Colloques en ligne

Béatrice Lefebvre-Côté

La transfiguration d'un échec : de Du soleil à cinq heures à Mémoire de fille d'Annie Ernaux

1Un titre, Du soleil à cinq heures, la description d’un idéal littéraire – celui de rendre la sensation que donne la contemplation d’une « tache de lumière sur le mur1 » –, et l’évocation du refus de ce manuscrit par les Éditions du Seuil et Buchet-Chastel en 1963 : voilà ce à quoi pourraient se résumer les informations livrées par Annie Ernaux sur son premier roman, abandonné après deux refus. Pourtant, cet abandon et surtout sa révélation s’inscrivent dans une posture d’auteure, où s’expriment à la fois la précarité de « transfuge de classe2 » d’Annie Ernaux et sa recherche d’une forme littéraire à soi. Chez Annie Ernaux, l’abandon apparaît en fait comme un geste créateur, car c’est en se détournant de son texte refusé, qui s’inspirait du modèle du Nouveau Roman, qu’elle investit le monde de son enfance, avec son premier roman publié en 1974, Les Armoires vides. En l’absence du manuscrit original de Du soleil à cinq heures, désormais perdu, seuls les commentaires d’Annie Ernaux permettent de reconstituer partiellement sa forme et son contenu. Cette première tentative littéraire n’a d’existence que par son regard et son discours : témoigner de son œuvre abandonnée, c’est en un sens mettre au jour ses aspirations premières, admettre son échec initial et surtout distinguer sa poétique actuelle de ses ambitions de jeunesse.

2Alors que les traces de ce texte « fantôme3 » ont été relevées par Maya Lavault et que l’« histoire d’amour ratée4 » entre Annie Ernaux et le Nouveau Roman a été décrite par Thomas Hunkeler, je me propose d’analyser la fonction attribuée à cette œuvre abandonnée dans sa « posture d’auteure », définie par Jérôme Meizoz comme « la présentation de soi d’un écrivain tant dans sa gestion du discours que dans ses conduites littéraires publiques5 ». En étudiant sa manière de parler a posteriori de son premier roman, j’avance que celui-ci, d’abord évoqué pour témoigner du passage d’une conception de la littérature à une autre, se voit graduellement réincorporé comme un jalon nécessaire de la trajectoire de l’auteure. Son dernier récit, Mémoire de fille6, publié en 2016 est ainsi consacré à la période de 1958 à 1960 où germe l’idée du roman refusé. Par cette dernière œuvre publiée, l’auteure comble le vide laissé par son manuscrit refusé et transfigure le ratage initial en naissance de l’écrivain. Il s’agira de voir comment au fil des commentaires sur son œuvre abandonnée, puis dans Mémoire de fille, Annie Ernaux revendique son échec afin de traduire ce que son positionnement au sein de la littérature a de déplacé et de donner une cohérence à sa démarche.

L’échec, point de rupture et facteur de transformation

3Le « faux départ » d’Annie Ernaux a longtemps été dissimulé derrière son entrée effective en littérature, avec la publication du roman Les Armoires vides. Elle mentionne brièvement sa toute première tentative littéraire dans un entretien de 1984 accordé au journal Le Monde7et dans un autre de 1991 dans la revue Politix8. Ses premières explications détaillées se font néanmoins dans le cadre de la thèse d’Isabelle Charpentier. Dans la série de trois entretiens qu’Annie Ernaux accorde à la doctorante, elle révèle avoir écrit un premier roman entre 1960 et 1962, qui a été refusé en 1963. Isabelle Charpentier le résume, sans avoir eu accès au manuscrit, puisqu’il n’aurait jamais été retourné par le second éditeur sollicité, Buchet-Chastel : « Situé dans une ville de province, le roman raconte la rencontre dans un vieux quartier pauvre d’une jeune femme bourgeoise et d’un ouvrier maghrébin, puis débouche sur l’histoire du père de l’auteur9. » S’il est difficile de saisir à partir de ce résumé comment la narration passait d’un élément à l’autre, le commentaire qu’en fait Annie Ernaux lors de l’entretien du 25 mai 1998 en complique encore la forme :

[L’]écriture tendait à démontrer qu’il n’y avait pas de différence entre une image du souvenir, de la mémoire et une image se projetant dans l’avenir, donc une représentation du futur et une image du rêve nocturne. Alors y’avait quand même une action qui était présente, mais qui était constamment, toujours brouillée par les interférences de ces images-là10.

