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Achilleas Papakonstantis

Gérer les variantes dans les archives cinématographiques. Le cas des collections muséales de la Cinémathèque suisse

Managing Variants in Non-Film Archives. The Case of Cinémathèque suisse’s Museum Collections

1Depuis bientôt un demi-siècle, les notions de « multiple » et de « variante », ainsi que les enjeux très particuliers que celles-ci soulèvent, font l’objet de discussions et de débats, parfois intenses, dans le domaine des archives cinématographiques. Le tournant historiographique marqué par le fameux congrès de la FIAF (Fédération internationale des archives du film) à Brighton en 1978 consacré au cinéma dit « des premiers temps » a joué un rôle de catalyseur dans la renégociation du concept – sacré dans l’histoire (et le marché) de l’art – d’original et de son corollaire, à savoir le discrédit porté à tout ce qui relèverait d’une copie. En partant de ce champ de recherche spécifique, l’examen de la réception effective des films par leurs publics (devenus forcément pluriels face aux nouvelles exigences scientifiques de rigueur et de précision) s’est vu accorder une priorité de rang élevé. Couplé à la constatation pragmatique de la perte définitive d’un très grand nombre de films produits pendant la première moitié du XXe siècle, ce changement de perspective – de la conception idéaliste de l’œuvre à la situation réelle de la réception – a largement contribué au renforcement de la conviction selon laquelle, dans le cas du cinéma, chaque copie est un original. Appliqué depuis plusieurs décennies par les cinémathèques dans leur travail de préservation des films1, ce principe guide désormais également la recherche académique. Ainsi, il arrive de plus en plus souvent que ce qui était auparavant considéré comme un objet filmique unique se trouve aujourd’hui démultiplié en plusieurs variantes, chacune devant être étudiée dans sa dimension historique propre.

2Force est cependant de constater que les débats sur les questions de l’original et des variantes dans les milieux universitaires et archivistiques se sont jusqu’ici concentrés sur les films en tant qu’objets d’étude, tandis que les collections dites « non-film » ont plutôt été négligées. Sous cette appellation énigmatique, traditionnellement employée dans les pays francophones, on regroupe un ensemble extrêmement hétérogène d’objets, allant des archives personnelles des cinéastes à des documents administratifs (dossiers de production, demandes de fonds, procès-verbaux, etc.), du matériel promotionnel (affiches, photographies, press-kit, etc.) aux documents de réception (périodiques, coupures de presse), et des appareils aux costumes et aux décors. Bien que l’importance de ce type de sources pour l’historiographie du cinéma ne cesse de croître2, recoupant la distinction formalisée depuis les années 1970 par Christian Metz entre le « filmique » et le « cinématographique »3, les problèmes particuliers posés par leur conservation en de multiples exemplaires et, souvent, en plusieurs variantes n’ont fait l’objet jusqu’à aujourd’hui ni d’une théorisation poussée, ni même d’une réflexion publique. Et pourtant, ce sont ces objets dits « non-film » qui font le plus souvent la richesse de la collection d’une cinémathèque, du moins en termes quantitatifs.

3Le cas de la Cinémathèque suisse est à cet égard exemplaire. Les chiffres sont éloquents : à côté des 85'000 films, l’institution patrimoniale conserve environ 500'000 affiches, 2'500'000 photographies (tirages, négatifs, diapositives ou « photos cartonnées » qui ornaient jadis les murs des salles de cinéma helvétiques), 3'700 appareils et autres objets cinématographiques et pré-cinématographiques, 210 fonds d’archives papier, 10'000 scénarios, 30'000 livres, 700'000 périodiques et 240'000 dossiers documentaires (contenant des coupures de presse et autres documents relatifs à la diffusion des films) – à savoir, l’une des plus grandes collections dans le monde4. Si le présent article souhaite ouvertement poser les bases pour une théorisation future des notions de « multiple » et de « variante » en lien avec les archives non-film, la réflexion qu’il propose est, de fait, largement issue de notre expérience professionnelle au sein de la Cinémathèque suisse5. Nous nous concentrerons ici sur les collections muséales (matériel iconographique, appareils et objets) de l’institution, étant donné que la problématique autour des variantes avait déjà été abordée à propos de ces dernières au moment de l’établissement de la politique de leur acquisition et de leur conservation, avant de réémerger, dans des termes différents, lors du travail préparatoire en vue du développement d’une nouvelle base de données destinée à accueillir ces objets, rendue opérationnelle en 2023.

