Colloques en ligne

Théo Di Giovanni

Violence et variation dans 2666 de Roberto Bolaño

Violence and Variation in Roberto Bolaño’s 2666

1L’œuvre du romancier et poète chilien Roberto Bolaño (1950-2003) semble avoir trouvé son plein déploiement dans l’ouvrage monumental qu’est le roman 2666, paru de façon posthume en 2004, un an seulement après sa mort. Celui-ci a en effet été décrit par de nombreux critiques ou lecteurs comme son opus magnum1, faisant office de véritable « répertoire panoptique des moyens et des enjeux de l’écriture romanesque contemporaine »2 tant il rassemble en son sein une diversité apparemment inconciliable de genres littéraires, de lieux géographiques, de thèmes, et même d’époques diverses. L’ouvrage se construit autour de cinq parties3, contant les histoires de personnages qui n’entretiennent à première vue entre eux aucun rapport – un groupe d’universitaires européens, un professeur de philosophie espagnol venu s’installer au Mexique, un journaliste afro-américain, et un écrivain allemand né au début du XXe siècle – ayant pour seul dénominateur commun de converger irrésistiblement vers la ville fictive de Santa Teresa, située à la frontière du Mexique et de l’Arizona, dans le désert du Sonora.

2C’est en cela déjà que Roberto Bolaño pouvait écrire, dans une note concernant son ultime roman, que celui-ci possédait un énigmatique « centre caché », dissimulé, selon son exécutant testamentaire Ignacio Echeverría, sous un bien plus repérable « centre physique »4. Car en effet, ce centre physique, qui permet de conférer à l’ouvrage une fragile unité par-delà l’éclatement de ses parties, semble bien correspondre à la ville de Santa Teresa, elle-même très largement inspirée de la ville réelle de Ciudad Juárez, située elle aussi dans le désert du Sonora, et où se déroulent depuis 1993 une série ininterrompue de féminicides. Ce ne sont pas moins de 1600 cadavres de femmes qui depuis cette date ont été retrouvés dans le désert, sans qu’aucune enquête n’ait véritablement été menée à son terme5. Dans 2666, si le centre physique du roman consiste ainsi dans ce site géographique, le « centre caché » pourrait lui alors consister dans une certaine expérience du mal, à laquelle le titre du roman, par son inclusion du chiffre de la Bête « 666 », fait lui aussi allusion. Expérience du mal qui trouverait son plein déploiement dans la quatrième partie de l’œuvre intitulée « La partie des crimes », et qui constitue également le centre physique de l’objet-livre. Dans cette partie, abandonnant toute perspective narrative focalisée sur des personnages centraux et des actions susceptibles de structurer le récit, la narration s’organise autour de la découverte continuelle de nouveaux corps dans le désert, dont l’identité ainsi que les circonstances de la mort sont chaque fois brièvement déclinées, avant que le récit ne reprenne aussitôt sa folle énumération. Règne ainsi au cœur du roman la violence d'un mal qui tire son ampleur ainsi que son horreur de sa capacité à se répéter, inchangé, à travers le temps.

3En vis-à-vis de cette expérience du mal, Bolaño semble alors opposer un autre « centre », moins directement repérable, mais disséminé lui aussi à sa façon dans l’ensemble du roman. La cinquième et dernière partie du roman, intitulée « La partie d’Arcimboldi », se concentre ainsi sur l’existence d’un romancier allemand, Hans Reiter, dont la vie ne cesse de croiser les grands drames de l’histoire européenne au XXe siècle, et dont l’écriture apparaîtra finalement comme la reprise de cette histoire et des drames qui y ont pris place. Le roman s’achève alors sur le départ d’Hans Reiter pour le Mexique et pour Santa Teresa, dans le but peut-être de rendre explicite ce que le roman n’avait cessé de sous-entendre, à savoir que seule la littérature est véritablement capable de se confronter au mal6.

4Car en effet, si le livre tout entier semble s’articuler autour de l’expérience du mal comme « centre caché », véritable gouffre qui attire à lui tous les protagonistes dans un irrésistible mouvement entropique, il nous semble que s’y oppose un second mouvement en sens contraire, fondé cette fois-ci sur la prolifération de récits, sur la génération et le développement de nouvelles potentialités narratives afin – en parfaite conformité avec la fin du poème de Baudelaire « Le Voyage » dont est tiré l’épigraphe du roman – de « trouver du nouveau !». L’hypothèse de notre travail sera alors, dans un premier temps, que ce « nouveau », conçu comme processus d’expansion narrative, n’est rendu disponible que par une série de variations ; la variation apparaissant ici comme l’un des dispositifs romanesques les plus à même de produire une telle inflation diégétique. Mais dans un deuxième temps, il nous faudra chercher à voir comment, plus profondément, la variation semble entretenir un rapport plus complexe avec la question du mal. En effet, si d’un côté la variation permet bien un principe d’expansion vitale – analogue à la tension décrite par Peter Brooks entre la clôture du texte comme abolition du désir et donc pulsion de mort, et l’expansion du récit comme manifestation du principe de plaisir et de vie7 – d’un autre côté, nous chercherons également à voir comment de façon plus singulière encore, la variation apparaît chez Bolaño comme un processus d’approfondissement de potentialités latentes, potentialités elles-mêmes liées à la violence. Nous chercherons alors à montrer comment la variation permet de faire revenir, pour le rendre de plus en plus réel, ce qui au départ ne se présentait qu’à l’état de potentialités imaginaires, ou encore de simples représentations. Par-là, la variation n’intéressera pas seulement la circulation de thèmes ou de personnages entre différents univers diégétiques – ce qui est, nous le verrons, la définition même du « cycle » romanesque – mais également le passage de certains éléments d’un univers à un autre, ou plus précisément encore, de l’univers de la fiction à la réalité.

