Colloques en ligne

Agnès Blesch

Cartographie de la conférence dans la littérature française contemporaine

1Dans Méthodes, Francis Ponge propose d’interpréter le traditionnel verre d’eau des conférenciers de la manière suivante :

Un verre de vin ou de lait ou de rhum serait moins aisément admis. Il semble qu’on imaginerait son travail dans le corps du conférencier : idée assez répugnante, − et que de toute façon la conférence changerait de ton, ce qu’il ne faut pas. Tandis qu’avec l’eau, rien de pareil. C’est qu’elle n’ajoute, − du moins en a-t-on le sentiment, − point de matière. Ne se digère pas (on le croit). Lave plutôt, débarrasse plutôt de quelque quantité de matière (superflue), ce qui semble favorable au jeu de l’esprit, à son fonctionnement, déploiement1.

2Le corps du conférencier, tel qu’il est ici évoqué par Francis Ponge, est un corps qui ne doit pas trahir sa réalité charnelle, un corps qui, à moitié caché derrière une table, ne doit pas troubler le déroulement du discours, la mise en voix d’un texte préalablement rédigé. Le seul élément matériel de ce corps digne d’être évoqué serait la voix, la manière avec laquelle un discours est prononcé, « avec flamme », « d’une parole sereine » ou « avec chaleur » comme en témoignent les commentaires d’Yvonne Sarcey, introduisant les retranscriptions des conférences réalisées à l’Université des Annales au début du xxe siècle2. Cependant, si la conférence attire un public, c’est qu’il y a tout de même la volonté de voir un corps concret, et de célébrer sa présence. Pour Erving Goffman, la conférence est aussi et surtout un rite social durant lequel le conférencier apporte à son texte un surcroît de présence et donne l’impression à son auditoire d’assister à un moment privilégié3. Pour filer la métaphore amenée par le titre du colloque, le corps du conférencier serait ainsi un corps « glorieux », dont le Jean-Sol Partre de L’Écume des jours incarnerait la version exacerbée. Ce corps glorieux semble même la condition nécessaire de la conférence, dans la mesure où seuls les écrivains auréolés de notoriété peuvent attirer le public par le simple fait de leur présence, et prétendre ainsi détenir pendant une heure « le monopole de la scène4 ». Auréolé de son prestige, l’écrivain-conférencier adopte cependant bien souvent une posture modeste, précisant par exemple qu’il parlera autour d’un sujet, plutôt que sur le sujet, qu’il fera des digressions, préférant à la conférence académique, la « causerie », à l’image d’un André Gide. De la critique littéraire d’écrivains contemporains aux exhumations d’œuvres oubliées, l’écrivain-conférencier se fait alors le concurrent du professeur de littérature, proposant une histoire faite de choix personnels, de commentaires subjectifs ou énonçant plus généralement une théorie sur les lettres et les arts5. La conférence en tant que prise de parole d’une autorité est un outil précieux de l’action culturelle : des séries de conférences, organisées ou soutenues de manière conjointes par le Quai d’Orsay et l’Alliance française dès le début du xxe siècle, témoignent de la forte influence de la culture et des écrivains français à l’étranger. La conférence devient le lieu où se consolide la figure de l’intellectuel et est étroitement associée à une prise de parole engagée. Entre l’éloquence intime de la causerie et l’éloquence publique du harangueur, on observe tout un panel de postures, qui nuancent et diffractent l’image de l’intellectuel, d’un Jules Vallès détracteur du Second Empire à un Paul Valéry, ambassadeur pendant l’entre-deux-guerres d’une « Société des Esprits ».

