Colloques en ligne

Élise Ternoy

Variations sérielles en culture de jeunesse : adaptation et réadaptation de The Baby-Sitters Club

Serial Variations in Youth Culture: Adaptation and Re-adaptation of The Baby-Sitters Club

1L’ensemble romanesque The Baby-Sitters Club, écrit par l’autrice américaine Ann. M. Martin et publié de 1986 à 2000 a rencontré un grand succès auprès des jeunes lectrices1 à partir des années 1990. Cette série particulièrement prolifique est constituée de non moins de cent-trente-et-un volumes rien que pour la collection principale, dont une partie seulement a fait l’objet d’une traduction en langue française2. Dans ces courts romans, on suit les aventures d’un groupe de pré-adolescentes de onze à treize ans qui habitent à Stonebrook, une petite ville fictive à l’est des États-Unis. Dans les premiers volumes elles ne sont encore que quatre (Kristy Thomas, Claudia Kishi, Mary-Ann Spier et Stacey McGill 3). À l’initiative de Kristy, leader de l’équipe et future présidente du club, le quatuor se réunit autour d’un projet d’entreprenariat consistant à organiser un service de baby-sitting afin de mettre en commun le travail de garde d’enfants dans leur voisinage et dans leur quartier. Au fil des tomes, le club s’agrandit progressivement et accueille de nouvelles membres (Dawn Schafer, Mallory Pike et Jessica Ramsey). Chaque volume se concentre spécifiquement sur une baby-sitter qui sera la narratrice du roman et le personnage central de l’histoire. Le récit s’articule systématiquement autour de deux versants : d’une part, la baby-sitter au cœur de l’intrigue est confrontée à une difficulté personnelle, questionnement qui peut résonner avec le quotidien des jeunes lectrices de la série (par exemple le volume sept Claudia and Mean Janine4 [Claudia a des ennuis] aborde le thème des conflits au sein de la fratrie). D’autre part, chaque volume se concentre sur un « cas » de baby-sitting qui va présenter un problème spécifique, en lien ou non avec la difficulté personnelle de la narratrice. Ainsi dans Claudia and Mean Janine, Claudia garde un petit garçon qui a du mal à accepter la présence de sa petite sœur qui vient de naître, ce qui lui permet de mieux comprendre les conflits et les dynamiques à l’œuvre entre elle et sa propre sœur aînée. En termes de découpage narratif, les romans présentent toujours une structure identique. Le premier chapitre est systématiquement une introduction in medias res, destinée à donner envie à la lectrice d’entrer dans l’œuvre, puis le chapitre subséquent suspend l’action et insère un long rappel du contexte de création du club, avec une description de toutes les membres, de leurs personnalités et de leurs relations interpersonnelles. Cela a pour conséquence de produire une grande redondance entre les tomes – car le chapitre deux présente à chaque fois le même contenu – mais cela s’explique par le fait que ce volumineux ensemble littéraire est, à peu de choses près, un cas typique de « série » selon la définition qu’en donne Anne Besson, c’est à dire un regroupement de romans où

l’ensemble où les parties l’emportent sur le tout, c’est-à-dire où chaque partie vaut fondamentalement pour le tout, non seulement parce que chacune présente une intrigue complète et sans lien chronologique réel avec les autres, mais aussi parce que, en conséquence, le monde fictionnel présenté et représenté ne peut pas, et même ne doit pas, se transformer ou se développer […] (Besson, 2004, p. 23).

2Concrètement ici, comme chaque volume est quasiment indépendant des autres, les tomes peuvent se lire dans n’importe quel ordre sans que cela ne pose de problème de compréhension. Néanmoins, pour que l’entrée dans l’œuvre soit immédiate et efficace, il faut tout de même en passer par quelques rappels diégétiques – ici introduits en prenant le parti de ne pas rechercher de prétexte narratif pour une intégration fluide de ces éléments. Une fois que l’entrée en la matière est achevée, l’intrigue à proprement parler peut commencer : celle-ci alterne des scènes de la vie personnelle de la narratrice, des moments de babysitting et des passages obligés récurrents comme les réunions du club où toutes les filles se rassemblent, ce qui permet de créer des scènes collectives réunissant l’intégralité des personnages.