Bolaño et la variation : Entre cycle romanesque et postmodernité

5Le premier emploi de la variation, entendu comme capacité d’expansion indéfinie du récit, a déjà été largement analysé par certains commentateurs, qui sont parfois allés jusqu’à en faire un véritable principe séminal de l’œuvre de Bolaño8. Ainsi, son traducteur en langue anglaise et commentateur Chris Andrews a montré dans son ouvrage Roberto Bolaño’s Fiction, an Expanding Universe comment sa production romanesque a pu se déployer à travers la reprise de certains germes narratifs laissés en suspens dans certains textes afin de générer, en les développant et les amplifiant dans des textes postérieurs, de nouveaux univers diégétiques9. Ainsi par exemple d’une simple nouvelle de La Littérature nazie en Amérique ([1996] 2003), « Ramirez Hoffman, L’infâme », dont certaines éléments sont repris et développés dans le roman Etoile distante ([1996] 2006) ; du chapitre 4 de la deuxième partie des Détectives sauvages ([1998] 2006) repris dans le roman Amuleto ([1999] 2013), ou encore de certains personnages « reparaissants »10 comme l’Amalfitano de 2666, amené à devenir le protagoniste d’une œuvre à part entière intitulée Les Déboires du vrai policier ([2011] 2021).

6On retrouve là finalement l’ensemble des stratégies narratives constitutives du cycle romanesque, où, comme l’a montré Thomas Conrad dans Poétique des cycles romanesques de Balzac à Volodine, se joue cette tension entre transcendance et immanence, puisque chaque nouvelle œuvre, en tant qu’elle reprend des éléments d’une œuvre précédente, vient briser la clôture instaurée par la fin de celle-ci, tout en réinstaurant une nouvelle clôture à un niveau supérieur, c’est-à-dire au niveau de l’ensemble ou « cycle » romanesque lui-même11. A ce titre, une note de Bolaño relative à 2666 est particulièrement illustrative de ce genre de démarches. Elle annonce au terme d’une lecture qui n’y préparait en rien que l’auteur de 2666 était en réalité Arturo Belano, protagoniste du grand roman précédent de Bolaño, Les Détectives sauvages, permettant ainsi, in extremis, d’opérer cette transgression de la clôture du roman précédent, tout en réinscrivant rétrospectivement 2666 dans l’économie d’un ensemble romanesque au demeurant bien fragile12.

7Mais ce jeu de reprise et d’expansion diégétique fonctionne également à d’autres niveaux qui en sont comme le complément symétrique. En effet, à l’intérieur même de la diégèse de certains romans et nouvelles, nous trouvons une série de procédés permettant de telles expansions narratives. Que ce soit par la description d’un tableau, d’un film ou d’un journal trouvé13, par une soudaine digression, par l’apparition d’un nouveau narrateur ou même par la prolifération d’hypothèses alternatives et souvent incompatibles face à une scène ou un mystère14, Bolaño ne cesse de déployer au cœur de ses romans, une multiplication de mondes possibles et d’univers enchâssés.

8De tels dispositifs sont en effet largement repérables dans l’œuvre de Bolaño la plus directement marquée par Borges, à savoir La Littérature nazie en Amérique. Non seulement l’auteur s’y livre à l’exercice borgésien par excellence du résumé d’œuvres fictives15 ainsi qu’à l’exposition extrêmement schématique de « vies »16, mais plus encore, nous trouvons mise en œuvre, dans ces vies contées sous formes de sommaires, d’infinies variations. En voici un exemple parmi d’innombrables, concernant une femme nommée « Daniel de Montecristo » :

Des premières années en Europe (1938-1947) de cette femme à la beauté légendaire et perpétuellement enveloppée d’une aura de mystère, on rapporte des anecdotes souvent contradictoires si ce n’est incompatibles. On dit qu’elle fut la maîtresse de généraux italiens et allemands (parmi ces derniers on mentionne Wolff, le tristement célèbre chef des SS en Italie) ; qu’elle tomba amoureuse d’un général de l’armée roumaine, Eugenio Entrescu, que ses propres soldats crucifièrent en 1944 ; qu’elle échappa au siège de Budapest déguisée en religieuse espagnole ; qu’elle perdit une valise pleine de poèmes en traversant clandestinement la frontière austro-suisse en compagnie de trois criminels de guerre ; qu’un poète uruguayen et un autre colombien se suicidèrent parce qu’elle ne les aimait pas ; que sur la fesse gauche elle avait une svastika noire tatouée17.