3Cette rapide description de ce que nous entendons habituellement par l’expression « conférence d’écrivain » ne permet cependant pas de comprendre ce qui fait aujourd’hui le succès de ce que l’on appelle « la conférence-performance », expression qui est justement intimement liée à la valorisation nouvelle du corps du conférencier, non plus « corps glorieux », corps abstrait, mais corps concret. L’auteure Nathalie Quintane, lors d’une lecture à la galerie Éof en 2012, s’étonnait de voir ses amis « acteurs, ou artistes, ou poètes, ou techniciens, ou directeurs », « faire le prof6 ». Pour Olivier Bosson, artiste-vidéaste, tout le monde peut en effet devenir conférencier, celui-ci est un spectateur comme les autres, issu du canapé ou des gradins7. La conférence-performance désigne ainsi, et en opposition au « corps glorieux », la manière dont un amateur s’approprie, transforme la conférence, cette forme traditionnellement réservée à ceux qui détiennent le savoir, à ceux qui font autorité. Dans notre époque contemporaine marquée par l’« économie de la connaissance », cette réappropriation du format est plus que jamais d’actualité, la conférence étant une forme privilégiée de mise en forme de l’innovation, qu’on pense par exemple aux Keynotes qui font des annonces technologiques de véritables spectacles, ou aux conférences Ted à mi-chemin entre le stand-up et la communication scientifique. Forme « cheval de Troie », la conférence-performance s’approprie ainsi le dispositif discursif de la conférence en le faisant dysfonctionner, en la tordant de manière inventive, tout en gardant ce qui fait son efficacité, non pas au service d’une idée précise, mais à celui d’une désorientation volontaire du public.

4La conférence-performance n’est pas seulement un dispositif critique, elle est aussi une expérience de recherche en acte, par le discours et par le geste ; elle est le lieu où s’inventent autrement les discours du savoir, non plus in abstracto mais de manière étroitement liée au corps du conférencier. La conférence-performance brouille la frontière entre ce que l’on pourrait appeler la « vie intellectuelle » et la « vie pratique », elle associe étroitement une activité concrète, par exemple la présentation d’une image, quelques pas de danse, l’écoute d’un morceau de musique, à un discours, à une pensée élaborée de manière abstraite, et privilégie bien souvent le texte improvisé au texte rédigé, laissant une plus grande part à l’aléatoire. La conférence-performance mêle par ailleurs des savoirs spécialisés, théoriques, à des savoirs pratiques, des savoir-faire, des formes de connaissance intuitives. Enfin, au sein même des divers savoirs spécialisés qu’elle invoque, la conférence-performance provoque des décloisonnements entre les disciplines, passant de la physique à l’histoire de l’alchimie8. Elle est donc à la fois le symptôme d’une soif encyclopédique9 et celui d’un désir de théorie, le symbole même d’une pratique qui associe étroitement au processus créatif, la recherche et l’enseignement, et que la notion de « recherche-création » tend à institutionnaliser. De simple commentaire sur l’art, la conférence désormais désignée comme performance, c’est-à-dire comme art-action, devient œuvre à part entière, à l’image de la pièce Lecture on nothing (1949) de John Cage, considérée par les théoriciens de la conférence-performance comme l’une des premières manifestations de cette forme, qui propose une expérience de la conférence entrecoupée de silences, proche de celle manifestée dans ses pièces musicales10.

