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Hassan Musa

Entretien avec Hassan Musa (08/04/2017)

1Hassan Musa est né en 1951 au Soudan. Il est aujourd’hui installé dans les environs de Nîmes. Ses œuvres tissées et calligraphiées ont été exposées dans de nombreux musées et galeries : il a ainsi compté parmi les artistes sélectionnés pour l’exposition Africa Remix qui s’est tenue en 2005 au Centre Pompidou. Il est également l’auteur de plusieurs textes théoriques consacrés au champ de l’art africain contemporain.

  

2AT : Nous proposons de lire, en guise d’introduction, un extrait de votre texte « Qui a inventé les Africains ? » paru dans Les Temps Modernes en 2002 :

Ces lignes sont loin d’épuiser la complexité de la machine à fabriquer des Africains. Quand je dis « machine », l’image qui me vient à l’esprit est l’image d’une drôle de machine que l’on a montée, dans l’urgence du marché, à l’image de ces machines suicidaires que le sculpteur suisse Jean Tinguely construisait au début des années 60. Des machines-sculpture motorisées qui font trois petits tours et puis s’autodétruisent. Mais, à la différence des machines suicidaires de Tinguely, quand la machine à fabriquer les Africains engage un processus d’autodestruction, elle entraîne les Africains avec elle. Ce fut le cas d’une certaine machine baptisée « l’État-nation » qui s’est réduite à « l’État-ethnie » (en Somalie, au Rwanda, au Liberia, au Congo, etc.). Ce fut aussi le cas de la machine baptisée « échange économique » qui se métamorphosa en dette, ou encore la machine « coopération » qui devint ingérence et corruption jusqu’à la machine dite « culture africaine » qui dépossède le continent de ses diversités sociales et historiques pour en faire une entité « négrologique » maniable pour tous les partages possibles. Dans la mécanique de « la culture africaine », l’« artafricanisme » est un petit rouage, mais c’est une pièce indispensable au fonctionnement d’une Afrique que les Européens voudraient conforme à l’image de l’authenticité sans faille. […] La morale de cette histoire est qu’une culture africaine — comme toute autre culture — ne peut exister qu’en tant que culture tronquée, tronquée par le regard, celui des autres et celui des Africains eux-mêmes. L’Afrique que j’ai fuie n’est ni l’Afrique des ethnologues et autres africanistes ni celle à laquelle les Afro-Américains et les rastamen britanniques diasporisés se réfèrent. C’est une Afrique qui ressemble chaque jour davantage à l’image brouillée que les médias occidentaux nous renvoient entre guerres, famines et tam-tam. La seule image disponible à ce jour. Que faire donc de cette image ? Moi je la garde et je la soigne selon les termes de ce proverbe soudanais : « La folie que tu connais est certainement moins dangereuse que celle que tu ne connais pas ! ». Quand je dis que je la soigne, je pense à cette « tradition » africaine de soigner les produits de la modernité industrielle à l’image de ces machines importées d’Europe et qui arrivent en Afrique sans manuel d’utilisation et sans pièces de rechange. Des machines que les Africains doivent réinventer dans l’urgence à la mesure de la nécessité.1

3Pourriez-vous nous préciser votre définition de « l’artafricanisme » et nous dire comment il est possible selon vous, pour reprendre les termes de l’article, de le « soigner » ? L’exposition « Africa Remix », à laquelle vous avez participé, constitue-t-elle une manifestation de cette tendance ?

  

