Colloques en ligne

Sophie Bros

L’œil à la conquête de l’imaginaire : variantes visuelles du Lost World de Conan Doyle

Eye and imagination : visual variations of Conan Doyle’s Lost World

« My Brontosaurus has escaped! Keep of the streets - until I recapture it!1 »

1Le Lost World (Le Monde perdu) de Conan Doyle est un roman de 1912 dont l’intrigue est assez simple : un savant veut prouver au monde qu’il existe bien un endroit sur terre où des dinosaures sont encore vivants, puisqu’il revient de ce lieu mais n’a pu en ramener de preuves et est taxé d’affabulateur. Un journaliste, le narrateur, décide de l’accompagner pour prouver à la femme qu’il aime qu’il est un héros et un aventurier – elle ne l’épousera pas à moins. Il rédige donc pour le compte de son journal au fur et à mesure de l’expédition un compte rendu de leurs aventures : c’est là l’œuvre que nous lisons2.

2Si la trame – le fait de trouver en pays lointain et inconnu des traces d’une ère croyait-on disparue depuis longtemps – nous semble si commune, c’est qu’elle porte en elle la possibilité de la déclinaison, à laquelle elle se prête si aisément : il suffit de changer le lieu où on va et/ou le type de monde perdu que l’on va trouver – civilisation ancienne (Égypte, Maya…), légendaire (Atlantis), faune disparue, etc. On la retrouve ainsi sous des formes différentes, des dinosaures que l’on rencontre dans Voyage au centre de la Terre de Jules Verne au géant cinématographique King Kong (1933) en passant par Tintin et le Temple du Soleil (le héros de bande-dessinée y découvre des Incas), ou aux Mines du Roi Salomon de Henry Rider Haggard, considéré comme le premier ouvrage de ce type. Ces variantes en tout genre se démultiplient, allant jusqu’à des films comme Q : The Winged Serpent (1982) où le monstre en haut du Chrysler Building se révèle être Quetzalcoatl. Le « monde perdu » est alors devenu un genre à part entière, dont nous étudions ici une des déclinaisons romanesques, peut-être la plus célèbre du genre : l’ouvrage de Conan Doyle.

3Or, sans même évoquer des variations sur le texte qu’une étude génétique révélerait3, précisons que cette variante se ramifie elle-même indéfiniment : l’ouvrage n’a cessé d’être adapté, sous des formes diverses qui traduisent sa propension à la transmédialité. On ne compte plus les films, feuilletons radiophoniques, séries, téléfilms ou bandes dessinées4 qui en furent tirés. Si la question du nombre exact importe peu, elle conduit à se demander ce qui dans cette œuvre pousse à l’adaptation et à la déclinaison du texte. Au-delà de l’histoire en elle-même qui est attrayante, il convient de rappeler une mode contextuelle qui a aiguillonné l’intérêt pour les dinosaures et participé grandement au succès du livre : quand Conan Doyle écrit son ouvrage, on vient à peine (depuis quelque 5 ans) de découvrir les preuves avérées de l’existence passée de certaines espèces de dinosaures. Les débats scientifiques font alors rage, notamment autour des théories de Darwin qu’ils relancent et qui sont mentionnées à plusieurs reprises dans l’ouvrage5. La fascination pour un monde d’avant l’homme bat son plein. Cela explique une part du succès du texte, et donc certaines velléités d’adaptation de ce dernier ; cependant, ce qui est frappant dans toutes ces adaptations est qu’elles sont majoritairement visuelles : les illustrations, films, BD, et téléfilms dominent très largement, et c’est ce phénomène que nous étudions ici.

4Nous nous penchons d’une part sur les images qui accompagnèrent la première parution anglaise – en feuilleton illustré dans le Strand (46 gravures de Harry Rountree, 4 photos et 2 cartes) – en regard de la version française de 1913 et ses 42 illustrations par Géo Dupuis, Louis Bailly et Ruck, d’autre part sur la première adaptation cinématographique de l’œuvre, réalisée par Harry Hoyt en 1925, film muet américain qui fit date (entre autres en raison de l’usage du stop-motion). Ce dernier, dont le scénario est dû à Marion Fairfax, modifie divers aspects du roman, ajoutant par exemple un personnage féminin et procédant à une véritable dramatisation du récit6.

5Le poids de ces variantes visuelles pose pleinement la question de la spectacularisation du texte : quelles similitudes et quels écarts révèlent ces transpositions médiatiques dans le domaine du visuel, alors même qu’il s’agit de représenter l’inconnu ? C’est donc au croisement de ces trois médias, le texte romanesque, l’illustration papier et le film, et à un croisement culturel – puisqu’aux illustrations britanniques répondent les gravures françaises et le film américain – que se situe notre interrogation. Nous montrons qu’il s’agit d’un ouvrage qui se prête par essence à la transmédialité – ou transmédiagénique7 – avant d’étudier des « invariants révélateurs » d’une version à l’autre, et de nous pencher sur les mutations spécifiques à chaque média que ces variantes mettent en lumière.