5L’artiste Éric Duyckaerts, qui a fait de la conférence-performance un enjeu important de sa création, affirme s’être inspiré de ses professeurs : pour lui, toute conférence, voire même, tout cours, est une performance11. On peut suivre Éric Duyckaerts dans sa proposition et considérer désormais toutes les conférences d’écrivains comme des performances. Les progrès techniques, de la radio à la vidéo, ont ainsi contribué à une « montée en visibilité » de la conférence comme pratique, comme action, et non seulement comme texte. Cependant, et il est important de le noter, à l’heure où la plupart des prises de parole sont filmées puis archivées sur Internet, certains écrivains contemporains refusent que leur prise de parole soit directement rattachée à l’idée de performance, rejetant la spectacularisation qui lui est implicitement liée. Le terme de « conférence », trop connoté est alors délaissé au profit de « cours », de « conférence-lecture », etc. Il s’agit donc ici de comprendre la manière dont l’engouement récent pour la notion de « conférence-performance » influence la façon dont un écrivain conçoit et introduit sa prise de parole prolongée sur scène. Je postule comme « conférences d’écrivains » les conférences réalisées par des artistes qui se désignent eux-mêmes comme auteurs et qui sont reconnus comme tels par les diverses institutions du champ littéraire, de l’édition à l’université. Cependant, la conférence-performance participe de cette indistinction entre pratiques artistiques et pratiques littéraires que Magali Nachtergael désigne sous le nom de « néo-littérature12 », à l’image d’un Éric Duyckaerts, qui se présente comme artiste et qui a publié aux éditions Gallimard ce que l’on pourrait appeler une conférence écrite13. Emmanuelle Pireyre à l’inverse n’hésite pas à parler de « conférence-performance » mais évoque dans cette dernière « son métier d’auteur » et non « son métier d’artiste ». Cette cartographie, ici articulée autour de la notion de « corps », ne prétend pas proposer une configuration arrêtée de la conférence d’écrivain aujourd’hui, mais se présente comme une tentative exploratoire, comme l’ébauche d’une étude de ce qui se constitue à la fois comme une forme entre-les-arts, mais aussi et surtout comme le lieu de réflexion d’un art particulier − ici, la littérature.

La conférence comme critique de l’autorité

6Il convient de commencer cette cartographie par l’usage le plus évident, le plus manifeste du corps : la conférence théâtralisée. J’emploie à dessein ici l’adjectif « théâtralisé » au sens d’un caractère outré, insistant sur des tics langagiers (les précautions oratoires, le jargon du spécialiste, les commentaires méta-énonciatifs, etc.) et des gestes (le souci de la montre, le verre d’eau, etc.) et non pour évoquer la conférence au théâtre. En effet, cette dernière n’implique pas forcément la création d’un personnage de conférencier, ni un jeu de scène qui outre le comportement de ce dernier14.

