Colloques en ligne

Yohann Douet

Antonio Gramsci et la critique littéraire intégrale

1On considère fréquemment qu’Antonio Gramsci a apporté une contribution fondamentale à la théorie culturelle marxiste avec la notion d’hégémonie, en particulier suite à l’usage qu’en ont fait des pionniers des Cultural Studies comme Raymond Williams ou Stuart Hall1. Bien que cela soit juste, deux précisions s’imposent. D’une part, il convient de ne pas restreindre l’hégémonie, comme c’est parfois le cas dans de tels usages, à la culture : l’hégémonie désigne la capacité d’une classe dirigeante à organiser un certain niveau de consentement à l’ordre social existant, et doit donc également être pensée dans ses dimensions politique et socio‑économique. D’autre part, et c’est ce qui nous intéressera ici, l’apport de Gramsci consiste aussi en de nombreuses analyses directement consacrées à des productions culturelles — et en particulier à la littérature — qui ne se limitent pas à une théorisation de l’hégémonie.

2Avant d’être l’un des fondateurs du Parti communiste italien en 1921, puis son principal dirigeant en 1924, Gramsci (1891‑1937), était journaliste : journaliste politique bien entendu2, mais également journaliste culturel, et critique de théâtre en particulier3. Entre 1920 et 1926, presque exclusivement accaparé par ses fonctions politiques, il laisse les questions artistiques au second plan, sans cesser pour autant d’insister sur le rôle décisif de la culture dans la lutte politique émancipatrice. Emprisonné par le régime fasciste à partir de 1926, il peut s’atteler à la rédaction des Cahiers de prison en 1929, tâche qu’il poursuivra jusqu’en 1935, la détérioration de sa santé l’empêchant alors de continuer à écrire. Le présent article portera sur les Cahiers de prison, constitués de notes éparses, sur des sujets divers, dont il est parfois difficile de reconstituer l’unité. Gramsci a commencé à réécrire et à regrouper lui‑même certaines de ses notes, et sur les 29 cahiers de prison, 13 sont des cahiers dits « spécialisés » (les cahiers 10 à 13, 16, et 18 à 29). Parmi ces derniers, deux rassemblent des réflexions sur la littérature : le cahier 21, consacré à la littérature populaire, et le cahier 23, à la critique littéraire. En dépit de ces regroupements, il ne s’agit pas de textes unifiés mais de réflexions parcellaires, et l’on trouve des notes importantes sur ces thèmes dans d’autres cahiers. Je chercherai donc ici à reconstruire, dans la mesure du possible, l’inspiration commune qui se dégage des différentes réflexions carcérales de Gramsci, afin de comprendre le type de critique littéraire qu’il appelle de ses vœux — et qu’il met parfois en œuvre implicitement. Dans un premier temps, j’exposerai ses conceptions méthodologiques, et sa position sur la manière adéquate d’étudier l’art et la littérature. Dans un second temps, j’analyserai les critères de classification des œuvres littéraires (surtout romanesques) qu’il propose — critères qui, en un sens, constituent l’application des méthodes décrites auparavant.

L’horizon d’une critique littéraire intégrale

Étude esthétique et étude historico‑culturelle des œuvres

3Gramsci distingue analytiquement deux manières d’étudier la littérature. La première est la critique proprement artistique, qui appréhende les œuvres d’une manière interne et s’intéresse à leur valeur esthétique. Elle incline à les considérer comme « l’expression individuelle d’artistes géniaux isolés4 ». La seconde voit les œuvres comme des « manifestations historico‑culturelles5 », qu’il convient d’analyser en série afin de relever des régularités et des « tendances6 ». Il est alors possible de mettre en évidence les « masses » de sentiments7 et les « courants culturels (motifs et intérêts moraux, sensibilités, idéologies, etc.)8 » exprimés et représentés par l’artiste. Autrement dit, il s’agit d’étudier les œuvres non dans leurs qualités propres, mais en tant qu’éléments de la culture d’un groupe ou d’une société, à une époque donnée. Il s’agit, autrement dit, de les saisir à la fois comme des éléments et comme des symptômes de phénomènes culturels plus vastes. Cette seconde approche, qui prend pour point de départ la réception, est donc, au premier abord, moins esthétique que sociologique.