Un ouvrage qui se prête à la transmédialité

6Le monde décrit est en effet non seulement perdu, mais aussi inconnu, ce qui a pour conséquence que l’ouvrage en appelle à l’imagination des lecteurs ; cette aventure est profondément créative, comme dans tous les « genres de l’imaginaire8 », qui permettent des projections mentales tout autant qu’ils stimulent l’inventivité, chez l’auteur comme son public9. Il n’y a alors qu’un pas entre le créateur et le lecteur, qui se doit d’avoir une attitude active pour se représenter ce monde ; il est ainsi poussé à la création par les indices descriptifs sur lesquels s’appuie son imagination, ce qui stimulerait son envie d’en donner sa version, et de faire voir son image mentale.

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1.Illustration d'Harry Roundtree pour la parution en feuilleton de The Lost world dans The Strand (juillet 1912)

7De la part de l’auteur la pulsion est double : la description est tout autant une nécessité (celle de donner un visage à ce monde qu’il invente pour que le lecteur puisse comprendre) qu’une invitation : puisqu’il ne s’agit pas d’une réalité préexistante, chacun peut, à partir du texte, lui conférer à son gré corps et matérialité par l’image. La volonté de représenter est pour les mondes inconnus attisée par la curiosité d’une part, la créativité d’autre part. La soif de savoir à quoi ressemble ce qu’on n’a jamais vu suffit seule à expliquer ce tropisme du voir et du montrer que la multiplicité des iconographies et adaptations de The Lost World illustre parfaitement. Le texte évoquant l’ailleurs extraordinaire nourrit automatiquement le désir de l’image, et le phénomène ne peut qu’être accentué par la présence des dinosaures, créatures à la lisière du mythe dont l’aspect alimente tous les fantasmes. Pour un public qui n’est pas encore habitué à leur image ni même à leurs noms, donner une image textuelle par la description, que l’illustration relaie ensuite, semble on ne peut plus logique.

8En outre, le texte même est tissé pour en appeler au regard, tant celui-ci est central dans l’œuvre et structure la narration. Ne serait-ce que les titres des chapitres soulignent que cette conquête est avant tout visuelle ; ainsi : «  Who could have foreseen it ? » [qui aurait pu prévoir cela ?] pour le chapitre ix, puis « A sight which I shall never forget » [une vue (un spectacle) que je n’oublierai jamais] au chapitre xiii, ou encore au chapitre xv « Our eyes have seen great wonders » [nos yeux ont vu de grandes merveilles]. Le regard est au centre à la fois de l’aventure et du souvenir que cette dernière laissera ; c’est véritablement l’image du lieu qui est vouée à perdurer, au cœur de l’enjeu narratif dès le début : il s’agit de voir le monde perdu pour prouver son existence.

9En outre, Conan Doyle lui-même a puisé son inspiration dans des images, notamment les illustrations du Paradis perdu de Milton par Gustave Doré (1866) – le titre aurait fourni un indice si l’auteur ne l’avait lui-même affirmé (voir préface de Ian Duncan dans Doyle, 2008) – immense succès de la deuxième moitié du xixe siècle. Et en effet, il y a bien quelque chose de ce plateau inaccessible qui s’élève au-dessus de la jungle et a conservé des vies d’un autre temps dans les gravures de Milton (voir illustration n°2). De fait, les illustrations de l’ouvrage de Doyle semblent leur faire écho.

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2. Gravure illustrant le Paradis Perdu (Lost paradise) de Milton par G. Doré (1866) (gauche) et illustration du plateau du monde perdu par H. roundtree (1912).

10La narration aussi fait explicitement appel au registre du visuel, d’une part parce qu’elle est médiatisée par le regard du personnage de Malone qui est censé tenir la plume, d’autre part parce que ce phénomène est redoublé par ses demandes explicites au lecteur de se forger une image mentale de ce qu’il décrit :

Je vous demande d'imaginer le salon ombragé de la Fazenda Saint-Ignatio, à trois kilomètres de la ville de Manaos. Dehors s’étendait l’éclat jaune et cuivré du soleil, avec les ombres des palmiers aussi noires et nettes que les arbres eux-mêmes. L'air était calme, plein du bourdonnement éternel des insectes, un chœur tropical de plusieurs octaves, depuis le bourdonnement profond de l'abeille jusqu'au sifflement aigu et aigu du moustique. Au-delà de la véranda se trouvait un petit jardin dégagé, délimité par des haies de cactus et orné de bouquets d'arbustes à fleurs, autour duquel les grands papillons bleus et les minuscules colibris voletaient et s'élançaient en croissants de lumière étincelante10. (Doyle, 2008, p. 60)

11C’est à un tableau complet que nous avons ici affaire, avec un cadrage procuré par l’ouverture de la véranda, pleinement photographique (notons le jeu sur la lumière et le clair-obscur avec les expressions soulignées), qui permet de décrire couleurs (cactus, fleurs, papillons bleus) et formes en faisant se succéder profondeur (« beyond »), verticalité (« cactus hedges ») et horizontalité (« flowering shrubs ») tout en appelant aux autres sens, puisque les sonorités sont aussi détaillées, ce qui a pour effet de créer un spectacle total immersif, oculaire et auriculaire.