9Dans un tel extrait, la richesse diégétique semble enfler jusqu’à l’éclatement ; l’irréalité des faits contés à propos d’une vie entraînant en réalité une multiplicité de vies possibles, d’alternatives inconciliables, qui deviennent comme la formule d’un mystère, l’équivalent d’une existence romanesque à l’excès. Un tel procédé reprend et prolonge l’intuition borgésienne exposée dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent : « Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités »18.

10Or, il peut désormais sembler que cette nouvelle espèce de la variation, entendue ici comme prolifération narrative sous la forme de l’enchâssement, s’oppose aux procédés analysés précédemment, constitutifs du cycle romanesque. En effet, si la reprise de motifs narratifs d’une œuvre à une autre permet une unification « par le haut »19, intégrant la diversité des récits dans un même ensemble qui les dépasse tous, l’enchâssement semble lui davantage tendre vers la prolifération interne, vers une multiplication « par le bas », risquant à terme de défaire toute unité.

11Mais pour autant, du fait même de l’existence d’un récit-cadre qui assure une forme de liaison entre tous ces récits, l’enchâssement tend lui aussi à la constitution d’une forme de cyclicité, comme c’est le cas de façon paradigmatique avec Les Milles et une nuit, dont l’unité cyclique est finalement assurée par le seul biais de Shéhérazade20. A contrario, si la circulation d’un personnage ou d’une idée d’une œuvre à l’autre constitue bien une « unification par le haut », elle présuppose également la transcendance des limites de l’œuvre précédente, et donc un dénouement au moins temporaire de sa clôture, de sorte que dans chacun des cas se rejoue ce rapport entre immanence et transcendance, entre fin du désir et relance de celui-ci.

12Pour autant, il nous semble que dans l’œuvre de Bolaño, une telle « transtextualité » soit également mise au service d’autre chose que de la simple constitution d’un ou de plusieurs ensembles romanesques. Si nous revenons une dernière fois à La Littérature nazie en Amérique, nous voyons que l’ouvrage tout entier repose sur la constitution d’une forme d’histoire alternative ou d’uchronie21 dans laquelle non seulement l’Amérique latine, bien plus que dans la réalité, se serait faite le réceptacle historique du nazisme, mais aussi et surtout où l’histoire littéraire de ce continent recèlerait une abondance de figures d’avant-garde littéraire nazies, vivant et travaillant dans un dialogue constant bien que secret avec l’histoire littéraire européenne présentée comme histoire littéraire officielle. Ainsi de ce nazi sud-américain, « Luiz Fontaine Da Souza »22, dont l’œuvre entière se décline en une « Réfutation de Voltaire » de six cent quarante pages, une « Réfutation de Diderot » de cinq cent trente pages, puis de Montesquieu, de Rousseau, de Hegel suivie d’une « Brève Réfutation de Marx et de Feuerbach », avant de s’achever par une ultime réfutation inachevée – l’auteur mourant à la tâche – de l’Être et le néant en six volumes, qui fait appel « aussi bien aux philosophes présocratiques qu’aux films de Charlie Chaplin et de Buster Keaton »23.

13Dans un tel cas, il semble ainsi s’agir pour Bolaño d’élaborer une véritable variation fictionnelle autour des œuvres canoniques des lettres françaises ou plus largement européennes. Si là encore la variation permet de déployer une inflation diégétique ou cosmologique à partir de quelques germes narratifs trouvés dans l’histoire réelle – ainsi toute l’œuvre de « Luiz Fontaine Da Souza » n’est que la reprise et l’expansion, même négative, des œuvres qu’il réfute – nous voyons également que la variation est amenée à jouer un rôle plus complexe. Dans ce cas spécifique, l’Amérique, et plus particulièrement encore l’Amérique latine, apparaissent comme l’autre de l’Europe, sorte de miroir terrible qui reprend et répète son histoire, mais sous un angle monstrueux et dément. La variation n’est plus seulement expansion, mais façon de redoubler et de répéter l’histoire littéraire officielle et réelle, afin d’en faire apparaître le fond d’horreur caché. Le travail de réécriture et de variation ne s’apparente donc plus seulement à un travail de développement, entendu en un sens seulement extensif ou quantitatif, il rend également possible une forme d’approfondissement, où les aspects les moins manifestes, comme la violence et l’horreur, peuvent progressivement revenir à la surface. L’uchronie de La Littérature nazie en Amérique s’apparente en ce sens à une forme de passage à la limite, où la violence latente de l’histoire européenne, en étant exposée, rend possible la constitution d’un autre monde, fictif et pourtant révélateur d’une dimension cachée de notre réalité.