7Dans ce qu’il appelle ses « vraies-fausses conférences », Pouvoir Point (2005) et Emploi fictif, sommeil paradoxal (2013), l’écrivain et éditeur Yves Pagès incarne respectivement le « président-directeur général » d’une maison d’édition, Jean-Michel Michel, vêtu d’un strict costume, et le professeur de médecine Yvan Souad, vêtu d’une blouse blanche. La théâtralisation de l’autorité est soulignée par les costumes ainsi que par la présence d’un deuxième comparse, l’assistant à la rétroprojection d’une part, incarné par le metteur en scène François Wastiaux, et l’étudiant cobaye d’autre part, joué par l’écrivain Jean-Charles Massera. Dans Pouvoir Point, la voix du personnage Jean-Michel Michel est grave, son débit de parole est lent lorsqu’il s’agit de demander des « efforts » aux collaborateurs ou de citer de « grands hommes » parmi lesquels Jean-Jacques (Goldman), puis s’accélère dès qu’il s’agit d’évoquer des anglicismes ou des sigles incongrus qui s’enchaînent par le principe d’homophonie, créant ainsi un effet comique. Cependant, le directeur joué par Yves Pagès n’arrive bientôt plus à suivre le fil de son propre discours, déstabilisé par les visuels projetés aléatoirement par l’assistant, et par les bruits sporadiques de ce dernier qui ne cessent de l’interrompre. Il se déshabille progressivement, accablé par la chaleur, dérape d’un anglicisme à l’autre, et finit par chanter Mercedes Benz de Janis Joplin, sombrant dans une forme de folie douce par abus de novlangue. Le jeu de scène est donc ici moins une manière de souligner le discours du manager, même si de nombreux effets comiques sont liés à une outrance d’éléments de langage devenus chez de nombreux auteurs contemporains matière à détournements, que de manifester l’effondrement d’une autorité, la déliaison progressive du locuteur et de son discours15. Le recours à la forme scénique permet, selon Yves Pagès, d’aller plus loin qu’avec un simple texte satirique, dans la mesure où la « vraie-fausse conférence » propose un dispositif permettant de confronter un texte à un ensemble de facteurs déstabilisant en acte l’orateur de ce texte. Il s’agit pour l’auteur d’épouser d’une manière intime le point de vue d’un manager obligé de jongler avec une série de mots creux, et donc de dépasser l’aspect frontal qu’implique la satire. Il n’est pas anodin de noter qu’Yves Pagès, en tant que directeur avec Jeanne Guyon de la maison d’édition Verticales, publie de nombreux auteurs cherchant d’autres supports à la littérature, de panneaux publicitaires aux performances en passant par la création de feuilletons radiophoniques et de formes théâtrales. Même si Yves Pagès reconnaît l’influence de Thierry Le Luron sur son travail de création16, il ne s’agit pas d’un one man show, car il n’y a pas de maîtrise du discours, ni de l’espace scénique. Yves Pagès ne parle pas non plus de « conférence-performance », refusant le terme de « performance », « déjà bouffé de l’intérieur par la langue de bois de l’évaluation17 ». Cependant, on peut inscrire ses deux pièces dans une veine critique de la posture d’autorité par des conférenciers-performeurs. L’artiste Robert Morris, dont la chorégraphie 21.3 (1964) est considérée avec Lecture on nothing de John Cage comme l’une des pièces annonciatrices de ce que l’on appellera plus tard la conférence-performance, fait également dérailler la conférence en tant que prise de parole d’une autorité. Vêtu d’un costume, Robert Morris mime ainsi, du haut de son pupitre, la lecture préenregistrée d’un traité de l’historien de l’art Erwin Panofsky, fondateur de l’iconologie. Cependant, un décalage s’installe progressivement entre les mouvements de sa bouche, ses gestes, et le discours entendu. Ce décalage est particulièrement révélateur du désaccord de Robert Morris avec l’analyse de Panofsky et contredit en acte sa proposition méthodologique consistant à étudier le contenu d’une œuvre d’art indépendamment de sa forme, dans la mesure où ce qui se joue sur scène échappe à ce qui est lu, au texte du théoricien18. C’est cette discordance que l’on retrouve dans le travail de déliaison progressive du personnage joué par Yves Pagès avec son discours.

8Les conférences théâtralisées sont ainsi des dispositifs dont l’efficacité tient au contraste entre un texte sérieux, qui mime de manière réaliste les textes habituels des conférenciers, et les différentes manières de subvertir ce dernier, que ce soit par un décalage avec des supports visuels, un jeu de scène ou encore par une altération volontaire du discours. Il s’agit ici de créer un effet de défamiliarisation, et d’inviter le spectateur à considérer d’une oreille et d’un œil neufs ce qu’il écoute habituellement et reçoit comme texte d’autorité.

La conférence comme lieu de création d’autres formes de savoir

9Pour d’autres écrivains, l’enjeu de la conférence en tant que performance réside moins dans l’effort de subversion d’une posture d’autorité que dans la mise en cause d’un discours du savoir en tant qu’il est strictement disciplinaire, spécialisé et associé à un idéal d’objectivité. La mise en valeur du corps concret participe alors moins d’un jeu de scène que d’une manière de « situer » son discours. À cette forte subjectivation de la prise de parole est associé un dispositif documentaire permettant d’étayer les propos, un Powerpoint, des livres, etc. Les savoirs disciplinaires sont exhibés dans une forme d’extériorité, manifestant la revendication d’une non-spécialisation, d’une naïveté, voire d’une idiotie mais d’une idiotie « informée » comme le dirait Éric Duyckaerts19.

