Colloques en ligne

Jeanne Meslin

L’auto-traduction comme forme d’auto-variation chez Nancy Huston : l’exemple de Plainsong (Cantique des plaines) et de L’Empreinte de l’ange (The Mark of the Angel)

Self-translation as a form of self-variation in Nancy Huston: the example of Plainsong (Cantique des plaines) and L'Empreinte de l'ange (The Mark of the Angel).

1Si la traduction est une variation, en ce qu’elle est toujours réécriture du texte original, et adaptation – ou non – à un contexte socio-culturel particulier, l’auto-traduction serait donc une forme de variation de soi. La pratique de l’auto-traduction suppose d’une part le bilinguisme de l’auteur·ice et d’autre part une certaine intention de contrôler la variation que son œuvre connaîtra en s’adressant à un autre lectorat linguistique et culturel. C’est le cas de Nancy Huston, canadienne anglophone ayant réalisé l’essentiel de sa carrière littéraire en France : ses premières publications sont des textes écrits en français. C’est ensuite à partir de la rédaction en anglais de Plainsong – à laquelle succède rapidement une auto-traduction en français – qu’elle commence à publier régulièrement deux versions de ses textes. Nous appréhenderons l’auto-variation chez Nancy Huston à travers deux romans. Le premier, Plainsong, est écrit d’abord en anglais puis auto-traduit vers le français (Cantique des plaines, publié en 1993 chez Actes Sud). Le second, L’Empreinte de l’ange, publié en 1998 chez Actes Sud, est écrit premièrement en français puis auto-traduit vers l’anglais (devenu The Mark of the Angel, Steerforth Press, 1999). Nous appellerons chaque version « originale » V1 et chaque traduction-variation V2.

2Écrivaine canadienne et française, Nancy Huston adopte une posture1 qui n’est pas la même dans chacun de ces champs littéraires. Chaque version du texte hustonien s’adresse donc consciemment à un certain public géographique et linguistique, avec l’idée sous-jacente d’un contrôle de son œuvre dans deux milieux culturels auxquels elle appartient. L’enjeu est donc de comprendre comment le texte « variant » se réajuste à la culture visée et quels effets sont produits notamment par des micro-variations. Nous précisons qu’en ce qui concerne la traduction vers le français, nous nous intéressons principalement à l’effet produit sur un lectorat francophone européen – le contexte du lectorat canadien francophone étant culturellement distinct.

3Plainsong (1993) fait la généalogie de la famille Sterling, avec en toile de fond la conquête de l’Ouest du territoire canadien. C’est la petite fille de Paddon (protagoniste principal) qui prend en charge le récit de la vie de son grand-père, en le reconstruisant à partir des écrits qu’il a laissés. Paddon, fils de deux colons britanniques, grandit dans un monde violent et empreint d’un profond puritanisme protestant. Il entretient une liaison avec une femme amérindienne, Miranda. Écrit initialement en anglais, le roman devient pour le lectorat français ou francophone Cantique des plaines ; il s’agit d’exposer dans la langue française et chez un éditeur français une histoire et un territoire canadiens. À l’inverse, L’Empreinte de l’ange (1998), en devenant - The Mark of the Angel, dépeint l’ambiance du Paris de la fin des années cinquante et soixante, troublé par la guerre d’Algérie. Cette fois-ci, la traduction est une adaptation d’un récit qui s’ancre en France métropolitaine pour un public anglophone. La trame narrative suit Saffie, une jeune Allemande au passé traumatique fraîchement débarquée à Paris, qui finit par épouser sans passion Raphaël, le musicien français chez qui elle travaille. Elle rencontre peu après Andras, juif hongrois qui a fui son pays, avec qui elle entame une relation adultère. Notons par ailleurs que chaque couverture de la traduction-variation (Cantique des plaines chez l’éditeur français Actes Sud et The Mark of the Angel chez l’éditeur américain Steerforth Press) produit un effet de mise en scène du contexte culturel source avec le choix d’un portrait en pied d’une personne autochtone américaine ou canadienne2 pour l’un et d’une image nocturne où se détache la silhouette de la tour Eiffel à côté d’un lampadaire parisien pour l’autre :

img-1.jpg

© Steeforth Press

img-2.jpg

© Actes Sud

4Pour les éditions qui suivront (en format de poche notamment), Cantique des plaines a pu être présenté sans illustration sur la première de couverture. Toutefois, il existe plusieurs versions chez Actes Sud qui reprennent en illustration la représentation d’une personne autochtone, dont la dernière en date, celle de mars 2023 :

img-3.jpg

© Actes Sud

5En ce qui concerne The Mark of the Angel, la première de couverture changera avec les éditions successives. La réédition de Vintage Books par exemple (2000) présente en arrière-plan du titre un couple dénudé s’enlaçant. On ne fait plus appel à la représentation stéréotypée des rues parisiennes mais l’on joue avec l’imaginaire « romantique » associé à la capitale française :

img-4.jpg

© Vintage Books

L’adaptation culturelle au contexte cible : l’auto-traduction comme auto-adaptation

