Colloques en ligne

Jean-Yves Vialleton et Christiane Deloince-Louette

Introduction : l’intrigue comme procédé de composition

Intrigue, sens 4 : « Différents incidents qui forment le nœud d'une pièce dramatique. L'intrigue de cette comédie est bien conduite. Le fil de l'intrigue. Le nœud de l'intrigue. […] Comédie d'intrigue, celle où l'auteur s'occupe surtout d'intéresser et d'amuser par la multiplicité et la variété des incidents qui se croisent. Les Fourberies de Scapin, le Barbier de Séville sont des comédies d'intrigue. […] Dans un roman, combinaison de circonstances et d'incidents qui éveillent et soutiennent la curiosité du lecteur. » (Littré).

1Le succès actuel que semble connaître la notion d’intrigue invite à s’interroger sur sa généalogie, sur la manière dont cette notion s’est historiquement construite. La narratologie « structurale » avait peu utilisé le mot, mais on a assisté à son retour dans les travaux tentant de renouveler les anciennes analyses du récit par la prise en compte de la « tension narrative »1, de ce « qui éveille et soutient la curiosité du lecteur », pour reprendre les termes de Littré. Dans les études portant non plus seulement sur l’art du récit, mais sur la narrativité, la notion de « mise en intrigue » est même devenue un concept majeur, à la suite de la réflexion de Paul Veyne sur le travail de l’historien2 et surtout de celle de Paul Ricœur sur la configuration de l’expérience temporelle3. Il ne s’agit plus de partir à la recherche de la syntaxe du récit ni d’étudier les procédés de la narration littéraire, mais de rendre compte de la manière dont la mise en forme narrative fait échapper les choses au chaos et au non sens, et ce dans les domaines les plus variés (on a pu appliquer le concept de narrativité même à l’analyse musicale4).

2Dans le vocabulaire de la critique littéraire, la grande ambiguïté de la notion d’intrigue tient au fait que le mot désigne aujourd’hui tantôt un contenu et tantôt une forme.

3L’intrigue d’une comédie, ce peut être d’abord l’action de la comédie réduite à sa plus simple expression, un récit de quelques phrases. Le mot peut alors être utilisé comme synonyme de ce qu’après Gérard Genette5 on appelle l’« histoire » (ce qui dans un « récit » serait mis en forme par la « narration ») et de ce que les humanistes commentateurs de la comédie antique appelaient l’argumentum, le « sujet ». L’étude de l’intrigue comique comprise ainsi, n’ayant pas de spécificité, peut s’intégrer à la narratologie6 (même si, dans la réalité, les études narratologiques donnent une place marginale à l’intrigue dramatique7).

4Mais l’intrigue peut aussi être pensée comme une manière particulière d’agencer des faits, la combinaison des « divers incidents qui forment le nœud d’une pièce dramatique » (Littré). Dans le langage des formalistes russes, l’intrigue n’est plus alors la fabula, le matériau, mais ce que Chklovski appelait le sioujet, le procédé de composition dynamique8.

5C’est sur l’intrigue comme procédé de composition que porte ce dossier. La perspective choisie est historique. Le dossier réunit selon l’ordre de la chronologie des études sur la théorie et la pratique de l’intrigue comique de la Renaissance au XVIIIe siècle, en France (Molière, Corneille, Marivaux) et en Italie (Machiavel, Giambattista della Porta, Goldoni). Cette théorie et cette pratique héritent de la Poétique d’Aristote et de ses commentateurs modernes, mais surtout des théories antiques de l’écriture de la comédie telles qu’on les trouve dans les commentaires de Térence faits par Aelius Donat, accompagnés des textes d’Evanthius9, et dans ceux faits par les humanistes qui ont continué sa tâche10.

Nodus

6Du point de vue historique, la notion d’intrigue au sens dramatique naît en Italie au XVIe siècle au moment où s’élabore un nouveau théâtre, celui de la Renaissance. Elle est importée en France dans les années 1630 au moment où se construit ce qui deviendra la dramaturgie classique. Mais, comme le rappelle la définition de Littré, elle trouve son origine dans la notion de « nœud », héritée de l’Antiquité. C’est ce passage du nœud à l’intrigue qu’on va ici retracer à grands traits.