12Ailleurs, le lecteur a l’impression d’assister à des travellings horizontaux11 lorsque les rives défilent sous les yeux du narrateur, puis verticaux quand le regard monte le long des troncs d’arbres surdimensionnés à l’assaut des cimes :

La hauteur des arbres et l'épaisseur des fûts dépassaient tout ce qu’en bon citadin j'aurais pu imaginer dans ma vie, s'élançant vers le haut en colonnes magnifiques jusqu'à ce que, à une distance énorme au-dessus de nos têtes, nous puissions vaguement discerner l'endroit où ils jetaient leurs branches latérales en des courbes gothiques ascendantes qui se regroupaient pour former un grand toit de verdure emmêlé, à travers lequel seul un rayon de soleil doré occasionnel jaillissait vers le bas pour tracer une fine ligne de lumière éblouissante au milieu de l'obscurité majestueuse12. (Ibid, p. 66-67)

13Ici encore, c’est l’œil qui au sens littéral guide la description, qui semble épouser la perception par la focalisation interne : on est tenté ici de convoquer les catégories déterminées par François Jost dans L’Œil-Caméra (1987) en parlant d’ocularisation interne primaire (le contexte à l’écrit, l’image à l’écran renvoient au regard d’un personnage narrateur). Le texte joue avec les codes de la représentation, du contre-jour final à la référence architecturale en passant par le rai de lumière typique de la gravure. La syntaxe même, accumulative au point de ne faire de cette description qu’une unique phrase, semble l’équivalent mimétique d’un plan-séquence.

14S’ajoutant à ce tropisme descriptif pour le regard, les multiples références à des images participent à la charge visuelle du texte. Ainsi l’on voit ou a vu des photographies (« J’observais les détails d’un visage qui m’était déjà familier par de nombreuses photographies. » / « Il me tendit une photographie», Ibid, p. 49 et 32) et l’on observe longuement des cartes : « Il sortit alors une carte de l'Amérique du Sud et l’étala sur la table13 » (Ibid, p. 52) tout en faisant circuler des dessins (nous y revenons plus loin).

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3. « il sortit alors une carte de l'Amérique du Sud », illustration de M. Siméon (1979), Le livre de Poche14 ©

15L’analyse numérique du texte est particulièrement parlante, et montre combien le texte s’attache à des descriptions visuelles. Les termes liés au regard sont extrêmement nombreux ; il y a notamment une véritable surreprésentation des adjectifs exprimant une qualité visuelle. Voici quelques éléments qui soulignent cette dernière :

16– Adjectifs les plus employés (à partir du plus fréquent) : great, other, little, good, own, first, young, more, strange(-looking), long, last, large, whole, same, old, huge, high, red, small, full, many, deep, few, clear, scientific, black, white, dark, green15...

17– Verbes les plus employés : say (391), have (311), see (265). Après « dire », qui revient fort logiquement sans cesse dans le rendu des dialogues, et « avoir » (qui est très souvent lié à une description physique), « voir » revient constamment. Si on ajoute les autres verbes concernant le regard (look (131), seem (80), show (44), observe (21)), c’est quasiment un verbe sur dix dans ce roman d’action qui est un verbe de perception purement visuelle.

18– Co-occurrences avec « see » : le substantif le plus employé avec le verbe « voir » est le mot « creature[s] », et sur 146 co-occurrences notons que 25 concernent la faune et la flore (hors « creature »), et 19 le décor géologique. C’est donc un tiers des compléments de « voir » qui relève de la description directe du lointain exotique qu’est le monde perdu, qu’il s’agit bien de regarder.

19– Notons enfin que le mot « photograph » apparaît 19 fois dans le texte, et le mot « sketch » [dessin] 22.

20La charge visuelle de l’ouvrage est inscrite ainsi dans le style et les mots mêmes du texte, soulignant le tropisme oculaire dans la présentation de cet univers inconnu et exotique, qui prend le pas sur le discours scientifique.

21Si les mots qu’emploie Conan Doyle dénotent le poids de la représentation, cette dernière est aussi inscrite dans l’histoire même : la diégèse ici redouble ce que le discours laisse percevoir. Dès le début, les preuves que donne le professeur Challenger de la survivance d’animaux jurassiques sont tout graphiques : il s’agit de dessins (sous la forme du sketch-book d’un voyageur ayant péri en présence du professeur), qui représentent les lointains dans lesquels on peut trouver ces bêtes, ainsi que l’une d’entre elles. Si, bien entendu, le professeur Challenger ne pouvait avoir ramené un spécimen, sans quoi l’intrigue du roman (décrivant une expédition visant à vérifier les dires du voyageur) serait mise à bas, il n’empêche que le choix de Conan Doyle n’est pas anodin : il aurait pu s’agir d’un simple récit rapporté, ou d’un carnet décrivant la rencontre plutôt que de dessins, car que prouve (et c’est d’ailleurs ce que lui reprochent ses détracteurs) une aquarelle ? Celle-ci peut tout autant qu’un récit être œuvre de fiction et invention de son auteur.

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4. « le dessin de Maplewhite » illustration figurant une double page de carnet, par Dupuis pour la parution en feuilleton dans Je Sais Tout (décembre 1913)

22En réalité, l’enjeu est double : c’est là la preuve que le rapport premier à l’inconnu passe par la vue, et que Conan Doyle en a pleinement conscience, mais c’est aussi l’occasion de fournir sur un plateau un sujet au potentiel illustrateur du récit : montrer le dessin qui apparaît dans le texte – et aucun illustrateur n’y manque ! Et, quand bien même l’illustration ne ferait pas le choix de cette représentation, le lecteur ne peut s’empêcher d’imaginer ces dessins que le récit lui décrit. Ainsi, dans un texte qui ne cesse de jouer la carte scientifique, c’est pourtant l’image et l’imagination qui l’emportent largement.