6Une part importante des phénomènes de variations à petite échelle relève du travail traditionnel de la traduction comme adaptation au lectorat ciblé, et correspond par conséquent à une approche cibliste de l’auto-traduction. Cette approche entraîne des recherches d’équivalents culturels ou des pauses explicatives (la variation de soi devenant ainsi glose de soi). L’épigraphe qui ouvre Plainsong est à l’origine une citation issue d’une nouvelle de Flannery O’Connor3, et fait directement référence, pour le lecteur anglophone qui l’a lue, au monde rural nord-américain dans lequel la religion protestante, et à moindre échelle le catholicisme, occupent une place prépondérante. Or, l’épigraphe de la V2 Cantique des plaines est une citation – en langue originale anglaise – des Beatles. Kristine Klein-Lataud a déjà expliqué la cause pragmatique de ce changement : le refus des ayants-droits d’une utilisation de la citation originale4. Pour autant, l’effet produit par ce changement d’épigraphe existe. Elle apporte une clef de lecture en mettant l’accent sur la dimension musicale et anglophone, pour le lecteur français de Cantique des Plaines, alors qu’elle renforçait à l’origine la dimension religieuse du roman pour le lecteur anglophone de Plainsong. Toutefois, notons que le choix de la nouvelle épigraphe – le changement est imposé mais le choix ne l’est pas – permet également d’introduire le lectorat français à l’importance de l’intertexte musical, qui lui demeure moins accessible qu’il ne l’est au lecteur nord-américain dans le roman. Alors que le paratexte dans la version anglaise avait une valeur illustrative, il prend par ce choix d’épigraphe dans la version française une valeur explicative. La posture de Huston dans la version française devient donc celle d’une traductrice du monde canadien anglophone pour un lecteur européen et francophone. Par ailleurs, l’autrice semblait tenir à la langue anglaise pour l’épigraphe. Or, la citation tirée de « All you need is love »5, est a priori une référence que le lecteur non anglophone comprendra facilement. Plus généralement, pour les référents culturels, Huston peut faire le choix d’une traduction qui est adaptation ; choix significatif chez elle car elle a tendance à disséminer des « intraduits » dans la seconde version (noms propres, citations, certains substantifs). Pour la traduction de L’Empreinte de l’ange, les noms propres sont tous gardés en français dans The Mark of the Angel, sauf un : le jeu onomastique sur M. Longuecuisse (patron qui force ses employées à coucher avec lui) est traduit en anglais par Mr. Longlegs. Cette volonté de rendre le jeu de mot, davantage que la connotation française pour le lectorat anglophone génère un décalage dans les noms propres de The Mark of the Angel. L’essentiel du système onomastique étant identique entre la V1 et la V2 – principalement parce que les personnages de L’Empreinte de l’ange constituent déjà un groupe cosmopolite, aux noms et prénoms d’origines variées – l’intrusion soudaine d’un patronyme anglophone, qui plus est pour désigner un personnage français, rompt la cohérence de l’ensemble. Par ce choix de traduction du jeu de mot, la V2 exhibe son travail de transposition linguistique. La variante s’auto-désigne comme (auto)traduction. Outre l’onomastique, les références culturelles qui nécessitent une adaptation en V2 sont souvent spécifiques au territoire ; ainsi dans Plainsong, les concepts propres à l’Ouest canadien :

V1
As your skinny body began edging its way towards puberty, your father made a valiant effort to turn you into what he thought of as a man, namely a bronco-buster. (Huston, [1993] 1994, p 105)

V2
Quand ton corps maigrichon se mit à aborder timidement la puberté, ton père entreprit de te transformer en ce qu’il considérait comme un homme, à savoir une star de rodéo. (Huston, [1993] 2001a, p 153)

7Dans la V1, l’accent est mis sur le monde de virilité violente auquel le père de Paddon souhaite l’initier grâce au terme américain de « branco-buster », qui présente le rodéo comme un rude combat contre l’animal à travers le verbe « buster ». En utilisant l’expression figée « une star de » avec « rodéo », la V2 au contraire met l’accent sur cette l’activité du rodéo, culturellement associée au monde nord-américain et à la conquête de l’Ouest. Les repères spatiaux sont également modifiés ou adaptés pour convenir au lectorat ciblé, notamment le contexte européen des années trente et quarante. La montée du nazisme est évoquée par « what’s going on in Europe » (Huston, [1993] 1994, p 162) de la V1 et devient « ce qui se passait en Allemagne nazie » (Huston, [1993] 2001a, p 230) en V2. Le travail de traduction en V2 s’assimile à un travail de précision, s’adaptant au lectorat français (européen), alors que la V1 présentait un point de vue plus large et imprécis de l’Américain lointain. Peut-être s’agit-il également de montrer implicitement au lectorat français qu’elle fait la distinction, à l’intérieur de l’Europe, entre le contexte allemand et celui des autres pays. Quoiqu’il en soit, la précision géographique de la V1 avec « the fate of Europe’s Jews » (Huston, [1993] 1994, p 233) est naturellement supprimée dans la V2 : « le sort des juifs » (Huston, [1993] 2001a, p 163). Un lectorat francophone européen n’a pas besoin de la précision géographique. La traduction du repère spatial génère parfois un effet de déterritorialisation, comme dans L’Empreinte de l’ange :

V1
C’était comme de me réveiller au milieu de la Maison hantée à la foire du Trône. (Huston, [1998] 2001b, p 49)

V2
It was like waking up in the middle of the Haunted House at the fun air!
(Huston, 1999, p 41)

8L’adaptation devient ici une généralisation. On note le caractère impersonnel de la V2 anglaise qui ne nécessite pas la forme pronominale – cette forme qui dans la V1 fait référence aux souvenirs de Raphaël – et qui efface la localisation parisienne précise en la généralisant à la fête foraine comme lieu générique. On perd donc le référentiel géographique parisien, qui montre que le protagoniste fait directement allusion à ses souvenirs d’enfance, et qui accentue sa condition de local face à l’étrangère allemande qu’est Saffie. La V1 met l’accent sur la différenciation entre les personnages.

9Lorsque l’« auto-traductrice » Huston choisit l’adaptation culturelle à son lectorat, elle peut avoir recours à ce que la théorie de la traduction nomme explicitation (pratique cibliste). La traduction se fait glose. Parfois, cette variation-adaptation au contexte culturel rajoute un jugement de valeur – ou au moins un point de vue nouveau, qui n’était pas présent dans la V1. L’Empreinte de l’ange comprend des références (termes, dates, lieux) qui renvoient à une histoire franco-algérienne familière au lectorat français ou francophone. En revanche, The Mark of the Angel doit expliciter au lectorat anglophone, nord-américain de surcroît, certaines spécificités. Huston se traduit via l’explicitation contextuelle :

V1
Et lorsque, plus tard le même jour, le comité Nobel décide de décerner son prix de littérature à Albert Camus, ils ne saisissent nullement la portée politique de ce choix. Ils ignorent tout de Camus, n’ont pas lu une ligne de ses romans, ne savent même pas ce que c’est un Français d’Algérie. (Huston, [1998] 2001b, p 56) [nous soulignons]