4Hassan Musa : L’artafricanisme, c’est un terme qu’on a trouvé avec un copain artiste, Abdalla Bola. On est arrivés en France à la fin des années 1970 et on avait déjà derrière nous au Soudan une vie et un débat autour des problèmes relatifs à l’identité, à la définition d’un art soudanais, d’un art africain. En arrivant en France, on pensait que tout ça était fini, qu’on allait s’installer en France comme des artistes parmi d’autres. On a tout de suite compris que non, on n’avait pas le droit d’être des artistes, en revanche on avait le droit d’être des artistes africains. L’artafricanisme, c’est le nom de l’attente des Européens, formulée à l’égard des artistes africains. On attend des artistes africains une certaine attitude identitaire ou une certaine production iconographique qui renvoie à l’image que les Européens ont de l’Afrique, des Africains, de l’art africain et de la culture africaine. Au début, on en parlait à la rigolade, mais peu à peu on s’est rendu compte qu’il y a toute une grosse machine qui fonctionne selon ce principe-là. On a donc commencé à réfléchir sérieusement à cette histoire : qu’est-ce qui nous empêche d’aller exposer notre travail dans n’importe quel lieu, comme les artistes européens ou américains ? On a compris que finalement, cette histoire d’art africain, ce n’est qu’une des évolutions possibles de la tradition européenne : c’est une évolution qui essaie d’intégrer les artistes africains dans l’art européen tout en les excluant de ce qu’on appelle le main stream. On se retrouvait à la fois inclus et exclus dans cette machine de l’artafricanisme. Au départ, on se battait pour dire « mais non, on n’est pas des artistes africains, on est des artistes tout court et on veut faire de l’art tout court ». Très vite, on a compris que de toute façon, il ne s’agit pas d’art : l’art africain, c’est un espace d’action politique, et dans cet espace d’action politique, on a intérêt à être présents pour essayer d’empêcher les choses de tourner en rond, d’entraver la machine. Dans cette logique-là, moi, je tenais à être partout où il y a un rassemblement d’artistes africains, où on crée un événement autour de l’art africain. C’est un vrai problème car tout ça s’est construit sur un sous-entendu européen, qui vient du surréalisme : c’est l’idée selon laquelle l’authenticité réelle ne se situe pas dans le monde rationnel, dans la tradition rationnelle, mais plutôt dans le primitivisme, chez les paysans, chez le peuple, chez les enfants, dans le monde du rêve. On se retrouve avec tout ça dans le même sac : l’art des fous, l’art des enfants, l’art russe, et Picasso, qui est l’Espagnol de l’art européen. Je pense au livre de John Berger sur Picasso (The Success and Failure of Picasso, 1965) : c’est pratiquement le seul livre qui essaie de rationaliser la montée et la descente de Picasso. Berger montre que Picasso a été accepté sur la scène artistique européenne en tant qu’Espagnol d’abord. Parce qu’on parle d’Espagne, on est tout de suite dans un autre registre, dans quelque chose qui diffère de la tradition européenne : on est dans la tauromachie, dans le sang chaud des Espagnols, dans l’Espagne primitive… Bref, je ne sais pas si c’était une bonne réponse à votre question, mais pour moi, l’artafricanisme, c’est avant tout une attente des Européens.

  

5AT : Pour casser cette attente, l’une des postures que vous adoptez, c’est le « dialogue » des cultures, pour reprendre le titre d’une de vos œuvres. Dans cette reprise de la Vénus au Miroir de Vélasquez, dans le miroir tendu vers lui, le nu voit la représentation fantasmatique de l’Autre… L’odalisque se réfléchit dans un miroir où on distingue le visage d’Oussama Ben Laden. J’ai l’impression qu’à l’interaction simple du dialogue, vous substituez par votre pratique d’assemblage de tissus, quelque chose de plus complexe – peut-être une fusion, un branchement, une intrication ?

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Hassan Musa, Le tableau qui fait dialoguer les cultures, 2008, Textiles assemblés, 207x236cm.

6HM : On nous parle souvent du « dialogue des civilisations », ce qui suppose qu’il existe plusieurs civilisations – la civilisation orientale, la civilisation occidentale, le Nord, le Sud, toutes ces catégories qui, à mon sens, cachent les vraies catégories. Les véritables catégories ne sont pas géographiques, elles sont sociales : ce sont les riches et les pauvres, qui se retrouvent partenaires dans une même histoire. On est sortis d’une même histoire, on est liés par une même civilisation qui est la civilisation du capital, et cette civilisation porte en elle l’exploitation, l’esclavage, la ségrégation, l’exclusion qui se poursuit encore aujourd’hui. C’est une fausse idée selon moi de supposer qu’il existe deux civilisations distinctes et qu’elles pourraient se mettre à dialoguer pour arriver à une sorte d’entente ou de synthèse. Le « dialogue des civilisations » est l’un des grands thèmes de cette fameuse machine de l’artafricanisme : à partir du moment où on suppose qu’il y a deux civilisations en train de dialoguer, on s’expose au risque que cela ne marche pas et qu’on aboutisse à une « guerre des civilisations ». On a entendu des intellectuels européens et américains prêcher le choc des civilisations. En somme, on ne peut allumer la télévision ou la radio sans tomber sur quelqu’un qui nous parle de dialogue ou de guerre des civilisations : cela se vend très bien ! Moi, j’ai l’impression qu’il y a une civilisation et que cette civilisation essaie d’être à la fenêtre et de se voir marcher dans la rue : elle essaie d’être aux deux endroits à la fois.

7En termes d’images, j’ai travaillé sur le thème de la Vénus au miroir de Vélasquez parce que je trouve que c’est un tableau extraordinaire, qui m’a toujours fasciné. À un moment donné, je me suis demandé ce qui arriverait à Vélasquez si je le travaillais avec du tissu brillant. J’ai tenté plusieurs versions : Vélasquez en rouge, Vélasquez en doré, Vélasquez coupé en deux… Je parle ici du côté « cuisine », de la fabrication des images.