7Les humanistes et théoriciens de la Renaissance puis de l'âge classique disposaient de trois sources antiques pour étayer leur conception de l'intrigue : l'Art poétique d'Horace, connu déjà au Moyen Âge et deux textes redécouverts au XVe siècle, le commentaire par Donat aux comédies de Térence précédés par deux courts textes théoriques qu'on attribuera dès le xviie siècle à Evanthius, ensemble publié dès 1473, et la Poétique d'Aristote à laquelle se confrontent les savants, en particulier italiens, tout au long du XVIe siècle11. Ces trois sources proposent des modèles théoriques différents et il faudra aux humanistes beaucoup de travail pour les faire concorder (dans un éclectisme qui ira jusqu’à faire mettre en correspondance poétique, rhétorique et même logique, les trois parties du texte dramatique étant assimilées aux trois parties du discours12 ou aux trois membres du syllogisme13). Mais elles ont en commun la notion de « nœud ».

8Horace est obligatoirement convoqué quand il faut rappeler la nécessaire unité et simplicité du sujet d’un poème (v. 23). Il recommande cependant au théâtre une succession d’« actions » : une bonne pièce ne doit pas s’arrêter avant le cinquième actus ni se prolonger au-delà (v. 189) : c’est sur ce vers que se fonde la division classique en cinq actes. La notion de nœud apparaît dans un vers où il blâme l’intervention d’un dieu dans l’action d’une pièce, à moins qu’un nodus digne d’un tel libérateur n’y soit présenté (« nec deus intersit, nisi dignus uindice nodus / inciderit », v. 191-192). Nodus y est parfois traduit dénouement, à cause du contexte. Ainsi Fr. Richard (Garnier, 1944) traduit : « Pas d'intervention divine, à moins que le dénouement n'exige un dieu. », mais Leconte de Lisle (1887) : « Qu’un Dieu n’y intervienne que si le nœud mérite d’être tranché ainsi ».

9Evanthius distingue dans la comédie quatre parties : le prologue, la protase, l'épitase et la catastrophe, parties définies à deux reprises. La première définition14 repose sur l’image d’une montée de la tension : le mot grec epitasis renvoie à l’action physique de tendre. La protase est définie comme « le premier acte et le début du drame » (« primus actus initiumque est dramatis » ), l'épitase comme le « développement et le progrès des embarras et, pour ainsi dire, le nœud de la méprise » (« incrementum processusque turbarum ac totius, ut ita dixerim, nodus erroris »), la catastrophe comme le « retournement de la situation jusqu'à l'issue heureuse, une fois que tous les personnages ont accès à la connaissance des événements » (« conuersio rerum ad iucundos exitus patefacta cunctis cognitione gestorum »). En latin, nodus signifie « nœud » et au sens figuré « difficulté, obstacle » (Gaffiot, 2b). Cela éclaire le sens exact de nodus chez Evanthius. Il s’agirait des embarras résultant d’une « erreur ». Cette « erreur » est peut-être celle des personnages dans l’ignorance : le nodus erroris s’oppose à la cognitio gestorum, littéralement le fait d’apprendre les faits qui ont eu lieu. Comme le montre la lecture des comédies latines, la comédie serait donc une traversée des illusions. La comédie se caractérise en effet par une activité fébrile des personnages : Scaliger en fait un de ses traits définitoires de la comédie, poema negotiosum15. Mais cette action est de fait souvent vaine. Dans le Poenulus de Plaute, ce ne sont pas les plans et les pièges de l’esclave Milphion qui amènent à l’heureux dénouement, mais la reconnaissance au moment où le Carthaginois retrouve ses filles. Dans L'Andrienne de Térence, les stratagèmes de Davus compliquent l’intrigue, mais ne la font pas avancer : le dénouement se fait par l'arrivée du personnage de Criton qui permet la reconnaissance finale. L’error peut aussi désigner la faute et alors être mis en relation avec la faute tragique selon Aristote (hamartia) comme le font les commentateurs italiens de la Renaissance (Robortello, 1548 ; Riccoboni, 1585). La comédie serait alors le miroir de l’imperfection humaine. C’est cette dernière lecture qui explique par exemple dans le théâtre de Georges de Scudéry l’importance de l’« erreur » et du retour à la raison, du « juste repentir » final, provoqué par le remords ou le spectacle de la générosité, motif qui permet d’unir la faute tragique dans le nœud et un dénouement de type comique où le pardon et la réconciliation parachèvent la joie finale16. Ce qui fait en effet plaisir dans la comédie, c’est que les personnages les plus ennemis « s’en vont à la fin réconciliés, et personne n'est tué par personne » (Poétique, chap. 13, 53 a 36-39)17.