V2
And when the Nobel committee, later the same day, decides to award its prize in literature to Albert Camus, they’re oblivious to the political implications of this choice. They know nothing about Camus, haven’t read a line of his books, aren’t even aware that he’s
a pied noir – a Frenchman born in Algeria. (Huston, 1999, p 49) [nous soulignons]

10L’explicitation apportée par la V2 est un cas de sur-traduction : l’autrice s’auto-explique. Plus précisément, elle explique un élément culturel français à un lectorat anglophone, prenant ainsi une posture de « passeuse ». Le terme de « pied noir », alors qu’il n’était pas présent dans la V1, est ajouté dans la V2 avec une définition mise en valeur par le tiret. Là où la V1 ne tranche pas sur l’identité de Camus avec le caractère ambivalent de la préposition « de » qui peut évoquer une appartenance d’ordre géographique, culturelle ou émotionnelle, la V2 semble établir une dissociation entre l’origine nationale et le territoire natal. Si dans la V1 la critique du choix du comité Nobel est suggérée, elle s’avère bien plus forte dans la V2 ; la différence sémantique entre « ignorer » et « They know nothing » introduit une vision plus sévère. Si dans la V1, l’autrice se devait de ménager l’orgueil national du potentiel lectorat français et de son attachement au Camus nobelisé, dans la V2 le contexte culturel lui donne une plus grande liberté de ton. Ainsi, la V2 accentue la posture d’autrice américaine anglophone, regardant les Français de manière décentrée et cette distance, précisément, lui ferait porter un regard lucide sur le choix de Camus par le comité. Si Jérôme Meizoz analyse la posture littéraire à travers les effets d’« auto-création » que mettent en place les écrivains à la fois dans leurs textes et dans leurs propos et activités publiques, nous pourrions donc considérer que l’auto-traduction consiste aussi à s’auto-re-créer. Ainsi, la posture de Huston pour le lectorat anglophone de The Mark of the Angel devient celle d’une canadienne devenue fine connaisseuse et analyste de la société française6.

11L’adaptation culturelle, produisant un déplacement de point de vue, permet également l’effet de décentrement. C’est le cas dans Cantique des plaines qui semble atténuer la voix de l’Amérindienne Miranda pour mieux s’adresser au lecteur franco-européen :

V1
You know there were thousands of natives went away to fight that war in Europe. They didn’t know what the fighting was about but at least they could feel strong again and die with weapons in their hands. (Huston, [1993] 1994, p 120)

V2
Tu sais, des milliers d’Indiens sont partis faire la Grande Guerre en Europe : ils ignoraient tout des enjeux mais au moins ils pouvaient se sentir forts à nouveau et mourir l’arme à la main. (Huston, [1993] 2001a, p 173-174)

12La V1 montre le point de vue de l’Amérindienne Miranda sur le Première Guerre mondiale. Le déictique « that » désigne la guerre comme extérieure, comme quelque chose qui concerne moins les Canadiens, particulièrement les Premières Nations. Ce « that » signifie que cette guerre n’est pas la leur. La V2 prend une autre valeur avec l’expression européocentrée de « Grande Guerre ». Cette version, tournée vers un lectorat francophone (et potentiellement européen), semble mettre en place un autre dispositif d’énonciation. Ce n’est plus seulement la Blackfoot Miranda qui parle à Paddon, descendant de colons blancs : c’est aussi l’autrice canadienne qui parle au lecteur (français) et qui l’instruit sur sa propre histoire. La posture de Huston se fait presque didactique dans la version française car il s’agit de rappeler que les Canadiens ont, eux aussi, participé à cette guerre, y compris les membres des Premières Nations.

13La traduction, lorsqu’elle se veut explicitation culturelle, devient une variante à valeur de déplacement ; le regard n’est plus porté sur le même objet depuis le même lieu. Ainsi l’échelle géographique pour évoquer le monde des colons dans Cantique des plaines est élargie par rapport à celle utilisée dans Plainsong :

V1
Mildred was a ranch wife, one of those no-nonsense ladies from England who responded to the appeal for members of the fairer sex to come and join the go-West-young-men when they started getting lonely after a few years of roughing it on the frontier. (Huston, [1993] 1994, p 11)

V2
Mildred était une ranch wife : une de ces dames sans chichis venues d’Angleterre en réponse à l’appel lancé aux membres du beau sexe, les invitations à venir rejoindre les messieurs dans l’Ouest parce que ceux-ci, au bout de quelques années de vie à la dure dans le Nouveau Monde, s’étaient mis à souffrir de la solitude. (Huston, [1993] 2001a, p 25)

14La « frontier » de la V1 devenant le Nouveau Monde en V2 montre un choix d’adaptation au contexte linguistique7. L’effet créé par le choix d’une adaptation est un changement de perspective. La V1 parle depuis l’intérieur du territoire canadien : le terme de « frontière » parle aux Canadiens, plus largement aux Nord-Américains, et rappelle le front de conquête de l’Ouest, c’est-à-dire de ce qui est devenu progressivement leur territoire. La frontière évoquée ici est celle entre les terres américaines conquises et celles non encore conquises. Dans la V2, « Nouveau Monde » amène aussi une vision extra-américaine et présente pour le lecteur européen une vision mythifiée du territoire canadien. La V2, avec la représentation d’un monde issu des « découvertes » européennes, fait se déplacer le regard. Désormais la frontière implicite de la V2 n’est plus seulement, celle, explicite, des terres canadiennes de la V1, mais aussi celle de l’Atlantique qui sépare le continent américain du continent européen. De même, la traduction de « go-West-young-men » en « les messieurs dans l’Ouest » opère un glissement sémantique. Le jeu en anglais – avec l’injonction d’aller dans l’Ouest pour y vivre le rêve américain – est gommé dans la V2 policée qui transforme les jeunes hommes de la V1 en « messieurs ». L’indication locative (« dans l’Ouest ») efface l’injonction au mouvement vers l’Ouest et le travail intéressant en anglais sur l’intertexte culturel – grâce à la substantivation de la phrase fameuse pour les Nord-américains, « Go West, young man8 ». C’est l’Ouest américain mythique qui semble l’emporter en V2 alors que la V1 était plus clairement une référence satirique à l’injonction nationale à « peupler » un territoire non encore conquis. La V2, ne pouvant jouer sur une histoire et des références communes, génère (involontairement peut-être) une vision plus fantasmée de l’Ouest canadien, du moins plus extérieure. Le jeu complice avec un lecteur qui partagerait les mêmes références culturelles ne peut être aussi prononcé. D’une posture d’autrice qui parle depuis l’intérieur du Canada à des concitoyens potentiels – du moins à d’autres Nord-américains – Huston passe à une posture extérieure : elle introduit, dans le champ culturel français, une matière canadienne étrangère. Elle construit, à travers Plainsong, la posture d’une canadienne qui effectue un retour au pays : elle revient à des codes culturels qui sont les siens9. L’auto-traduction Cantique des plaines la fait glisser vers une posture de médiatrice culturelle, où tout l’enjeu est de faire saisir au lecteur français l’intertexte musical et religieux – sans le dénaturer – propre au Canada de la première moitié du XXe siècle.