8Je fais partie de cette culture de marché qui est notre culture à nous tous et dans cette culture de marché, j’ai eu accès à l’histoire de l’art européen, qui était enseignée aux Beaux-Arts de Khartoum. L’histoire de l’art africain, je l’ai découverte ici, en France. Là-bas, il n’en était jamais question ! On se retrouve donc dans une sorte de flou : on ne sait pas ce qui est africain et ce qui n’est pas africain. N’importe qui peut venir organiser des événements extraordinaires au nom de l’art africain, et on sera toujours content : qui peut être contre l’art africain ? Il n’y a que les artistes africains (comme moi ?) qui puissent être contre l’art africain… Quand je suis arrivé à Paris avec mon carton à dessins, il y avait des galeristes qui me regardaient avec de grands yeux, qui allaient me chercher des primitifs haïtiens et me disaient : « Mais pourquoi tu ne fais pas un truc comme ça ? ». Il y avait des gens qui me disaient : « Je ne vois pas l’âme africaine dans votre travail », je répondais « Mais moi, je suis Africain, donc ce que je vous propose doit nécessairement être africain, peut-être que vous ne le voyez pas très bien mais regardez encore ! ». Au bout de quelques temps, on se dit qu’il n’y a rien à faire, c’est une situation irrécupérable. On finit par se dire qu’on va essayer de détourner les préjugés. Vélasquez je l’ai donc fait à la manière des artistes ghanéens, des asafo flags qui racontent les exploits des guerriers au XIXe siècle. Mais moi, les drapeaux ghanéens, je les ai découverts ici à la bibliothèque ! Je me suis dit que j’allais faire une version Vélasquez du drapeau ghanéen, mais je suis avant tout un artiste qui vit dans le monde d’aujourd’hui. Si on coupe le son à la télévision et qu’on regarde les images, il y a un certain type d’images qui se fixent dans notre mémoire, rien que par la répétition. Parmi ces images, on trouvait, à une certaine époque, le portrait de Oussama Ben Laden : ce n’était plus une personne, mais une sorte de slogan ou de logo qui ressortait. Oussama Ben Laden était devenu une marque, une icône du monde musulman. Moi, je suis musulman, j’ai été élevé dans un foyer musulman et je me disais : « Ce gars-là a mon âge, mais il ne me ressemble pas, il ne me représente pas, je ne peux pas l’accepter ». Je sais d’où il vient, Oussama Ben Laden : il vient de la Guerre Froide et les Américains l’ont utilisé contre les Soviétiques en Afghanistan. Moi, je n’étais pas dans le coup : qu’il soit combattant pour la liberté ou ennemi public de l’Occident, c’est une sorte de playboy saoudien qui ne me concerne en rien. C’est aussi un héros américain : c’est pour ça que, dans mon Great American Nude dont le titre est emprunté à Tom Wesselman, je place sa tête sur le corps de Mademoiselle O’Murphy de Boucher. Pour moi, c’est une façon de dire qu’on veut m’assimiler à Oussama Ben Laden, mais que moi, j’ai une parenté avec Boucher, avec Wesselman aussi. Tout ça c’est ma famille : il n’y a pas qu’Oussama Ben Laden dans ma généalogie ! C’est une façon aussi de dire que j’appartiens à cette tradition européenne, mais que je ne suis pas un pur produit de cette tradition non plus. J’ai d’autres facettes, que ce soit mon travail sur la calligraphie arabe ou mon travail du côté des aquarelles chinoises. Cette technique de l’aquarelle chinoise, je l’ai apprise quand j’avais douze ans, dans les années 1960, dans ma petite ville d’El-Obeid, à l’ouest du Soudan. À cette époque-là, on n’avait rien  pour documenter notre imaginaire, mais on avait le matériel de propagande de la Guerre Froide qui nous venait de Chine et d’URSS. On pouvait se procurer une belle revue, La Chine illustrée, qu’on payait une piastre – c’était la petite monnaie qu’un enfant de dix ans pouvait avoir sur lui ! Dedans, il y avait toute la propagande de l’époque – les opéras de Pékin, le petit livre rouge – mais il y avait aussi des aquarellistes qui faisaient des paysages dans la bonne tradition chinoise et qui se contentaient d’ajouter un tracteur quelque part dans un coin… Moi, j’étais fasciné par la technique. Je ne savais même pas comment classer ce genre, mais ça m’a ouvert une porte. Dans mon expérience, j’ai tout cela qui fonctionne en même temps et c’est pour ça que j’ai eu beaucoup de mal à accepter qu’on me renvoie à des artistes autodidactes africains. J’ai beaucoup de respect, beaucoup d’admiration pour eux mais moi, je ne suis pas venu de là ! Je ne suis pas un peintre d’enseignes commerciales, ni un peintre de rue ! Le monde est beaucoup plus complexe que ne le laissent entendre les montreurs de l’art africain. Je ne suis pas le seul artiste venu d’Afrique à tenir ce discours. Mais le problème, vous savez, c’est que quand vous êtes artiste, que vous avez vingt-cinq ans et qu’un organisateur d’événements vient vous voir dans votre village d’Afrique en vous faisant miroiter la possibilité d’aller en Europe exposer votre travail, vous ne le contrariez pas ! Vous fermez votre gueule, vous essayez de produire un travail dans l’esprit « art africain », vous donnez ça et vous êtes tranquille : votre travail sera montré en Europe.