4Cette description, la seule à traiter à la fois de la forme et du contenu de l’œuvre abandonnée, n’est partagée que dans le cadre d’une thèse, dont la diffusion limitée pourrait avoir été propice aux révélations d’Annie Ernaux. C’est dans un contexte également informel que survient la seconde mention d’importance de son manuscrit refusé, dont elle dévoile cette fois-ci le titre, Du soleil à cinq heures11. Au nombre de trois dans le recueil d’entretiens L’écriture comme un couteau (2003), ces mentions auraient tout aussi bien pu demeurer confidentielles, car l’échange qu’Annie Ernaux a engagé avec Frédéric-Yves Jeannet devait être au départ « quelque chose de très libre, sans durée définie ni finalité précise » (EC, 13), dans une « absence de contraintes [et une] incertitude même de l’issue » (EC, 13) qui avaient tenté l’auteure. Au détour d’une réflexion sur l’écriture comme activité politique, Annie Ernaux partage la vision de la littérature qu’elle avait à vingt ans et que devait traduire son premier roman :

C’est une période que j’ai appelée ensuite celle de la « tache de lumière sur le mur », dans laquelle l’idéal consistait pour moi à exprimer dans la totalité d’un roman cette sensation que donne la contemplation d’une trace de soleil le soir sur le mur d’une chambre. Je n’y suis sans doute pas parvenue, puisque ce premier texte – que j’avais d’ailleurs intitulé Du soleil à cinq heures – n’a pas trouvé d’éditeur ! (EC, 69).

5L’aveu de cette déconvenue trouve sa place dans un ouvrage qui présente la démarche d’auteure d’Annie Ernaux, en lui accordant un espace de réflexion sur son œuvre et sur son écriture. Tout comme dans la thèse d’Isabelle Charpentier, la révélation de son faux départ s’inscrit dans un cadre qui légitime, voire consacre, le statut d’auteure d’Annie Ernaux. Il n’empêche que les premières mentions du roman abandonné tendent à le présenter comme un « drôle de texte » (EC, 78), « d’un idéalisme absolument démentiel12 », en somme, à l’opposé de ce qu’elle a écrit par la suite.

6À certains égards, il est étonnant qu’Annie Ernaux ait passé sous silence son insuccès pendant aussi longtemps, car elle n’hésite pas, plusieurs années plus tard, à annoncer au sein du récit La Place (1983) l’abandon d’un autre roman, jugé « impossible13 » et consacré à son père. Elle y évoque la « sensation de dégoût14 » éprouvée au moment d’écrire un roman dont son père aurait été le personnage principal. Le refus d’une narration romanesque à propos de son père survient près de vingt ans après son échec initial, à une époque où l’auteure a déjà publié ses trois premiers titres, Les Armoires vides (1974), Ce qu’ils disent ou rien (1977) et La Femme gelée (1981). Mentionné dès les premières pages de La Place, l’abandon du roman sur le père est en fait présenté comme l’envers d’un échec, puisqu’il est dit avoir entraîné la création d’une nouvelle poétique, celle de l’« écriture plate15 ».

7Le rejet du romanesque dans La Place permet de comprendre comment a pu être vécu le tout premier abandon de l’auteure en 1963. Le passage de Du soleil à cinq heures aux Armoires vides se serait accompli, semble-t-il, grâce au renoncement à une idée de roman, et même à une poétique. Après l’échec de son premier manuscrit, la jeune femme cesse d’écrire pendant près de dix ans, jusqu’à ce qu’elle commence en secret la rédaction des Armoires vides en 1972. Ainsi, le retour à l’écriture nécessite d’abord qu’elle batte en brèche la perception strictement esthétique de la littérature qui sous-tendait sa première tentative scripturaire :