10Evanthius donne une seconde définition18. La protase est « le premier acte de la fable, où l'on développe une partie de l'intrigue tout en en cachant une autre pour maintenir l'intérêt du spectateur » (« primus actus fabulae, quo pars argumenti explicatur, pars reticetur ad populi exspectationem tenendam ») ; l'épitase est « le développement de l'intrigue dont l'élégance donne sa cohérence à la pièce » (« inuolutio argumenti, cuius elegantia conectitur ») ; la catastrophe est « le débrouillement de la fable grâce auquel l'issue est rendue acceptable » (« explicatio fabulae, per quam eventus eius approbatur »). Cette seconde définition ne recourt pas à la notion de nœud, mais en donne peut-être mieux l’image, car elle se fonde sur l’image du pli : explicare, « mettre en ordre, débrouiller, développer », mais au sens premier « dérouler, déplier » ; involvere, « faire rouler », d’où « envelopper dans un tissu », d’où « voiler ». C’est le verbe explicare qu’utilise Mélanchthon dans son argument de L'Andrienne de Térence : dans l'épitase, « C'en est fait de Pamphile. […] Comment va-t-il se dépêtrer de ces embarras ? » (« Hic de Pamphilo actum fuit. […] Quomodo ex his turbis se explicet ? »)19. L'épitase s’inscrit dans une dynamique. Elle est décrite soit comme une augmentation ou une progression des troubles, incrementum processusque turbarum, soit comme un enroulement d’une chose sur une autre, un enveloppement, inuolutio, mais toujours elle culmine dans un moment statique, celui où l’on est complétement « coincé ». C’est pour singulariser ce moment que Scaliger invente une nouvelle étape entre l’épitase et la catastrophe, la catastase (catastasis)20.

11Aristote affirme qu’une histoire a un début, un milieu et une fin (chap. 7, 50b), mais propose pour la pièce un schéma d’ensemble non ternaire mais binaire, puisque reposant sur un retournement (metabasis, metaballein), du bonheur au malheur dans la tragédie. Il utilise cependant lui aussi l’image du nœud (chap. 18, 55b) : désis et lusis, nœud et résolution (trad. M. Magnien21), nouement et dénouement (trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot22). Il utilise aussi une fois (chap. 18, 56a 9) pour désigner l’histoire telle qu’elle est dénouée le mot plokè, de plékô, « tresser, entrelacer », ce qui est traduit naturellement par intrigue (trad. M. Magnien et trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot). Le nœud va du début « jusqu'à la partie – la dernière – à partir de laquelle survient le retournement qui conduit au bonheur ou au malheur ; et est appelé résolution « ce qui va du début de ce retournement jusqu'à la fin » (chap. 18, 55b)23.

Intrigo

12L’art du dramaturge consiste à bien nouer et dénouer : Aristote loue Euripide d’avoir écrit les pièces les plus tragiques, qui triomphent dans les concours, mais lui reproche des défauts dans l’oikonomein, l’organisation d’ensemble de l’œuvre (chap. 13, 53a 29). Evanthius loue Térence d’« avoir noué (nexit) si bien le milieu au début et à la fin que rien n'a l'air d'être un ajout d'autre chose mais tout est solidaire et paraît avoir été composé d'un seul tenant (sed aptum ex se totum et uno corpore uideatur esse compositum)24». C’est ce qu’en français on appelle la « conduite » de la comédie. Littré donne cette phrase : « L'intrigue de cette comédie est bien conduite ». Dès la Renaissance de la comédie en France, Charles Estienne évoque (1542) la comédie nouvelle en louant son argument « bien disposé et conduit »25.