La non-adaptation culturelle comme mise en valeur d’une différence : variation produite par le contexte culturel ou linguistique

15Le choix de non-traduction ou non-adaptation au nouveau contexte culturel (qui est un choix dit « sourcier » au regard de la théorie de la traduction) ne débouche pas sur l’absence de variante. Au contraire, la variation naît alors de ce qu’un même élément est introduit – et donc intentionnellement conservé – dans un contexte socio-culturel et linguistique différent. La non-traduction peut concerner un terme précis. Ainsi, dans l’extrait que nous citions et analysions précédemment, Huston faisait le choix de non-traduction du terme « ranch wife » dans la V2 française. Ce choix donne l’impression d’un intraduisible ; la « ranch wife » devient un type nord-américain et amplifie le décalage culturel auquel est confronté le lecteur francophone européen. Or, la variante française, si elle crée la « ranch wife » comme un type (ici Mildred, mère de Paddon), ne le fait pas pour le mari (John Sterling, père de Paddon). Ce détail est d’autant plus important que quelques lignes plus tard, dans la version française, Huston ne traduit pas cette fois-ci l’expression « Go West Young Man », écrite avec majuscules, qu’elle décline comme un refrain dans Plainsong mais qui n’apparait qu’une fois dans Cantique des plaines. De manière générale, le choix de laisser des substantifs ou des portions dans la langue de la V1 en V2 produit un effet d’extranéité. Par ce gage d’authenticité culturelle et de territorialisation du récit, le lecteur francophone européen est assuré qu’il lit bien une histoire canadienne. Les toponymes « Peace River » et « Enchant » qui font déjà rêver la jeune narratrice de Plainsong, puisqu’ils sont la marque du temps de ses ancêtres colons, voient leur effet démultiplié dans la version française : à la rêverie de la narratrice américaine s’ajoute celle du lecteur francophone européen, d’autant plus que l’éditeur joue sur l’imaginaire de l’Ouest américain pour séduire le lectorat10. De même, pour le lecteur anglophone américain qui lit une histoire parisienne, les toponymes « Rue de Seine » ou « Rue des Rosiers » qui apparaissent dans The Mark of the Angel sont également promesse d’un ailleurs parisien.

16La relation entre les personnages est l’un des autres grands déplacements produit par la traduction-variation, en raison de la différenciation entre la deuxième personne du singulier et celle du pluriel en français. Chaque contexte linguistique produit donc un effet de sens différent. Dans L’Empreinte de l’ange, cette question du tutoiement s’avère de surcroît primordiale parce qu’elle marque deux moments importants de la vie de Saffie ; d’abord dans sa relation avec Raphaël, son mari, et ensuite avec András, son amant. La première mention du tutoiement correspond au moment où Raphaël émet le souhait qu’elle le tutoie. La relation entre ces deux personnages est asymétrique, Saffie n'éprouvant pour lui ni amour ni désir. En revanche, pour Raphaël, cette demande se teinte d’une charge érotique forte, puisqu’ils viennent d’avoir leur première relation sexuelle :

V1
[…] je voudrais te dire « tu ». –
– D’accord. Et moi ?
– Oh ! oui, je voudrais que tu me dises « tu », aussi. Bien sûr.
– « Tu », dit Saffie, sans sourire, comme pour goûter le mot sur la langue.
(Huston, [1998] 2001b, p 38)

V2
“[…] I want to use
tu when I speak to you.”
After a brief silence, she replies, also in a whisper, “And me too?”
“Oh yes! Yes, of course, you too.”
“Tu” says Saffie slowly, as if to taste the expression on her tongue.
(Huston, 1999, p 30)

17La non-traduction génère un usage autoréférentiel extralinguistique du pronom français dans le texte en anglais qui le désigne comme mot étranger, là où l’usage autoréférentiel en V1 mettait uniquement en exergue le caractère symbolique du pronom « tu », par opposition implicite au pronom « vous », moins intime. Dans la V2, l’usage autoréférentiel produit un effet étrange pour le lecteur anglophone. Il trahit l’inadéquation entre le contexte linguistique du lecteur et celui des personnages. Néanmoins, grâce à l’auto-traduction, il permet un dispositif de mise en valeur de la connaissance de la langue source et par conséquent de mise en valeur du soi bilingue11. La seconde mention du tutoiement dans L’Empreinte de l’ange correspond au moment où Saffie rencontre András, qui deviendra son amant. Ce dernier, par manque de maîtrise de la langue française, s’adresse à elle directement en utilisant le « tu » ; tutoiement accidentel qui émeut Saffie12. Cette fois-ci, la mention du tutoiement n’est pas traduisible en anglais parce que le « tu » n’est pas désigné de manière autoréférentielle. La version anglaise omet donc ce détail, et atténue la dimension linguistique de la rencontre, d’autant plus importante qu’en V1, elle permet une comparaison implicite entre la relation que Saffie entretient avec celui qui deviendra son mari et la relation qui se noue avec celui qui deviendra son amant. L’importance de l’utilisation du français dans la relation des deux amants fait d’ailleurs l’objet d’un commentaire de la part de l’instance narrative à la fin du chapitre XII, commentaire qui fait apparaître furtivement un « je » derrière lequel – pour des raisons biographiques évidentes – le lecteur peut facilement reconnaître la voix de Nancy Huston13.