[Lorsque] j’ai commencé d’écrire, à vingt ans, j’avais une vision solipsiste, antisociale, apolitique, de l’écriture. […] Écrire avait donc pour moi le sens de faire quelque chose de beau, de nouveau, me procurant et procurant aux autres une jouissance supérieure à celle de la vie, mais ne servant rigoureusement à rien. Et le beau s’identifiait à « loin », très loin du réel qui avait été le mien, il ne pouvait naître que de situations inventées, de sentiments et de sensations détachés, débarrassés d’un contexte matériel. (EC, 69)

8Le refus du manuscrit qui, on le suppose, reflétait cette esthétique, a mis à mal non seulement la vision de l’écriture entretenue jusqu’alors, mais également la volonté d’Annie Ernaux de s’élever par la littérature, c’est-à-dire de s’éloigner « très loin du réel qui avait été le [sien] ». Dans son article sur la relation de l’écrivaine au Nouveau Roman, Maya Lavault note que la jeune femme souhaite entrer en littérature en répondant à une « double injonction de “faire œuvre d’art” et de “venger [sa] race”16 ». Avec Les Armoires vides, elle bascule du côté de la « vengeance », par une narration qui fait entrer brutalement, sans l’idéaliser ni le transfigurer, le milieu dominé de son enfance dans la littérature instituée. Si l’auteure considère qu’elle s’insère « “mal”, de façon incorrecte, boueuse, dans la littérature », elle trouve tout de même une voix qui la singularise, celle d’une « transfuge de classe », et qui porte en germe la poétique qu’elle développera au fil de ses œuvres, celle de l’« auto-socio-biographi[e]17 » et de l’« écriture plate18 ». Tandis que, jeune étudiante, elle croyait pouvoir s’élever grâce à la littérature et renier le monde de son enfance, elle fait désormais de son statut de transfuge de classe sa posture d’auteure. L’écriture ne lui apparaît plus comme un moyen d’affirmer son appartenance au monde lettré, mais de décrire le tiraillement entre deux cultures, celle du milieu petit-commerçant d’origine et celle de la petite-bourgeoisie intellectuelle à laquelle son éducation lui a permis d’accéder.

Les écueils sur la route d’une auteure transfuge

9Entrée de « façon incorrecte » dans la littérature, Annie Ernaux n’en accomplit pas moins une trajectoire littéraire exemplaire, peut-être même trop linéaire. L’aveu de son faux départ apparaît à cet égard comme une façon de rectifier une image trop policée d’elle-même. L’évocation de son projet initial met en lumière sa vision désormais radicalement différente de la littérature. Sans renier complètement le roman refusé, les premières allusions qu’elle y fait en soulignent la « drôlerie », qu’elle associe à sa conception jadis « idéaliste » de la littérature. Au moment de le décrire à Isabelle Charpentier, en 1998, elle cherche la manière la plus juste de dire son projet littéraire de l’époque, sans pouvoir contenir une certaine ironie ni réprimer quelques rires, qui témoignent de sa gêne face à l’ambition de son premier roman :

[Le] projet était le suivant : c’était d’écrire un texte où les… en fait, c’est assez drôle, je finissais par démontrer… l’idée qui était derrière, c’était pas une démonstration, mais c’était basé sur l’idée qu’il n’y avait pas de réalité. C’est vous dire ! C’est assez fou ! (rire) C’était donc d’un idéalisme absolument démentiel […]. Pour commencer un livre, c’était vraiment très compliqué comme sujet (sourire), comme projet, vous pouvez vous en rendre compte (rire), donc on peut dire que la réalisation n’a pas du tout été à la hauteur19.

10Si l’idée est qualifiée d’« idéalisme démentiel » et le projet de « vraiment très compliqué », c’est pourtant l’écart entre ses aspirations et sa réalisation qui semble à la source de l’échec. Il est alors impossible pour l’auteure de mentionner ce texte raté sans aborder ses influences littéraires de jeunesse, tout particulièrement celle du Nouveau Roman. La jeune Annie Ernaux souhaitait s’y « situer très clairement20 », sans percevoir que son idéalisme ne correspondait pas au projet littéraire même des nouveaux romanciers et qu’un tel décalage entre son ambition et son modèle contribuerait à son insuccès.