9 Cette image du Great American Nude, je l’ai montrée à « Africa Remix ». Mais si je n’avais pas été dans « Africa Remix », je ne serais nulle part aujourd’hui ! Grâce à ma participation à cette exposition, beaucoup de gens ont commencé à connaître mon travail, à me contacter, à m’inviter. Je suis en ce moment à La Villette pour l’exposition « Afriques capitales » de Simon Njami. Soit dit en passant, Simon Njami est un ami, mais quand il avait organisé « Africa Remix », je l’avais interrogé sur cette catégorie de « l’art africain », et il m’avait dit que c’était une fausse catégorie et que c’était la dernière fois qu’il organisait ce genre de manifestations ! Depuis, il n’a pas arrêté… C’est aussi que le monde de l’art en Europe et aux États-Unis, est configuré de manière à ce que les artistes africains restent entre eux, les artistes femmes avec les artistes femmes, les artistes femmes musulmanes avec les artistes femmes musulmanes et ainsi de suite… Je n’ai pas encore été voir l’exposition à La Villette, mais j’entendais à la radio ces jours-ci qu’on parlait d’une exposition « 100% Afrique ». C’est extraordinaire tout de même. Qu’est-ce que ça veut dire « 100% Afrique » ? Là, on est devant un problème : l’Afrique est dans le monde, elle est dans l’échange continuel, comme la France, l’Amérique, la Chine et il n’y a pas de pureté possible.

  

10AT : Vos œuvres reposent souvent, comme cette reprise de Vélasquez, sur un sous-texte visuel que vous travaillez. Vous vous livrez ainsi à une véritable réinterprétation de l’histoire de l’art et de ses « icônes » les plus célèbres : Léonard de Vinci dans la Cène, Manet et Boucher pour des variations autour du Great American Nude, Delacroix et sa Femme indienne mordue par un tigre… On a l’impression que votre œuvre est habitée par ces grandes toiles des musées occidentaux. Certains tableaux combinent même plusieurs références juxtaposées, comme dans L’Origine de l’Art où vous dotez le corps de L’Origine du Monde d’une tête de Joconde. Que signifie pour vous ce palimpseste artistique, ce jeu de juxtaposition ironique qui défamiliarise les images connues ?

  

11HM : Je pense à René Magritte et à son tableau « Le fils de l’homme », ce portrait d’un homme avec un chapeau melon dont le visage est caché par une pomme. Magritte disait que les images sont toujours une superposition, il n’existe pas d’image seule et singulière qui s’offre à nous. Les images sont devant nous dans la complexité du regard et dans la complexité de la représentation. Il y a toujours une image qui en cache une autre… On est dans un monde fait d’une imbrication d’images, de mots et d’idées et il faut faire avec si on veut survivre. Ce travail, je l’ai commencé parce que j’ai travaillé sur L’Origine du Monde et je me suis dit que ce tableau se présentait comme une sorte de nature morte. Le corps est donné à voir comme des fruits posés sur une table : il ne s’agit pas du corps d’une femme, mais de volumes disposés devant nous. Je me suis dit que ce serait  bien de pousser l’image dans ce sens-là et d’introduire de vrais fruits. Alors je suis tombé sur ce tissu imprimé qui représente des fraises, des prunes et des fleurs : c’est une représentation fantasmée du fruit qui allait très bien avec le corps exposé par Courbet. J’ai masqué le motif des fruits avec de la cire et j’ai peint « L’origine du monde ». Ensuite, quand j’ai enlevé la cire, comme dans la technique du batik, et j’ai récupéré les fruits ! Quelques temps après je me suis dit : c’est intéressant, parce que l’origine du monde, au fond, c’est une image ! L’idée même de l’origine est extraordinaire parce qu’elle suppose qu’il y a un point zéro, une table rase à partir de laquelle on construit. C’est une idée religieuse : si on suppose une origine, on peut aussi imaginer une fin du monde et, entre les deux, une sorte de parcours obligé. Tout ça, ce sont des images. Je me suis dit : ce serait bien de faire une origine de l’art. Qu’est-ce que c’est que l’origine de l’art ? C’est nécessairement l’art occidental : en tous cas, c’est ce qu’on apprend dans les écoles d’art, encore aujourd’hui. Quelles sont les œuvres les plus importantes, les plus chères, les plus regardées ? Il suffit de demander à n’importe qui, on retombe sur la Joconde et sur tout ce qui va avec. Donc je me suis dit que j’allais mettre une tête de Mona Lisa pour le corps de la femme de L’Origine du monde : cela me faisait une origine de l’art de A à Z.