4C’est celle que Gramsci privilégie. C’est ce qui ressort notamment du texte suivant, où il décrit ses propres réflexions sur la littérature :

Il s’agit d’une recherche portant sur l’histoire de la culture, non sur la critique artistique au sens strict (…) La recherche sur la beauté d’une œuvre est subordonnée à la recherche des raisons pour lesquelles elle est « lue », elle est « populaire », elle est « recherchée » ou, au contraire, des raisons pour lesquelles elle ne touche pas le peuple et ne l’intéresse pas, mettant en évidence l’absence d’unité dans la vie culturelle nationale9.

5La préférence de Gramsci envers l’étude historico‑culturelle de la littérature s’explique pour au moins deux types de raisons.

6Les premières sont proprement scientifiques ou intellectuelles. Tout d’abord, l’approche historico‑culturelle est la forme adéquate d’« activité critique normale10 » en ce qu’elle est pertinente pour tout type d’œuvre. Il est ainsi possible, et judicieux, de chercher à retrouver la valeur et le sens culturels des œuvres même lorsqu’elles n’ont pas de valeur proprement artistique. À l’inverse, critiquer des œuvres ordinaires en les comparant à des chefs‑d’œuvres, comme par exemple Les Fiancés d’Alessandro Manzoni ou les Tombeaux d’Ugo Foscolo, serait absurde et aboutirait à un véritable « jeu de massacre11 ». Gramsci privilégie également la méthode historico‑culturelle car elle peut nourrir et constituer l’arrière‑plan de la critique artistique proprement dite. Cette dernière demande en effet un certain sens historique, et une compréhension adéquate du lien intime entre éléments culturels et époque, sans quoi l’on risque de tomber dans une étude exclusivement formelle et anhistorique. Enfin, toujours d’un point de vue intellectuel, appréhender les œuvres à partir de leur réception est à ses yeux particulièrement rigoureux et fructueux. C’est notamment le cas de l’analyse des maisons d’édition, qui fournit des informations précieuses sur le contexte politico‑culturel, d’autant plus si ce sont les États — sous le régime fasciste notamment — qui organisent l’édition (soit directement, soit indirectement via la censure). L’étude de réception nous indique dans ce cas la « direction que l’État voudrait donner à la culture nationale12 ».

7Cela nous amène aux raisons spécifiquement politiques de privilégier la méthode historico‑culturelle, qui cherche à comprendre les œuvres socialement et historiquement, à partir du contexte où elles émergent et des effets socio‑politiques qu’elles sont à même de produire. Parce que les œuvres représentent les goûts fondamentaux de leur public, leur étude participe ainsi à l’analyse, d’un point de vue culturel, des transformations historiques et des différences entre groupes sociaux13 :

Il existe une certaine variété de types de roman populaire et il faut noter, que bien que tous les types jouissent simultanément d’une certaine diffusion et d’un certain succès, il y en a toujours un qui l’emporte, et de loin, sur les autres. De cette prédominance, on peut déduire un changement des goûts fondamentaux du public, de même que la simultanéité du succès des différentes types prouve que dans le peuple coexistent différentes strates culturelles, différentes « masses de sentiment (masse di sentimenti) », qui prévalent ici et là, différents « modèles de héros » populaires14.

8La méthode historico‑culturelle d’étude des œuvres littéraires contribue donc à l’analyse de la situation socio‑historique, et elle permet de mieux repérer le terrain idéologique, culturel, et même sentimental où la lutte émancipatrice prend place. Par ailleurs, les textes littéraires n’ont pas uniquement cette fonction d’indice, mais exercent eux‑mêmes, lorsqu’ils sont largement diffusés, une influence culturelle et politique significative. Ils renforcent, infléchissent, voire contribuent à créer certains « courants de sentiments », et par là une certaine culture ; et ils peuvent ainsi jouer un rôle pour consolider l’hégémonie établie, ou la remettre en cause dans la perspective d’une hégémonie alternative.