11  Son manuscrit refusé porte le stigmate d’une double distance : d’une part, celle qui sépare ses modèles littéraires de ses origines sociales ; d’autre part, celle qui s’instaure entre son idée élitiste de la littérature à l’époque et la poétique qu’elle a développée au fil de son œuvre, sa volonté d’écrire « au-dessous de la littérature21 ». Après le refus de deux éditeurs, Annie Ernaux renonce d’elle-même à poursuivre son projet, dans un abandon sans doute facilité par la perte du manuscrit. Son renoncement s’inscrit rétrospectivement dans un « “récit de conversion” minimaliste22 », comme le désigne Thomas Hunkeler, qui marque le passage d’une conception de la littérature à une autre et, par conséquent, la recherche d’une posture d’auteure à rebours de ses prétentions de jeunesse. En ce sens, le ratage initial révèle le caractère déplacé d’Annie Ernaux, avant même le refus des éditeurs : reniant par sa conception de l’écriture son expérience du monde, ne possédant pas les moyens de son ambition et peu au fait du milieu éditorial, elle ne pouvait que trébucher à ses débuts. L’abandon de son roman ne relève alors ni d’un « pouvoir de décréation » ni d’une souveraineté que l’écrivaine exercerait sur son œuvre, mais d’un contexte social, où la jeune femme, récente « immigrée de l’intérieur23 », évalue mal le saut culturel qu’elle tente d’accomplir. Le refus inaugural ne semble pourtant pas l’avoir « remise à sa place », puisqu’elle ne renonce pas à son désir d’écrire ; il lui offre plutôt la possibilité de faire de son caractère déplacé précisément le moteur de son écriture. Près de quarante ans après son échec, cet aveu lui permet de montrer que sa place dans la littérature n’allait pas de soi et que sa position se situe davantage en retrait, à la fois entre deux cultures par sa qualité de transfuge et « entre la littérature, la sociologie et l’histoire24 » par son écriture.

Du « photojournal » aux Années, la filiation avec le projet originel

12Un point de bascule s’observe cependant dans le discours tenu sur le manuscrit refusé à partir de la publication du « photojournal25 », en préambule au recueil d’œuvres choisies Écrire la vie (2011). Dans le « photojournal », les fragments de journaux intimes, entrecoupés de photographies personnelles, sont organisés de façon à recréer la chronologie des événements, plutôt que de suivre la date d’écriture des extraits. L’auteure procède à une sélection de ses archives et choisit d’y glisser son échec initial, qui n’avait ressurgi jusqu’à présent qu’en entretien. Grâce à des extraits de son journal de 1963 et de 2002, le propos justificatif cède le pas aux réactions premières de la jeune fille et au regard rétrospectif, presque indulgent, de l’écrivaine accomplie. Tandis que le premier roman n’était mentionné que timidement jusqu’alors, il intègre de plain-pied le récit de vie et est même désigné par le second titre qui lui avait été attribué, L’arbre. En recréant la linéarité des événements sans les mettre en relief, la forme du « photojournal » contribue à normaliser un échec, au demeurant déjà pressenti dans le journal intime de l’époque. L’entrée du 5 mars 1963 anticipe ainsi le refus à venir, puisque la jeune femme affirme ne pas croire à son succès : « À onze heures juste, j’envoyais mon premier roman. Et dire que cela ne m’a même pas fait battre le cœur. C’est que je ne “crois” pas26. » Comme si elle s’était préparée à un revers, elle écrit le 29 mars 1963, sur le vif de la réponse des Éditions du Seuil, qu’elle « ne souffre pas »27.  Même dans le fragment qui suit, rédigé le 1er octobre 2002, le ton ironique des entretiens laisse place à une plus grande compréhension et presque à une envie d’excuser cette fille qui lui apparaît désormais comme une étrangère :

J’ai commencé de saisir mon journal de 1963, premier cahier donc, sur ordinateur. C’est une fille très étrangère qui est là, un peu exaltée, cultivant sa différence (mais je suis en train d’écrire L’arbre). Et cependant il y a là, déjà, les traits absolument irréductibles [qui me] constituent […]28.