Le corps autobiographique

10Chez de nombreux conférenciers, le trait autobiographique constitue un enjeu important de la prise de parole. Comme il le répète souvent, Jean-Yves Jouannais cherche ainsi, à travers le cycle de conférences L’Encyclopédie des guerres qu’il mène depuis 2008 au Centre Pompidou, et, depuis 2010 à la Comédie de Reims, à définir ce qui, de la guerre, résonne en lui. On assiste aux séances de l’Encyclopédie moins pour écouter la rhapsodie de citations glanées dans divers ouvrages, moins pour voir des extraits de films de guerre, que pour assister à ces moments d’introspection, où le discours de Jean-Yves Jouannais tente de cerner une émotion particulière, un souvenir. Lors de la quatre-vingt-dixième séance au centre Pompidou, Jean-Yves Jouannais présente une maquette d’avion qu’il a abandonnée, adolescent, à cause d’une mauvaise application de la peinture sur les ailes20. À partir de cette maquette et d’une photo, il tente de développer l’entrée « maquettisme », mais ne cesse d’hésiter, de se corriger, de se taire, finissant par réaliser que cette entrée, comme la maquette, ne peut qu’être inachevée. À l’opposé des conférenciers qui cherchent à maîtriser le temps, trait scénique que l’on retrouve souvent dans les conférences théâtralisées, c’est donc un parti pris de lenteur, de redondance que choisit Jean-Yves Jouannais, un rythme qui rappelle celui de la psychanalyse. C’est d’ailleurs un rapprochement qui est fait dans une vidéo donnant la parole au public du Centre Pompidou21. D’autres spectateurs soulignent l’« aspect attachant » du conférencier, ce qui témoigne de l’importance de ce corps sur scène qui arrive, par ce qui s’apparente à une rhétorique du dévoilement, à attacher à son parcours mi-érudit, mi-autobiographique, de nombreux fidèles qui reviennent chaque mois depuis maintenant dix ans. Jean-Yves Jouannais qui vient initialement de l’art contemporain semble avoir apporté avec lui ce terme de « conférence-performance » dans le champ littéraire. Interviewé en 2010 dans le numéro de Littérature qui a consacré la notion de « littérature exposée », il est en effet présenté comme auteur, et lui-même affirme chercher à savoir « jusqu’où on peut amenuiser l’expérience de l’écriture pour qu’il demeure néanmoins de la littérature22 ». Cependant Jean-Yves Jouannais considère sa pratique sur scène moins comme celle d’un écrivain que comme celle d’un personnage rêvé par un écrivain, à l’image des deux héros de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, posant ainsi la question du brouillage entre fiction et réalité.

Le corps de praticien

11Pour des artistes plasticiens, pour des danseurs, des musiciens, il est aisé de voir en quoi la théorie peut être associée sur scène à une pratique : une danseuse manipule le corps d’une historienne de la danse recouverte de serviettes pendant que cette dernière parle de la chorégraphie allemande de l’entre-deux-guerres23. En revanche, pour la littérature, on peut s’interroger sur ce qui constitue la pratique de l’écrivain. S’agit-il d’écrire sur scène ? Éric Duyckaerts montre bien qu’il est difficile de capter l’attention par l’acte d’écrire et que « le chercheur cherchant, par opposition au chercheur qui enseigne, n’est pas spectaculaire24 ». Emmanuelle Pireyre, dans la conférence-performance Chimère (2016), propose cependant de partager avec le public une certaine pratique de son métier. Elle projette ainsi des extraits vidéo où on la voit faire son travail d’ « auteur de littérature », c’est-à-dire lire de la pragmatique linguistique, puis Défense et Illustration de la langue française de Du Bellay pour combler ses « grosses lacunes en poésie ». On la voit également répondre à une commande du journal Libération, et, pour mener à bien la rédaction de cet article, entreprendre une enquête sur les OGM25. Ce dédoublement de l’auteure à la fois à sa table de conférencière et présente à l’écran est un procédé souvent utilisé par Emmanuelle Pireyre, qu’on retrouve notamment dans la conférence intitulée Lynx (2010) et l’une de ses variantes Rêve et travail (2014)26. Il permet de rendre compte de la pratique de l’auteure, à la fois, lectrice, enquêtrice et finalement, conférencière. Dans Chimère cependant, le corps d’Emmanuelle Pireyre à l’écran présente une autre particularité, celle de faire dériver la conférence vers la fiction. L’enquête sur les OGM finit par se concentrer sur une seule question, à savoir la possibilité de créer une chimère humaine grâce à la manipulation génétique. L’enquête scientifique se met à tendre vers le film d’horreur absurde et le corps filmé d’Emmanuelle Pireyre se déplace à la fois dans un décor de plage factice, et dans la ville de Saint-Quentin-en-Yvelines, décor réel peu à peu « contaminé » par la fiction (l’apparition d’hommes-chiens inquiétants). À l’image de ses chansons qui intègrent la fiction au documentaire, et dont les mélodies rappellent la comptine, le dispositif vidéo représente une véritable « machine à transformer les données du réel » pour reprendre l’expression avec laquelle l’auteure qualifie son désir d’écriture27. En transformant une enquête documentaire sur les OGM en matière de film d’horreur, Emmanuelle Pireyre fait dérailler la conférence comme « image sensée du monde28 », et interpelle les spectateurs de fiction que nous sommes.