La dialectique entre esthétique, histoire et politique

9S’en tenir là serait cependant insuffisant. Gramsci tient certes pour secondaire la critique artistique proprement dite, mais il n’en nie pas l’intérêt. Le primat méthodologique de l’analyse historico‑culturelle, et en particulier de l’étude de réception, n’exclut pas la critique interne, et la laisser de côté exposerait au réductionnisme sociologique. On risquerait de perdre de vue la singularité de l’œuvre et de l’artiste, de ne plus voir en eux que l’expression, ou même le reflet, de leur époque et de leur classe. C’est évidemment l’erreur de nombreux critiques marxistes dogmatiques, d’autant plus dans la période stalinienne. Évitant un tel écueil, Gramsci rappelle que « deux écrivains peuvent représenter (exprimer) le même moment historico‑social, mais l’un peut être un artiste et l’autre un simple barbouilleur15 ». De même, il distingue, au sein des littératures culturellement significatives, largement diffusées, celles qui relèvent du grand art et celles qui relèvent de la littérature populaire commerciale : « la littérature populaire, dans un sens péjoratif (type Sue et toute la clique), est une dégénérescence politico‑commerciale de la littérature nationale‑populaire dont les modèles sont justement les tragiques grecs et Shakespeare16 ».

10Même dans le cadre de l’analyse historico‑culturelle, il est impossible d’ignorer les éléments esthétiques. La « beauté », la grandeur ou la puissance d’une œuvre, et tout particulièrement la manière dont elle parvient à intégrer, unifier et sublimer des thèmes culturels, est décisive pour sa signification sociale, et pour les effets qu’elle peut avoir sur ses lecteurs, et sur les groupes sociaux qui la lisent. C’est le cas, en premier lieu, pour sa diffusion. Certes, le peuple est « contenutiste (contenutista)17 » : il est tout particulièrement « intéressé » par le contenu18 idéologique du roman (les conceptions du monde qui y sont présentes) et, en lien avec ce contenu, par son intrigue et par les caractères des personnages. Mais les qualités proprement artistiques et formelles de l’œuvre restent importantes. C’est ce que montre le passage suivant, qui témoigne par ailleurs du caractère très classique, voire académique, des auteurs que Gramsci prend comme référence19 :

Si le contenu populaire est exprimé par de grands artistes, ce sont ceux‑là qui sont préférés. Rappeler ce que j’ai écrit de l’amour du peuple pour Shakespeare, pour les classiques grecs, et chez les modernes pour les grands romanciers russes (Tolstoï, Dostoïevski). De même, en musique, Verdi20.

11Parce que, d’un côté, la valeur esthétique d’une œuvre doit être prise en compte pour évaluer ses effets socio‑politiques et que, de l’autre, l’étude historico‑culturelle constitue l’arrière‑plan d’une critique littéraire proprement dite, il s’agit d’établir une relation dialectique entre l’étude externe (de réception en particulier) et la critique interne.

12C’est ce que fait Gramsci lorsqu’il défend que la beauté ou les qualités intrinsèques de l’œuvre dépendent de certaines situations socio‑historiques. D’après lui — et c’est un cas paradigmatique dans ses réflexions — il s’est ainsi avéré qu’en Italie la coupure entre les intellectuels et les classes populaires21 a eu des conséquences proprement esthétiques, et continue d’en avoir. La condescendance d’un artiste à l’égard des masses subalternes dont il est séparé a des effets délétères sur son œuvre : les personnages populaires ne sont pas réalistes, leurs sentiments sont exprimés faussement, leurs subjectivités rendues d’une manière biaisée. C’est précisément le défaut commun des écrivains italiens, d’après Gramsci, dont le jugement sans concession peut d’ailleurs sembler unilatéral. À l’inverse, d’autres nations comme la France ou la Grande‑Bretagne, ont connu une véritable « démocratie » littéraire (que représente, dans le cas de la France, les œuvres de Balzac ou Hugo22). En Russie, des grands écrivains comme Tolstoï (malgré son origine aristocratique) et Dostoïevski sont lus à une échelle de masse car ils ont su véritablement comprendre le peuple, et en conséquence être compris par lui23. Autrement dit, en France, en Grande‑Bretagne et en Russie, les intellectuels et le peuple entretiennent une véritable communauté de sens, partagent de nombreux éléments culturels, sympathisent réciproquement — et cela dans le contexte d’une unité linguistique (et donc nationale) donnée. Pour ces raisons, Gramsci affirme qu’il y existe une « littérature nationale‑populaire ». Les intellectuels italiens, même les plus illustres comme Manzoni, sont eux animés soit par un esprit de « caste fermée24 » sur elle‑même, soit par un individualisme forcené, et leur condescendance à l’égard du peuple se ressent dans leur style, qui inclinera vers le formalisme et la sécheresse25. Ils ne traduisent26 pas la subjectivité populaire dans leurs œuvres, mais restent dans un rapport d’extériorité avec les subalternes ; ils ne peuvent que les objectiver.