18Un nombre important de choix d’auto-traduction montre que la V2 modifie la V1 en l’atténuant. La V2 peut créer des effets de sens, les amplifier, tout autant qu’elle peut les atténuer ou les effacer. L’intérêt ici est de voir comment l’autrice se positionne face à son premier texte pour écrire l’autre. Par exemple, le regard condescendant qu’ont Raphaël et sa mère, deux bourgeois français, sur l’Allemande Saffie n’est pas forcément rendu en anglais. Ainsi, les dénominations à valeur péjorative dans la V1 sont toutes gommées dans la V2. Dans la V1, Raphaël désigne Saffie comme « la petite » (Huston, [1998], 2001b, p 43) alors que la V2 utilise le terme « young lady » (Huston, 1999, p 35). Le regard paternaliste que Raphaël porte sur elle se trouve quelque peu atténué. De façon beaucoup plus claire, la voix de la mère de Raphaël – personnage présenté comme une bourgeoise française possessive et xénophobe – se fait en V2 moins insistante. Refusant de voir sa belle-fille allemande, elle désigne Saffie auprès de son fils comme une « Boche bonniche » (Huston, [1998], 2001b, p 60) alors que The Mark of the Angel utilise la désignation « German maid » (Huston, 1999, p 53). L’ajout d’un adjectif pour traduire la connotation péjorative de Boche n’a pas été jugé utile par Nancy Huston : serait-ce là une non-traduction qui lui est dictée par le contexte culturel ? La germanophobie française – visible jusque dans le lexique – des années post-guerre n’est en tout cas pas rendue dans ce passage. Parfois, les deux versions sont similaires, mais c’est le contexte linguistique de la variante qui génère un sens différent. Ainsi, la critique de l’attitude française quant au penchant à s’abstenir d’affronter un passé national antisémite et collaborationniste prend un sens différent entre L’Empreinte de l’ange et The Mark of the Angel :

V1
[…] il avait assisté aux atroces actualités répétitives ainsi qu’aux nouvelles du procès de Nuremberg : preuves de la culpabilité allemande que l’on montrait à satiété aux Français pour les rassurer quant à leur propre innocence. (Huston, [1998], 2001b, p 76)

V2
[…] he’d sat through innumerable horrifying newsreels of the camp liberations and Nuremberg trials – proofs of German guilt that were shown ad nauseam to the French, to reassure them as their own innocence.
(Huston, 1999, p 69)

19La V1 est à lire comme une critique adressée par l’instance narrative, et certainement aussi par une autrice canadienne, aux Français eux-mêmes. En revanche, la V2 est à lire comme un propos critique sur la société française adressé à un lectorat nord-américain. La posture de l’autrice, à l’œuvre derrière l’auto-traduction, change entre l’une et l’autre version. Pour la V1, la posture de Nancy Huston qui ressort est celle d’une autrice qui regarde les Français depuis l’extérieur14 et qui leur tend un miroir. Pour la V2, la posture produite par l’auto-traduction est celle d’une autrice canadienne vivant en France et donc présentant à un lectorat extérieur un regard de connaisseuse sur l’hypocrisie française qui déforme l’histoire à son avantage.

20Néanmoins, l’élément le plus important à prendre en compte dans les auto-traductions littéraires de Nancy Huston demeure le traitement du multilinguisme. En effet, ses récits sont habités par des personnages d’appartenances culturelles et géographiques diverses, donc le multilinguisme s’y trouve souvent dès le texte d’origine. Par ailleurs, la décision de garder certains éléments linguistiques de la V1 produit à son tour un nouveau multilinguisme dans la V2. Dans Plainsong, la langue étrangère présente est le français, à travers le créole haïtien :

V1
You never know, admitted Elisabeth, which trees might be arbres-servis and which are just ordinary trees, but we generally feel it’s better to cut down too many than too few15. (Huston, [1993] 1994, p 187)

V2
On a du mal, avoua Elizabeth, à savoir quels arbres sont des arbres servis et lesquels sont tout simplement des arbres, mais il vaut mieux en abattre trop que trop peu, n’est-ce pas ? (Huston, [1993] 2001a, p 265)

21Elisabeth, l’une des sœurs de Paddon, est partie en mission d’évangélisation à Haïti. Son regard sur la culture haïtienne, imprégné d’un jugement moralisateur et d’un sentiment de supériorité, se retrouve dans l’utilisation de la mention des arbres sacrés (appelés « arbres-servis » dans la V1 anglaise), assimilés à des pratiques de sorcellerie. Le jugement d’Elisabeth transparaît également dans l’utilisation du mot créole en contexte linguistique anglophone. Cette extranéité du créole – et des mœurs haïtiennes – se trouve atténuée dans Cantique des plaines, en raison d’une plus grande proximité linguistique avec le français. Les « arbres-servis » perdent de leur extranéité, ils ne sont plus désignés par l’italique dans la version française. Là où la différenciation linguistique traduit la différence culturelle entre « arbres » et « trees » dans la V1, le mot « arbre » est repris deux fois dans la V2, lissant la différenciation culturelle et religieuse entre le point de vue de l’Haïtien jugé et le point de vue de la Canadienne jugeant. En revanche, la V2 va accentuer la dimension d’extranéité de l’intertexte musical présent dans Plainsong. Chacune des deux versions, ne serait-ce que dans son titre, comprend une dimension musicale forte, mais Plainsong construit sa polyphonie via des chansons folk américaines qui font partie d’un socle culturel commun aux lecteurs nord-américains (anglophones). Dans Cantique des plaines, si Huston choisit de rester fidèle à l’intertexte original, elle oscille entre traduction ou non-traduction des paroles de chanson incorporées à son roman. La variation – au sens musical, autour de Sixteen tons16 par exemple, crée une proximité culturelle. Elle renvoie sans hésitation le lecteur de la V1 aux premiers mineurs de l’Ouest. Dans la V2 française, elle se démarque du reste du texte par son extranéité linguistique :