13Si l’exaltation de la jeune fille continue d’être soulignée, il n’est cependant plus question de juger ses choix esthétiques ni sa vision élitiste de la littérature. La fonction de cet échec n’est plus de traduire un positionnement radicalement différent dans la littérature, ni même de traduire une quelconque vision de la littérature. Incorporé au récit linéaire de sa vie, l’échec du premier roman n’est qu’un jalon, une étape dans la trajectoire d’une auteure dont les positions littéraires n’ont plus à être affirmées. Si le passage de Du soleil à cinq heures à Les Armoires vides avait révélé un changement de poétique et de posture littéraire, la transformation concerne désormais la façon dont Annie Ernaux considère son premier manuscrit.

14Dans le recueil d’entretiens Le Vrai Lieu, paru en 2014, elle accomplit un retournement presque complet du regard porté sur son roman refusé. Il n’y apparaît plus comme l’antithèse de son œuvre, mais comme le projet qui contient en germe son récit autobiographique le plus vaste, Les Années (2008) : « Finalement, ce sont Les Années, avec les pensées attribuées à la fille décrite sur la photo, qui réaliseront ce que je n’avais pas réussi à faire dans ce premier texte29. » De la gêne des premières mentions à cette présentation du manuscrit refusé comme ébauche des Années, la réhabilitation de son échec ne pourrait être plus complète. Le mouvement observé plus tôt, où l’abandon d’un texte permet l’adoption d’une nouvelle poétique, cède la place à l’affirmation de la continuité de l’œuvre. Seule la forme du premier roman aurait été abandonnée, puisque son projet serait demeuré en veille jusqu’à ce qu’avec Les Années Annie Ernaux trouve les moyens formels adéquats pour le réaliser. Ainsi, la première tentative littéraire de l’auteure n’aurait pas fait l’objet d’un abandon, mais plutôt d’un remaniement d’une ampleur telle que quarante-cinq ans auraient été nécessaires pour donner une forme convenable à l’idée initiale. Dans Le Vrai Lieu, Annie Ernaux affirme que son idée de départ était « que la réalité de soi n’existe pas en dehors des images, celles du passé – de l’enfance donc – celles qu’on se fait du présent, et les représentations de l’avenir, tout ce qu’on imagine30. » La description donnée à Isabelle Charpentier en 1998 suggérait plutôt que l’idée du roman était « qu’il n’y avait pas de réalité puisque y’avait pas de différence […] entre une image du souvenir, de la mémoire et une image se projetant dans l’avenir31. » De la description de 1998 à celle de 2014, les mots restent étonnamment similaires, bien qu’un décalage s’instaure entre les deux versions. C’est la place du « soi » qui semble avoir été ajoutée, après coup, puisque les premières mentions du manuscrit déploraient toutes son « hallucinante dénégation de [son] monde d’origine32 » et sa volonté de « [tourner] le dos à tout ce qui [était] concret, à tout ce [qu’elle] connaissai[t]33 ». S’il paraît peu probable que Les Années n’ait été que le résultat de la longue gestation d’un projet initié au début des années 1960, la relation de continuité établie entre les deux textes traduit tout de même la volonté de l’auteure de donner une cohérence à sa trajectoire littéraire et révèle le caractère malléable du manuscrit disparu.

Mémoire de fille, de la démesure à la vocation pour l’écriture

15Or le mouvement décrit jusqu’à présent de mise à distance, puis de réincorporation de l’échec, se trouve au cœur de son dernier récit publié, Mémoire de fille. C’est un même désir de retrouver une cohérence qui semble habiter cette œuvre. Présenté comme « le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable34 », Mémoire de fille revient sur la période de 1958 à 1960, qui a précédé l’écriture de son roman refusé. De même que dans son « photojournal » l’auteure se sentait étrangère à la femme de 20 ans qu’elle était, la narratrice de Mémoire de fille observe à distance la jeune fille qu’elle était à 18 ans, sans accepter, en regardant une photo de l’époque, qu’il s’agit d’elle-même : « La fille de la photo est une étrangère qui m’a légué sa mémoire »35. En désignant la fille de 1958 à la troisième personne, la narratrice âgée s’en dissocie « pour aller le plus loin possible dans l’exposition des faits et des actes36 » de sa jeunesse. L’écart entre elles est corrélé à la honte que la narratrice ressent pour la fille qu’elle était en 1958, qui, le temps d’un été dans une colonie de vacances, se trouve tellement obsédée par l’idée de vivre librement sa jeunesse et de perdre sa virginité avec le moniteur-chef, qu’elle ne voit pas le mépris dont elle fait l’objet. Tout comme l’ambition démesurée de son premier roman provoquait au départ les rires gênés de l’écrivaine, le récit de l’été 1958 est celui de l’hybris d’une jeune fille qui ne comprend pas les codes d’un monde, bourgeois et laïc, où « [tout] est nouveau pour elle37 ». La « dérive enchantée38 » de la jeune fille semble empreinte de la même démesure naïve qui a conduit à l’« idéalisme démentiel39 » de son premier roman.