13On ne peut donc pas établir de frontière étanche entre une étude historico‑culturelle et des jugements de valeur esthétiques. Ces deux approches sont unies dialectiquement dans la mesure où les qualités esthétiques expriment une certaine situation socio‑culturelle et ont un effet en retour sur elle. En d’autres termes : la littérature est toujours politique, mais l’est d’une manière spécifique.

L’autonomie relative de la littérature

14Tout comme il faut prendre garde à éviter le réductionnisme sociologique pour comprendre les artistes, il convient d’éviter le réductionnisme politique lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur esthétique d’une œuvre. Gramsci affirme ainsi qu’une œuvre ne doit pas être jugée et condamnée unilatéralement à partir de critères extrinsèques (politiques donc, mais aussi moraux ou religieux). Il critique par exemple le « moralisme tendancieux » de Tolstoï, qui dénonce l’élitisme de Shakespeare27 au prétexte que ce dernier n’aurait pas de mots de compassion pour le peuple, etc. D’après Gramsci, Tolstoï voulait « démolir Shakespeare en partant du point de vue de sa propre idéologie chrétienne ; sa critique n’est pas artistique, mais morale et religieuse28 ». Elle condamne une œuvre, d’une manière illégitime, parce qu’elle défendrait des opinions incorrectes.

15Toute considération politique ne doit pas pour autant être exclue, notamment parce que, comme on l’a dit, la capacité à sympathiser avec les masses populaires et à exprimer adéquatement les courants de sentiments qui les traversent — à être « nationale‑populaire » — a une incidence sur la valeur esthétique de l’œuvre elle‑même. Gramsci oppose ainsi deux types de critiques littéraires : une critique historique et « militante », incarnée par Francesco De Sanctis29 (1817‑1883) qu’il considère comme un modèle pour une véritable critique marxiste, et une critique formaliste et « froidement esthétique », représentée par Benedetto Croce (1866‑1952) :

La critique de De Sanctis est militante, non pas « froidement » esthétique, elle est la critique d’une période de luttes culturelles, d’oppositions entre des conceptions antagonistes de la vie. Les analyses du contenu, la critique de la « structure » des œuvres, c’est‑à‑dire de la cohérence logique des masses de sentiments représentés artistiquement sont liées à cette lutte culturelle. (…) Le type de critique littéraire caractéristique de la philosophie de la praxis30 est offert par De Sanctis, non par Croce (…) : en elle, la lutte pour une nouvelle culture, c’est‑à‑dire pour un nouvel humanisme, la critique des mœurs, des sentiments et des conceptions du monde, doivent se fondre avec la critique esthétique ou purement artistique dans la ferveur passionnée, fût‑ce sous la forme du sarcasme31.

16Plus encore : non seulement une bonne critique est nourrie par son sens historique et par ses engagements politiques, mais elle peut et doit elle‑même œuvrer à produire des effets politiques, à modifier les conceptions du monde chez ses lecteurs, et en ce sens à faire l’histoire. Il s’agit de lutter pour une nouvelle culture, notamment en critiquant impitoyablement ce que d’anciennes productions culturelles ont d’« abstraites32 », ce en quoi elles ne sont « pas nationales‑populaires » mais relèvent « d’une caste fermée33 ». Autrement dit, si l’on ne peut condamner un artiste parce que l’on serait en désaccord avec ses opinions politiques ou morales, on peut le faire si ces opinions, ou son attitude sociale, ont des conséquences esthétiques dommageables, en particulier si ce sont précisément « les auteurs examinés qui introduisent un contenu moral extrinsèque (…) [et] font de la propagande et non de l’art », ou si la « conception du monde implicite dans leurs œuvre est étriquée et mesquine34 ».