V1
You haul sixteen tons, and what do you get – Now these sixteen tons were hanging around your neck – haul, Paddon – you walked down Eighth Avenue – Haul, man – past the soup kitchen and beggars, the rusting cars – Haul ! – maybe the whole lot of you would end up out at the Nose Creek dump carting off spoiled food and fighting with other families over rotten potatoes and mouldy chicken bones – Haul, man […]. (Huston, [1993] 1994, p 114)

V2
You haul sixteen ton and what do you get – désormais tu les avais accrochées autour de ton cou, oui, les seize tonnes – Tire, Paddon – tu descendais la Neuvième Avenue – Tire, mec – passant devant les soupes populaires et les mendiants, les voitures rouillées – Tire ! – toute la famille finirait peut-être par vivre à la décharge de Nose Creek, glanant des restes de nourriture parmi les ordures, disputant aux autres familles les pommes de terre pourries et les os de poulets moisis – Tire mec […]17. (Huston, [1993] 2001a, p 166)

22On sent l’effort de traduction pour rendre le jeu d’intertextualité avec la chanson ; le refrain « haul » qui ponctue la V1, renvoyant aux paroles de la chanson, est rendu en français par la reprise de « tire », mais l’effet est différent. L’intertexte est partagé par le lectorat anglophone et crée ainsi une communauté du fardeau, d’autant plus que lecteurs nord-américains peuvent potentiellement y reconnaître l’histoire d’un ancêtre. Dans la V2, l’intertexte n’est pas partagé ou même compris par le lectorat. L’effet produit relève davantage d’une mise en valeur de la langue anglaise dans le texte français. Ce qui était signe d’une proximité entre la narratrice et le lectorat devient alors signe d’une distance en V2. De même, le dispositif plurilingue complexe de L’Empreinte de l’ange se trouve modifié par The Mark of the Angel. Saffie, allemande ayant vécu la « libération » de son pays par les troupes russes et américaines et vivant désormais en France, est hantée par son passé. Ses souvenirs plurilingues, qui s’apparentent à des réminiscences traumatiques, permettent par l’utilisation de l’anglais et de l’allemand dans le texte français de mettre en valeur l’identité fracturée du personnage principal. En revanche, la V2, traduite en anglais, ne permet plus qu’à l’allemand de se détacher du reste du texte. Si l’on considère l’ensemble de la littérature produite par Nancy Huston, souvent multilingue et multiculturelle, on constate qu’elle met régulièrement en fiction des réflexions sur les identités culturelles. Or, comme le montre Sara Kippur, ses œuvres, avant même d’être traduites, construisent une esthétique de la traductibilité18. Ce type de littérature implique donc une complexité de traduction. Son roman Trois Fois septembre, qui est celui qui pousse à bout cette logique de l’esthétique de la traductibilité, demeure d’ailleurs le seul non auto-traduit.

Modifier son texte : l’auto-traduction et les stratégies d’auto-réécriture

23Lorsque le Prix du Gouverneur général du roman et nouvelle de langue française est remis à Nancy Huston pour Cantique des plaines en 1993, une polémique se déclenche dans le Canada francophone : ce roman n’est pas un original, c’est une traduction. Par conséquent, beaucoup – dont des éditeurs montréalais – remettent en cause la pertinence du choix du comité de ce prix littéraire. Nancy Huston affirme alors clairement sa position face à la pratique d’auto-traduction qui est la sienne : elle revendique chaque version comme un original, c’est ainsi qu’elle conçoit sa production bilingue. L’auto-traduction est présentée comme une variante qui prend la forme d’une transformation volontaire : une réécriture19. La réécriture peut prendre plusieurs formes et plusieurs échelles. Il peut s’agir de modifier simplement des détails ou fragments. Par exemple, la suppression pure et simple en V2 d’un élément de la V1. Ainsi, le discours méta-linguistique, essentiel dans L’Empreinte de l’ange, notamment dans la construction identitaire des personnages, est absent voire supprimé de The Mark of the Angel. Raphaël doit s’absenter et laisse sa femme Saffie seule avec leur fils :

V1
– Ça ira ? demande-t-il à Saffie, ses yeux réitérant la question que pose sa voix.
– Mais oui.
Elle a appris à dire mais oui, mais non, comme une Française. On ne peut utiliser aber de cette manière. (Huston, [1998] 2001b, p 73) [Nous soulignons]

V2
“Will you be all right?” he asks Saffie, his eyes reiterating the question.
“Of course.” (Huston, 1999, p 65)

24Le segment sur le rapport de Saffie à la langue française se trouve supprimé en V2. Or, le discours sur le langage dans la V1 explicite son rapport à la langue française, primordial pour comprendre le personnage et sa personnalité distante, absente. La comparaison « comme une Française » de V1 montre que Saffie se comporte comme un robot, imitant le monde autour d’elle mais ne s’y impliquant pas20. C’est donc une clef de lecture qui est supprimée pour le lectorat anglophone. Dans Cantique des plaines également, la suppression est parfois préférée à l’auto-traduction. Il s’agit d’un passage entre crochets où la narratrice adopte le point de vue de son grand-père et entre dans sa psyché. Paddon revient de chez sa maîtresse et se demande s’il est blâmable d’être infidèle et s’il cause du tort à sa famille :

V1
No – walking home you went over all these words in your mind and they seemed so inappropriate you laughed out loud. And heard Miranda’s laughter in response for she was with you as you walked, she had entered your body and you knew that you would never be alone again. Huston, [1993] 1994, p 44)

V2
En rentrant chez toi tu repasses ces mots en revue et ils te paraissent si saugrenus que tu ris tout haut. Et entends en écho le rire de Miranda, car elle t’accompagne dans ta marche, elle est rentrée dans ton corps et tu sais que plus jamais tu ne seras seul. (Huston, [1993] 2001a, p 70)