3La série littéraire compte également à son actif de nombreuses autres déclinaisons, à la fois des extensions littéraires comme des spin-off un peu moins connus que l’ensemble principal5, des collections spéciales6, mais aussi des déclinaisons transmédia, avec des adaptations en film (Melanie Mayron, 1995) et séries télévisées (HBO, 1990 ; Netflix, 2020) mais aussi des bandes dessinées, un jeu pour ordinateur, des jeux de société et même un CD audio. On le voit donc, The Baby-Sitters Club s’inscrit de plain-pied dans une logique sérielle, ce que Matthieu Letourneux désigne comme le fait de « rapporter une œuvre à d’autres productions avec lesquelles elle partage une cohérence, laquelle peut être formelle, thématique, affecter la structure, la narration, la diégèse, etc. » (Letourneux, 2017, p. 28). C’est aussi une franchise articulée autour d’un transmedia storytelling, au sens où l’entend Henry Jenkins, c’est-à-dire un processus à travers lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur plusieurs plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. [a process where integral elements of a fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels for the purpose of creating a unified and coordinated entertainment experience] (Jenkins, 2007, trad. Rémi Cayatte et Anaïs Goudmand)

4Nous nous intéresserons plus spécifiquement au cas des deux séries télévisées adaptées de la série littéraire, avec une attention particulière portée sur la plus récente. La première adaptation a été produite par Scholastic Corporation et diffusée sur HBO en 1990 : elle compte une saison de treize épisodes. La seconde adaptation a été créée par Rachel Shukert, et diffusée sur Netflix en 2020 et 2021, sous la forme de deux saisons comptabilisant dix-huit épisodes au total. On a donc ici une adaptation de l’ensemble romanesque, mais aussi une « réadaptation » dans le cas de la série de 2020 qui va prendre en compte à la fois le matériau littéraire de base mais aussi la première adaptation en série à laquelle elle va tenter de se référer tout en s’en démarquant. Or, les réadaptations sont des objets d’analyse intéressants pour comprendre les variations de perception d’une même œuvre dans le temps, comme l’affirment Ariane Hudelet et Shannon Wells-Lassagne selon qui

les adaptations, et plus encore les adaptations multiples d’un même texte, ou d’une même thématique, ont cet avantage de pouvoir se prêter à une analyse comparative, qui permet d’interpréter les décalages entre deux époques ou deux contextes grâce aux points de frottement ou aux variations que l’on peut remarquer d’une œuvre à l’autre. (Hudelet ; Wells Lassagne, 2011)

5Cette notion de variation est au cœur de notre propos car nous verrons comment, dans le cas de The Baby-Sitters Club, adaptation et réadaptation témoignent de la transformation diachronique de la perception d’un objet littéraire à destination de la jeunesse. Plus précisément nous verrons que l’on passe d’une adaptation « produit dérivé » à une adaptation crossover articulée autour d’une tension entre la nostalgie d’un public d’antan et la nécessaire modernité à offrir aux publics d’aujourd’hui.

La réadaptation, une opportunité économique et commerciale

6La réadaptation, est un phénomène extrêmement répandu dans le domaine des séries télévisées adaptées de livres pour enfants : 26% des romans pour la jeunesse faisant l’objet d’une adaptation télévisée sont adaptés plusieurs fois au total7. À titre d’exemple, on peut citer The Famous Five (Le Club des Cinq) qui a fait l’objet de deux adaptations en 1978 et 1996, et devrait en connaître une troisième dans les années à venir. En fait, la plupart des séries issus de roman pour enfants qui n’ont pas connu de réadaptation sont généralement adaptées de livres assez récents, mais il n’est pas exclu qu’elles soient réadaptées dans cinq ans, dix ans, vingt ans, surtout si le succès commercial du livre se maintient ou si celui-ci accède à une forme de patrimonialisation. Le phénomène de réadaptation, peut-être plus encore que l’adaptation, est très étroitement lié à des considérations économiques et commerciales ; il s’agit généralement, entre autres, d’une stratégie consistant à jouer la carte de la sécurité. Plus précisément, la chercheuse Nathalie Dupont propose une liste de facteurs poussant les producteurs et distributeurs à se tourner vers la réadaptation (rentabilité au box-office, facilité pour évaluer les coûts, campagnes de marketing moins nécessaires…) (Dupont, 2019). Son analyse concerne le cinéma mais une bonne partie de ses arguments demeurent néanmoins pertinents pour l’appréhension des enjeux de production et de réception des séries. Selon elle, la réadaptation a l’avantage de pouvoir s’appuyer sur les apprentissages du passé pour proposer une « valeur sûre » tout en réduisant les coûts : si une première adaptation a déjà rencontré du succès par le passé, alors c’est un présage encourageant quant au fait qu’une seconde adaptation pourrait donner lieu à une réussite similaire, et ce tout en économisant éventuellement sur le budget publicité puisque l’œuvre est déjà connue auprès du public. Dans une étude du Centre National du Livre de juin 2023 portant sur les adaptations cinématographiques et audiovisuelles d’œuvres littéraires, les professionnel·le·s interrogé·e·s pour les entretiens soulignent le gain de temps potentiel que représente le développement d’une adaptation littéraire (moins de versions sont nécessaires en phase d’écriture scénaristique par exemple) ainsi que l’influence éventuelle de la notoriété de l’œuvre originelle, particulièrement en littérature de jeunesse8. Il est à noter que ces mêmes professionnel·le·s nuancent néanmoins ce propos en rappelant que la mise en place d’un contrat de cession de droits est un processus parfois fastidieux.