13Quand Jacques Peletier dans son Art poétique (1555) introduit en français la notion d’épitase, il reprend la première définition d’Evanthius : « La seconde [partie de la comédie], est l’avancement ou progrès, que les Grecs appellent Épitasie. C’est quand les affaires tombent en difficulté, et entre peur et espérance26. » À la fin du XVIe siècle, dans son Art poétique, Vauquelin de La Fresnaye paraphrase la seconde. Après avoir défini la première des parties du poème, la protase (elle ne laisse qu'entrevoir l'argument afin que « suspendue / Soit l'ame de chacun par la chose attendue »), il définit la seconde, l’épitase, ainsi :

La seconde sera comme un Env'lopement,
Un trouble-feste, un brouil de l'entier argument :
De sorte qu'on ne sçait qu'elle en sera l'issue,
Qui tout'autre sera qu'on ne l'avoit conceue.
La derniere se fait comme un Renversement,
Qui le tout debrouillant fera voir clairement
Que chacun est content par une fin heureuse,
Plaisante d'autant plus qu'elle estoit dangereuse27.

14Vauquelin de La Fresnaye ne fait qu’expliciter des images présentes chez Evanthius : on reconnaît dans le mot « env'lopement » le latin inuolutio, dans le mot « débrouiller » le latin explicare. Mais le couple de « brouill’ » et « débrouiller » semble mettre l’accent sur la confusion. Quand Boileau dans le chant III de son Art poétique (1674) reformule à son tour Evanthius, il utilise lui aussi le même verbe « débrouiller » :

Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
À son comble arrivé se débrouille sans peine.
L’esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que lorsque d’un sujet d’intrigue enveloppé,
D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue. (III, v. 55-60)

15Là encore on reconnaît l’incrementum turbarum dans le trouble croissant par degré, l’involutio dans l’enveloppement, la catastasis dans le « comble ». Mais le verbe « débrouiller » est associé à la notion moderne d’intrigue. On trouvait déjà cette même association un peu plus haut, à propos de la scène d’exposition :

Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue. (III, 31-32)

16L’idée d’embrouillement et de débrouillement semble donc devoir quelque chose à l’idée moderne d’intrigue, d’origine italienne, et à l’image qui la soutient.

17Le mot intrigo ou intrico désigne au départ un enchevêtrement, quelque chose d’embrouillé, du verbe intrigare ou intricare, synonyme d’imbrogliare. Il est équivalent (d’après la définition donnée par la première édition du dictionnaire de l’Académie de la Crusca, 1605) à intricamento et au latin implicatio, « complication, entrelacement ». Le mot est associé à l’image de la matassa, de l’écheveau28. Le mot permet très vite (dès le milieu du XIVe siècle) de désigner une situation difficile, inextricable. On le trouve souvent employé dans ce sens par les personnages des comédies italiennes29. C’est en 1578 dans une page où Henri Estienne livre une parodie de la « langue française italianisée » qu’il apparaît en français dans ce dernier sens (« aussi tost que je seray sorty de quelque intrigue, où je me suis trouvé »30). Le mot pris dans un sens dramaturgique se trouve dans le Compendio della poesia tragicomica de Guarini (Abrégé de l’art de la tragi-comédie) en 160131. En français, intrigue ou intrique est utilisé en ce dernier sens dans les années 1630.

18Le caractère « enchevêtré » de l’action dans la comédie latine (en opposition peut-être à ses modèles grecs) pouvait notamment résulter soit du redoublement des actions soit de leur dédoublement.

19Une pièce comme les Bacchides de Plaute donne un exemple de redoublement : l’esclave mobilise une ruse pour tirer de l’argent au vieillard, mais à la suite d’un quiproquo cet argent est rendu et il faut une nouvelle ruse pour l’obtenir à nouveau. La composition par reprise et variation était bien connue de la farce médiévale, comme en témoigne La Farce de maître Pathelin32. La condamnation par Aristote de l’histoire redoublée (epeisodioun, chap. 9, 51 b 33-34) délégitime ce mode de composition, mais n’en empêche pas la pratique. Pierre de Larivey dans sa comédie Les Esprits reprend le schéma prénuptial que la comédie moderne hérite de Térence (un jeune homme veut épouser une jeune fille mais il y a des obstacles) en le multipliant par trois33. Sur un tout autre schéma (le schéma agonistique de la farce), c’est par le même triplement que Molière compose son Georges Dandin. On a pu soutenir que le procédé de reprise et variation était même au cœur de toute la poétique moliéresque34.

