’il représente, s’est tourné, à côté des trois trilogies du projet de départ, vers des développements de type spin-off consacrés à des personnages ou à des épisodes restreints – les « Star Wars Stories » Rogue One (film de Gareth Edwards, 2016) ou Solo (film de Ron Howard, 2018) ; des projets annoncés autour des personnages de Yoda ou Jabba le Hutt n’ont pas vu le jour, ceux concernant Boba Fett ou Obi-Wan Kenobi ont ressurgi pour leur part sous forme de séries télévisées (Disney+, 2021-2022), en attendant, entre autres, celle qui doit être consacrée à Lando Calrissian.

12Les deux grands pôles qui s’équilibrent l’un l’autre, entre lesquels s’opèrent des allers-retours dans un sens ou l’autre, sont ici concentration (mouvement centrifuge) /vs/ dissémination (mouvement centripète). Ils se superposent en partie à deux autres séries de questionnement impliquant des choix narratifs : les récits sont-ils conçus pour être largement autonomes ou plutôt interdépendants, reliés, au-delà du seul point commun de l’univers partagé, par des éléments d’intrigue (des « arcs ») plus ou moins nourris ? Et/ou qu’est-ce qui est visé prioritairement par la nouvelle brique narrative ? Est-ce plutôt l’exigence de fidélisation, valorisant l’expertise des publics les plus investis, ou bien la problématique d’accessibilité des contenus qui doivent toujours permettre et même favoriser l’arrivée de nouveaux entrants ? Concentration, dépendance et fidélisation figurent une des polarités : des récits prenant place dans un ensemble qui en concernent de larges segments, de tonalité assez homogène, demandent un suivi relativement assidu des ajouts successifs, et donc des publics acquis à cette démarche ; à l’autre extrémité, dissémination, autonomie, accessibilité, les nouveaux éléments explorent des zones réduites de la diégèse d’ensemble et peuvent être largement indépendants et différents les uns des autres, ce qui permet de les découvrir de manière plus libre, en « entrant » dans l’univers depuis n’importe lequel de ses sous-ensembles.

13Des réglages fins positionnent ainsi chaque brique narrative sur ce continuum, afin d’assurer le meilleur équilibre de l’ensemble à l’instant T de chaque nouvel ajout. On peut en donner une idée sur l’exemple de la récente série Ahsoka (Disney+, août-septembre 2023) et sa place dans un univers audiovisuel Star Wars en croissance ultra-rapide. Alors qu’on pouvait à son titre la croire centrée sur un personnage (la Jedi Ahsoka Tano) et donc plutôt du côté du pôle « autonomie du récit » (car c’est le plus souvent vers cette borne que se situent les récits consacrés à des individus plutôt qu’à des enjeux collectifs), le scénario de cette série entreprend, à l’inverse, de mener à bien la démarche centrifuge de relier entre eux de nombreux opus jusqu’alors largement indépendants. L’œuvre participe en effet d’une démarche concertée consistant à mettre en place un tissu narratif conjonctif associant d’une part le groupe des deux séries animées, elles-mêmes distantes de plus de dix ans, Clone Wars (2003-2005), où la jeune Ahsoka, apprentie d’Anakin Skywalker, est un des personnages principaux, et Rebels (2014-2018, aux débuts de la reprise par Disney) où elle apparaît de façon plus ponctuelle mais participe à des arcs majeurs ; et d’autre part le « Mando-verse », sous-ensemble en voie de constitution autour de la série Le Mandalorien (The Mandalorian, Disney +, depuis 2019)9. Le fil diégétique majeur assurant cette connexion consiste dans la survie du Grand Amiral Thrawn, personnage de méchant très apprécié des fans, auquel une série de romans a été consacrée par Timothy Zhan au début des années 199010, présent dans les séries 3 et 4 de Rebels et parallèlement réintroduit dans l’univers étendu canonique via une nouvelle trilogie romanesque, toujours par Timothy Zahn11. Son retour de la galaxie lointaine où il a été exilé apparait désormais clairement comme l’enjeu central de l’ensemble qui doit culminer dans un film, confié à Dave Filoni, producteur exécutif et scénariste qui a travaillé sur chacune de ses séries constitutives depuis Rebels. Un projet cross-over « à la Marvel » donc (ou à la DC d’ailleurs, car on pense également au Arrowverse12), avec agglomération progressive de contenus reliés par du tissu conjonctif, et final réunissant les fils pour mener à bien les intrigues, boucler les arcs. Le contre-coup de ce type de stratégie tient dans son public-cible plus restreint – certaines critiques d’Ahsoka, comme celle de l’influent Guardian, mettent directement en cause ce qui est alors considéré comme une difficulté d’accès (« fans-only drudge », « casual viewers have no longer room in their schedules » [Jack Seale, 2023]). Le nombre d’opus nécessaires à maîtriser (ou du moins à identifier) pour apprécier pleinement les éléments de diégèse sollicités dans les premiers épisodes d’Ahsoka, le coût d’entrée donc, s’avère en effet élevé ; même si l’intrigue demeure tout à fait compréhensible pour un « novice », la pleine compréhension des dynamiques relationnelles au sein du nouveau sous-ensemble dépend de connaissances préalables du public, celles-ci assurant une expérience spectatorielle optimale. Le degré d’autonomie de la série est faible – ce qui n’est pas péjoratif mais signifie qu’elle s’insère dans une zone dense du tissu diégétique et contribue à son tour à le densifier, dans le cadre d’une étape centrifuge des contenus narratifs Star Wars.