14Par l’usage de tels dispositifs, Bolaño semble alors s’inscrire, au moins en partie, non plus tant dans la lignée des simples cycles romanesques, que dans le sillage d’une poétique dite « postmoderne », au moins au sens très restreint que Brian McHale a pu donner à ce terme dans son ouvrage Postmodernist Fiction. Selon cet auteur, si la poétique moderniste correspondait à des interrogations de type épistémologiques – par exemple : qui perçoit ? comment perçoit-il ? ou encore : comment unifier la diversité de toutes ces perceptions ? –, une poétique « postmoderniste » tiendrait bien davantage à des questions d’ordre ontologique ou cosmologique, relatives à la diversité des mondes possibles, à leur entrecroisement, et à la traversée des frontières entre ceux-ci24.

15En effet, dès La Littérature nazie en Amérique, il ne s’agit plus seulement pour Bolaño de procéder à un jeu d’expansion diégétique à partir d’amorces narratives laissées en suspens dans certaines de ses propres œuvres, mais plutôt de présenter des variations jouant à la frontière entre différents mondes possibles, de façon à interroger le jeu possible qui unit ou sépare ces différents mondes.

16C’est ainsi ce jeu sur la frontière diégétique elle-même que nous souhaiterions désormais étudier tel qu’il se déploie dans 2666, en lien encore, nous le verrons, avec la frontière géographique qui sépare le monde européen du monde sud-américain. Deux moments nous serviront à étudier ce rôle de la variation dans l’ultime roman de Bolaño. Tout d’abord nous verrons comment un tel emploi de la variation est réfléchi dans l’œuvre elle-même au moyen de la description d’un tableau fondé lui-même sur une série de variations. Puis dans un second temps, nous nous intéresserons aux échos existants entre la première partie du roman et la quatrième qui apparaîtront comme des variantes l’une de l’autre.

La main et le tableau

17Le premier extrait auquel nous allons nous intéresser correspond à la description dans 2666 de l’œuvre picturale fictive d’un peintre nommé Edwin Johnes. Cette description prend place dans la première partie du roman intitulée « La partie des critiques » consacrée à la quête menée par quatre critiques européens pour retrouver Arcimboldi, l’auteur mystérieux auquel ils ont dédié la majorité de leurs travaux. A un moment de ce récit, Liz Norton, universitaire anglaise, fait part à Morini, le critique italien, de l’existence d’un peintre nommé Edwin Johnes, qui a vécu dans un quartier de Londres autrefois populaire mais désormais gentrifié et qui s’est fait connaître par un étrange tableau. En voici le récit :

C’était un jeune type, il devait avoir trente-trois ans, connu dans le milieu mais pas ce qu’on dirait célèbre. En réalité il était venu vivre ici parce que le loyer de l’atelier était meilleur marché que partout ailleurs. À l’époque le quartier n’était pas aussi animé que maintenant. Il y avait encore de vieux ouvriers qui recevaient une pension de la Sécurité sociale, mais il n’y avait plus de jeunes ni d’enfants. Les femmes brillaient par leur absence : ou elles étaient mortes ou elles passaient tout leur temps chez elles sans jamais mettre le nez dans la rue. Il n’y avait qu’un pub, aussi mal en point que le reste du quartier. Bref, c’était un coin plongé dans la solitude et la décadence. Mais c’est cela qui sembla aiguillonner l’imagination et l’envie de travailler du peintre. Lui aussi était un type plus ou moins solitaire. Ou qui se sentait bien dans la solitude.
[…]
Le fait est qu’il se mit à travailler avec plus d’énergie que jamais. Un an plus tard, il réalisa une exposition dans la galerie Emma Waterson, une galerie alternative de Wapping, et son succès fut retentissant. Il inaugura quelque chose qui par la suite serait connu sous le nom de néodécadentisme ou animalisme anglais.
[…] Les tableaux n’étaient pas mauvais. Malgré tout, l’exposition n’aurait eu ni le succès ni les répercussions qu’elle eut s’il n’y avait pas le tableau vedette, beaucoup plus modeste que les autres, le chef-d’œuvre qui poussa tant d’artistes britanniques, des années après, dans la mouvance du néodécadentisme. Ce tableau, de deux mètres sur un, était, à bien y regarder (même si personne ne pouvait être sûr de bien le regarder), une ellipse d’autoportraits, par moments ligne spirale d’autoportraits (selon l’endroit d’où on l’observait), et au centre pendait, momifiée, la main droite du peintre.25

18Cet extrait s’inscrit ainsi dans cet ensemble de processus que Chris Andrews a nommé « métareprésentation » et qui permet à Bolaño, par la représentation dans la diégèse d’une œuvre d’art souvent fictive, d’ouvrir un nouveau monde enchâssé dans le premier. Ainsi, se fait jour ici encore ce processus d’expansion narrative dont nous avons déjà parlé et qui permet chaque fois de relancer le récit afin de lutter contre sa clôture.

19Par ailleurs, les caractéristiques de la vie de ce peintre tendent à l’inscrire dans un ensemble de figures qui dessinent tout au long du roman un véritable motif structurant : celui des artistes maudits, dont l’œuvre paraît souvent se confondre avec la folie, ou du moins s’inscrire dans un rapport complexe avec l’existence du mal et de la violence dans l’histoire. Ce sera le cas bien plus tard d’un peintre qui se tirera une balle dans le bras gauche lors d’un duel et n’aura peint que des femmes mortes26, ou bien encore du personnage d’Ansky, dans la cinquième et dernière partie du roman, auteur d’un journal qui raconte son combat d’écrivain dans la Russie communiste des années 1930 et 194027.