25Ce passage de la version française est auto-réécrit davantage qu’auto-traduit. Le « No » de la question sur l’adultère n’est pas présent en français, or, il est plutôt important puisque Paddon se positionne ici sur la valeur de sa relation extra-conjugale avec l’Amérindienne Miranda. Dans la V1 le personnage refuse délibérément la culpabilité alors que dans la V2 l’adverbe de négation, et donc le refus de la responsabilité, n’est pas présent. Paddon reste donc plus mystérieux, on ne sait pas exactement quel jugement il porte sur lui-même. La V2 par ailleurs est réécrite au présent, ce qui accentue la part importante qu’a la narratrice – et son interprétation – dans ce récit par lequel elle tente d’élucider la vie de son grand-père. On aurait alors son regard à elle sur Paddon, notamment à travers la façon dont elle le reconstruit a posteriori avec le temps présent en français ; alors que la V1 peut encore maintenir cette illusion que c’est Paddon qui parle. Plus largement, la subjectivité de la narratrice apparaît plus appuyée dans la version française que dans l’anglaise, et c’est d’autant plus important que la relation narratrice-personnage (petite-fille et grand-père) est constitutive du récit. Nous avons déjà évoqué l’usage du tutoiement dans Cantique des Plaines que l’autrice était quelque peu obligée de choisir pour rendre l’adresse à « you » dans Plainsong ; or, ce tutoiement contamine la version française Cantique des plaines, alors qu’il n’est pas constitutif de Plainsong. La narratrice retrouve supposément les écrits personnels de son grand-père et prétend écrire son histoire à partir de cela. Elle s’adresse à un Paddon fictif en disant « I am trying to read the manuscript » (Huston, [1993] 1994, p 9) dans la V1 alors qu’elle lui dit « J’essaie de lire ton manuscrit » (Huston, [1993] 2001a, p 21) en V2. La version française accentue la relation interpersonnelle avec la présence du tutoiement, présent par le choix d’un adjectif possessif plutôt que la réutilisation de l’article défini de la version anglaise. La version anglaise, elle, met en valeur l’action de la lecture, grâce au présent continu. Plus tard dans le roman, une autre modification d’un passage entre les deux versions montre l’amplification de la relation entre la narratrice et son grand-père dans la V2 :

V1
The second thing that happened in 1935 I know for sure because Mother told me about it just the other day. A lot of details need to be filled in though. (Huston, [1993] 1994, p 157) [Nous soulignons]

V2
Du deuxième évènement qui s’est produit en 1935 je sais un certain nombre de choses parce que Maman m’en a parlé seulement l’autre jour ; il me faudra toutefois inventer un bon nombre de détails. (Huston, [1993] 2001a, p 224)

26En français, la dimension fictive de l’histoire du grand-père est beaucoup plus assumée. Sur l’invention des détails pour combler les manques de l’histoire, la tournure passive impersonnelle de l’anglais reste plus implicite. À l’inverse, l’utilisation du pronom « me » comme complément de la tournure impersonnelle en français affirme plus explicitement le rôle qu’a la narratrice dans la mise en fiction de son grand-père. La V1 peut laisser penser qu’elle attend encore des détails de la part de sa mère pour reconstruire l’histoire ; la mère est une témoin importante de la scène de violence conjugale que la narratrice tente de reconstituer. La V2 tranche : c’est elle qui les prend en charge et les invente. S’auto-traduire ici c’est préciser son texte, confirmer ou affirmer des sens qui n’étaient pas tranchés ou seulement suggérés dans la version d’origine.

27De la nécessité d’adaptation culturelle découle parfois la réécriture par l’autrice de passages précis. Elle juge par exemple nécessaire de réécrire l’ouverture du chapitre XIV dans The Mark of the Angel. Le passage en question correspond à une contextualisation de la trame romanesque dans le Paris du conflit franco-algérien :

V1
En décembre 1960 de Gaulle part une tournée en Algérie qu’il prévoit triomphale, car il a promis au peuple français un référendum sur la question algérienne pour le mois suivant. Mais, partout où il va, des pieds-noirs en fureur manifestent contre lui, et à Alger des soldat nerveux tirent sur la foule, faisant cent morts et mille cinq cent blessés. Dépité, le président se voit contraint d’écourter sa visite. (Huston, [1998], 2001b, p 170) [Nous soulignons]

V2
In December 1960, after having announced his intention to hold a referendum on the Algerian situation the following month, Charles de Gaulle flies to Algeria for what he is certain will be a triumph visit.
But the pieds noirs, enraged at the prospect of losing the land their ancestors had stolen, demonstrate against him in one city after another. They riot in Algiers and set upon the Muslims; the Muslims demonstrate in protest and clash violently with French soldiers; things degenerate so quickly that the president is forced to cut his visit short. (Huston, 1999, p 168) [Nous soulignons]

28La réécriture en V2 non seulement apporte une explicitation – Nancy Huston veut expliquer au lecteur anglophone la raison de la colère des pieds-noirs – mais elle ajoute aussi un jugement de valeur ; ici une opinion politique clairement anticolonialiste. Le verbe « steal » utilisé en anglais détruit toute la crédibilité de la colère de ces pieds-noirs. Par ailleurs, l’opposition générale entre « soldats » et « foule » de la V1 devient dans la V2 une opposition culturellement spécifiée entre « soldats Français » et « Musulmans ». L’appartenance nationale et religieuse de chaque groupe est précisée. Alors que la V1 restait confuse avec un résumé contextuel rapide, se contentant d’énumérer les pertes en termes de chiffres, la V2 pointe frontalement la dimension raciste de ce conflit qui devient surtout un conflit culturel. Deux hypothèses sont envisageables pour cette réécriture et se complètent d’ailleurs. D’une part, l’autrice considère que le lecteur anglophone a besoin de précisions puisqu’il ne dispose a priori pas de connaissances historiques sur le passé colonial de la France. D’autre part, l’éloignement du lectorat ciblé avec les évènements évoqués permet à Huston d’adopter une dimension plus explicitement critique. La question des rapports franco-algériens a visiblement préoccupé l’autrice car dans son travail d’auto-traduction, cette question a tendance à faire l’objet d’une auto-réécriture. Ainsi, Christine Klein-Lataud relève que la plus grande modification décelable entre Plainsong et Cantique des Plaines est l’ajout d’un passage où la relation entre les Canadiens et les membres des Premières Nations fait l’objet d’une comparaison avec la relation entre les Français et les Algériens21.