17Le paradigme de cette littérature mesquine est Le Juif de Vérone (L’Ebreo di Verona) du Père Antonio Bresciani (1798‑1862), prêtre jésuite et farouche adversaire du Risorgimento. De Sanctis l’avait déjà âprement critiqué ; Gramsci s’inscrit dans ses pas, fait du brescianisme35 un concept s’appliquant à de nombreux textes littéraires grevés par les opinions réactionnaires et le mépris social de leurs auteurs, et s’attaque également aux « neveux du Père Bresciani36 », ses héritiers des années 1920. Les textes des brescianiens sont empreints de préjugés, et les personnages — surtout s’il s’agit de militants progressistes ou de membres des classes subalternes — sont des caricatures, à l’image des carbonari que Le Juif de Vérone représente comme de féroces assassins. Ces œuvres manquent de sincérité, restent superficielles, et constituent une littérature verbeuse, voire tout simplement ridicule, du fait de l’ignorance du peuple et du monde social qui caractérise leurs auteurs. Gramsci mentionne ainsi « l’insistance sur les fautes de langage des paysans, qui est typique du brescianisme, si ce n’est de l’imbécilité littéraire en général37 ». Les brescianiens ont enfin coutume de déformer d’une manière grotesque les conflits sociaux, comme le biennio rosso de 1919‑1920, et en particulier le mouvement des conseils d’usine de Turin : on trouve ainsi une caricature de Gramsci lui‑même38 dans une œuvre d’édification anti‑communiste (Pietro e Paolo de Mario Sobrero), ce qu’il n’a vraisemblablement pas apprécié !

18La très mauvaise qualité de ces textes s’explique donc parce qu’ils sont moins de la littérature et de l’art que de la propagande politique : « Tout devient pratique (au sens le plus bas), tout est propagande, polémique, négation implicite, sous une forme mesquine, étroite, souvent ignoble et révoltante comme dans l’Ebreo di Verona39 ». Leur médiocrité vient en un sens de ce qu’elles ne respectent pas la spécificité de la littérature, ou son autonomie relative, et en font un simple moyen au service de fins politiques — qui plus est réactionnaires. En d’autres termes, le problème n’est pas tant la nature des opinions (religieuses, morales, politiques, etc.) de l’auteur que le fait qu’elles parasitent l’œuvre en y intervenant sans cesse, et qu’elles étouffent son déploiement autonome. Ainsi, il est tout à fait possible que des positions réactionnaires d’un écrivain ne s’opposent ni à sa valeur esthétique ni à son caractère national‑populaire, voire qu’elles les favorisent. Par exemple, à la suite de Marx et d’Engels40, et comme Lukács à la même époque41, Gramsci considère que les opinions de Balzac doivent être soigneusement distinguées de sa grandeur artistique. Ces opinions ont même pu lui fournir le point de vue à partir duquel saisir les contradictions et bouleversements sociaux de son époque avec lucidité, et produire des représentations littéraires des types de subjectivité émergeant au sein de ces conditions socio‑historiques : « Son “réalisme”, bien qu’il ait des origines idéologiques réactionnaires, de restauration, monarchiques, etc., n’en est pas moins réalisme en acte42. »

19Avec le cas du brescianisme, on comprend que la critique « historique et militante » puisse participer du moment négatif de la lutte pour une nouvelle culture. Comme la littérature qu’elle étudie, cette critique produit des effets socio‑culturels, et contribue à faire l’histoire, en luttant contre certaines conceptions du monde et de la vie, et en en promouvant d’autres, plus émancipatrices. Une telle critique est à la fois historico‑culturelle, esthétique et politique, et établit une relation dialectique entre ces trois approches. Pour cette raison, et comme je l’expliquerai plus précisément en conclusion, elle me semble pouvoir être qualifiée « d’intégrale ».

Pour une typologie dialectique des œuvres littéraires

20Je chercherai maintenant à systématiser dans la mesure du possible certains des résultats auxquels Gramsci parvient en appliquant les éléments de méthode qui viennent d’être présentés. Deux principaux critères de classification des œuvres littéraires peuvent être relevés dans les Cahiers de prison.

Le critère du contenu national‑populaire

21Le premier critère est le rapport au peuple, le caractère national‑populaire : l’ancrage dans « l’humus de la culture populaire43 », la capacité à « sentir les passions élémentaires du peuple, en les comprenant44 ». C’est cette capacité qui permet à la littérature de ne pas être cantonnée à de petits groupes d’intellectuels ou de membres des classes dominantes, c’est‑à‑dire à une élite qui aurait, seule, accès à la haute culture. Une œuvre littéraire nationale‑populaire parvient à faire sienne le contenu des besoins, intérêts, aspirations, attentes, conceptions du monde, etc., en un mot de l’idéologie, des classes populaires. C’est ce contenu qu’elle exprime ou représente, et c’est pour cela que ces écrivains entretiennent une communauté de sens avec leur public. Puisque le peuple est avant tout « contenutiste45 », il recevra favorablement de telles œuvres.