III. Expansions verticales et horizontales

14Quelles voies peuvent donc emprunter les possibles narratifs de nos mondes fictionnels constitués déjà de nombreux opus ou briques narratives multimédiatiques, entre attentes exprimées par les fans et prise en compte du très grand public mais aussi entre les risques opposés et symétriques de lasser (en reprenant toujours les mêmes personnages, les mêmes motifs, la même structuration des continuations) ou de désorienter en en prenant peu ou prou le contre-pied13 ? Dans ces mondes fictionnels de science-fiction ou de fantasy généralement décrits comme riches ou denses – une évaluation qui superpose, en proportions différentes selon les exemples, le nombre d’œuvres composant l’ensemble et l’appréciation d’un storyworld aux constituants précis et développés –, que reste-t-il à dire ? Et comment, ce faisant, rester fidèle à ce qui fonde l’identité de la franchise pour ses publics, que Raphaël Baroni propose de désigner comme l’archidiégèse,

cette dernière renvoyant […] à un univers narratif relativement réduit mais cohérent, en dépit du caractère proliférant, et parfois contradictoire, de l’univers pris dans son extension maximale, la saisie globale de ce dernier étant de toute façon généralement impossible, ou réservée à de rares initiés. (Baroni, 2019, p. 200)

15La notion rend compte de « l’existence de “hiérarchies” entre des séries narratives centrales et d’autres que l’on pourrait juger plus périphériques dans la constitution de l’univers transfictionnel » (id.), qui rejoint directement notre propos sur l’expertise des publics modélisés par les récits :

[C]ertaines franges des univers transfictionnels apparaissent comme des épiphénomènes, dont la fonction, plus ou moins clairement affichée, est celle d’un simple dérivé marketing du récit central, ces extensions ayant été créées soit à des fins promotionnelles, soit pour élargir le profit d’une franchise. […] [L]e public discrimine assez facilement les repères fondamentaux organisant son appréhension globale de l’univers des éléments facultatifs. Pour le dire plus trivialement, le « Je suis ton père !» lancé par Dark Vador apparaît comme un repère essentiel dans le développement de l’univers Star Wars, là où un combat au sabre laser de Yoda dans un épisode télévisé de « La guerre des clones » apparaît évidemment comme un événement périphérique, qui n’aura un impact sur la perception globale de l’intrigue que pour une frange infime des fans de la série14. (Baroni, 2019, p. 195)

16L’ensemble des exemples de notre corpus et des distinctions prises en compte nous amène à proposer une partition qui semble efficace se basant sur le médium d’origine de l’univers expansif, entre univers d’origine romanesque et univers d’emblée audiovisuel ou multimédiatique.

17L’univers romanesque (Le Seigneur des Anneaux, Harry Potter, Game of Thrones) possède un point d’entrée unique – à l’origine, il y a un cycle et un auteur –, plus efficacement défendu légalement. Le médium textuel apporte une granularité fine aux éléments décrits sous cette première forme. Lors des expansions multimédiatiques ultérieures, moins d’œuvres composent le monde et elles restent largement dépendantes de l’ensemble romanesque d’origine. L’effet produit est celui d’une densification verticale de la franchise : on creuse toujours au même endroit, en profondeur, comme on minerait un réservoir de ressources.

18Ce qui est dès lors perçu comme la fascinante richesse du matériau d’origine, même si elle reste un trompe-l’œil pour des mondes fictionnels toujours incomplets, n’en crée pas moins un appel d’air très difficile à combler pour des développements ultérieurs ne reposant pas sur la solidité du matériau écrit antérieur. Les nouvelles expansions qui se proposent, pour renouveler le répertoire narratif disponible, de déborder les limites diégétiques de cet univers d’origine – l’univers de Tolkien au-delà de ses écrits avec Les Anneaux de pouvoir, l’extension du Wizarding World au-delà des romans de J.K. Rowling avec Les Animaux fantastiques, ou les dernières saisons (6 à 8) de Game of Thrones, qui poursuivent l’intrigue au-delà du point atteint par les romans de Martin –, font l’objet d’une réception soulignant une dissymétrie flagrante entre ce qui a d’abord été écrit (le récit littéraire d’appui, donnant le sentiment d’un monde) et les extensions sur cette base qui ne s’appuient plus sur cet arrière-plan.