20Les artistes dont traite abondamment Bolaño sont donc toujours présentés comme travaillant sur fond d’un environnement politique et historique particulièrement violent, de sorte que leur œuvre porte immanquablement en elles la trace de ces horreurs et de ces désastres. C’est le cas évidemment de Bolaño lui-même qui écrivait que « la violence, la vraie violence, est inévitable, au moins pour ceux d’entre nous qui sont nés en Amérique latine durant les années 50, et qui avions à peu près vingt ans au moment de la mort de Salvador Allende »28.  C’est le cas ici encore de ce personnage d’Edwin Johnes dont l’œuvre nous est immédiatement présentée comme possédant un lien organique avec un quartier de Londres où règne la misère, la pauvreté et la solitude. Notons également que dans ce quartier, les femmes sont pour la plupart « mortes », détail qui n’est pas sans jouer un rôle proleptique quant aux féminicides de Santa Teresa qui seront racontés plus tard dans le roman

21Pour autant, c’est véritablement dans la construction de l’œuvre picturale de ce peintre que Bolaño semble nous livrer quelques clés permettant de comprendre le rôle que la variation est amenée à jouer dans son œuvre. Ainsi le tableau est composé d’« une ellipse d’autoportraits, par moments une ligne spirale d’autoportraits (selon l’endroit où l’on regardait), et au centre pendait, momifiée, la main droite du peintre ».

22Ce qui est d’emblée remarquable, au-delà de la violence de la composition sur laquelle nous reviendrons, c’est la juxtaposition au sein de l’œuvre de deux régimes ontologiquement distincts : d’une part, le régime de la représentation picturale classique, c’est-à-dire de l’autoportrait comme espace référentiel où la peinture réfère à la personne réelle d’Edwin Johnes ; et d’autre part, une main réelle, qui se trouve donc en excès sur cet espace référentiel. Edwin Johnes lui-même se trouve ainsi fragmenté ou décliné en deux variantes de sa propre personne, installé à la lisière de mondes distincts : d’une part un, ou plutôt des Edwin Johnes représentés sur l’espace de la toile, et d’autre part un morceau ou fragment de l’Edwin Johns réel, accroché ou pendu au cœur de la toile.

23L’ensemble du tableau semble ainsi osciller entre deux modalités de la diversification ou de la multiplicité : d’une part la simple répétition, dont l’autoportrait comme mimesis est déjà une forme d’avatar, et qui s’aggrave encore par la présence d’une sérialisation de ces autoportraits. Mais d’un autre côté, cette répétition subit deux inflexions qui l’emportent du côté de la variation. D’une part, ce qui s’apparente à une ellipse ou un cercle peut aussi être vu comme une spirale, c’est-à-dire non pas comme une figure fermée, mais ouverte et parcourue par un mouvement, et d’autre part, l’espace représentationnel se trouve en son centre déchiré, rompu ou fendu par la présence d’une main réelle, d’un fragment de réalité et de chair qui semble faire éclater ce cercle de l’identité.

24Ainsi, la variation semble bien chercher, ici encore, à « faire du nouveau » à partir du même, puisque l’œuvre ne tient véritablement qu’à condition de décliner en une infinité de fois le portrait du peintre. Mais l’originalité du dispositif inventé par Bolaño est de faire reposer cette variation sur un passage de la représentation à la réalité, c’est-à-dire sur une transgression de la frontière représentationnelle elle-même. Une telle transgression ne peut avoir lieu qu’au prix d’une violence quasi insoutenable, requérant pour s’effectuer un lourd sacrifice de la part de l’artiste.

25Ce mouvement de transgression de la frontière diégétique, peut être rapproché de ce que Gérard Genette nommait métalepse ou peut-être même davantage : antimétalepse, dans son ouvrage du même nom29.

26Si la métalepse correspond au mouvement de descente du narrateur dans son récit, donc du passage d’un niveau diégétique supérieur à un niveau diégétique inférieur ou métadiégétique, l’antimétalepse correspond quant à elle à la sortie ou remontée d’un niveau diégétique inférieur vers un niveau supérieur. Un exemple serait La Rose Pourpre du Caire de Woody Allen où les protagonistes de la diégèse principale, sont au cinéma lorsque tout à coup, un des personnages du film traverse l’écran pour les rejoindre. La métalepse correspond donc à un mouvement que l’on pourrait nommer de « mise en fiction » ou de « mise en représentation », tandis que l’antimétalepse correspondrait plutôt à une sortie de la représentation, ou une sortie de la fiction en direction de la réalité. Genette écrivait ainsi que si dans l’antimétalepse, l’image sort du cadre30, dans la métalepse, l’image, bien plutôt, tend à « entrer dans le cadre », bien que dans les deux cas, ajoutait-il, l’essentiel est de « franchir le cadre ».

