Colloques en ligne

Jean-Pierre Bobillot

 « PERFormance C’EST… » (si ça eXiste !)

« &cetera… »

1Si d’aventure — ce qu’à Dionysos ou Apollon ne plût ! — l’on me demandait de répondre, à la manière de mon poème-manifeste « POésie C’EST… », à la récurrente question : « c’est quoi, la performance ? » ou, pis : « la poésie-performance ? » ou : « performée ? » ou : « la performance poétique ? » etc., — nul doute qu’on retrouverait, transposées telles quelles ou quasi, au fil de ma réponse, bon nombre des propositions dont la litanie compose ledit poème (seul le mot « PERFormance » se substituant, sans autre forme de procès, à « POésie » ), et en particulier la dernière, dont j’ai su très tôt qu’elle le serait : « C’EST &cetera… » Non seulement, donc, un « etc. » suggérant que d’autres propositions pourraient encore venir s’ajouter aux précédentes (comme c’est le cas dans l’avant-dernière : « C’EST ramage & plumage / grammage / grimage / image / inimage / rage / orage / mirage / &cetera »), mais un « etc. » comme proposition au même titre, voire peut-être un peu plus (d’où, les italiques), que toutes celles qui précèdent. Non, certes, une définition, mais peut-être mieux encore, une indéfinition : « PERFormance C’EST &cetera… »1

2Non, certes, qu’il s’agisse, ici, de se complaire à quelque relativisme décomplexé d’arrière-saison, car si « POésie C’EST tout ça à la fois », le vers qui suit immédiatement n’omet pas de préciser que « POésie C’EST pas tout & n’importe quoi » — et « PERFormance » non plus ! À le vrai dire, c’est dans l’histoire même de ces deux signifiants qu’il faut chercher les raisons et les déraisons de cette double postulation, qui leur colle au signifié, entre d’une part : — a) la plus restrictive intension, ou compréhension (= l’ensemble [S] des éléments sémantiques pertinents, ou sèmes, composant la « définition » ou, plus rigoureusement, le « champ sémantique » d’un terme donné) et, de façon inversement proportionnelle, la plus large extension (= l’ensemble [R+r1+r2+…+rn] des composantes référentielles, actuelles ou potentielles, qu’il est en mesure de désigner, ou de « dénoter »), et de l’autre : — b) la plus large intension (= [S+s1+s2+…+sn]) et, par là-même, la plus restrictive extension (= [R]). Soit, respectivement : entre une tentation de : — a) l’hypéronymie, soit : généralisation et diversification (« POésie C’EST tout ça à la fois »… du moins, tout ce qui ne relève pas des seuls usages « ordinaires » de la langue), et une résignation à : — b) l’hyponymie, soit : spécialisation et homogénéisation (« POésie C’EST pas tout & n’importe quoi »… mais un « genre littéraire » parmi d’autres, que spécifient telles caractéristiques définitoires : vers, lexique spécial, « licences »…)

3Mais que signifierait alors : « PERFormance C’EST tout ça à la fois / PERFormance C’EST pas tout & n’importe quoi » ? Question que viennent encore compliquer des appellations, aujourd’hui couramment reçues, telles que « poésie-performance » ou « performance poétique », sur le modèle de « performance d’artiste ». Se satisfera-t-on, cela se voit, d’un péremptoire : POésie C’EST PERFormance (reléguant ipso facto hors « poésie » une bonne part de ce qui, censément, en relève) — ou d’un plus hasardeux : PERFormance C’EST POésie ? …

tension 

4De cette tension, donc, indéfiniment rémanente ou relancée, de cette indéfinition, tendanciellement irréductible — immanentes sans doute à la structure propre du signe linguistique (à sa double fonction, sémantique et référentielle), et proportionnelles à son degré d’abstraction conceptuelle —, témoigne exemplairement la récente tentative, aussi hétérogène elle-même que pointilleusement attentive à l’hétérogénéité de son objet, de Françoise Dubor2, de cerner a posteriori ce que PERFormance C’EST — et précisément, en quoi elle est, indissociablement, « tout ça à la fois » (et quoi : « ça » ?) et « pas tout & n’importe quoi » (et en particulier, quoi : « n’importe quoi » ?) :