12C’était une façon de prendre de la distance par rapport à tout ce monde de l’art qui n’est qu’un monde d’images et de fantasmes. Mais c’est également un monde qui est nécessaire à notre survie à tous : on sait que c’est faux, on sait que ce ne sont que des images, mais on y croit. Vous savez, si je vous demande si vous croyez en Dieu, il y aura deux ou trois personnes pour me répondre que oui. Mais si je vous demande si vous croyez en l’art, personne ne me répondra que non. Quelque part c’est notre vraie croyance aujourd’hui et c’est la dernière qui nous reste. Toutes les autres croyances se sont écroulées les unes après les autres et on se retrouve avec cette dernière croyance extraordinaire, qui commence à avoir son église aujourd’hui, grâce au marché… Mais il y a encore beaucoup de personnes qui travaillent, qui produisent de l’art et qui sont hors de la portée du marché : ces gens-là entretiennent cette nouvelle croyance même si les grandes églises de l’art contemporain essaient de dominer tout le territoire de l’art. Je pense vraiment que nous avons aujourd’hui une forme de croyance religieuse à l’égard de l’art et c’est sans doute ça qui nous fascine autant. Les images nous disent des choses que les institutions officielles ne peuvent plus nous dire aujourd’hui.

  

13AT : Vous vous définissez souvent comme un « faiseur d’images » plus que comme un artiste. Vous expliquez  notamment dans un entretien avec Alisa Béranger que vous faites une différence entre le « faiseur », le créateur qui utilise ses mains, et l’artiste, qui est avant tout une image, une projection, une représentation.  Est-ce que vous pourriez revenir sur cette expression ? Vous nous avez envoyé plusieurs images qui témoignent des étapes successives de votre travail sur une toile…

  

14HM : Oui, c’est un portrait d’Hillary Clinton que j’ai fait à l’époque où son image était partout. Pour moi, si Hillary Clinton avait gagné les élections, le monde n’aurait pas été nécessairement meilleur… Dans un cas comme dans l’autre, c’était une « vacherie », comme je l’indique dans le titre de l’œuvre : « La Vacherit ». C’est une technique de création d’images qui s’apparente à la technique de l’aquarelle : je commence par faire mon dessin à la craie, puis j’utilise des tissus transparents que je colle et je place à certains endroits des tissus réfléchissants. Quand on fait une aquarelle, on commence par mettre une couche de couleur, on attend que ça sèche, puis on met une deuxième, une troisième couche : c’est une superposition de couches transparentes et à la fin, on voit se dégager la profondeur. J’applique la même technique, sauf qu’au lieu d’utiliser la peinture, j’ai utilisé des tissus transparents. C’est comme si on plaçait des peaux transparentes sur le visage, jusqu’au moment où on a le bon visage qui commence à se former. C’est une manière de dire qu’en fait, l’image est toujours un processus, fait d’ajouts successifs. Dans la phase finale, à certains endroits, j’ai environ dix couches de tissus transparents ; à d’autres endroits, il y en a moins, bien sûr. Je colle, puis je couds tout avec ma machine à coudre : souvent, je mets plus de temps à coudre qu’à composer mes images.

15Pour revenir à la question de l’artiste, je dis que je suis un faiseur d’images parce qu’il y a ce verbe faire : j’aime bien l’idée de faire les choses avec mes mains. L’idée de confier mon travail à quelqu’un d’autre, en lui demandant de suivre mes instructions, ne me viendrait jamais à l’esprit. Quand je fais mes images, je suis en contact avec les matières, avec les outils et je sens que l’image, comme les outils, deviennent comme une extension de mon corps. Il y a ma présence dans ces images.