Réadaptation et public jeune : modernisation et actualisation dans The Baby-Sitters Club (Netflix, 2020)

7Néanmoins, cette seule explication n’est pas encore un facteur suffisant permettant de comprendre de manière complète les logiques médiatiques dans lesquelles s’insère la seconde adaptation en série télévisée de The Baby-Sitters Club : il nous faut également prendre en compte le lien étroit qui existe entre réadaptation et public jeune. Dans son article précédemment cité, Nathalie Dupont explique qu’entre 1980 et 2010 aux États-Unis, les jeunes de 12 à 24 ans sont progressivement devenu·e·s une part prépondérante des spectateur·ice·s de cinéma, occasionnant quasiment à eux et elles seul·e·s le succès de certains films. Pour cette raison, les directeur·ice·s de studios se sont efforcé·e·s de plaire tout particulièrement à ce public, ce qui a donc des conséquences sur le choix des œuvres adaptées, des contenus ou les décisions d’actualisation. Ce constat peut au moins partiellement s’appliquer également à notre cas, dans la mesure où The Baby-Sitters Club 2020 est produit par Netflix, plateforme de vidéo à la demande ayant longtemps été plébiscitée par un public assez jeune. Selon le rapport du 15 décembre 2020 de l’observatoire de la vidéo à la demande, au troisième trimestre de l’année 20209 en France les 15-24 ans représentaient 24% des abonnés à Netflix, et si l’on élargit la fourchette jusque 34 ans on arrive à la moitié des abonné·e·s10. Selon Nathalie Dupont, ce profil de l’audience peut permettre de cerner certaines orientations des choix de réadaptations : elle explique que « le jeune public américain préférant généralement une intrigue se passant à une époque proche de la leur, les réadaptations d’œuvres ont été dans la mesure du possible maintenues au XXe siècle [soit le XXIe siècle en ce qui nous concerne] » (Dupont, 2019).

8Cette question de la conservation ou de la transformation du contexte diégétique dans la cadre d’une adaptation fait écho à des problématiques similaires à celles que l’on rencontre en traduction. Au sein des théories de la traduction on recense en effet deux grandes écoles, les sourciers et les ciblistes, obéissant à des stratégies opposées que Jean-René Ladmiral résume cette opposition ainsi :

Pour aller vite, je dirai qu’il y a deux façons fondamentales de traduire : ceux que j’appelle les « sourciers » s’attachent au signifiant de la langue, et ils privilégient la langue-source ; alors que ceux que j’appelle les « ciblistes » mettent l’accent non pas sur le signifiant, ni même sur le signifié mais sur le sens, non pas de la langue mais de la parole ou du discours, qu’il s’agira de traduire en mettant en œuvre les moyens propres à la langue-cible (Ladmiral, 1994, p. XV)

9En adaptation on retrouve des considérations du même ordre. Soit l’adaptation va privilégier le contexte source – comme les sourciers – quitte à produire un décalage temporel avec l’époque de réception, soit – comme les ciblistes – elle propose la mise en place d’un système d’équivalences contemporaines en ce qui concerne la langue et les références utilisées afin d’ancrer le propos dans le contexte de réception. C’est cette la seconde possibilité qui est à l’œuvre dans la version Netflix de The Baby-Sitters Club ; celle-ci prend le parti d’ancrer la narration non pas dans les années 1990 – c’est-à-dire le contexte d’écriture des romans, mais dans les années 2020, à savoir le contexte de diffusion. Il y a donc une modernisation du contenu narratif, qui s’effectue à trois niveaux.