23En fait, tout dans The Lost World est ainsi question de regard : de fait Challenger ne découvre pas le livre de dessins en fouillant dans le sac du peintre mort (qu’il a pourtant déjà vidé) mais en l’« apercevant » [« I observed that something projected from the front of his ragged jacket. It was this sketch-book […] » Ibid, p. 27]. Ce carnet fournit ensuite l’occasion d’énumérer la liste de dessins qu’il comprend – on ne peut plus topiques – tels que les aventuriers-explorateurs en ramenaient de leurs voyages16, avant de faire voir au narrateur (et à nous lecteurs par la même occasion) le lieu du mystère : le fameux plateau. Autrement dit, plus de cinquante pages avant que les personnages ne parviennent en cet endroit clef, nous l’avons déjà vu, et avec nous le protagoniste. L’expérience du personnage en ce début de xxe siècle est bien plus proche de celle du voyageur actuel : il se rend en un lieu avec lequel il entretient a priori un rapport visuel, qui correspond à l’inflexion de ce changement d’époque – que l’auteur ne manque pas de déplorer : « Les grands espaces blancs sur la carte sont tous remplis, et il n’y a plus de place nulle part pour l’aventure17 » (Ibid, p. 10). Si l’on partait encore au xixe siècle pour être le premier à poser les yeux sur l’inconnu (il faudrait presque parler d’« in-vu »), on part déjà en 1912 pour voir de ses propres yeux ce que d’autres ont représenté. Tout Le Monde perdu se résume d’ailleurs à cela ; Conan Doyle ne choisit pas de faire le récit de l’aventure de Challenger (pourtant princeps) mais d’une mission composée de saints Thomas dont le regard doit confirmer un dire

24C’est d’ailleurs parce que le lieu où il se trouve correspond à l’image qu’il en a vue que le narrateur (Malone) sait qu’ils sont arrivés, et le réel prend pour référence l’image qui en avait été tracée cinq chapitres plus tôt, que voici :

Il s’agissait d’une esquisse pleine page d’un paysage grossièrement teinté de couleur – le genre de peinture dont un artiste de plein air se sert comme appui pour un effort futur plus élaboré. Il y avait un premier plan vert pâle de végétation légère, qui s'inclinait vers le haut et se terminait par une ligne de falaises de couleur rouge foncé et curieusement nervurées comme certaines formations basaltiques que j'ai vues. Ils s’étendaient en un mur ininterrompu sur tout l’arrière-plan. À un endroit se trouvait un rocher pyramidal isolé, couronné par un grand arbre, qui semblait séparé du rocher principal par une fente. Derrière tout cela, un ciel tropical bleu. Une fine ligne de végétation verte bordait le sommet de la falaise rougeâtre18. (Ibid, p. 28)

25À ce dessin répond alors la reconnaissance du lieu : « Notre destination s’offrait enfin pleinement à notre vue. Lorsque nous eûmes franchi la deuxième crête, nous vîmes devant nous une plaine irrégulière, parsemée de palmiers, puis la ligne de hautes falaises rouges que j'ai vues sur l’image19. » (Ibid, p. 75). Non seulement on se réfère à l’image préexistante, preuve d’une première victoire (ce sont bien les mêmes falaises que celles qu’il avait « vues » sur le dessin), mais c’est de plus toute l’isotopie du regard qui est convoquée, au détriment absolu des autres sensations. La description de la réalité est bien plus brève que celle de l’image, et tout se passe comme si Malone était « rentré » dans le dessin, à tel point que sa description use de termes picturaux (il ne s’agit pas d’un ensemble ou d’un bloc de falaises mais bien d’une « ligne », et de falaises « rouges », comme si l’on avait appliqué la couleur pure au paysage). L’image vue semble à la fois précéder l’image réelle et s’y surimposer, dans une hiérarchie nette entre la représentation (princeps) et son objet (secondaire). Il en allait de même lors de la première explication des trouvailles de Challenger, qui est aussi la première apparition d’un animal jurassique et qui a lieu par le biais d’une représentation (un dessin d’un dinosaure observé par un petit personnage). Le dessin déclenche la surprise, empêchant que la réalité suscite plus tard la même réaction ; notons qu’y compris dans l’image tout est question de regard, dans une mise en abyme du lecteur observant Malone observant le dessin dans laquelle on observe la créature.

26La narration franchit ensuite une étape supplémentaire dans cette porosité texte-image, en incluant directement les dessins du narrateur dans le texte. Le chapitre viii se finit ainsi par : « Je joins à ce document un schéma approximatif de notre voyage, qui rendra peut-être le récit plus facile à comprendre20 », et dans toutes les éditions (à l’exception de la Tauschnitz de 1912), les dessins suivants de Rountree apparaissent, quels que soient les illustrateurs.

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5. Dessins cartographiques (trajet de l’expédition et monde perdu) joints au roman

27Ces documents iconographiques font alors pleinement partie de l’ouvrage, non plus péritexte (au sens de seuil à la lisière du texte chez Genette), mais forme d’hétérotexte en ce qu’ils sont d’importance égale à celui-ci, et tout autant inamovibles.