20Mais la complexité de l’action pouvait aussi être le résultat d’un dédoublement. La plupart des pièces de Térence offrait ce modèle d’argumentum duplex, impliquant des effets de symétrie inverse dans le système des personnages (deux jeunes gens, deux vieillards…) et l’ajout au fil principal d’une action secondaire, aboutissant à deux mariages. Evanthius loue Térence d’avoir dans toutes ses pièces sauf L’Hécyre écrit des arguments enrichis d’une double histoire d’amour (« locupletiora argumenta ex duplicibus negotiis »)35. C’est ce que Mairet dans sa préface à la Silvanire (1631) appelle le sujet « composé » « comme l’on peut voir en la plupart de celle de Térence »36 et d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre les comédies « à double fil », à la manière de Térence37. La plupart des comédies et toutes les tragi-comédies se composeront sur ce modèle, aboutissant à un dénouement avec deux et même plus souvent trois mariages38. Une comédie attribuée parfois au Tasse, Intrichi d’amore (Venise, Pietro Miloco, 1623) joue à utiliser le procédé du redoublement et du dédoublement pour obtenir une pièce d’une complexité folle, selon une gageure qui annonce l’Oulipo, et que souligne un commentaire final. Pour la tragi-comédie, c’est le Pastor fido de Guarini (1589) qui donne le modèle du sujet « composé ». Le Tasse avait écrit sa pastorale, l’Aminte, sur le modèle de la tragédie grecque. Guarini compose son Pastor fido sur le modèle de Térence. Dans le Compendio della poesia tragicomica, synthèse des textes théoriques écrits pour justifier la pièce, il montre que l’action d’une pièce peut être complexe sans transgresser le précepte d’unité d’Horace, quand elle est construite sur la greffe d’un sujet sur un autre à la manière de Térence (« innestata di due soggetti alla terenziana39 »). Pour cela, il prend précisément comme modèle L’Andrienne, où sur les amours de Pamphile et Glycère se greffent celles de Philomène et Charinus. Il oppose la simplicité d’action de la tragédie à l’intrigue seule capable de donner sa saveur à la comédie et à la tragi-comédie qui se construit sur le modèle de cette dernière. La notion de nœud prend un sens nouveau, car elle est associée à la notion d’intrigue : le nodo désigne le lien fait entre des personnages qui permet de « mêler et enrichir le sujet de nouveaux accidents » (« intrigare e arrichir di nuovi accidenti sempre il soggetto »)40.

21C’est sur la base de cette doctrine de Guarini qu’en 1637 Scudéry s’attaque au Cid. Ce qu’il reproche à la pièce de Corneille, c’est « que l’on n’y voit aucune diversité ; aucune intrigue ; aucun Nœu » : la pièce n’est selon lui construite que sur « un seul « mouvement », c’est-à-dire une passion41. Elle est donc construite comme une tragédie et non comme une bonne tragi-comédie, qui elle doit être construite comme une comédie de Térence. L’opposition entre la tragédie associée à la passion et la comédie définie par l’intrigue qui vient de Guarini est courante dans les années 1630 et présente dans les textes mêmes de Corneille. Dans l’avis au lecteur de La Veuve publié en 1634, celui-ci caractérise la comédie par son style, le style « naïf » (c’est-à-dire simple, naturel) qui la distingue du style élevé de la tragédie, mais aussi par la structure de son action, l’intrigue : « Si tu n’es homme à te contenter de la naïveté du style et de la subtilité de l’intrigue, je ne t’invite point à la lecture de cette pièce42 ». Dans la dédicace de La Suivante en 1637, on retrouve les deux mêmes traits pour caractériser la comédie, et l’intrigue y est explicitement comme chez Scudéry opposée à la « passion » comme trait caractéristique de la tragédie : La Suivante « est d’un genre qui demande plutôt un style naïf que pompeux. Les fourbes et les intriques sont principalement du jeu de la comédie ; les passions n’y entrent que par accidents43. » En 1660, Corneille dans ses Discours n’utilisera plus cette opposition, mais on note qu’il ne se résoudra tout de même pas à assimiler l’action comique et l’action tragique, la première étant selon lui soumise à « l’unité d’intrique, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs », la seconde à « l’unité de péril »44. La notion de periculum est pourtant traditionnelle dans l’analyse de la comédie, malgré la définition que donnent les Grecs de la comédie selon Evanthius, un « développement sans péril d'actions de simples particuliers » (« idôtikôn pragmatôn periokhè akindunos »)45. Elle est utilisée par Donat46, systématiquement par Mélanchthon47 et présente chez Scaliger48.