27Le tableau d’Edwin Johnes décrit par Bolaño fonctionne d’une façon similaire puisqu’il consiste à faire communiquer deux niveaux « diégétiques », ou du moins ontologiquement distincts, le peintre parvenant, par un dispositif étrange, à faire passer sa propre personne à travers différents mondes, à faire sortir du réel d’un tableau.

28Ce dispositif comporte alors une interrogation implicite quant à la perméabilité de la frontière séparant le monde réel des mondes fictionnels. Dans le tableau d’Edwin Johnes, le monde représentationnel apparaît comme un monde répétitif, où le même autoportrait se décline à l’infini et sans variations. Mais de cet espace représentationnel vient émerger une main réelle et momifiée qui permet précisément l’ouverture de la toile. Ce qui est mis en cause, c’est donc l’imperméabilité du monde de l’œuvre vis-à-vis de la réalité31. Ici la main réelle est intégrée à l’espace de l’œuvre, de sorte que s’opère une véritable confusion entre le réel et le représenté. Le monde de l’œuvre n’est plus séparé du réel mais permet au contraire une certaine circulation de l’un à l’autre.

29Enfin, nous voyons que le moteur de cette indistinction consiste dans un fait brut de violence. C’est par l’entremise de la violence extrême de l’acte d’automutilation du peintre que la frontière entre monde représentationnel et monde réel se trouve abolie, comme si finalement, seule la violence ou l’horreur pouvait nous faire sortir de la répétition, pour ouvrir la représentation sur la réalité, et faire communiquer ces deux mondes auparavant disjoints.

30D’autres passages de 2666 portent en eux un mouvement similaire. En effet, dans la deuxième partie intitulée « La partie d’Amalfitano », le personnage éponyme, un professeur de philosophie à l’Université de Santa Teresa, se trouve soudain obsédé par un livre de géométrie retrouvé dans ses cartons. Pendant un premier temps, la question qui l’obsède est de savoir d’où vient cet ouvrage, qu’il ne se souvient pas avoir emporté avec lui lors de son départ d’Espagne. Finalement, un soir où sa jeune fille, Rosa, se prépare pour sortir, Amalfitano prend brusquement la décision de sortir de chez lui, livre en main, afin de le suspendre à une corde à linge de son jardin. En cela, il a conscience de réitérer un ready-made de Duchamp qui visait, selon les mots mêmes de l’artiste, « à discréditer “le sérieux d’un livre empli de principes” comme celui-là et […] en l’exposant aux rigueurs du temps, “le traité avait enfin saisi deux ou trois choses de la vie”. »32

31Ce geste symbolique, consistant à accrocher un livre de géométrie, « sérieux » et « empli de principes » à une corde à linge, revient ainsi à le discréditer, ou plutôt, en l’exposant « aux rigueurs du temps », aux intempéries et au soleil brûlant du Sonora, à faire en sorte que le livre en question « saisisse deux ou trois choses de la vie ». Ici encore, on remarquera que ce dispositif vise à produire un certain brouillage des frontières diégétiques, puisque la matière diégétique du livre se trouve envahie par des puissances excédant son cadre représentationnel – ici celles précisément de cet aride désert mexicain – afin de défaire sa monotonie et sa staticité.

Doublure et réécriture

32Ainsi si nous trouvons dans 2666 plusieurs exemples d’une variation jouant sur les frontières diégétiques au sein de l’histoire, nous voudrions maintenant chercher à voir comment un tel dispositif se retrouve également au niveau de la structure narrative de l’œuvre. Pour cela, nous aimerions nous pencher sur les liens qui unissent la première partie de l’ouvrage, intitulée « La Partie des critiques », et la quatrième partie, intitulée « La partie des meurtres ». En effet, si les parties 2 et 3 occupent des segments temporels assez brefs – pas plus d’une année pour la partie 2 et quelques mois pour la partie 3 – les parties 1 et 4 se consacrent au récit d’une décennie tout entière, celle des années 90, s’arrêtant chacune à l’aube du deuxième millénaire auquel le titre du roman, 2666, en tant que date, fait aussi allusion. Le roman est donc construit sur la répétition et la reprise d’une même décennie, que nous parcourons deux fois, selon la loi d’une variation perspectiviste puisque les mêmes années sont racontées une première fois depuis l’Europe, une seconde fois depuis l’Amérique latine.

33Mais si ce parallélisme chronologique semble permettre de voir dans la quatrième partie une variation de la première – chaque partie consistant en un récit différent des mêmes années, seulement d’un point de vue différent – l’écart séparant ces deux parties paraît à première vue trop important, rendant impossible un tel rapprochement. Quoi de commun en effet entre la vie des critiques universitaires de la première partie, dans une Europe d’après la guerre froide et donc d’après la violence, où la circulation des idées et des personnes semble devenue totale, une Europe d’après l’histoire en un sens, et une Amérique du sud hantée par la mort et la répétition d’un féminicide qui semble défaire toute expérience possible ?