28L’image est de manière générale éminemment présente dans l’objet livre, qui inclut, dès la première édition, les illustrations de Harry Roundtree, un ensemble faussement authentique de plans, dessins et esquisses, et des photographies, dont une représentant les membres de l’expédition du Professeur Challenger, qu’incarnent Conan Doyle et ses amis, grimés pour l’occasion21.

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6. Photographie jointe au texte de Doyle

29À aucun moment le texte n’est présenté comme une fiction, au contraire, et ses compléments graphiques, extrêmement présents, inscrivent l’ouvrage dans un monde du vu et donc du supposément réel. La visualité s’inscrit ainsi à toutes les échelles : elle est dans l’histoire, dans la façon dont celle-ci est racontée, ainsi que dans l’objet livre et la visée éditoriale, pensée pour et par l’image. Ainsi, le texte porte en lui sa variante visuelle en puissance. La meilleure preuve de cela est sans doute qu’on peut lire les adaptations visuelles comme de simples transpositions d’un médium à l’autre, dans la mesure où l’on y retrouve des invariants parlants.

Des invariants révélateurs

30Quel que soit le récit singulier, il est des clichés auxquels on s’attend dans tout récit, et qui font fi du médium qui en a la charge. Le fait de retrouver ces éléments dans chacune des versions étudiées (texte, gravures, aquarelles, film) agit comme révélateur de ces indices génériques, perçus comme autant de signes indiciels. Donnons-en simplement deux exemples. D’une part, le renoncement total à la romance ou à une figure féminine s’avère ici impossible ; pourtant si l’ouvrage s’ouvre sur une scène de demande en mariage, ce n’est là que poudre aux yeux, la relation homme-femme étant absolument secondaire. Ce moyen narratif transparent, pure excuse livresque qui permet aussi d’ajouter un trait d’humour final, permet de raccrocher le livre à un genre vendeur. Eu égard à cette insignifiance diégétique, la figure féminine est surreprésentée dans les illustrations et adaptations du Monde perdu, des couvertures du roman aux illustrations.

31La scène d’embarquement et la présence du bateau à vapeur sont un autre marqueur générique systématique, indices absolus du départ à l’aventure – et donc du genre. Le vapeur dénote alors tout autant le monde industriel du xixe siècle et l’occident qu’on s’apprête à quitter, qu’il agit comme un passeur technologique en incarnant la traversée qu’il n’est désormais plus besoin de raconter. Il est à noter combien l’illustration de Rountree dans la première version anglaise et celle de Géo Dupuis dans la première version française se répondent avec exactitude (infiniment plus que ne le fait la traduction, comme si la représentation à partir du texte était garante d’une fidélité supérieure à celle du récit même).

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7. ill. de Rountree (1912) et Dupuis (1913)

32L’image cristallise ainsi la représentation textuelle, et l’usage d’une stéréotypie narrative, que l’on déduit de l’adaptation systématique dans les diverses variantes visuelles des mêmes scènes non essentielles, fonctionne comme le révélateur d’un imaginaire culturel et générique partagé.

33S’ajoutent à ces clichés indépendants de la singularité du texte les scènes attendues, sine qua non, qu’on ne peut ôter des adaptations sous peine de provoquer la frustration du lecteur. L’inconnu prévaut, et l’image (animée ou non) gagne à rendre compte de l’altérité marquée et du dépaysement net au cœur du livre (voir ill. 7). La pénétration d’un monde étranger et menaçant, assimilée à un trajet vers le primitif, sera ainsi rendue par le choix d’une scène du récit, désormais cliché : l’image de pirogues dans la jungle, à laquelle souscrivent tout autant le film de 1925 (H. Hoyt) et celui de 1960 (I. Allen) que la bande dessinée française de 1975 (Nino), les illustrations de M. Siméon pour l’édition française de 1979 ou le téléfilm de la BBC de 2001. Il faut aussi montrer le lieu de l’action (le fameux monde perdu en lui-même), image récurrente et reconnaissable du plateau à l’esseulé piton rocheux (par exemple ci-dessous), sur lequel s’attardent toutes les variantes visuelles que nous avons consultées.

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8. Carte postale "authentique", avec photographies et dessins des grands moments de l'aventure, signée par le Prof. Challenger (illustration de Rountree pour The Strand, 1912)

34Comme le montre cette illustration, faire voir l’inconnu et le vaincre est tout autant nécessaire, et passe systématiquement par des images de la faune (on fait fi de la flore, qui ne peut incarner la sauvagerie, l’action ou l’ennemi de la même façon). Cette faune tant attendue sera bien évidemment ici les dinosaures, mais aussi le « chaînon manquant » trouvé et exterminé sur le plateau : les hommes-singes. Les choix scénaristiques et visuels des diverses variantes du Monde perdu, dont les similitudes sont mises en évidence par la comparaison, soulignent ainsi à la fois les attendus lectoriaux et les biais de la spectacularisation du récit.