16 Le terme « artiste » aujourd’hui couvre une gamme très vaste de comportements et d’attitudes. Le jour où j’ai découvert que l’artiste américain Chris Burden avait demandé à un copain de lui tirer une balle dans le bras pour faire une performance artistique, je me suis dit que moi, je n’avais pas envie d’être artiste ! Je pense aussi à Marina Abramović, cette jeune femme qui se tenait dans une galerie en disant aux gens « Faites ce que vous voulez de mon corps ». C’est un des monuments de l’art contemporain ! Il y a des gens qui l’ont carrément agressée physiquement… Elle s’exposait, elle aurait pu mourir : à un moment, on se demande pourquoi on prend autant de risques au nom de l’art. Le mot « art » couvre donc des types de comportements infinis : il y a des chamans, des gens qui font des choses impossibles… Et dans le monde de l’art, on accepte tout ça. C’est à la fois une chose extraordinaire, parce que cela donne une liberté totale, et une sorte de faiblesse parce qu’on se fiche complètement de la méthodologie de la création… Un artiste peut revendiquer qu’il fait n’importe quoi et nous sommes obligés de l’accepter, personne n’est assez légitime pour lui dire « Mais non, tu n’es pas artiste ». Dans ce monde, moi je suis prudent : j’ai un programme, une intention, je n’ai pas envie de risquer ma vie pour que le public d’une galerie vienne m’applaudir. C’est pour ça que je dis que je ne suis pas un artiste mais un faiseur d’images. : pour l’art, allez voir ailleurs… Aujourd’hui, dans le monde de la musique, on n’accepterait pas quelqu’un qui se dirait musicien et qui ne saurait pas jouer d’un instrument de musique, qui ne disposerait pas d’une capacité technique qui l’autorise à faire une performance musicale… Dans la littérature, si vous dites « je suis romancier », les éditeurs n’acceptent pas un écrivain qui construit mal son texte. Mais les montreurs de l’art acceptent tout, et ça pose la question de la limite… Faire des images pour moi, c’est un terrain où j’essaie de constituer un savoir et d’avancer, de comparer ce que je fais aux travaux des autres qui travaillent dans le même domaine. La liberté totale dans la pratique artistique devrait ouvrir la porte  au dialogue critique sur l’art, mais le débat critique semble incompatible avec les règles du marché de l’art. C’est aussi que les personnes qui ont investi beaucoup d’argent sur un objet en supposant que c’est de l’art, ne voudraient pas voir la valeur de leur objet disqualifiée dans un débat public.

  

17AT : Vous parlez beaucoup d’images, mais l’écriture a aussi un rôle essentiel pour vous. Dans votre œuvre plastique, les références littéraires abondent – que ce soit Wole Soyinka aux prises avec les tigres de la « tigritude », ou Schéhérazade, que l’on trouve par exemple dans L’art de guérir. L’écriture, en caractères arabes ou latins, est aussi fréquemment intégrée à vos créations. Il n’est pas rare que le texte soit même le lieu où se cristallise le sens de l’œuvre, par exemple dans ce portrait de Barack Obama, surmonté de l’inscription I have a drone, qui est bien sûr une variation sur la célèbre phrase de Martin Luther King Jr. Comment décrire votre rapport à l’écriture dans la création plastique ?

  