10Premièrement, on peut identifier une modernisation esthétique qui permet d’ancrer l’intrigue dans l’époque qui est la nôtre. Cela passe notamment par le choix des costumes : chacune des baby-sitters a une identité vestimentaire qui lui est propre mais toutes portent des tenues en adéquation avec les tendances contemporaines. Dans une interview, la costumière Cynthia Summers explique qu’une grande partie des costumes ont été sélectionnés dans des enseignes que fréquentent réellement les adolescentes américaines, comme Zara, H&M, Topshop11. Le cycle de l’industrie de la mode a occasionné un retour sur le devant de la scène de tendances vestimentaires des années 1990 et une appétence pour le vintage, et ce précisément au moment de la sortie de la série. De ce phénomène découle une heureuse opportunité concernant la sémiotique du vêtement à l’écran où plusieurs systèmes de références et d’époques se superposent harmonieusement. Ainsi, les tenues des jeunes filles sont suffisamment crédibles et cohérentes pour être à l’image de celles qu’elles auraient porté dans les livres (qui sont d’ailleurs très chargés et précis en matière de descriptions vestimentaires), sans pour autant perdre de leur actualité dans une série de 2020. Les décors sont eux aussi assez modernes, en particulier les intérieurs des maisons où les chambres des jeunes filles répondent parfaitement aux critères populaires en matière de décoration d’intérieur.

11Le contenu est également modernisé en ce qui concerne les technologies et les références culturelles. L’univers est saturé d’allusions à des éléments populaires de notre monde contemporain : par exemple Stacey évoque la série télévisée Gossip Girl (S1E01), ou encore l’actrice Halle Berry (S1E03) et les exemples sont encore légion. La question des nouvelles technologies, qui n’était pas du tout d’actualité dans les livres des années 90 – époque oblige – devient fondamentale au sein de la série télévisée. À titre d’illustration, Stacey mentionne Instagram et les réseaux sociaux (S1E01), le sujet du cyberharcèlement fait l’objet d’un épisode entier (S1303) et l’application de rencontres Tinder est mentionnée (S1E07). Le phénomène est encore plus marqué dans la saison 2 qui développe un épisode entier consacré à un enfant star de Youtube subissant la pression de son père (S2E04), ou qui introduit le personnage d’une influenceuse qui deviendra la petite amie de la sœur de Claudia.

12Enfin, la série de 2020 propose une actualisation idéologique en intégrant un grand nombre de problématiques sociales très actuelles, et particulièrement les questions de genre. On peut notamment penser à l’épisode où Mary-Ann est la baby-sitter d’une petite fille transgenre dont elle prend la défense face au corps médical qui n’arrête pas de la mégenrer (S1E04). La série aborde aussi la question des menstruations (S1E07) là où les romans n’évoquaient jamais la puberté des protagonistes. Les jeunes membres du club sont également toutes très attachées aux questions d’égalité de genre et partagent des convictions féministes : dès les toutes premières secondes de la série, Kristy s’indigne d’une citation de Thomas Jefferson affirmant “all men are created equals (« tous les hommes naissent égaux ») et non “all people(tout le monde).

13L’objectif de toutes ces modernisations paraît clair : il s’agit d’actualiser une franchise de 1990 devenue un peu obsolète sur certains aspects12, afin de la rendre à nouveau attractive pour des préadolescentes de 2020 en y intégrant des références et des problématiques qui leur parleraient. L’enjeu est également éditorial puisque la sortie de la série en 2020 a occasionné un regain de la vente des romans, qui bénéficient même de l’argument de vente « vu sur Netflix » sous la forme d’un petit écusson apposé sur la couverture des rééditions les plus récentes.