22L’époque classique renonce à la notion de « sujet composé », c’est-à-dire d’intrigue au sens de Guarini, afin de satisfaire à l’impératif d’unité d’action. Elle ne renonce cependant pas à la pratique de la « greffe » : elle l’introduit au contraire jusque dans la tragédie. Mais elle la dissimule en la pensant comme l’emploi d’un « épisode ». L’épisode désignait dans l’Antiquité la partie de la pièce entre deux chants du chœur. Aristote dans sa Poétique lui donne un second sens, celui d’un enrichissement de l’action qui n’appartient pas strictement au sujet. Il ouvre par là la possibilité de penser la légitimité d’une action composée, où le second fil est pensé comme un épisode du premier, une suite d’« actions » « imparfaites, qui […] servent d’acheminement » à l’« action complète » et « tiennent [l’] auditeur dans une agréable suspension » (Corneille, Discours, 1660)49.

23Dans ses Sentiments sur le Cid, l’Académie française reprend à Scudéry le mot d’intrigue dans son sens dramaturgique, mais significativement elle n’en fait plus un trait générique de la comédie et de la tragi-comédie et qui serait absent de la tragédie : elle l’utilise simplement comme synonyme du nœud de toute action dramatique50. C’est cet emploi large qui prévaut aujourd’hui, et qu’enregistre Littré. On peut parler de l’intrigue d’une tragédie ou même dire qu’une comédie ou une tragi-comédie mêle deux intrigues (alors qu’il faudrait dire qu’elle est composée sur une intrigue), et alors le mot intrigue ne désigne plus un procédé de composition, il désigne un simple contenu.

24La définition de Littré pose aussi la question du statut de l’intrigue dans la comédie. D’un côté, l’exemple « L'intrigue de cette comédie est bien conduite » suggère que l’intrigue est un élément essentiel de la comédie. De l’autre, les citations données en exemples rappellent qu’on distingue comédie d’intrigue et comédie de caractère (« le Menteur, pièce de caractère et d'intrigue », Voltaire, Le Siècle de Louis XIV), qu’il existe de bonnes comédies sans intrigue (« Avez-vous les Trois sultanes ? on dit que cela est charmant ; point d'intrigue, mais beaucoup d'esprit et de gaieté », Voltaire, lettre de 1761) et que l’intrigue ne semble caractériser qu’une des espèces de la comédie, la « comédie d’intrigue », « où l'auteur s'occupe surtout d'intéresser et d'amuser par la multiplicité et la variété des incidents qui se croisent »51. Dans la comédie d’intrigue, l’intrigue est donc non seulement un procédé de composition, mais aussi ce que les formalistes russes appelaient la « dominante », ce qui « gouverne, détermine et transforme les autres éléments »52. Quoi qu’il en soit, elle est toujours, au sens de Ricœur, une configuration de l’expérience existentielle, et dont l’effet est profondément euphorique. La pensée de la comédie n’est pas dans sa fabula particulière, elle est dans son sioujet et, quel que soit son thème, la comédie est un remède à la mélancolie, non parce qu’elle fait forcément rire, mais parce qu’elle nous offre le spectacle apaisant d’un monde où des hommes sont plongés dans d’affreuses difficultés, mais où tout finira pour le mieux, et au moment où ils s’y attendront le moins.