34A plusieurs titres, il paraît en effet que les parties 1 et 4 procèdent à la constitution d’espaces-temps inconciliables. Le récit de la première partie progresse tout entier selon la loi d’une temporalité tournée vers l’avenir, suivant l’évolution des carrières et des histoires amoureuses entre les personnages sur dix ans, qui évoluent au sein d’un espace lui-même ouvert, comme en témoigne les innombrables voyages, aussi bien privés que professionnels à travers l’Europe. Tout à l’inverse, le récit de la quatrième partie, de par sa nature itérative, semble défaire toute expérience du temps. La narration procède selon une datation stricte qui est bien l’indice d’un passage temporel, mais qui semble ne plus produire aucun effet puisqu’inlassablement les mêmes cadavres, ayant connu les mêmes mutilations et sévices, réapparaissent. A Santa Teresa, le temps semble ne plus passer, de même que la ville tout entière paraît exister à la manière d’un gigantesque trou géographique, attirant pour les avaler tous les personnages qui s’en approchent33. L’échec de toute enquête menée à Santa Teresa semble venir confirmer cette impossibilité d’opérer de quelconques liaisons entre les lieux et les moments du temps – dès lors que relier deux événements est le propre de toute enquête – comme si les synthèses minimales au fondement de notre expérience du temps et de l’espace étaient incessamment défaites sous la pression de l’horreur.

35Ainsi, si le temps et l’espace semblent donc offerts aux protagonistes de la première partie, la quatrième partie semble constituer une sorte d’effondrement de ces coordonnées ontologiques fondamentales : monde hors-temps et espace entièrement négatif y constituent davantage la règle. Le parallélisme entre la première et la quatrième partie semble alors avoir pour fin de faire saillir l’hétérogénéité fondamentale de ces deux mondes aux coordonnées parfaitement incompatibles. En témoigne encore l’impossibilité pour les critiques de la première partie de faire l’expérience de l’horreur de Santa Teresa lors de leur arrivée dans cette ville à la fin de la première partie. Dans un premier temps, les trois critiques semblent mener une simple existence de touristes, assistant au « méchoui d’agneau », faisant « une course à cheval », chantant « un corrido de 1915 » ou encore tentant « leur chance au lasso »34. Dans un deuxième temps, Liz Norton repart vers l’Europe, tandis que Pelletier se retranche dans la lecture des livres d’Arcimboldi à l’intérieur de son hôtel pour touristes, et qu’Espinoza vit une aventure avec une jeune vendeuse de tapis. Malgré leurs efforts intermittents pour « savoir ce qui se passe dans cette ville »35, ni l’un ni l’autre ne parviennent réellement à faire l’expérience de ce qui se joue à Sante Teresa. Ces deux mondes paraissent maintenir leur hétérogénéité en dépit des différentes trajectoires des protagonistes qui ne cessent de parcourir l’intervalle qui les sépare.

36Ainsi l’espace-temps européen de la première partie et l’espace-temps sud-américain de la quatrième partie apparaissent comme fondamentalement disjoints, proche en cela des hétérotopies dont parle par moments Foucault : espaces dont les propriétés incommensurables empêchent l’appartenance à un espace commun plus vaste36, c’est-à-dire finalement à un monde singulier et unique dans lequel nous pourrions situer la diversité de ces expériences pour les y inscrire. A ce titre, Brian McHale remarquait déjà que dans l’histoire littéraire récente, l’Amérique latine constituait un cas paradigmatique d’hétérotopie et ce pour deux raisons : « Le premier mécanisme [qui a contribué à faire de l’Amérique latine une hétérotopie] c’est sa conceptualisation comme l’opposé du monde européen (ce dernier incluant l’Amérique du nord), l’autre de l’Europe, son double étranger. Ce dualisme, Europe contre Amérique latine, parcourt toute la culture sud-américaine ; de fait, il parcourt également l’expérience personnelle de nombreux écrivains sud-américain du « boom », dont un certain nombre – comprenant Cortázar, Garcia Márquez, Fuentes, ont été expatriés de leurs terres natales […]

37Le second mécanisme, complémentaire du premier, se fonde sur la conceptualisation de l’Amérique latine non pas en termes de sa différence externe d’avec l’Europe, mais dans les termes de ses propres différences internes. Objectivement, l’Amérique latine est une mosaïque de cultures, de langues, de conceptions du monde, de paysages et zones écologiques dissimilaires sinon incompatibles »37. Ainsi, au cœur de 2666 se ferait jour encore cette idée de l’Amérique du Sud comme autre radical de l’Europe, comme reflet inquiétant ou double monstrueux.

38Pour autant, c’est précisément cette disjonction radicale entre ces deux mondes que le roman de Bolaño tend simultanément à annuler ou à conjurer. En effet, il nous semble que Santa Teresa, plus qu’un monde simplement disjoint de l’Europe des années 90, se révèle davantage comme le miroir ou la doublure secrète de ce qui ne cesse de traverser en profondeur bien qu’en silence le monde de la première partie.

39Une relecture du roman, nous fait ainsi apparaître la quatrième partie comme une réécriture ou encore une forme de « reprise approfondissante » de la première. Revenir à la première partie après avoir lu la quatrième, c’est en effet se rendre visible le nombre immense de prolepses qui déjà annonçaient et anticipaient la violence de Santa Teresa. Or précisément, si de telles prolepses pouvaient passer inaperçues au cours d’une première lecture, elles deviennent, à la lumière de cette quatrième partie, pleinement apparente, constituant dès lors très nettement un thème latent de la « Partie des critiques ». A ce titre, la variation est véritablement une reprise explicitante selon des modalités qu’il nous reste à décrire.