22Ainsi, les grands romanciers français ou russes comme Tolstoï, Dostoïevski, Balzac ou Hugo sont très largement lus dans toutes les catégories sociales (alphabétisées bien entendu) de leurs pays respectifs. En Italie, l’unité des intellectuels avec le peuple a été manquée, et l’unité du peuple lui‑même est insatisfaisante (l’unité territoriale a été tardive et est restée fragile, et l’unité linguistique relative et partielle46). Pour cette raison, un grand romancier italien comme Alessandro Manzoni n’a, d’après Gramsci, jamais compris et exprimé adéquatement les conceptions populaires du monde et de la vie, ce qui se traduit notamment dans ses œuvres par des personnages subalternes toujours grossièrement rendus. Or « cette attitude [aristocratique] de Manzoni est bien sûr perçue par le peuple, et c’est pourquoi Les Fiancés n’ont jamais été populaires : sentimentalement, le peuple sentait que Manzoni était loin de lui, et que son livre était un livre de dévotion, et non une épopée populaire47 ».

23Pour proposer une classification des œuvres littéraires, il convient donc de déterminer si elles sont nationales‑populaires ou si elles sont coupées du peuple. Leur réception est bien entendu un excellent indice pour cela. Cependant, la situation peut être plus complexe. Par exemple, la littérature catholique italienne (comme les romans du Père Bresciani48) est d’après Gramsci largement aveugle aux préoccupations réelles des masses, et n’est indubitablement pas nationale‑populaire49. Pour autant, tout porte à croire qu’elle reste très largement diffusée, ce qui pourrait s’expliquer grâce aux réseaux de l’Église, toujours très puissante en Italie50. Bien que les ouvrages en question s’écoulent à grande échelle, ils ne sont pas nécessairement lus ; et, lorsqu’ils le sont, ce n’est vraisemblablement pas avec enthousiasme, car ils n’épousent pas les subjectivités populaires et ne sont par conséquent pas à même de les influencer en profondeur51. On peut en déduire que si l’analyse de la réception est décisive, il importe qu’elle ne soit pas exclusivement quantitative, mais également qualitative.

Le critère formel, ou des qualités esthétiques intrinsèques de l’œuvre

24Le critère du contenu national‑populaire n’est pas le seul à être présent dans les Cahiers de prison, et un autre critère, que l’on peut qualifier de formel, est mobilisé. Ce critère formel est relativement vague, et reste peu explicité par Gramsci. À la fois descriptif et normatif, il correspond vraisemblablement à l’élaboration proprement littéraire, à la composition de l’œuvre, à la qualité du style, etc., et recoupe la valeur artistique interne des œuvres. Ainsi, bien que Manzoni soit détaché des subalternes et condescendant à leur égard, ses romans présentent d’indéniables qualités artistiques.

25Au sein de la littérature nationale‑populaire, Gramsci fait jouer une distinction entre une grande littérature et une littérature plus médiocre (par exemple les romans feuilletons) — distinction qui dérive d’une application implicite du critère formel. C’est ce que montre le passage suivant :

Pozner soutient avec raison que les romans de Dostoïevski dérivent culturellement des romans‑feuilletons type E. Sue, etc. Il faut tenir compte de cette dérivation pour le développement de cette rubrique sur la littérature populaire, car elle montre que certains courants culturels (motifs et intérêts moraux, sensibilités, idéologies, etc.) peuvent avoir une double expression : l’une purement mécanique, celle de l’intrigue sensationnelle (Sue, etc.) et l’autre « lyrique » (Balzac, Dostoïevski et en partie V. Hugo)52.

26Autrement dit, un contenu national‑populaire peut être exprimé dans des œuvres d’une plus ou moins grande valeur esthétique : la littérature commerciale, mécanique, est dépourvue de qualité formelle ; contrairement à la littérature d’art ou « lyrique53 ».