16À la différence de l’autodérision qu’elle a adoptée par le passé à propos de ses débuts ratés, la narratrice de Mémoire de fille ne sait plus sur quel ton conter son histoire : « Sur quel mode […] relater ce qu’elle a vécu à S avec une tranquillité et un [sic] hubris qui ont été jugés par les autres, tous les autres, comme de l’insanité pure et de la putasserie40 ». Comme à propos de son premier manuscrit, ce sont des regards extérieurs – ici celui des autres moniteurs, là celui de Jean Cayrol, et de son mari41 – qui lui font prendre conscience, après coup, de l’écart entre ses aspirations et sa réalité. C’est ce jugement extérieur qui sera intériorisé par la jeune fille au fil des années 1958-1960, de sorte que ce qu’elle a vécu au départ dans « l’orgueil de l’expérience » se transformera en « honte de la fierté d’avoir été un objet de désir42 ». Les deux années qui suivent l’été 1958 apparaîtront comme la « métamorphose43 » de la jeune fille et plus encore, comme sa conversion, au sens de metanoïa, de « changement de pensée, [de] repentir, [qui] implique l’idée d’une mutation et d’une renaissance »44. C’est parce qu’elle a changé radicalement sa façon de voir le monde qu’elle renaît en « vraie jeune fille », qu’importe que « sa virginité biologique soit perdue ou non45 ».

17Même si l’humiliation amoureuse et l’échec de l’écriture passent par des étapes semblables de dénégation, puis de réincorporation à la trajectoire personnelle de l’auteure, leur transfiguration se déroule à un rythme différent. Alors que sa perception du premier manuscrit évolue lentement au fil de ses commentaires, la honte associée à la fille de 1958 se transforme quant à elle au sein même de l’énonciation de Mémoire de fille, puisque la narratrice parvient à dire : « elle est moi, je suis elle46 ». Une fois sa mémoire décortiquée et les événements remis dans leur contexte, l’expérience de la honte et de l’échec sexuel est convertie en récit de l’apprentissage brutal des normes imposées aux jeunes filles. Aussi douloureuse soit-elle, cette épreuve devient en définitive un moment de découverte de soi, car la jeune fille prend conscience qu’en raison de ses origines sociales, elle ne peut ni rejoindre le « corps des normaliens admiré à [la colonie de] S » ni jouir de « l’assurance des autres filles47 » du lycée. Son désir de devenir institutrice comme les autres monitrices, au contraire de son ambition première d’entrer « soit à la fac de droit, soit en propédeutique48 », l’engage dans une voie qui n’est pas la sienne, puisqu’elle s’aperçoit rapidement qu’elle n’a pas la vocation de s’occuper des enfants.

18De cet échec, elle ressort néanmoins victorieuse, puisque le départ de l’École normale d’institutrices signifie l’inscription, à l’automne suivant, à la faculté des Lettres de l’Université de Rouen, et l’envie d’aller « plus haut49 », pour reprendre les mots de la mère de la narratrice dans le récit. Cette série d’échecs, à laquelle s’ajoute son séjour désœuvré comme au pair en banlieue de Londres à l’été 1960, avant son entrée à l’université, coïncide curieusement avec l’apparition de son désir d’écrire. Même si l’auteure reconnaît, a posteriori, que la découverte du Nouveau Roman, ses expériences nouvelles et sa métamorphose subséquente ont nourri son écriture, elle ne saurait expliquer pourquoi, un dimanche après-midi de l’été 1960, elle entame un roman :

Un dimanche après-midi de la fin août ou de début septembre 1960, je suis assise, seule, sur un banc dans un jardin public du côté de la station Woodside Park. Il y a du soleil. Des enfants jouent. J’ai emporté de quoi écrire. Je commence un roman. J’écris peut-être une page ou deux, ou moins50.