40Nous trouvons un exemple d’un tel procédé dans la scène d’une visite à Zurich, faite par deux des critiques, Pelletier et Espinoza, à Mme Bubis, l’éditrice d’Arcimboldi. Durant cette visite, quelques heures d’attente poussent les deux universitaires à explorer le quartier des prostituées de la ville. Alors qu’ils traversent ces rues pleines de tristesse et de misère, les deux hommes se mettent à échanger sur leurs déceptions amoureuses et leurs tristesses passés. Un peu plus tard, après avoir rencontré Mme Bubis, ils réalisent que « l’éclair qu’ils avaient entrevu dans le quartier des putes était plus important que la révélation, quelle qu’elle puisse être, qu’ils avaient pressentie chez Mme Bubis », réalisant par là même que « la quête d’Arcimboldi ne pourrait jamais emplir leurs vies »38.

41Ainsi ce passage situé dans la première partie constitue quelque chose comme un tremblement ou un vacillement de la réalité. Alors que les critiques restaient tout entiers pris dans leur quête littéraire, ils découvrent à Zurich, sans l’avoir voulu, une autre réalité, celle de la violence qui unit sexualité et marchandisation des corps. Or la quatrième partie, « la partie des crimes », révèlera finalement que les meurtres de Santa Teresa avaient pour motifs la prostitution forcée de milliers d’ouvrières de la région, tuées après avoir été violées.

42Ainsi, la scène des prostituées de Zurich, au cœur de la première partie fait bien office de prolepse. Dans une telle scène, c’est bien la réalité littéraire dans laquelle évolue les deux critiques qui tremble un moment, laissant voir autre chose qui demeure pour le moment incompréhensible. Ce n’est qu’à la lumière de la quatrième partie que cette autre réalité apparaîtra dans toute sa clarté, rendant rétrospectivement compréhensible ce qui se jouait de façon seulement latente dans cette première partie.

43Il en va de même d’une autre scène importante de première partie. Les deux critiques Espinoza et Pelletier se trouvent réunis dans un taxi avec Liz Norton à Londres. A la suite d’une discussion confuse avec le chauffeur, celui-ci finit par traiter Liz Norton de « pute »39. Aussitôt s’en suit un déchaînement de violence inouï. Pelletier et Espinoza tabassent le chauffeur de taxi et le laissent pour mort dans les rues de Londres, avant de se trouver profondément marqués par cette scène qui semble leur avoir révélé une facette inconnue de leur vie. A nouveau la violence joue ici un rôle proleptique. Elle s’articule autour de cette insulte de « pute » qui anticipe sur les violences sexuelles faites aux femmes dans Santa Teresa. Mais ce passage est peut-être plus révélateur encore dans la mesure où il nous permet de souligner une autre articulation unissant les parties 1 et 4.

44En effet, la violence dans la partie 1, reste majoritairement littéraire, en ce sens qu’elle ne constitue pour le moment qu’un « fait de langage », une insulte qui inscrit la violence sexuelle dans la sphère des mots et non des corps, et qui prend place plus largement dans le monde des critiques universitaires. Dans ce monde, la violence se trouve très largement sublimée, ne se manifestant qu’à l’occasion d’échanges verbaux et intellectuels que Bolano décrit pourtant bien souvent au travers d’un lexique militaire40. La partie 4 viendra alors littéraliser ce qui n’était dans la partie 1 que littérature. Le roman tout entier joue ainsi de cette oscillation, de cette alternative sans cesse rejouée et relancée entre fiction et réalité, comme deux variantes possibles du même événement.

45C’est donc en ce sens qu’il nous semble que la quatrième partie fait figure de doublure ou de réécriture de la première partie, dans la mesure où elle en révèle la violence latente. Elle fonctionne en cela comme ces antimétalepses dont nous avions parlé à propos de certains thèmes directement présents dans la diégèse du roman. Si dans le tableau d’Edwin Johnes la représentation devient réalité par l’entremise de la violence, l’architecture générale du roman reprend un même mouvement consistant dans le passage de la simple représentation à la réalité. La reprise de mêmes thèmes permet ainsi une variation sur les modalités ontologiques de leur existence, de sorte que la violence faite aux femmes passe de simple fait littéraire au statut de fait véritablement réel. En ce sens, la variation permet ce que nous serions tentés d’appeler une désublimation de la violence, s’apparentant également à la mise en lumière de celle-ci.

46Nous comprenons alors peut-être un peu mieux la fragmentation du roman tout entier : incapable d’affronter directement la violence de nos vies et de l’histoire, ce n'est que par un tel jeu de déplacement et de reprises que cette violence peut apparaître dans sa pleine lumière, comme si seule la variation permettait de rendre peu à peu palpable ce qui, au départ, ne semblait tisser que de mots.