27La première regroupe des romans médiocres (comme les romans‑feuilletons, donc) mais exprime pourtant certains besoins et certaines conceptions des masses subalternes — ce en quoi ils sont supérieurs à la littérature coupée du peuple, italienne notamment, même celle de grande qualité comme chez Manzoni :

Problème de savoir pourquoi et comment une littérature est populaire. La « beauté » ne suffit pas : il faut un contenu intellectuel et moral déterminé, qui soit l’expression élaborée et complète des aspirations les plus profondes d’un public déterminé, à savoir de la nation‑peuple à une certaine phase de son développement historique. La littérature doit être à la fois élément effectif de civilisation et œuvre d’art, sinon on préfère à la littérature d’art la littérature de feuilleton qui, à sa manière, est un élément effectif de culture, d’une culture dégradée, tant qu’on voudra, mais vivement ressentie54.

28La « littérature commerciale, qui est une section de la littérature populaire et nationale55 », parvient donc à exprimer un contenu à même d’« intéresser56 » les lecteurs issus des groupes subalternes. Pour susciter cet intérêt, l’écrivain (qu’il s’agisse d’un véritable artiste ou d’un auteur commercial) doit avoir recours à un « élément “technique” (…), un moyen de faire comprendre de la façon la plus immédiate et la plus dramatique le contenu moral, le conflit moral du roman, du poème, de la pièce de théâtre : (…) dans la pièce les “coups de théâtre”, dans le roman l’“intrigue” dominante, etc.57 ». Ce qui distingue la littérature commerciale n’est évidemment pas de chercher à intéresser son lecteur, ni même d’avoir recours à cet élément technique, qui en tant que tel peut, ou non, être « artistique58 ». Pour Gramsci,

le caractère « commercial » est [plutôt] donné par le fait que l’élément « intéressant » n’est pas « ingénu », « spontané », intimement fondu dans la conception artistique, mais recherché de l’extérieur, mécaniquement, dosé industriellement comme facteur assuré de succès immédiat. (…) Cette littérature est une « drogue » populaire, c’est un « opium ». (De ce point de vue on pourrait faire une analyse du Comte de Monte‑Cristo d’Alexandre Dumas, qui est peut‑être le plus « opiacé » des romans populaires : quel homme du peuple ne croit‑il pas avoir subi une injustice des puissants et ne rêve‑t‑il pas de la « punition » à leur infliger ? Edmond Dantès lui offre un modèle, le « soûle » d’exaltation, il remplace le credo d’une justice transcendante en laquelle il ne croit plus « systématiquement59. »)

29Autrement dit, la littérature commerciale plaque mécaniquement des conceptions et des procédés afin de rencontrer un succès populaire : héros hauts en couleurs mais peu approfondis, intrigues sensationnelles mais simplistes, dénouements choisis pour flatter le goût et les désirs (d’aventure, d’évasion, de revanche sociale, etc.) du plus grand nombre. Ces romans sont « l’expression souvent artificielle et voulue » d’une « idéologie générale » pour laquelle le peuple a une « sympathie60 ». Ils s’adressent au peuple comme à un public homogène, et lui renvoient une image valorisante mais grossière, sans chercher à faire droit à sa complexité interne, ni à élever son niveau culturel.

30Contrairement à la littérature commerciale, « mécanique », la grande littérature nationale‑populaire (par exemple chez Balzac, Hugo, Tolstoï ou Dostoïevski), véritablement artistique, est qualifiée de « lyrique ». Le contenu populaire trouve une élaboration littéraire adéquate, la forme est à la hauteur du contenu, les qualités artistiques rendent possible une expression juste de ce dernier. Cela signifie que l’auteur exprime adéquatement les subjectivités des subalternes ; telle est vraisemblablement la raison pour laquelle Gramsci emploie le terme « lyrique ». Il ne s’agit plus dans ce cas de viser un public populaire indifférencié, mais de faire droit à l’hétérogénéité qui le caractérise, à la pluralité de ces types de subjectivités, de faire entendre des « voix » multiples liées aux différents groupes sociaux. On retrouve ici, à ce niveau de généralité, une intuition proche de celle qui a amené Mikhaïl Bakhtine à forger la notion de « polyphonie » — à partir d’un travail sur Dostoïevski, rappelons‑le61. En ce sens, le contenu populaire est représenté avec bien plus de finesse que par la littérature commerciale ; les goûts du public — ou plutôt des publics, dans leur diversité — ne sont pas flattés mais éduqués, et le niveau culturel des masses est élevé. En outre, parce qu’elle donne une voix aux subalternes62 et parce qu’elle constitue une représentation artistique de la réalité socio‑historique, la littérature nationale‑populaire est à même de produire des effets politiques progressistes significatifs.