La performance à strictement parler, en tant que phénomène artistique apparu dans les années 60, répond à une théâtralisation de l’acte et de l’œuvre plastiques, mais aussi d’expériences très variées, qui font événement, dans un temps éphémère. Car en rupture avec la représentation, elle se veut la présentation d’une situation ou d’une action réelle immédiate, et est un événement spectaculaire. Elle est une « attitude », plus qu’un nouveau genre, qui s’écarte des conventions dramatiques, et qui théâtralise des éléments traditionnellement écartés de la scène. Ses styles sont très divers, allant du rituel régressif et sacrificiel à l’emploi de technologies sophistiquées, du minimalisme à l’expression exacerbée, de la gestuelle corporelle élémentaire à l’expression formelle la plus poussée. C’est pourquoi elle échappe à toute définition figée et homogène […]. Elle tient enfin de l’esprit d’insoumission, de la farce, de la recherche pluridisciplinaire, de l’attitude contestataire, et de l’art corporel contre l’art établi.

5« Théâtralisation de l’acte et de l’œuvre plastiques » ou (pour ce qui nous concerne ici) « poétiques ». Ou, mieux : transmédiation, le poétique comme le plastique s’aventurant dès lors bien loin de ses media (matériaux et techniques spécifiques ou détournés, zones neuronales et corporelles mobilisées, modes de présence dans l’espace-temps social…) de multiséculaire assignation.

6Car, que peuvent bien être l’acte et l’œuvre poétiques ainsi transmédiés — « présentés », et non « représentés » (PERFormance C’EST pas mimesis) — sinon, indissociablement, l’acte de lire le poème ou de le proférer3+ le poème lui-même en tant que (destiné à être) lu ou proféré : sa manifestation sensible, donc (sa monstration) — et non point son « contenu » (signifié et/ou dénoté, voire connoté, etc.), quelles qu’en soient par ailleurs les caractéristiques propres et l’intérêt en tant que tel ? D’où la notion, que j’ai proposée4, de poème vocoscénique, voire vocaudioscénique : à clairement distinguer du poème « écrit », ou paginal, se suffisant à lui-même — se trouvât-il, circonstanciellement, oralisé en public.

7Dans ce dernier cas, le « texte »  — qu’il apparaisse sous forme de feuillets manu- ou tapuscrits ou de livre typographique — est censément déjà stabilisé dans les limites de sa configuration médiopoétique reçue, et clairement investi du statut de type : chaque lecture — fût-elle enregistrée, filmée, voire publiée — n’en constituant qu’une occurrence, qui (pourrait-on dire) ne l’atteint pas. Tout au contraire, dans le premier cas (celui qui nous concerne ici), le « texte » — qu’il se présente, visuellement, dans l’espace scénique, à l’état de feuillets diversement installés ou manipulés5, ou qu’il soit mémorisé, voire, tout ou partie, improvisé —, ne saurait en rien prétendre à ce statut de type, car il ne constitue qu’une composante préalable (c’est le « pré-texte » de Giovanni Fontana), plus ou moins déterminante (et, pour cela, souvent requalifiée comme « partition »), de ce complexe médiopoétique instable qu’est le vocaudioscénotexte, lequel ne se manifeste authentiquement qu’au présent, dans la dynamique de son exécution, même : chaque fois différente, et faisant chaque fois « événement, dans un temps éphémère ».

8Le « pré-texte » ne saurait donc, sans inconséquence, et sans dommage théorique, être considéré6 — et par là-même, subrepticement hypostasié —

comme une « partition bloquée », une indication rigide pour des lectures avec des résultats univoques ou comme un système de réduction et de cristallisation de la valeur de la voix [réduite à sa fonction de vecteur d’oralisation], mais comme un terreau fertile capable d’accueillir en soi des évolutions sonores et/ou gestuelles liées au bagage technique du poète-interprète, mais complètement imprévisibles [par l’exploration et l’exploitation des potentialités poétiques de la voix et du corps comme medium].

9Poussant l’idée à son extrême, Schwitters n’osa-t-il pas, en toute paradoxale cohérence, affirmer7 :

Dans un seul cas la poésie est cohérente, quand elle naît simultanément avec la récitation artistique et qu’elle n’est pas écrite [pré-texte Ø]. Entre la poésie [pré-texte] et la récitation [performance], il faut faire une distinction rigoureuse. Pour la récitation la poésie n’est qu’un matériau [le pré-texte n’est qu’un prétexte]. Il est même indifférent à la récitation [c’est-à-dire, au vocoscénotexte] que son matériau soit ou non de la poésie [un pré-texte déjà poème]. On peut par exemple réciter l’alphabet [ou la seule lettre « W »…], qui n’est à l’origine qu’une forme utilitaire [pré-texte ready made minimaliste], de façon à ce qu’il en résulte une œuvre d’art [poème vocoscénique].