12Pour conclure sur cette partie on peut évoquer à l’inverse ce que la conférence-performance amène comme changement dans le corps du spectateur. En effet, si celui-ci ne s’attend pas à voir une conférence-performance mais une conférence traditionnelle, l’indécidabilité, le flou entre ce qui peut être tenu pour vrai et ce qui ne l’est pas, peut créer une situation d’instabilité, de mise en doute de la parole du conférencier. C’est en tout cas ce type de réaction que des conférenciers-performeurs comme Frédéric Ferrer et Éric Duyckaerts espéraient créer et constater sur les visages des spectateurs lors de leurs premières conférences-performances. Un performeur comme David Wahl précise au début de ses « causeries » que tous les faits évoqués sont avérés, mais joue ensuite avec des effets de fiction, en adoptant des tours de phrase qui rappellent ceux du conteur, pour amener le spectateur à rêver à partir de faits scientifiques. Cette tension entre esprit critique et émerveillement face à des « curiosités » fait dire à Jean-Philippe Antoine qu’il vaut mieux éviter de présenter une conférence comme performance pour laisser le spectateur goûter à l’indécidabilité et au brouillage des régimes de vérité29.

La conférence comme lieu de l’engagement politique

13Le troisième et dernier type de conférence est celui qui se rapproche le plus de la conférence d’intellectuel du xxe siècle et celui qui met le corps le plus à distance. Un écrivain s’appuie sur sa conception de la littérature pour réfléchir la manière dont cette dernière peut aider à penser la société contemporaine. Ces conférences présentent un usage du corps plus abstrait, et se placent parfois délibérément en opposition à la conférence-performance, refusant l’idée de spectacle qu’elle peut impliquer. L’artiste et écrivain Camille de Toledo précise ainsi à l’orée de son Cycle du Vertige qu’il ne s’agit nullement de performance, et tient à ce que les images utilisées pour illustrer son discours soient projetées le moins longtemps possible afin de ne pas distraire l’attention du public. Et pourtant, cette série de conférences données entre septembre 2016 et décembre 2017 à la Maison de la poésie se déroule au sein d’une configuration scénique bien particulière : dans une petite salle en sous-sol, qui peut contenir au maximum une quarantaine de personnes, sans fenêtres, Camille de Toledo est assis à moins d’un mètre de la première rangée ce qui rend son discours extrêmement poreux aux manifestations du public. Il s’agit de donner l’impression d’une pensée qui s’élabore au moment même où elle est énoncée ; Camille de Toledo improvise à partir de notes, répond aux remarques lancées parfois par des personnes dans le public, s’appuyant toujours pour chaque séance sur une œuvre littéraire qui lui est chère. Le Cycle du Vertige s’inscrit ainsi dans la continuité des conférences exégétiques, des conférences tenues à la manière d’une « histoire littéraire personnelle » du xxe siècle, mais reprend également à son compte le mélange des savoirs, tel qu’il est mis en valeur dans les conférences-performances de type encyclopédique évoquées précédemment : le roman Moby Dick d’Herman Melville est ainsi lu en perspective avec Trouble dans le genre de Judith Butler et Face à Gaïa de Bruno Latour. Le choix d’une périodicité mensuelle rapproche ce cycle de conférences de L’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais, mais, alors que ce dernier accepte l’idée de performance, Camille de Toledo la refuse et privilégie un modèle qui serait plus celui du séminaire comme « entremêlement de savoirs et d’affects » qui, avec un public relativement restreint, tente de composer l’utopie d’un « essai à plusieurs30 ». La frontière entre la conférence et le cours est assez difficile à tracer, mais il semble plus intéressant, non de marquer cette différence, mais au contraire de voir en quoi les conférences d’écrivains contemporains sont également les héritières des grands penseurs de la fin du xxe siècle, à la fois hommes de l’écrit et de la parole, Barthes, Lacan, Foucault, ou encore Deleuze dont le comédien et metteur en scène Robert Cantarella choisit de redire – à la manière d’un reenactment – les cours à l’Université de Vincennes31.