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9. Ill. d’une même scène du Monde perdu (G. à D. : Je Sais tout, France-1913 ; The Strand, Angl. 1912 ; Siméon pour le Livre de Poche©, FR. 1979 ; The SAint Petersburg Times, 1925 ; The EveninG Star (USA), 191222)

35Or ces scènes qui font retour fonctionnent comme un précipité de l’ouvrage, l’essentialisant en une suite de tableaux. Sur une quarantaine d’illustrations pour chaque magazine (46 pour The Strand, 42 pour Je sais tout), plus d’une vingtaine choisissent de représenter les mêmes scènes, dont une dizaine avec une similarité frappante23 (ci-après, en plus de celles évoqués plus haut – photographies, esquisses).

Portrait des personnages (effet de réel – asseoir l’imagination du lecteur)
Combat dans l’escalier (spectaculaire)
Vue du plateau (lieu du drame) et piton rocheux
Ptérodactyle qui vole le dîner des explorateurs (révélation de la véracité des prétentions de Challenger, action, et spectaculaire)
Homme-singe (annonce les opposants principaux, cœur de l’ouvrage)
Cartes du trajet et du plateau
Chef des hommes-singes sosie de Challenger, à ses côtés (humour)
Londres et la foule (tension dramatique)

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10. Ill. originales du Monde perdu, Dupuis (France, 1914), et Rountree (Angl., 1912)24

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11. Ill. de L. Bailly pour Le Monde perdu (je sais tout, 15 mai 1914)

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12. Ill. de H. Roundtree pour The Lost World (The Strand, septembre 1912)

36Les adaptations visuelles offrent donc au regard et/ou au feuilletage l’essentiel de l’action et de l’histoire, répondant à la fois aux questions narratives (thème, genre, personnages, lieu, temps, intrigue) et au tropisme pour l’imaginaire et le spectaculaire. Ajoutons que ces variantes montrent la présence de moments-clefs dans le récit, repérables par leur récurrence d’une version à l’autre.

Mutations médiatiques

37À l’opposé, l’étude des déclinaisons du même est aussi le moyen de se pencher sur les spécificités de représentation propres à chaque média. Film, texte, dessin ou gravure ne s’adressent pas aux mêmes sens ni ne répondent aux mêmes impératifs, culturels comme techniques ; ils sont soumis ainsi à des attendus tout autant internes qu’externes. Selon Philippe Marion, « chaque média posséderait donc un “imaginaire” spécifique, sorte d’empreinte génétique qui influencerait plus ou moins les récits qu’il rencontre ou qu’il féconde » (1997, 79) ; repérer les singularités de chaque adaptation médiatique permet de mettre en valeur cette « médiativité25 ».

38Ce qui frappe à la lecture du texte est le caractère scientifique de l’expédition ; si l’ouvrage ne se veut pas pédagogique au premier chef, la raison d’être de l’aventure n’en est pas moins la connaissance. Les personnages de savants (gaiement moqués) sont centraux, les débats darwiniens font rage, l’on n’a de cesse dans les premiers chapitres de mentionner noms et ouvrages qui font ou non autorité (et d’utiliser les termes de « zoologie » et de « science »), et lors de l’aventure le gag récurrent est celui des avis systématiquement opposés des deux savants à chaque nouvelle trouvaille. Les adaptations cinématographiques ou illustrées font totalement fi de ce domaine taxinomique qui demeure livresque, comme si cet aspect à l’écran/image était réservé au genre du documentaire ou de l’encyclopédie : ici, la représentation visuelle de l’exotisme semble suffire.

39Quant aux particularités visuelles, citons la présence féminine, les panoramas, la démultiplication des cartes du monde (en ouverture notamment), mais aussi quelques éléments récurrents à l’écran comme le squelette de dinosaure dans un muséum, moyen de créer une atmosphère scientifique et effet d’annonce26.

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13.extrait de la bande-annonce du film de H. HOyt (1925)

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14. Extrait du film de H. Hoyt (1925)

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15. Extrait du film de Stuart Orme27 (2001, BBC©)

40Ajoutons que la question du format ne peut bien sûr être ignorée ; les diverses bandes dessinées adaptées du roman simplifient immensément l’intrigue : ainsi dans le roman le passage qui devrait permettre aux personnages de quitter le plateau est détruit par un contre-maître qui en veut à Lord Roxton pour ses combats anti-esclavagistes, et qui sera abattu en représailles ; dans la BD de 1975 rien de cela n’apparaît ; la modification dit tout autant quelque chose du lectorat visé (effacement de la violence et de l’aspect politique), que de la date d’écriture et des contraintes formelles.

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16. Affiche promotionnelle pour le film de H. Hoyt (1925)

41Le film de Harry Hoyt de 1925 efface lui aussi les aspects politiques, au profit du grand spectacle et de la romance (voir ill.15), qui l’emportent sur tout. Des éléments y apparaissent, totalement inconnus pour le lecteur, dont on note qu’ils appartiennent à deux catégories : une présence féminine (le personnage de Paula White) ou une accentuation du grand spectacle visuel. L’éruption du volcan est particulièrement prototypique en ce sens, puisqu’il s’agit d’une dramatisation évidente d’un récit déjà particulièrement animé : ajouter des torrents de lave autour de dinosaures en furie, quoi de tel pour électriser encore l’action ? Il en va de même de la modification finale, qui sinon semblerait une lubie : remplacer la fuite d’un ptérodactyle dans Londres par celle d’un brontosaure dénote un goût pour le gigantisme et l’impressionnant à l’écran ; c’est là l’occasion de mémorables scènes de rue dans un paroxysme dramatique, de la foule en panique au gag de l’ivrogne qui n’en croit pas ses yeux en passant par la jeune femme sauvée in extremis et le dinosaure détruisant le Tower Bridge (King Kong dressé sur l’Empire State Building n’est pas loin !)