18HM : On dit souvent que l’art n’a pas besoin de littérature parce que les images se suffisent à elles-mêmes. On pensait dans les années 1960 qu’il suffisait de montrer la peinture et qu’elle allait agir. Ensuite on a compris que les images ne se passent pas de mots. Même si on ne dit rien et qu’on intitule sa toile « Peinture numéro 4 », c’est de la littérature. Bien sûr, c’est un niveau très bas de la littérature. Autant y aller carrément : moi, je fais un portrait d’Obama. Si je l’exposais sans ce titre « I have a drone », ce serait un hommage rendu à ce président, le premier président noir des États-Unis. Un jour, en Chine, quelqu’un qui voulait montrer mon travail m’a demandé : « Mais pourquoi vous êtes contre Obama, pourtant vous êtes noir comme lui ! ».  Je lui ai répondu : « C’est bien ça le problème, moi je me pose comme une personne, lui il se pose comme un Noir. Il a gagné les élections parce qu’il est noir ». Je pense qu’Obama a usurpé le rêve de Martin Luther King : il est arrivé à la Maison Blanche grâce à cette littérature que Martin Luther King a créée, mais après il a fermé les yeux sur Guantanamo, il a envoyé plus de drones que Georges Bush au Proche-Orient… Mon image, sans la phrase « I have a drone », ne fonctionne pas. Elle peut même aller dans le sens inverse de ce que j’ai voulu dire ! C’est la même chose pour d’autres images. J’ai par exemple une œuvre intitulée Manger tue. Vous voyez le paquet de cigarettes où on vous dit « ne fumez pas, ce n’est pas bon pour vous » : « Fumer tue » ? Moi j’ai fait toute une série d’images sur cette littérature de paquet de cigarettes. C’est une phrase extraordinaire. Il y a des gens qui vous disent : « Nous, on sait ce qui est bon pour vous, ne fumez pas ! » Ces gens s’installent comme une autorité qui décide ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Je sais bien que fumer tue : marcher dans la rue tue, manger tue, aimer tue… Dans Manger tue,je me suis référé au repas chez Emmaüs de Caravage : c’est un de ces monuments de la peinture européenne que j’aime bien, et je l’ai associé à un tissu avec des images de McDonalds, de pizzas. Le tissu pour moi était le point de départ. Cette image, sans le texte, ne fonctionne pas : on ne sait pas ce que je veux dire. Le problème avec les images, c’est qu’elles sont toujours à double tranchant : une image peut dire une chose et son contraire, c’est pour ça, je crois, que les monothéistes se sont toujours méfiés… L’image, c’est une sorte de bouteille jetée à la mer : ce n’est pas parce que vous avez mis une lettre dedans qu’elle va arriver à destination. Elle peut tomber entre les mains de quelqu’un qui ne sait pas lire, ou de quelqu’un qui ne parle pas votre langue. Pour aider cette bouteille à la mer à arriver et à apporter le message, je rajoute un texte aux images. Je me dis aussi que le texte est lui-même une image : parfois on regarde un mot, et on peut voir dans son graphisme une image différente du sens qui est écrit.

  

19AT : Quel rôle accordez-vous à la femme dans votre création ? L’érotisme n’est pas absent de vos œuvres – qu’il s’agisse des formes japonisantes qui ont longtemps fasciné l’Occident, de références aux dessins et gravures érotiques du XVIIIe siècle, ou de la mention récurrente de Joséphine Baker, transformée en nouvelle Suzanne au bain sous le regard de colons concupiscents (Suzanne et les vieillards de la mission Dakar Djibouti, 2007). L’érotisme est-il une nouvelle façon d’interroger les images et le regard porté sur l’autre ?

   

20HM : Joséphine Baker fait partie des figures qui m’ont intrigué. Elle est pleine d’ambiguïtés : c’est une femme américaine, noire, qui est arrivée en Europe et a été célébrée par les Français comme une sorte de symbole de la féminité africaine. Les Français connaissent les Africains depuis plus d’un siècle quand Joséphine Baker se présente, mais elle arrive à Paris et elle devient l’arbre qui cache la forêt ! Cette Joséphine Baker, c’était une Africaine présentable.  Les autres, on ne voulait pas les voir, mais on regarde Joséphine Baker et elle devient l’icône de toute l’Afrique, de l’art africain. C’est une artiste de music hall extraordinaire, une femme de talent qui invente cette danse « africaine », barbare, primitiviste, avec sa ceinture de bananes. Quand elle est arrivée en France dans les années 1920, cette femme n’avait rien à voir avec l’Afrique, elle ne savait rien sur le sujet, son expérience était exclusivement américaine. Elle a pourtant incarné sur scène les fantasmes des Européens sur les femmes africaines. C’est une femme qui a échappé à la brutalité des racistes américains pour se trouver dans une réception européenne ambiguë : on ne l’accepte pas en tant que personne, mais en tant que représentante d’une féminité africaine débridée. La première fois que j’ai vu des images d’elle, c’était dans un film en noir en blanc, il y a très longtemps : je ne savais même pas que c’était Joséphine Baker, ni ce que ça représentait. Elle était sur une balançoire en train de chanter : elle était dans une grande cage dont les barreaux étaient très espacés. Je ne comprenais pas : cette femme, si elle voulait sortir de sa cage, elle le pouvait ! Mais elle était là, heureuse, en train de chanter et de se balancer… Après je me suis dit qu’elle ne voulait pas sortir de sa cage parce qu’elle s’y trouvait très bien. Beaucoup plus tard encore, j’ai vu Grace Jones qui posait aussi en photo dans une cage, avec de la viande crue à côté d’elle : c’était la femme cannibale africaine en cage. Ce qui est terrible, dans ces histoires de cages, c’est qu’il y aussi le cas de Sartjie Baartman, la Vénus Hottentote, qui, elle, n’avait rien demandé à personne : on l’a attrapée, on l’a mise dans une cage et on l’a montrée comme une sorte d’animal sauvage.