10Le surtitre à portée générique Poème(s)-partition(s), forgé de bonne heure par Bernard Heidsieck — comme, par Pierre Albert-Birot, Poême(s) à crier et à danser —, a sans nul doute contribué à imposer parmi les « poètes sonores » et leurs commentateurs ce terme, sciemment emprunté à la musique — comme « performance », un peu plus tard, aux arts plastiques —, avec toutes les approximations et les risques de confusion qu’une telle opération comporte, mais aussi les ouvertures, qu’elle a pu susciter, vers une approche résolument transversale des différents champs et pratiques esthétiques, et une remise en cause ou relativisation des « genres » et « disciplines », au profit d’une infinie diversité de configurations médiopoétiques. Si l’épais volume reprenant en fac simile l’ensemble de ses « partitions » dactylographiées s’intitule, sans préjuger de leur statut, Les tapuscrits, — Julien Blaine à l’inverse n’hésita pas à choisir Partitions comme titre pour le recueil des « textes de ses performances », qualifiés en 4e de couverture d’« espèces de8 partitions » manuscrites, tapuscrites ou typographiées, accompagnées d’autres documents de travail, y compris photographiques9.

11Et précisons-le, tant l’apparence d’évidente simplicité des termes employés risque de dérober à l’esprit la foisonnante complexité de ce qu’ils voudraient lui désigner : le caractérisant scénique ne suppose nécessairement ni une « scène », dans l’acception technique (théâtrale ou musicale) du terme, ni plus largement tel lieu conçu pour, ou voué à, ce type de manifestations (« qui s’écarte des conventions dramatiques »). Selon Pierre Guéry10, l’un des défis propres à ce type de scéniture (« écriture » pour et/ou sur la scène) serait « d’avoir à créer l’espace scénique non estampillé, non répertorié comme scénique, avec son seul corps et sa seule voix [deux composantes-clés du biomedium de nombreuses performances] : là, dans cet espace [cœur du topomedium], la dialectique espace-temps peut devenir une donnée saisissable dans l’imaginaire [qui est une variété du psychomedium ] collectif et commun du public et du performeur [soit, tout un sociomedium] ».

détour : « la preuve par l’étymologie »

12S’en remettre ici comme ailleurs à l’étymologie nous sera de peu de secours, et pourrait ne mener qu’à truismes cher payés, trop vraisemblables illusions et véritables confusions. Alléguant un rejet formel, par Antoine Meillet, de ce prétendu « seul moyen de nous servir des mots en pleine connaissance de cause », consistant à « commencer par en dégager l’étymologie, puis [à] nous guider sur elle », Jean Paulhan prenait ainsi les devants11 :

Il suffit d’ouvrir le premier traité de linguistique venu pour apprendre que l’étymologie d’un mot nous demeure le plus souvent inconnue ; fût-elle connue, qu’elle ne nous apprend rien12 ; nous apprît-elle quelque détail, qu’elle nous trompe ; dît-elle vrai, que sa vérité est celle d’une simple anecdote.

13De ce que 1° poème, 2° poésie, 3° poète — dérivés de «  poiein “faire” » —, soient empruntés (plus ou moins tardivement) à des mots gréco-latins pouvant désigner13 1° « une création de l’esprit, spécialement une œuvre en vers », 2° l’« action de composer des œuvres poétiques », et 3° « celui qui compose des vers »,— on a souvent déduit, et établi comme un indiscutable et intemporel absolu (la trop fameuse « essence de la poésie… »), que l’extension s’en restreignait à un ensemble d’« œuvres » constituant un sous-champ bien délimité de la littérature (le « genre poétique »), voire à une forme particulière qui suffirait à le définir (les « vers14 »). Or — outre que la notion de littérature, comme « ensemble des œuvres, des textes […] port[a]nt la marque de préoccupations esthétiques15 », est d’invention fort récente —, n’est-il pas devenu clair, au fil du temps, que l’usage de ces termes s’est largement diversifié, bien au-delà du « vers » (se voulût-il « libre »), et même du dispositif vers/prose16 — comme en témoigne, depuis le Coup de dés de Mallarmé ou les « calligrammes » d’Apollinaire et les premiers exemples de poésie à « partition » de Tzara ou d’Albert-Birot, le développement des poésies « visuelle », « sonore », « concrète », voire « -ready-made » ou, nous y revoilà, « -performance » ? À moins, bien sûr, d’en ignorer l’existence, ou la valeur… « poétique », et par voie de conséquence, de nier qu’il pût même s’agir, là, de poésie17.