14Nathalie Quintane dont on a constaté la circonspection relativement aux conférences-performances, représente cependant un dernier cas intéressant à répertorier dans cette cartographie. On remarque en effet que dans ses œuvres écrites les plus récentes, de Tomates (2010) à Un œil en moins (2018), le corps mis en scène est bien souvent un corps militant, et que les thèmes abordés sont plus explicitement politisés. Parallèlement, l’auteure délaisse la performance au profit de tables rondes, conférences-débats avec des chercheurs en sciences humaines, François Cusset, Jacques Rancière, ou encore Patrick Boucheron32. Le corps militant investit donc le livre autant que la scène, la littérature devant, selon Nathalie Quintane, devenir « récusable », c’est-à-dire entrer dans le débat d’idées en s’appuyant sur une conviction politique33. Mais la force de son propos (et sa capacité à susciter de nombreux applaudissements dans le public) réside souvent dans sa capacité toute littéraire à analyser précisément l’usage des mots, leur circulation, leur confiscation, comme par exemple à propos du mot « violence » lors du débat avec Patrick Boucheron, et dans le contexte des manifestations contre la loi travail et de Nuit Debout34. C’est sans doute moins la transmission d’un savoir qui est ici en jeu, à travers ces conférences-débats, que la transmission d’une énergie politique et d’une conviction, celle que l’acte littéraire peut pousser à « agir ailleurs que dans les livres35 ». La conférence-débat en tant que prise de parole directement liée à la confrontation d’idées est une forme particulièrement révélatrice de la manière dont Nathalie Quintane a infléchi son œuvre : il est intéressant de voir qu’un livre comme Les Années 10, souvent utilisé comme support de lecture lors de ces conférences-débats, est ponctué de commentaires méta-énonciatifs rappelant justement la prise de parole, et que son dernier ouvrage, Un œil en moins, se fait notamment l’écho des pratiques de discussion mises en œuvre pendant Nuit Debout sur la Place de la République.

15En guise de conclusion, on peut évoquer le fait que, si la conférence est un lieu d’expérimentation artistique très populaire, c’est sans doute parce qu’elle est à la croisée de plusieurs grandes tendances du contemporain : l’hybridité, le documentaire et l’affirmation d’une subjectivité. Cependant, et alors que la conférence, en tant que forme cousine du stand-up, tend à devenir la forme « au monde la mieux partagée », que ce soit sur scène ou sur les chaînes de vidéo YouTube, l’enjeu de la conférence contemporaine d’artiste sera sans doute de continuer à proposer matière à réfléchir tant sur les sujets qu’elle aborde que sur les manières dont elle en parle, et d’éviter de devenir une forme confortable, une conférence associée, pour reprendre une dernière fois les mots de Ponge, au « ton joli cœur », au « ton gentil, gracieux où l’on sait un peu d’avance ce qu’on veut dire36 ».