4Commençons par admettre un écart – considérable d’un point de vue historiographique – dans les modalités pragmatiques de définition de la notion d’objet entre, d’un côté, les collections muséales, et de l’autre côté, le reste des archives et documents (film et non-film) conservés par une cinémathèque. Bien que pour les premières aussi l’opposition entre l’original et la copie n’ait plus lieu d’être, les raisons de cet état de fait ne sont pas à chercher dans leur cas dans un changement d’échelle d’observation historienne, mais directement dans les modes de production industrielle de la quasi-totalité des objets les constituant – ce qui, du reste, différencie de manière cruciale les collections muséales d’une cinémathèque des collections des musées classiques, tels les musées des Beaux-arts6.

5De manière générale, le problème de la multiplicité se pose ici dans des termes qualitativement et quantitativement différents de ceux qui s’appliquent au traitement des collections films, décrits plus haut. Alors que chaque « copie » d’un film se voit désormais accorder le statut d’objet unique, invitant les chercheur.e.s à reconstituer l’histoire de sa circulation effective, une telle démarche ne s’applique pas au matériel iconographique (à quelques exceptions près, voir supra note 6) pour des raisons logistiques. En effet, les cinémathèques reçoivent régulièrement des dizaines, voire des centaines d’exemplaires « identiques » d’une affiche ou de tirages de la même photographie ; il serait totalement irréaliste d’attribuer à chacun de ces exemplaires ou tirages le statut d’objet, tant du point de vue de la conservation, étant donné le manque évident d’espace physique pour pouvoir ranger ce matériel dans des conditions optimales (à plat dans un tiroir et à l’intérieur des fourres non-acides avec réserve alcaline pour les affiches ; à l’intérieur de boîtes et enveloppes non-acides et sans réserve alcaline pour les tirages), que du point de vue du catalogage, et ce en raison du manque de ressources humaines à disposition pour effectuer les recherches nécessaires à la reconstitution de l’histoire de chacun de ces objets. Concernant ce dernier aspect, il est en outre important de souligner que, contrairement aux copies des films, tirées généralement en réponse à un besoin de diffusion avéré et donc ayant effectivement connu une circulation, les affiches des films ont régulièrement été imprimées en un très grand nombre d’exemplaires, ceux-ci n’ayant connu, dans leur majorité, aucune utilisation réelle (ils ont souvent été envoyés aux cinémathèques directement par les distributeurs ou les exploitants)7.

Une variante, un objet : les préceptes de la politique de collection de la Cinémathèque suisse

6S’agissant de ses collections muséales, la Cinémathèque suisse a choisi de faire correspondre la notion d’objet à celle d’édition. Prenons un type d’objet précis, l’affiche, afin de mieux rendre compte des implications de cette décision dans les tâches liées à la conservation et au traitement des collections (fig. 1). Chaque édition différente de l’affiche d’un même film est donc considérée comme un objet unique qui doit être préservé comme tel. Deux conséquences pratiques en découlent immédiatement.

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Fig. 1 : La collection d’affiches conservées par la Cinémathèque suisse à Penthaz. © Carine Roth