14Inversement, de ce que lesdits étymons — dérivés de « poiein “faire” », soit : « “fabriquer, produire, créer”, en parlant d’objets, de constructions, d’œuvres d’art » — pouvaient aussi bien, et moins restrictivement, signifier : 1° « ce que l’on fait, une création : une œuvre, un ouvrage manuel et une création de l’esprit, spécialement une œuvre en vers », 2° « création, fabrication », « action de composer des œuvres poétiques », et 3° « auteur, créateur », « fabricant, artisan », en particulier « celui qui compose des vers, des ouvrages de prose, des discours et de la musique », — on a été, non sans raisons, tenté d’admettre ou d’affirmer que l’extension en avait été, voire était en réalité, plus englobante qu’on ne le pensait généralement18… ou ne demandait qu’à devenir, enfin, la plus englobante possible.

15Bref, non seulement l’étymologie ne peut guère, au mieux, nous parler que de ce qu’était poiesis pour les Grecs ou de ce qu’ils croyaient qu’elle était, mais elle tend surtout à nous conforter dans ce que nous croyons qu’elle est et voulons croire qu’elle était déjà pour eux ; et comme, pas plus qu’eux, nous ne nous entendons sur le sujet, elle se fonde généralement sur un choix a posteriori parmi les différentes acceptions attestées de l’étymon en question (voire, sur l’« oubli » de certaines d’entre elles) : « poète-artisan » ou « Poète-démiurge », la prétendue « origine » pourra tout légitimer !...

16Devant la récente inflation du couple performance / performe(u)r (sans parler du malencontreux performatif19) dérivés de « to perform “réaliser, accomplir” », lui-même « issu en moyen anglais de l’ancien français parformer dérivé de former avec une valeur voisine de parfaire », volontiers « avec une idée de perfection20 », etc. —, l’éventuel secours étymologique s’avère encore plus vacillant.

17Car si POésie C’EST faire, PERFormance C’EST faire complètement, de part en part, accomplir : ce qui laisserait entendre que POésie-PERFormance C’EST (faire de la) POésie (plus) complètement (encore), accomplir POésie, laquelle serait à PERFormance ce que le pré-texte est au scénaudiotexte21 ; mais non moins, que POésie C’EST une variété particulière de PERFormance, et inversement, que PERFormance C’EST une manière particulière de faire en POésie. Et — outre qu’il n’y a pas que POésie qui soit faire ni PERFormance qui soit accomplir —, si POésie C’EST faire et PERFormance, accomplir, on ne voit toujours guère, à la faible lueur de tant d’aveuglants étymons, en quoi PERFormance C’EST autre chose que POésie (fût-elle « -PERFormance ») ; ou en d’autres termes, quel(s) serai(en)t le(s) élément(s) différentiel(s) dont la présence ou l’absence suffirait à coup sûr à établir que l’on a affaire à de la poésie performancielle ou non (poésie sonore, -action, etc.), ou à de la performance poétique ou non (performance d’artiste, etc.) ?

18Et ce n’est pas le rappel de l’introduction en français de performance « à propos des résultats d’un cheval de course », puis avec différentes acceptions sportives (ou techniques : les « potentialités optimales d’un appareil ») favorisant, dans « l’usage courant », une tendancielle synonymie avec « l’idée d’exploit », ni même de son importation plus récente « dans le domaine des spectacles […] à propos du théâtre d’avant-garde d’inspiration anglo-américaine », puis dans le champ artistique, comme équivalent de happening, qui nous éclairera davantage22

retour : l’un « chut(e) », l’autre « trou(e) »

19Plus prometteuse, pourrait s’avérer l’attention portée aux différentes configurations médiopoétiques à l’œuvre lors de telle ou telle performance censément poétique, à ses singularités, aux éléments et composantes récurrents de l’une à l’autre — et en particulier, au rôle qu’y joue le « pré-texte », fût-il Ø ou proche de Ø.