Réadapter pour les enfants… mais pas seulement

14Ce constat d’une réadaptation spécifiquement tournée vers les adolescentes d’aujourd’hui est néanmoins à nuancer. Tout d’abord le profil des audiences est en train de se reconfigurer. Si l’on regarde cette fois le rapport de 2023 de l’observatoire de la vidéo à la demande du CNC, on constate que c’est toujours chez les 15-24 ans que le taux de pénétration reste le plus élevé, mais qu’en revanche il ne progresse plus depuis deux ans et que le taux de consommateurs quotidiens de VOD a baissé de 13,9 points chez les 15-24 ans. Par contre, il continue à progresser chez les tranches d’âge plus âgées13. Au-delà de ces considérations statistiques, il ne faut pas négliger le fait qu’un même objet médiatique et culturel peut très bien s’adresser simultanément à plusieurs publics visés. Tout l’enjeu consiste alors à équilibrer les paramètres de manière à ce que chaque part de l’audience puisse y trouver son propre intérêt. Cette prise en compte des publics multiples est particulièrement prégnante au sein des cultures d’enfance : en littérature de jeunesse la chercheuse Nathalie Prince parle de « double lectorat » pour désigner le fait que l’adulte étant le médiateur qui sélectionne, achète, voire fait la lecture des livres pour enfants, il se retrouve par répercussion « objet éditorial et inattendu d’une telle littérature » (Prince, 2015). À la télévision également, les contenus télévisuels destinés aux enfants sont objets de méfiance et d’inquiétudes morales, et ce depuis très longtemps. Leur histoire serait trop longue à retracer ici, mais elle s’étend bien au-delà de la télévision et englobe de manière générale toutes les polémiques concernant ce qu’il est adéquat ou non de proposer aux enfants et adolescent·e·s. Du succès de l’essai Seduction of the Innocents du psychiatre Frederic Wertham14, à celui de l’ouvrage de Ségolène Royal15 – auquel on attribue parfois un peu rapidement le déclin du Club Dorothée – il s’agit chaque fois de protéger l’enfance de contenus supposément violents ou immoraux. C’est pour cette raison que les contenus télévisuels à destination du jeune public ont souvent dû chercher un équilibre entre les goûts de l’enfant spectateur et les attentes de parents à la fois accompagnateurs, régulateurs voire censeurs de la consommation des enfants et adolescents

15Cependant, le développement de nouvelles technologies comme les téléphones et ordinateurs personnels et portables ainsi que l’essor de la vidéo à la demande favorisent des modes de consommation des séries plus personnalisés. Ainsi, avec la fragmentation et l’individualisation des modes de visionnage la question du rôle de l’adulte se pose un peu différemment. Comme le souligne Marc Zaffran :

Il y a une vingtaine d’années, l’adolescent qui voulait regarder une émission contre l’avis de ses parents devait […] s’installer devant la télé en leur absence, ou ailleurs qu’au domicile familial. Aujourd’hui, les possibilités sont innombrables. (Zaffran, 2014, p. XV)

16Mais fragmentation ne signifie pas cloisonnement des publics, ni qu’il y aurait une fracture intergénérationnelle qui attribuerait tel programme à telle tranche d’âge, sans circulation possible ; bien au contraire. D’une part, de ce que le CNC appelle dans son rapport la « consommation vidéo linéaire » (c’est-à-dire la télévision traditionnelle par opposition à la vidéo à la demande) il subsiste sans doute l’héritage d’une volonté de création de programmes familiaux, autour desquels parents et enfants pourraient se retrouver et partager un moment ensemble. De plus, les objets culturels à destination de la jeunesse ont connu une mutation profonde de leur réception au tournant des années 2000 : jusqu’à la fin du XXe siècle, si les cultures de jeunesse étaient consommées par des publics autres que les enfants et les adolescents, cela ne se s’effectuait que d’une manière informelle et peu visible et ne faisait pas l’objet de stratégies industrielles ou médiatiques spécifiques. Aujourd’hui, avec la reconfiguration des pratiques transmédia, ce que Henry Jenkins appelle la « culture de la convergence »16 et les phénomènes crossover17, il est plus largement reconnu que les cultures de jeunesse ne cessent pas d’être consommées à la fin de l’adolescence, mais concernent désormais à peu près tout le monde, à différents degrés. La version Netflix de The Baby-Sitters Club reflète cette logique de prise en compte de publics multiples aux attentes diverses, voire parfois contradictoires. Si la série est consommée par un jeune public, elle n’est pas consommée que par celui-ci. Les thématiques abordées, les références convoquées, la diversité des personnages et les choix esthétiques sont susceptibles de rassembler des profils générationnels bien plus variés que ceux des romans sources.