Dialectique de la forme et du contenu

31Gramsci fait donc jouer deux critères : le caractère national‑populaire d’une part (contenu) ; la qualité proprement artistique de l’autre (forme). La grande littérature nationale‑populaire (artistique, lyrique), satisfait aux deux critères ; la littérature commerciale ne fait droit qu’au contenu ; la littérature d’art non populaire et formaliste (comme les romans de Manzoni par exemple) ne répond qu’au critère formel ; le brescianisme échoue sur les deux plans.

32Mais une telle présentation resterait insuffisante, car elle laisserait penser que les deux critères distingués analytiquement sont parfaitement indépendants. En réalité, ils entretiennent une relation d’unité dialectique complexe. C’est ce que l’on peut constater pour chacun des quatre cas envisagés, en tirant les conclusions des analyses exposées plus haut. Le manque de contenu de la littérature d’art non populaire la mine d’un point de vue formel : elle est artistiquement et intrinsèquement limitée par le fait d’être coupée de « l’humus de la culture populaire63 ». C’est en ce sens qu’elle peut être critiquée comme « formaliste ».

33La médiocrité formelle de la littérature commerciale a des conséquences délétères quant à l’expression du contenu populaire, qui s’avèrera inadéquate, voire difforme. Le peuple y est homogénéisé, les différences entre groupes sociaux escamotées, les subjectivités subalternes simplifiées, et même objectivées64 dans la mesure où l’œuvre fait jouer des modèles de héros censés répondre à des désirs grossiers.

34Les textes des brescianiens, où ni la forme ni le contenu ne sont satisfaisants, sont en réalité moins de la littérature que de la propagande ou de la polémique religieuse ou politique.

35Enfin, la grande littérature nationale‑populaire qui parvient à élaborer formellement d’une manière adéquate le contenu, ne va pas le laisser inchangé. En le représentant et en l’exprimant avec finesse, elle est en mesure de connaître une réception favorable dans les milieux subalternes, et par la suite de modifier leurs goûts, leur niveau culturel voire leur attitude socio‑politique. Autrement dit, elle est à même de déplacer des « masses de sentiments », et d’exercer, dialectiquement, une action en retour sur le contenu même qu’elle exprime.

Conclusion

36Ce bref parcours des réflexions méthodologiques de Gramsci, et de ses recherches sur les différents types de littératures, m’amène à proposer deux formules. D’une part, il est apparu que la question de la réception joue un rôle décisif dans sa manière d’appréhender la littérature : la diffusion d’une œuvre, et les effets socio‑culturels qu’elle peut jouer, sont décisifs non seulement pour comprendre sa signification et évaluer son importance historico‑culturelle, mais également pour la juger d’un strict point de vue artistique. À ce titre, on pourrait parler chez Gramsci d’une esthétique de la réception.

37D’autre part, son approche relève d’une critique littéraire et artistique « intégrale ». Ce syntagme est formé par analogie avec celui d’« histoire intégrale65 », qui désigne la méthode que doit suivre l’historien marxiste d’après Gramsci. Il s’agit à la fois d’écrire une histoire des structures objectives, et une histoire des sujets collectifs ; à la fois une histoire des acteurs dominants et hégémoniques, et une histoire des acteurs dominés et subalternes. Plus encore, il s’agit à la fois d’écrire et de connaître l’histoire, et de la faire en y intervenant politiquement, éventuellement par la médiation du travail et de la lutte intellectuels dans la mesure où l’écriture d’une histoire marxiste est elle‑même une forme d’intervention politique. Autrement dit, l’histoire intégrale appréhende les différents aspects des réalités qu’elle étudie, et les différents champs où elle s’exerce, dans leur unité dialectique. Il en va de même de la critique littéraire qu’esquisse Gramsci. Elle prend pour point de départ la question de la réception, mais ouvre à une étude internaliste des œuvres. Elle combine jugements descriptifs et jugements normatifs — même si ces derniers, dans les Cahiers, peuvent parfois sembler peu justifiés ou trop unilatéraux. Et surtout, elle consiste en des considérations intellectuelles sur des objets artistiques et culturels tout en produisant elle‑même, en tant que critique militante, des effets dans la lutte idéologique, contribuant ainsi à créer une nouvelle culture, à même de favoriser l’émancipation des subalternes.