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17. Extrait des scènes finales du Monde perdu de H. Hoyt (1925)

42« Parce qu’il faut une jolie frimousse au public, bénit soit-il » [« Because the public, bless ’em, must have a pretty face »], précise dans le film de 1933 le personnage de Carl Denham lorsqu’il choisit d’exposer une jolie jeune femme aux côtés de King Kong ; il semble ainsi énoncer une règle patente d’Hollywood, parfaitement intégrée dès 1925 par l’équipe du Lost World. Le carton de titre annonce « Sir Arthur Conan Doyle’s Stupendous Story of Adventure and Romance » (il sera traduit en français par « un roman d’amour et d’aventures ») ; quant à la bande annonce elle ne ménage pas ses effets, prônant « le plus grand spectacle que vous ayez jamais contemplé » (« the greatest attraction your eyes have ever beheld »), et n’hésitant pas à faire des protagonistes des nouveaux amants de Vérone (« mighty prehistoric monsters clashing with modern lovers »), quitte à transformer le pays des dinosaures en « la terre de l’amour et des dangereuses aventures » (« And this map shows their journey to the land of love and dangerous adventures to find monsters a million years old »). L’aspect dramatique tout comme l’importance visuelle sont singulièrement mis en avant, avec des cartons comme « Ce film fera sensation dans le monde entier », « Et nous vous offrons la chance de le voirde voir ses merveilles jamais montrées auparavant - jamais les yeux du monde civilisé n’ont vu aventure ni romance comme celle-ci », avant de conclure d’un tonitruant « Vous abandonnez votre droit de voir le plus grand divertissement que le cerveau de l'homme ait jamais réalisé si vous manquez ...LE MONDE PERDU28 ».

43Partout, la logique hollywoodienne prévaut : la mission scientifique est désormais une mission de sauvetage (le père d’une demoiselle en détresse est resté sur le plateau aux dinosaures), et le propos s’en voit totalement altéré ; l’effet d’attente et la tension en sont accentués (le retrouveront-ils vivant ?), mais l’angle scientifique est délaissé pour l’argument sensible.

44Précisons que le film se joue du texte dans le scénario de Marion Fairfax, qui reprend très exactement des citations du livre mais en modifie totalement le sens ; ainsi de Madame Challenger s’adressant au narrateur : « Si mon mari redevient violent - appelez-moi », ce qui semble reprendre ses propos livresques : « Si vous le trouvez dangereux - vraiment dangereux - sonnez la cloche et retenez-le jusqu'à ce que j'arrive. Même lorsqu'il est au plus mal, j'arrive généralement à le maîtriser29. » (Doyle, 2008, p. 17), mais l’ouvrage fait suivre cette phrase d’une réaction de Challenger soulevant sa femme et l’asseyant de force sur un très haut piédestal dont elle ne peut descendre, ce dont le film fait insolemment fi. Isoler une phrase et procéder à un habile jeu de coupe permet alors d’inverser et de reconstruire le propos tout en ayant l’air de le reproduire à la lettre. De plus, la jeune femme présente, Miss White, se voit accorder des qualités scientifiques et accompagne l’aventure30. À l’opposé de Gladys, celle dont le narrateur est épris au début du livre et qui veut épouser un homme qui a affronté des dangers, Paula White (incarnée par Bessie Love) les a vus elle-même. La variante cinématographique du récit, schématisée ci-après, s’avère ainsi à la fois plus complexe et plus simple :

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45Ces modifications, loin d’être anodines, permettent un « happy end » sentimental à l’américaine (point de film sans baiser final) dont le livre est dépourvu. Tout se passe à l’écran comme si la question politique était effacée totalement : aucun humain présenté n’est antagoniste, la terre elle-même l’est (volcan). La question scientifique est largement gommée au profit de la romance, comme par un principe de vases communicants. Les critiques de l’époque montrent combien ce choix est dicté par les goûts du public : « La seule vision de cette faune inconnue aurait suffi à nous intéresser fortement, mais nous le sommes davantage parce qu’elle est incorporée dans un scénario attachant » (Cinémagazine, 3 juillet 1925), ou encore :

Le spectacle de ces deux jeunes cœurs allant l’un vers l’autre, dans les demi-ténèbres et dans la désolation de la forêt vierge, vivant défi lancé aux monstres qui s’avancent pour les dévorer à chaque minute, est un des plus grands attraits de ce film grandiose d’aventures, d’amour et de terreur qu’est Le Monde Perdu (Les Spectacles, 25 décembre 1925).

46Enfin, certains traits du texte attirent l’attention, aspects propres à l’écrit qui ne se voient pas abandonnés mais adaptés, intraduisibles dont on garde l’esprit à défaut de la lettre lors des transferts médiatiques. Le premier d’entre eux est l’humour, fondamental dans le roman, et qui passe par des réflexions du narrateur interne ou des répliques enlevées (« Mais qu’est-ce qui a donc pu le pousser à dessiner un tel animal ?” – “Du gin commercial, j’imagine » (Doyle, 2008, p. 29)- [« “But what made him draw such an animal ?”- “Trade gin, I should think.” »]), que le film muet ou l’illustration ne peuvent rendre avec la même vivacité (passage par un carton ou une légende, et donc nécessité de l’ajout textuel).