29Les ajouts typographiques, remarquables à travers le cas particulier des points de suspension, constituent le dernier élément de détail par lequel l’autrice se traduit en se modifiant. Ainsi, peu après la première mention dans Plainsong de la chanson « Sixteen tons », un autre des couplets de la chanson est repris et intégré au processus d’écriture :

V1
Saint Peter don’t you call me cause I can’t go I owe my soul to the company store. (Huston, [1993] 1994, p 117)

V2
Saint Peter don’t you call me cause I can’t go I owe my soul to the company store – Saint Pierre ne m’appelez pas car j’peux pas partir, Je dois mon âme au magasin de la mine… (Huston, [1993] 2001a, p 169)

30Dans la V2, l’intertexte est conservé et glosé par l’ajout d’une traduction – puisque l’autrice a fait le choix de conserver la citation en langue originale – puis se conclut par des points de suspension, ajoutés par l’auto-traduction. Ils viennent enjoindre le lecteur français à porter un jugement de dévaluation22. Le roman présente d’ailleurs l’Ouest canadien comme lieu de perdition humaine. La réticence exprimée par les points de suspension est d’autant plus forte qu’à ce moment du roman, Paddon se trouve dans une situation financière catastrophique. Le concept de « company store », ce modèle économique qui repose sur une double aliénation des employés (en tant que travailleurs et en tant que clients endettés), est plus fortement critiqué dans la V2. Inversement, dans The Mark of the Angel, c’est cette fois-ci le lectorat anglophone qui est invité par l’autrice à porter un jugement :

V1
Et heureusement, car ses convictions politiquent l’eussent plutôt fait pencher en faveur d’une Algérie indépendante. Avec le moins de dégâts possible, bien entendu, pour l’image de la France. (Huston, [1998], 2001b, p 17)

V2
Which was just as well, for his political convictions would probably have led him to favor independence for Algeria. With the latest possible damage, naturally, to the image of France…
(Huston, 1999, p 9)

31La V1 donne uniquement à entendre le point de vue de Raphaël, dont on imagine bien qu’il est déjà implicitement moqué par l’instance narrative. En raison de l’ajout de points de suspension en V2, on entend désormais explicitement – et même davantage – le point de vue de l’instance narrative, potentiellement celui de l’autrice. Le changement de public impliqué par la traduction motive cet ajout : Huston expose aux yeux de lecteurs anglophones ce qu’elle considère comme l’hypocrisie des Français pendant cette guerre, et, dans un geste complice, les invite aussi à porter un regard distancié sur l’attitude française. On devine qu’à travers ce personnage de Raphaël, jeune homme bien sous tous rapports, Huston insère une critique de ce type de positionnement ambigu ; potentiellement celui d’intellectuels, ou de personnes se jugeant progressistes, qui derrière des apparences d’opinions politiques prônant la justice et l’anticolonialisme, ne sont pas dépourvues d’un patriotisme égoïste. La V2 amplifie et explicite le jugement ironique porté sur l’hypocrisie d’un certain milieu intellectuel français. La posture de Huston, en passant du français à l’anglais, devient ici plus fermement critique.

32Chaque auto-traduction – Cantique des Plaines et The Mark of the Angel – apporte sa dose de variations et vient ainsi établir un dialogue avec la version originale. Ce dialogue permet d’atténuer, d’éclairer ou d’amplifier le sens. Chaque roman, transféré dans un nouveau contexte culturel, subit une transformation inévitable mais guidée par l’autrice. Plainsong joue sur une polyphonie principalement intraculturelle : le mot « song », présent dès le titre, renvoie tour à tour dans la version anglaise aux chansons folklores américaines, aux voix amérindiennes, au chant des oiseaux, à l’accent particulier des colons de l’Ouest – accent anglophone dont la tonalité montre aussi la variété de chants à l’intérieur d’une même langue. En revanche, Cantique des plaines, transféré dans un autre un contexte linguistique, devient un dialogue interculturel : entre le monde anglophone et le monde francophone (pour les Québécois) et entre le monde nord-américain anglo-saxon et le monde francophone européen. Ce récit d’une construction nationale est montré aux Canadiens comme étant le leur, alors qu’il est davantage mis en spectacle aux yeux d’un public européen francophone. De même, alors que L’Empreinte de l’ange constituait une réflexion sur l’identité étrangère et la capacité ou non à s’adapter à un milieu auquel on n’appartient pas (Saffie finit par quitter Paris), The Mark of the Angel devient, pour le lectorat nord-américain, la mise en scène d’un Paris en proie aux déchirements politiques et d’une Europe des années soixante profondément meurtrie. Aux traumatismes encore palpables de la Seconde Guerre mondiale s’ajoutent les divisions politiques autour du communisme et des mouvements de décolonisation. Si l’Allemande, le juif hongrois et l’Algérien mutilé sont des figures de l’étranger jetées dans un contexte familier pour le lecteur français de L’Empreinte de l’ange, le contexte politique et culturel français dans son ensemble devient décor étranger pour le lecteur nord-américain de The Mark of the Angel. L’autrice, en s’auto-traduisant, choisit – ou accompagne – la direction que prend sa variante en fonction du contexte culturel. Huston propose certes des traductions-réécritures de ses textes sources très fidèles, mais il n’en demeure pas moins que les choix d’adaptation et de modification de ce qui peut paraître des micro-détails permettent à l’autrice d’ajuster son texte, et donc sa posture d’autrice bilingue, à chaque contexte culturel. La spécificité de l’auto-traduction hustonienne réside dans la combinaison entre fidélité très précise à l’original – rien à voir avec les auto-réécritures de Nabokov par exemple – et des réajustements de détails visant à contrôler l’image de l’œuvre et l’image de soi générées dans chaque contexte culturel.