17Nous avons vu que, par rapport à son avatar littéraire des années 1990, la série The Baby-Sitters Club de 2020 avait fait l’objet d’une modernisation et d’une actualisation, afin de coïncider avec le nouveau cadre politique, culturel et médiatique des années 2020. Cependant, ce constat est bien plus ambivalent qu’il n’y paraît ; une analyse attentive montre que la série oscille entre des pôles antagonistes, prise entre une revendication d’actualisation pour les enfants d’aujourd’hui et une tendance à la nostalgie destinée à attirer un public plus vaste : les enfants d’hier, aujourd’hui parents, mais aussi des jeunes adultes friandes de contenus crossover.

D’une série « produit dérivé » à une série « nostalgie »

18Cette tendance à la nostalgie est aujourd’hui une donnée au cœur d’une part conséquente des contenus médiatiques et culturels que nous consommons au quotidien. Selon Emmanuelle Fantin et Sébastien Fevry, « les médias, de même que le récit par lequel s’exprime souvent l’expérience nostalgique, ne jouent pas seulement le rôle de convoyeurs de nostalgie mais [ils] constituent en tant que tels, par leur médialité spécifique et leur déroulement, des déclencheurs de nostalgie ». Ils ajoutent à ce sujet : « l’entreprise Netflix semble être passée maître dans l’art de l’industrialisation médiatique de cet engouement pour le passé. » (Fantin et Fevry, 2021, p. 4)

19À cet égard, le choix du matériau littéraire adapté à lui seul peut nous interroger : adapter The Baby-Sitters Club en 1990 et l’adapter en 2020 ne répond ni aux mêmes impératifs commerciaux ni aux mêmes logiques de réception. La première adaptation en série télévisée était portée par Scholastic Corporation, c’est-à-dire par la maison d’édition originale des romans, qui avait une activité annexe dans la production de médias. La série littéraire et la série télévisée étaient donc issues de la même entreprise, par ailleurs habituellement spécialisée dans les contenus scolaires et parascolaires – ce qui n’est probablement pas sans répercussions quant à la vocation édifiante et pédagogique de l’œuvre. Cette première adaptation en série télévisée, sortie en 1990, a donc été diffusée simultanément à la sortie des romans, conséquence du succès éditorial que ceux-ci étaient en train de rencontrer. La série est donc conçue comme un produit dérivé, qui vient accompagner directement la publication des romans18. On le perçoit notamment à travers des partis pris narratifs qui indiquent que la série télévisée s’adresse avant tout à des spectatrices qui seraient un peu familières des romans. Nous avons vu précédemment que le club des baby-sitters ne comptait que quatre membres au moment de sa fondation, puis que d’autres membres viennent progressivement rejoindre l’équipe (c’est d’ailleurs aussi le cas dans la version Netflix de 2020). Dans la série télévisée de 1990, l’équipe est présentée au grand complet dès l’épisode un, et toutes les aventures se déroulent dans une temporalité où le club est déjà fondé et bien installé.

20Plus encore, contrairement aux romans qui effectuent tout un récapitulatif pédagogique du contexte et des personnages au début de chaque volume, la série place la spectatrice directement in medias res. Toute personne entrant dans la série est supposée identifier directement qui est qui et connaître antérieurement les relations entre les personnages, car ces informations ne seront pas rappelées explicitement. Enfin, les intrigues proposées dans les treize épisodes sont des histoires totalement inédites, et non des transpositions à l’écran d’aventures déjà développées dans les romans. La série fonctionne donc comme une extension transmédiatique de la franchise, qui permet de proposer de nouvelles aventures dans un univers déjà existant. Une telle démarche permet de miser sur un public de franchise déjà constitué, tout en comptant sur le changement de média pour attirer un public plus large, comme le synthétise Linda Hutcheon selon laquelle « non seulement les publics déjà familiers de la franchise seront intéressés par le “recyclage” […] mais cela créera également de nouveaux consommateurs. [Not only will audiences already familiar with the “franchise” be attracted to the new “repurposing” […] but new consumers will also be created] » (Hutcheon, 2006, p. 5 – notre traduction)