19La venue à l’écriture est présentée comme le résultat d’un concours de circonstances, dont la banalité apparente et la temporalité floue contrastent avec la précision des scènes sexuelles. Pourtant, l’ensemble du livre tend vers cet événement, ce « geste inaugural » d’écriture, comme si « de chute en chute51 » elle écartait les désirs – de l’homme, de la boulimie, de la réussite scolaire – qui dissimulaient sa vocation d’écrivain. Si l’échec est d’abord vécu comme une épreuve de dénudement et de remise en question de soi, il est en définitive incorporé à la posture de l’auteure, qui transfigure son échec en impulsion vers l’écriture :

Ce récit serait donc celui d’une traversée périlleuse, jusqu’au port de l’écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive. Tout cela relève de croyances rassurantes, vouées à s’enkyster de plus en plus profondément en soi au fil de l’âge mais dont la vérité est, au fond, impossible à établir52.

20S’inscrire sous le signe de l’échec et affirmer que ce qui compte « c’est ce qu’on fait de ce qui arrive53 » redonne une cohérence à un parcours littéraire où les abandons à venir, notamment celui du premier roman, se voient anticipés et autorisés. Le ratage inaugural est ainsi transfiguré en moment de la naissance de l’écrivain, sans que le refus des éditions du Seuil et de Buchet-Chastel soit aussi signifiant et important désormais que la métamorphose accomplie par la jeune fille et le renversement, grâce à l’écriture, de la honte initiale en geste créateur.

21 En somme, si Du soleil à cinq heures se présentait initialement comme un faux départ, symptomatique de l’incapacité à trouver sa voix, il apparaît désormais comme le premier pas de la démarche d’une auteure qui, au fil de son œuvre et de ses entretiens, fait de l’échec le fondement de son arrivée à l’écriture à vingt ans. Même refusé et abandonné, le premier roman contribue à la posture d’écrivaine d’Annie Ernaux, car sa présence en toile de fond rappelle que l’insertion dans le domaine littéraire d’une transfuge de classe ne va pas de soi. Ainsi, le manuscrit liminaire ressurgit tantôt pour marquer la distance qui sépare sa poétique actuelle de ses prétentions de jeunesse, tantôt pour illustrer la continuité de son œuvre. Si les premières mentions du manuscrit refusé ont pour effet de briser l’impression de linéarité de sa trajectoire, elles prennent un sens nouveau à partir de la publication du « photojournal ». Inséré comme un élément biographique parmi d’autres, la rédaction du premier roman y apparaît comme une étape d’une recherche poétique, qui serait en fait demeurée inchangée depuis son geste inaugural d’écriture. Même l’abandon du manuscrit ne paraît plus définitif, puisque l’autobiographie Les Années serait parvenue à réaliser ses ambitions de jeunesse. Les Années constituerait un remaniement du projet originel, dont subsisteraient une idée et une vision du monde. C’est une véritable réécriture de soi que l’auteure propose à travers ses échecs, en établissant, après coup, une continuité entre des événements – la première fois avec un homme, le refus du premier manuscrit, l’abandon de la forme romanesque – qui ont pu être vécus à l’origine comme des points de rupture dans le fil de son existence. L’écrivaine n’en est-elle pas elle-même consciente lorsqu’elle affirme que la transfiguration de ses échecs « relève de croyances rassurantes […] dont la vérité est, au fond, impossible à établir54 » ? Même si cette vérité demeure inaccessible, le fait qu’Annie Ernaux assume ses échecs lui permet d’une part de scénariser la précarité de son statut de transfuge de classe et d’autre part de se prémunir d’éventuels revers futurs. Porter un tel discours sur l’échec, c’est en un sens laisser dans l’ombre l’objet à l’origine de l’échec, le manuscrit disparu, et le vider de son contenu pour en faire un événement d’écriture, une naissance à soi comme auteure.