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18. ill. de H. Rountree (The Strand, nov. 1912)

47À défaut, le gag visuel prend le relais à l’écran, piochant dans le genre du cinéma burlesque, fort à la mode à l’époque, via des scènes d’accidents comiques à la Buster Keaton. Le héros qui vient demander une mission dangereuse renverse ainsi une bouteille d’encre, puis se tamponne le visage avec le mouchoir avec lequel il a essuyé l’encre, avant de glisser et tomber dans une culbute qui lui fait traverser plusieurs pièces ; les brouilles comiques entre les deux savants sont rendues par un épisode inventé (projection involontaire de l’un dans les airs) où le muet montre combien il est le domaine du comique de situations et de gestes, dans un duo quasi-clownesque. Citons encore des clins d’œil amusants au spectateur, comme l’aspect du professeur Summerlee dans cette scène :

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19. Extrait du Lost World de Hoyt (1925)

48Loupe, casquette à oreilles (et pipe qu’on n’aperçoit pas sur cette image) : cette allusion évidente à Sherlock Holmes est le moyen visuel de bâtir une complicité qui passait à l’écrit par l’accès aux pensées du narrateur.

49Autre difficulté, le propos scientifique et les dénominations animales se voient transposées : la liste devient descente du fleuve en pirogue, et les noms des espèces rencontrées bestiaire exotique visuel que la caméra déroule sur les rives, faisant se succéder des cadrages des animaux les plus emblématiques des lointains : jaguar, ibis, serpent, singe, paresseux avec son petit…

50Se pose aussi la question du bruit, car le monde perdu est un monde sonore dans l’ouvrage – le dinosaure s’annonce par ses rugissements ; or comment rendre cet univers dans un film muet ? L’image filmique muette répond par des inserts de plans d’animaux réagissant au bruit, du fusil qu’on déclenche par exemple. À l’écran, l’arbre qui permet de faire pont pour pénétrer dans le monde perdu bascule, et une coupe sur un plan de dinosaure qui s’arrête de mâcher nous fait saisir le rayonnement sonore de cette chute, avant que l’image ne revienne sur l’arbre, désormais au sol. C’est ainsi la mise en place d’une expression visuelle du son, qui répond à l’expression textuelle du son dans l’ouvrage : « il y eut un craquement formidable, l’arbre se balança en avant, puis se fracassa de l’autre côté, enterrant ses hautes branches dans l’herbe verte du plateau. » (Doyle, 1979, p. 167 – trad. Vauthier) [« In a little over an hour there was a loud crack, the tree swayed forward, and then crashed over, burying its branches among the bushes on the farther side. » (Doyle, 2008, p. 90)]. L’usage des termes signifie à la fois que l’arbre s’écrase, mais dénote aussi le son, à la lisière de l’onomatopée, pour mieux faire sentir sensiblement ce bruit. L’adaptation conserve ainsi l’essence du texte en se l’appropriant.

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51La variante, étudiée à travers Le Monde perdu, n’a de cesse d’enrichir le récit premier et notre perception de celui-ci, à la manière d’un texte mythologique sans cesse réécrit, posant la question de l’échelle à partir de laquelle on peut parler d’adaptation, de variante, de variation ou encore de transposition – de fait, lors de la production de King Kong, la RKO a acheté les droits du Lost World pour éviter à Merian C. Cooper une accusation de plagiat et la suppression de la séquence finale à New York31.

52Alors qu’on peut se demander si la démultiplication des phénomènes de transposition médiatique, dont Lost World est symptomatique, ne serait pas simplement le signe qu’il y a pour la représentation de l’inconnu la nécessité d’un apport visuel (pour comprendre et se faire une idée, voir avec l’œil de l’esprit), la question se pose aussi de savoir si ces transpositions ne relèvent pas plus d’une forme de complétude, soufflée ici par un texte profondément visuel. C’est ce qu’affirme la critique de Cinémagazine en 1925 au sujet du film de Hoyt : « Votre curiosité, car je vous imagine intelligent, donc curieux, n’aurait jamais été satisfaite si de hardis réalisateurs de la First National n’avaient entrepris de reconstituer et de faire mouvoir devant l’appareil de prise de vues plusieurs types des monstres disparus depuis tant de siècles ». Visibilité et mobilité s’ajoutent aux atouts de la mise en image, qui procède par ailleurs à une cristallisation du récit en ses essentiels via l’illustration.

53De plus, l’adaptation transmédiale met en valeur les procédés et enjeux propres à chaque média ; cela ne va pas sans comporter un risque interne, notamment celui du kitsch ou du détournement dans les velléités de spectacularisation, comme c’est le cas avec le Lost World réalisé par Irwin Allen en 1960, où les animaux grimés (lézard grossi avec de fausses cornes, mygale colorisée en vert…) dénotent la quête d’une visualité frappante, mais dont les codes ont été entre temps assimilés et repris par la série B. Précisons que la Cléopâtre de Mankiewicz est passée par là, et que la Fox n’a plus d’argent, ce qui se traduit ainsi :

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