19L’ensemble romanesque de départ, ou la version simplifiée qui en est donnée par l’adaptation audiovisuelle, fait tout entier office d’archidiégèse, très riche mais qui handicape des développements ultérieurs qui risquent d’être durablement perçus comme périphériques.

20Au contraire, dans les « univers étendus » multimédiatiques comme ceux du MCU et de Star Wars, les œuvres et les points d’entrée sont beaucoup plus nombreux, soutenus par une logique industrielle favorisant leur multiplication. Cette inflation inévitable et toujours plus enchevêtrée de liens produit une autre forme de densité, horizontale, de l’ordre du maillage de plus en plus fin d’une surface totale couverte toujours plus grande, qui se développe sur les deux coordonnées de l’espace et du temps. Narrativement, chaque item est moins détaillé ou développé, et ils connaissent de grandes différences de statut (des hiérarchies internes se mettent en place). Le problème qu’affrontent les expansions de ce type d’univers relève dès lors davantage de l’accès au récit – un accès qui ne sera jamais égalisé : un consensus minimal – en dépit des dettes narratives qui s’accumulent.

21Dans le cas des univers multimédiatiques, l’archidiégèse est donc beaucoup plus diffuse et fait constamment l’objet de renégociations – la difficulté est alors de savoir ce qui peut être considéré comme connu et d’estimer l’appétence partagée pour l’historiographie érudite de mondes denses.

22Les observateurs de ces ensembles, en l’occurrence Marvel, ont proposé plusieurs constats ou hypothèses sur leurs évolutions récentes, et en particulier sur la manière dont ils entreprenaient de traiter la question de l’accessibilité, repérée comme majeure, c’est-à-dire la très grande hétérogénéité des niveaux d’expertise de publics pourtant simultanément visés, fans et novices. Camille Baurin, dans un article de 2018 centré sur les comics Marvel, repère une re-division entre publics experts des comics et grand public des films, qui ne se pense pas en termes de concurrence mais de cercle vertueux où les propositions se possibilisent l’une l’autre. Anaïs Goudmand constate les effets de la « plateformisation » sur l’offre Marvel programmé sur Disney+, à savoir l’inclusion des séries télévisées dans l’archidiégèse, créant

des sous-univers étroitement reliés les uns aux autres, mais au sein desquels il n’est plus possible d’établir une hiérarchie aussi marquée qu’auparavant. Grâce à la plateforme, qui permet aux spectateurs et spectatrices de naviguer aisément d’un récit à l’autre, les stratégies de fidélisation ne reposent pas uniquement sur le partage d’univers, mais également sur le partage d’intrigues, et l’importance globale des séries Disney+ est pensée en fonction du rôle qu’elles occupent dans la mise en place d’« arcs majeurs » surplombants. (Anaïs Goudmand, 2023, §29 et dernier)

23La phase actuelle, accentuant les effets de continuité narrative multi-plateformes, correspondrait ainsi à un pari sur une expertise désormais partagée du grand public. Cette évolution est permise par l’expérience aujourd’hui familière de la complexité narrative (Jason Mittell, 2015), mais aussi grâce à l’accessibilité concrète des contenus via la logique de plateforme repérée par Anaïs Goudmand. Des séries comme Ahsoka seraient en réalité des incitations à revenir sur les contenus antérieurs pour parfaire son information (ici les séries animées Star Wars, qui peuvent très bien séduire un public contemporain adulte) puisqu’ils sont désormais accessibles, à un clic de souris ou de télécommande, sur la même page d’accueil de l’interface – et comme une semaine d’intervalle et d’attente séparait deux épisodes d’Ahsoka, cet investissement est tout à fait envisageable. Ce pari, avec le risque constant du retour à des publics experts, fermés aux nouveaux arrivants, représente aussi une occasion de motiver une nouvelle génération à se former aux contenus Star Wars et à les pérenniser ainsi.

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24Ces différences dans le développement des univers fictionnels franchisés des genres de l’imaginaire – configuration d’origine puis développement vertical (minage) ou horizontal (maillage) – permettent de rendre compte, au-delà des éléments propres au contexte des industries culturelles (légaux, économiques et politiques) et des pôles qui encadrent les options narratives entre lesquelles chaque nouvel ajout pourra se positionner, de similarités au sein des deux termes de cette typologie : logiques communes – décrites sous les expressions de « marvelisation » de Star Wars ou « plateformisation » de Marvel – et déboires communs (les réticences affichées face aux Animaux fantastiques et aux Anneaux de pouvoir) s’éclairent ainsi comme effets des principes qui régissent l’expansion de ces mondes, avec leurs possibles, leurs options privilégiées, mais aussi leurs contraintes, et leurs limites.