21La série de 2020 répond à des choix différents : au moment où elle sort, la série littéraire est arrêtée depuis une vingtaine d’années. Il s’agit donc d’une logique de production différente de celle consistant à surfer sur le succès d’une série d’actualité, toujours en train de paraître. Il serait tout à fait possible de faire une série télévisée à partir des succès éditoriaux pour la jeunesse d’aujourd’hui : les exemples de séries littéraires pour enfants à succès ne manquent pas, y compris des ensembles dont le lectorat serait ciblé en matière de genre. Pourquoi donc avoir opté pour une franchise qui n’est pas si récente et qui, par certains aspects, pourrait même paraître archaïque ? Une explication probable est que ces audiences multiples, ce public crossover que nous évoquions plus tôt est au cœur de la stratégie commerciale de Netflix qui construit et entretient la nostalgie de ses publics, voire élabore une part de son catalogue autour de cette notion. Pour reprendre les mots du journaliste Alex Bojalad : « des algorithmes complexes analysent nos habitudes de visionnages afin de déterminer ce que nous désirons voir et apparemment la réponse est : “tout ce que j’ai vu lorsque j’étais un enfant” [complex algorithms and tech folks analyzing our viewing habits to determine what we want to see and apparently the answer was ‘everything I saw when I was a kid’] ». (cité dans Pallister, 2019, p. 3 – notre traduction). Cette intuition est confirmée par des études académiques toujours plus nombreuses qui s’intéressent à ce phénomène et s’accordent sur le constat d’un retour vers le passé19. Plus précisément dans notre cas, l’enjeu est de faire converger la nostalgie de publics adultes et les centres d’intérêt des jeunes générations afin de multiplier les audiences. Le chercheur Matthew Leggatt souligne l’intérêt de la démarche notamment en ce qui concerne les reboots Disney en live-action :

quand on y pense c’est une excellente stratégie marketing : si vous aviez dix ans lorsque La Belle et la Bête, Aladdin ou le Roi Lion sont sortis dans les années 1990, il y a de grandes chances que vos enfants (si vous en avez) aient environ une dizaine d’années lorsque les remakes sont sortis à l’écran en 2017 et 2019. Votre nostalgie devient la parfaite excuse pour emmener votre enfant de 10 ans au cinéma. [When you think about it, it’s a great marketing strategy: if you were ten when Beauty and the Beast (1991), Aladdin (1992), or the Lion King (1994) came out in the early 1990s, there’s a good chance that your children (if you had them) might be about ten when the remakes hit the screens in 2017 and 2019. Your nostalgia becomes the perfect excuse to take your ten-year-old child to the cinema.] ». (Legatt, 2021, p. 3 – notre traduction)

22C’est pour cette raison que la série, en dépit de sa modernité revendiquée, est traversée par des contradictions qui reflètent des divergences entre ces audiences distinctes. Un exemple symbolique est l’usage du téléphone fixe. En effet, le club des baby-sitters se réunit à des horaires réguliers dans la chambre de l’une d’entre elles et reçoit les appels de leurs clients sur un téléphone fixe. Dans la série littéraire cela n’a rien d’étonnant : l’intrigue se déroule dans les années 1990 et il s’agit donc un système de travail crédible et efficace pour l’époque. En 2020, ce fonctionnement devient un peu plus incongru : dans une perspective réaliste il est probable que le club aurait plutôt fonctionné par l’intermédiaire d’un groupe Whatsapp ou tout autre moyen plus moderne (surtout que l’on voit à l’écran que les membres sont bien équipées de smartphones). Pourquoi avoir conservé le téléphone ? Il y a certes une explication intradiégétique qui est avancée, avec une séquence où les personnages essayent de défendre leur choix : ce moyen de communication serait rassurant pour leurs clients qui y verraient une forme de stabilité (affirmation sans doute discutable puisque les parents ayant une quarantaine d’année sont une tranche d’âge assez usagère de Whatsapp par exemple). Au-delà de ces justifications internes, une autre piste pourrait être de considérer l’impact sémiotique de l’objet. Celui-ci est en effet un marqueur de nostalgie pour les personnes qui lisaient la série dans les années 90 : le téléphone fixe dans la chambre faisait partie de l’identité de la franchise, y compris dans son identité visuelle. On le voit par exemple sur les couvertures originales du premier roman, qui ont d’ailleurs été reconstituées à l’identique sur les affiches promotionnelles la série TV de 2020 : les actrices y sont installées exactement dans les mêmes postures que les jeunes filles représentées sur l’illustration de 1986. Pour une jeune fille de 2020, cette affiche n’évoquera rien de particulier, mais une ancienne lectrice des années 90 reconnaîtra sans doute la couverture du premier roman dans son édition d’origine. Le téléphone n’est qu’un exemple, mais il y a beaucoup d’autres marqueurs de nostalgie : reprise de musiques, détails vintage dans les tenues, indices sémiotiques divers etc.