21Pour revenir à l’œuvre, Suzanne et les vieillards de la mission Dakar-Djibouti, les deux personnages debout à côté de Joséphine Baker viennent d’une photo de Marcel Griaule et de Michel Leiris : sur la photo, ils tenaient une poule qu’ils devaient offrir pour pouvoir entrer dans une case. J’ai utilisé cette image pour mettre Leiris et Griaule à la place des deux vieillards qui veulent séduire Suzanne dans la Bible. Joséphine Baker, à un moment donné, a contribué à la collecte d’argent pour financer cette mission Dakar-Djibouti… Pour moi, Joséphine Baker incarne la femme américaine qui joue à l’Africaine : d’ailleurs, elle n’était pas très foncée de peau et elle se peignait la peau en noir avant d’entrer sur scène ! Dans l’imaginaire européen, l’Afrique, c’est toujours l’Afrique noire. Les Nords-Africains, les Égyptiens, les Tunisiens, les Marocains, on considère que ce ne sont pas des vrais Africains. Dans la plupart des expositions dédiées à l’art africain, on les exclut. C’est d’ailleurs une question à poser : pourquoi n’accepte-t-on pas la diversité ethnique et culturelle du continent africain ? La force de l’Afrique vient de cette diversité. Le problème, c’est qu’on peut trouver aussi des Africains qui ne s’acceptent pas : pendant le Festival mondial des arts nègres qui s’est tenu à Lagos en 1977, il y a eu un conflit entre les Sénégalais et les Nigérians parce que ces derniers voulaient intégrer les Nords-Africains, alors que les Sénégalais avaient organisé la première édition à destination des Noirs, d’où qu’ils viennent. Les Nord-Africains ne se voient pas comme des Africains non plus. Les Égyptiens ne voulaient envoyer à Lagos que des Nubiens ! Le point commun de toutes ces démarches, c’est l’exclusion : on exclut des gens et on réorganise le monde de façon tout à fait bancale.

   

22AT : J’aimerais revenir sur cette question de la performance… Vous vous y êtes tout de même un peu essayé avec votre Saint Sébastien, non ?

  

23HM : J’ai fait une peinture de Saint Sébastien et j’ai fixé dessus des préservatifs remplis de peinture. J’avais mis un panier devant l’image, sur une petite table, et il était rempli de dards. Les gens ont compris tout de suite qu’il s’agissait de prendre un dard et d’essayer d’atteindre des cibles. J’ai obtenu un Saint Sébastien extraordinaire, avec le sang qui coulait. Mais tout ça, c’est un jeu d’images, les gens participaient à mon image, il n’y avait pas de vrai sang… La technicité du jeu empêche les joueurs de voir l’horreur dans le geste de lancer une fléchette sur une personne. Je pense que les archers qui ont tiré sur le corps de Saint Sébastien étaient dans un état d’esprit semblable à celui des joueurs.

  

24AT : Votre dénonciation de l’artafricanisme renvoie, comme vous l’avez dit, à une question muséographique plus générale, qui est celle de la distribution géographique. On a besoin d’attribuer des origines géographiques pour faire un travail de labellisation.  Est-ce que l’émergence d’autres étiquettes est souhaitable ? Est-ce que vous ne vous retrouvez pas condamné à occuper la place du protestataire reconnu ?

  

25HM : Ce que vous dites est vrai. Concernant les catégories, on n’y échappe pas : il y en aura toujours. Je suis contre la catégorie d’art africain, mais quand on m’invite à participer à une exposition d’art africain, j’y vais. J’ai des copains qui refusent catégoriquement, mais ces gens-là, personne ne les connaît. Je connais la limite de la catégorie, j’essaie de la détourner, d’y échapper quand je peux : j’essaie de survivre sur ce fil ténu. Concernant le protestataire de service, bien sûr, je le suis devenu : les gens qui m’invitent ont eu accès à mes propos, ils savent ce que je pense et ce que je vais dire ! Avec moi, il n’y a plus de surprise.… Je crois qu’il y a de plus en plus de gens qui raisonnent comme moi. Tout a commencé avec l’histoire de « Partage d’exotismes » : j’avais été invité à participer à cette Biennale de Lyon, et j’avais écrit une lettre à Jean-Hubert Martin, qui en était le principal commissaire, en lui expliquant que je voulais bien participer mais que j’avais des réserves quant à la problématique de l’exotisme. Finalement, je n’ai pas été intégré à l’exposition, mais ma lettre a été publiée dans le catalogue, et ça m’a rendu beaucoup de services. Peut-être parce que cela est arrivé à un moment où les gens commençaient à se poser des questions sur les limites de la catégorie « art africain ».