7Premièrement, les documentalistes-iconographes de l’institution doivent effectuer un travail minutieux d’analyse des affiches d’une même édition afin de repérer et d’identifier tout élément, si minuscule ou insignifiant qu’il puisse paraître à première vue, introduisant une quelconque variation. Si la présence d’un tel élément est confirmée, l’affiche se transforme en un nouvel objet à part entière qui doit être traité et catalogué comme tel. L’exemple le plus probant concerne les variations dans les mentions scripturales sur le corps d’une affiche : même si le visuel reste identique, le moindre changement dans le texte – et a fortiori dans la langue utilisée – suffit pour conduire, selon les principes fixés par la politique de collection de la Cinémathèque suisse, à la catégorisation des affiches en question en des objets distincts8. Il se peut également que la circulation d’une affiche sur un territoire national autre que celui de sa première diffusion ait été autorisée uniquement après un certain nombre d’altérations au niveau du graphisme, visant le plus souvent à modifier ou effacer des parties de l’image dont on juge qu’elles pourraient porter atteinte aux mœurs ; c’est le cas par exemple de l’une des affiches américaines de la ressortie de 1982 du film Orange mécanique (A Clockwork Orange, Stanley Kubrick, 1971) qui reprend le visuel de l’affiche française, en supprimant néanmoins les deux figures féminines nues visibles à l’intérieur de l’orange gigantesque qui domine l’image (fig. 2-3)9. Enfin, même dans les affiches qui, au moment de leur production et impression, étaient strictement identiques, tant au niveau visuel qu’au niveau textuel, des éléments entraînant la génération d’une variante peuvent s’introduire à des étapes ultérieures de leur « vie » : signatures et autres types de mentions manuscrites, timbres pour le visa de censure accordé au film, bouts de papier collés sur la surface de l’affiche par les exploitants pour annoncer les dates de projection, etc. Dans ces cas encore, la présence de ce que les documentalistes appellent une « surcouche » amène à la considération de l’affiche concernée comme un objet à part entière10.

8Deuxièmement, même après ce travail de repérage des variantes et leur proclamation en tant qu’objets distincts, le problème de la multiplicité n’est pas encore réglé, tant s’en faut : en règle générale, les documentalistes se trouvent toujours face à une grande quantité d’exemplaires pour chaque variante/objet. Comme on l’a déjà évoqué, il est logistiquement impossible de conserver la totalité de ces affiches. Selon la solution pragmatique préconisée par sa politique de collection, la Cinémathèque suisse conserve quatre exemplaires de chaque variante lorsqu’il s’agit d’affiches des films en lien avec le territoire helvétique et deux exemplaires pour les affiches des films dits « internationaux »11. Alors que le reste des affiches est éliminé12, la conservation des exemplaires retenus s’organise selon un système de classement et de priorisation à même de garantir la sauvegarde de ce patrimoine précieux. Ce système fut baptisé « féodal » par l'ancienne équipe responsable des collections iconographiques de la Cinémathèque suisse, terme qui évoque l'établissement d'une hiérarchie verticale entre les objets conservés. Prenons l’exemple des affiches d’un titre Helvetica. L’exemplaire qui est jugé comme étant en meilleur état que les autres reçoit la qualification de « Reine » ; à la fin de son traitement, il est rangé séparément des autres et ne sera jamais utilisé dans les éventuels projets de valorisation. Un deuxième exemplaire se voit accorder l’étiquette de « Princesse » ; il est également rangé dans une pièce différente des autres, destiné à prendre la place de la « Reine » en cas d’endommagement de cette dernière. Enfin, les deux dernières affiches sont qualifiées de « Valets » et sont les seules autorisées à circuler en dehors des locaux de l’institution, conformément aux missions de mise à disposition et de valorisation assumées par la Cinémathèque suisse à propos de ses collections13.

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Fig. 2 : Affiche française d’A Clockwork Orange. Collection Cinémathèque suisse. Tous droits réservés.

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Fig. 3 : Affiche américaine d’A Clockwork Orange. Collection Cinémathèque suisse. Tous droits réservés.

Cataloguer les variantes et les exemplaires : un défi pour l’architecture des bases de données

9Alors que le système « féodal » décrit ci-dessus permet de gérer l’acquisition et la conservation des affiches, l’étape du catalogage doit elle aussi se confronter aux difficultés posées par les notions de « multiple » et de « variante »14. Le problème nous est apparu lors de la conceptualisation et l’implémentation d’une nouvelle base de données destinée à remplacer quatre anciens logiciels utilisés jusqu’à très récemment pour les collections muséales de la Cinémathèque suisse. En effet, dès 2020, l’institution patrimoniale s’est investie dans la recherche d’une nouvelle solution informatique pour cataloguer cette partie de ses collections non-film15. L’étude comparative du marché s’est, tout naturellement, concentrée sur les bases de données utilisées dans le monde muséal à l’échelle internationale. Or, les solutions existantes n’étaient pas satisfaisantes, pour la simple raison que les musées « classiques » ont généralement affaire à des œuvres et des pièces uniques, situation qui détermine grandement l’ontologie et l’architecture de leurs bases de données. Il était donc vite devenu évident que la Cinémathèque suisse devait collaborer avec le prestataire externe pour adapter le logiciel choisi à la nature de ses propres collections muséales, caractérisées notamment par l’existence de multiples exemplaires et organisées autour d’un processus strict d’identification de variantes.