Aller au-delà de la nostalgie : peut-on réunir les générations sans « consensualiser » les systèmes de valeur ?

23Au-delà de la question de la nostalgie, que l’on pourrait encore développer longuement, la conception de la réadaptation de 2020 comme œuvre désormais crossover visant des publics multiples et transgénérationnels permet de mieux comprendre la manière dont les systèmes de valeur se construisent dans la série, d’une manière qui peut sembler parfois paradoxale. Nous avons vu que la série introduit des problématiques très contemporaines comme le féminisme, la transidentité, la lutte contre le harcèlement en ligne. Cependant, le fond de la série reste très attaché à des valeurs bien plus classiques, en particulier l’importance de la famille qui est présentée comme passant avant tout, ou celle du travail et de l’entreprenariat. Plus encore, le fait d’aborder des sujets actuels ne produit pas pour autant un cadre idéologique totalement cohérent et encore moins militant.

24Chaque jeune fille représente une sorte d’archétype. C’était déjà le cas dans les romans, sauf qu’ici les personnalités sont ajustées pour devenir plus représentatives du monde de 2020 : la jeune fille californienne devient une militante anticapitaliste, la jeune fille qualifiée de « garçon manquée » devient un archétype de « girlboss » en herbe. Cependant, ces profils très variés, voire opposés, cohabitent tranquillement, sans valorisation particulière de l’un ou de l’autre, et la potentielle incompatibilité de certains positionnements n’est que ponctuellement soulignée. Les personnalités marquées des jeunes filles ne produisent que rarement d’enjeux en termes d’idéologie : il ne s’agit que d’une simple présentation de panel où chaque spectatrice pourra simplement choisir de s’identifier à celle qui lui ressemblera le plus. Ainsi Dawn – la jeune fille aux idées anticapitalistes et écologiques qui organise une grève dans sa colonie de vacances – et Kristy qui se rêve en femme d’affaires et apprécie l’argent et les SUV sont-elles placées sur un pied d’égalité. Kristy est peut-être même davantage dépeinte comme un personnage sérieux et responsable, tandis que Dawn peut être un peu tournée en dérision par le côté excessif de son militantisme et certaines de ses croyances ésotériques.

25De plus, l’éventuel potentiel subversif des ajouts de la série télé de 2020 est neutralisé par la persistance du caractère exemplaire des personnages : c’était le cas dans la série littéraire, c’est toujours le cas dans la série de 2020, les sept baby-sitters sont des jeunes filles sages, travailleuses, empathiques et serviables, ne présentant que des défauts mineurs, bref, toujours des petites filles idéales, modèles rassurants pour les parents. Ainsi, la diversité des profils et des valeurs représentées neutralise une potentielle charge trop contestataire de la série, en en faisant un objet relativement consensuel à quelques exceptions près. Une fois que cette charge polémique est sous contrôle, parents et enfants peuvent se retrouver autour d’une série agréable et inoffensive, qui ne portera pas atteinte à leurs relations.

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26Dans le cas de The Baby-Sitters Club, le processus de réadaptation a donc plusieurs choses à nous enseigner. Il témoigne tout d’abord d’une évolution de la conception de ce qu’est l’enfance au cours de ces trente dernières années, et plus particulièrement de ce qu’est la préadolescence chez les jeunes filles et de ce qui va intéresser cette audience. Il reflète également les mutations relatives aux cultures d’enfance, désormais structurées autour des phénomènes crossover et pensées comme des systèmes transgénérationnels. Enfin, dans la continuité de notre deuxième point, on y perçoit que les cultures médiatiques actuelles ont tendance à se cristalliser autour de la fabrication de la nostalgie. Ici cette tentative de prise en compte de toutes ces dimensions, parfois hétéroclites, aboutit à une sorte de neutralisation des systèmes de valeur trop clivants.