20« Outre la performance textuelle (lecture proche de la poésie sonore) », Lucien Suel déclare pratiquer « la poésie-action », en particulier avec deux « performances » recourant à un outillage importé et aux gestes qui y sont liés [ainsi promus techno+biomedium en poésie], mais non moins, à un mode à la fois complexe et discret de présence du « texte », dans ses actualisations tant vocales [biomedium d’élection de toute poésie scénique] que (magnéto)phoniques et (typo)graphiques [sémio+technomedia élus des poésies sonore, concrète, etc.]23 :

« Poesie concrete » : Debout face à une table, devant le public, je déclenche le magnétophone pour l’enregistrement et je lis des extraits d'un recueil de poèmes. Quand la lecture est terminée, j’arrête la bande, je rembobine et j’enclenche le magnétophone qui rediffuse le texte lu. Pendant la rediffusion, je sors d’un carton un rectangle de grillage et un aquarium en plastique transparent. Je plie le grillage autour du livre et dresse l’ensemble […] au fond de l’aquarium. Sur le bord supérieur de celui-ci, face au public, j’appose un adhésif sur lequel on peut lire : POESIE.
J’extrais ensuite du carton deux sachets (un de ciment et un de gravier), une auge de maçon et ma truelle. Je verse les deux sachets de gravier et de ciment dans l’auge (nuage de poussière). Je prends la bouteille d’eau, verse et gâche le mortier. Je coule le béton dans l’aquarium, sur le livre et le grillage qui seront recouverts à mi-hauteur. Je prends un second adhésif et le colle sous le premier au bas de l’aquarium. Sur celui-ci, on lit le mot : CONCRETE. J’arrête le magnétophone, sors la cassette et la plonge debout dans le béton. Je nettoie et remballe mes outils.
« Faire son trou dans la littérature » : Je travaille debout devant une table solide, face au public. Je déclenche le magnétophone. Ma voix enregistrée répète en boucle : « Percer dans la littérature, faire son trou dans le monde des lettres... »
Avec un serre-joint, je fixe une planche à la table. Je sors mon marteau, des clous et des tenailles. Je prends un livre dans le carton, le pose sur la planche et le cloue aux quatre coins. Je déballe ma perceuse, monte une mèche. Avec la perceuse, en plein centre du livre, je perce un énorme trou. Avec les tenailles, j’arrache les clous qui maintenaient le livre sur la planche. Je tends au public le livre enfilé sur mon majeur. Je prends dans le carton un autre livre à qui je fais subir le même sort. J’invite ensuite le public à choisir dans le carton l’ouvrage qu'il souhaite me voir trouer. Je fais cadeau des livres troués au public. Quand tous les livres sont troués, je démonte ma perceuse et je range mes outils.

21Il en résulte un spectaculaire modeste, typique de ce « poète ordinaire » (ou « fabricant de poèmes »). Toute l’action déployée au cours de ces deux-ci prend sens et tire son titre du jeu de mots (par syllepse bilingue) [activant sémio+psychomedium] qu’ils donnent, l’un à voir : concrète = « ceci est de la poésie concrète » / concrete = “béton”, l’autre à entendre : trou au sens de positionnement social / trou au sens…  concret. Semblablement — mais d’un spectaculaire moins discret, celle de Julien Blaine : « Chute… chut ! », impliquant le corps entier, dévalant de haut en bas un escalier monumental24 [bio+topomedium étendus], prend sens et tire son titre du jeu de mots (par tacite homophonie) qui la sous-tend : le substantif chute étant induit de celle à laquelle on assiste, et le geste qu’il esquisse, une fois immobilisé, suggérant l’onomatopée chut ! C’est, après celle du poète, la « chute » du poème — tous deux, indissociablement, « en chair et en os » : le poète est le poème et vice versa.

22Ils chutent, effectivement, ensemble, à la fin d’« Ecfruiture », dont l’action prend tout son sens et tire son titre du mot-valise qui en résume, et amalgame, les composantes sensibles : — gestuelles et visuelles (mais aussi auditives, et olfactives) : l’écrasement, par piétinements successifs [promotion des pieds comme élément moteur du biomedium poétique], des fruits [+ physiomedium importé] disposés en ligne sur le sol comme autant de mots sur une page d’écriture, — et, simultanément, sonores : la profération, parasitée de diverses émissions glotto-buccales [bio-] rendues audibles par l’amplification [techno-], des noms [sémiomedium] de ces fruits écrits. Gestuelles et lisuelles, de plus, en même temps que sonores, dès le prologue, le poète ayant commencé par « bomber », tout en les vociférant, le mot-titre et les deux formules (faisant syllepse sur le terme pied) : « l’écriture c’est le pied ! » et : « écrire comme un pied ! »

le « “flowers for Jack” event »

23Ça devait arriver : un beau jour — alors que, déjà, l’on m’affublait de l’étiquette montante de « poète sonore » (si peu pertinente, dans mon cas, que je forgeai sur le champ, d’abord à mon seul usage puis dans une perspective générale, la contre-étiquette de poète bruyant, qui avait au moins l’avantage de soulever quelques sourires25) —, je me vis attribuer celles, plus montantes encore, de « performe(u)r », ou « poète-performe(u)r » (guère plus pertinentes, et auxquelles j’opposai sans tarder, dans un souci de clarification médiopoétique, les notions de poète scénique ou, plus explicitement, vocaudioscénique, dont la capacité à susciter l’amusement s’avère inversement proportionnelle à sa pertinence descriptive).