10De fait, la solution finalement adoptée, à savoir le logiciel WebMuseo, développé par l’entreprise française A&A Partners16, a été largement repensée et reconfigurée par le prestataire conformément à une longue liste de spécifications établie sur la base d’une identification des besoins propres au catalogage et au traitement des collections muséales de l’institution17. Le changement le plus significatif concernait la multiplication de niveaux de raccrochement des notices, c’est-à-dire la création de catégories intellectuelles pour le catalogage permettant de regrouper les caractéristiques communes entre plusieurs exemplaires. Alors que la version originale proposait un seul module pour les « objets » uniques des musées, la plateforme WebMuseo « personnalisée » pour les besoins de la Cinémathèque suisse répartit les notices en trois modules distincts : « édition » pour les variantes d’une affiche ou d’une photo (voire d’un appareil) ; « objet » pour les exemplaires de chaque variante ; enfin, « représentation visuelle » pour la description des visuels qui peuvent être partagés par différentes variantes, voire différents types d’objets (par exemple, dans le cas où l’image d’un tirage photographique se retrouve sur une affiche et sur un accessoire). Pour optimiser le travail chronophage de catalogage, les modules « édition » et « objet » bénéficient de mécanismes d’héritage : pour un ensemble préétabli de champs, les données insérées par les documentalistes au niveau de l’« édition » s’enregistrent également, de manière automatique, au niveau des « objets » appartenant à cette « édition » (et, inversement, ces mêmes champs sont verrouillés au niveau des « objets »). Parmi ces champs, on trouve par exemple la « taille estimée libre » : ainsi, pour une version taille F4 de l’affiche d’un film, il suffit de renseigner le format sur le module « édition » pour que l’information soit directement transférée dans les notices de chacun des exemplaires de cette affiche.

11Mais l’ontologie de la base de données WebMuseo créée sur mesure pour le compte de la Cinémathèque suisse s’est avérée tellement extensible qu’elle permet actuellement le renseignement d’éventuelles variations entre les exemplaires d’une même variante, et ce même s’agissant de caractéristiques qui devraient en principe se rapporter au niveau de l’« édition ». Ici aussi, l’exemple de la taille est parlant. En effet, même si toutes les affiches d’une même édition devraient logiquement avoir exactement les mêmes dimensions, de légères différences, dues à un certain degré d’imprécision des machines de découpe d’imprimerie, sont en réalité très fréquentes. Ces différences peuvent se mesurer en millimètres, elles n’en constituent pas moins une information précieuse et importante à cataloguer, compte tenu de l’éventualité d’une utilisation future d’un exemplaire dans un projet d’exposition et de la nécessité donc de connaître à l’avance ses dimensions exactes (dans le cas, par exemple, où un cadre sur mesure doit être commandé). Ainsi, parmi les champs à renseigner directement au niveau des « objets » (tels le « constat d’état », relatif à l’état physique et sanitaire de la pièce individuelle conservée dans les réserves de l’institution), on trouve également lesdites « mesures réelles », champ qui permet aux documentalistes de préciser, si besoin est, l’information introduite dans le champ « taille estimée libre » au niveau de l’« édition ».

12L’adaptation du logiciel WebMuseo aux besoins particuliers des collections muséales de la Cinémathèque suisse est, à n’en pas douter, un projet à long terme. La liste des spécifications invitant le développement de nouvelles fonctionnalités continuera à s’allonger au fur et à mesure que notre compréhension des enjeux posés par les notions de « multiple » et de « variante » au travail de catalogage s’approfondit. Cependant, le cas de la Cinémathèque suisse n’est pas isolé ; des questionnements similaires préoccupent quotidiennement les archivistes et les documentalistes travaillant sur les objets « non-film » dans le monde entier. Une théorisation qui capitaliserait sur leur expérience paraît plus que jamais nécessaire à l’ère des outils numériques et des Linked open data (« données ouvertes liées ») afin de guider les usages des archives et des collections interconnectées et interopérables.