24Non, certes, que je ne recourusse, lors de mes lectures/actions — de façon plus ou moins affirmée ou discrète, préméditée ou improvisée —, aux ressources diversement combinées de la phono-technè (« micro », « effets »…) et, surtout, de la présence scénique (« vocalité » : variations de volume ou de débit, chuchotements, souffles, cris… et « action » : postures, gestes, accessoires, maniement de la « partition », déplacements, implication de l’assistance…) ; mais à mon sentiment, « performe(u)r », comme « sonore » et même davantage, non, ç’eût été vraiment trop ! et vaguement usurpé

25Plus discrète encore, donc, que celles de mon ami Lucien, et la moins spectaculaire qui pût être, est l’action — « performance », telle n’était initialement ni mon intention, ni probablement la sienne — que, lecteur et traducteur (entre autres) de Kerouac, il me suggéra, un autre beau jour, de faire, et que j’accomplis, le 12 avril 2009, à Lowell, Massachusetts, lieu de naissance de l’auteur d’On the road et de Mexico city blues. Sachant que je devais m’y rendre — justement pour une lecture publique, à deux voix et bilingue, avec mon ami Alan Greene —, il m’avait en effet écrit quelque chose comme : « Puisque tu passes par Lowell, jette donc quelques fleurs pour moi dans la Merrimack river, en souvenir de Jack Kerouac… »

26C’était le dimanche de Pâques, grand soleil, rues absolument désertes — à l’exception de… deux vendeuses de fleurs ! Munis du précieux bouquet, nous longeons la trop haute clôture de fil de fer qui borde le fleuve, à la recherche d’un lieu plus propice : là, non sans quelque solennité, j’expédie d’un geste ample ma poignée de fleurs des champs par-dessus la clôture en prononçant ces mots : « From Lulu to Jack ! » Nous les regardons flotter au gré du courant, assez rapide en cet endroit, s’éloigner et enfin disparaître à nos yeux…

27Comme nous l’avions décidé, Alan était venu sans appareil photographique26. Retour à Boston, il ne nous restait plus qu’à établir, et à imprimer sur un papier spécialement acheté pour cela, le texte définitif de l’unique document destiné à porter témoignage de ce « “Flowers for Jack” event », ainsi que nous avions préalablement choisi de le baptiser :

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28« Geste simple » exécuté dans un lieu quelconque de l’espace public — proche en cela de certaines « actions de rue » d’artistes tels que Ben Vautier —, mais délibérément sans public et sans trace sonore ou visuelle (ce qui lui confère, point tout à fait involontairement, un aspect critique27), cet hommage secrètement rendu — et par procuration — au natif le plus célèbre de l’endroit (car tel est l’humour, presque involontaire : ’pataphysique ? de la chose…) nous avait en effet semblé devoir relever, peu ou prou, plutôt que de la performance proprement dite (?), de ce comble de l’indiscipline artistique qu’est, ou peut être, l’event, mais débarrassé de sa dimension scénique — si, du moins, le scénique suppose nécessairement un « public ».

29Sans public… mais point sans sociomedium. Ce fut, pour moi, la première occasion de clairement dissocier ces deux notions qu’il serait si facile, et dommageable, de confondre : Lucien (le « commanditaire »), Alan (le « témoin » et le « scribe »), mais aussi les deux marchandes (« agents facilitateurs »), et ceux et celles qui liront ces lignes (le « lectorat »), ça fait déjà un bon noyau sociomédial — auquel il faudrait ajouter la galerie qui nous accueillait à Lowell, les responsables du colloque Ceci est mon corps et de la présente édition de ses « actes », etc. Quant à savoir si, comme on le présuppose volontiers, « event » est un hyponyme de « performance » (l’event, c’est la performance façon Fluxus) ou si, comme semblerait le vouloir l’étymologie, c’est « performance » (ce qu’on accomplit) qui est un hyponyme d’« event » (plus généralement : ce qui arrive), la question reste pendante…