Colloques en ligne

Susanne Gehrmann

Une amitié intellectuelle au temps de la décolonisation. L’échange épistolaire (1959-1972) entre Abiola Irele et Janheinz Jahn

1Quand Abiola Irele, qui compte à partir des années 1970 parmi les chercheurs nigérians, pour ne pas dire africains, les plus reconnus1, publie son recueil d’essais intitulé The African Experience in Literature and Ideology en 1981, il dédie le livre in memoriam à Janheinz Jahn et il cite ces ouvrages majeurs Muntu (1961) et A History of Neo-African Literature (1968)2. Irele est alors le premier professeur de français nigérian à l’université d’Ibadan avant d’occuper la chaire de littérature africaine, française et comparée à la Ohio University dès 1989. La couverture de son livre de 1981 indique l’approche comparatiste du chercheur : on y trouve la photographie d’une sélection de livres dont la majorité a paru dans la célèbre Heinemann African Writers Collection et qui inclut des titres de Mongo Beti, Bernard Dadié, Frantz Fanon, Camara Laye, Kwame Nkrumah, Gabriel Okara, Ferdinand Oyono, Senghor et Soyinka. Abiola Irele était alors un des rares chercheurs à étudier aussi bien la littérature francophone, surtout de la Négritude, et la littérature anglophone, surtout de son Nigeria natal. Cette approche intégrale des littératures africaines lie Abiola Irele (1936-2017) à Janheinz Jahn (1918-1973) qui, dans les années 1950 et 1960, donc les décades les plus importantes de la décolonisation, collectionnait, traduisait, éditait et commentait les littératures africaines et afrodiasporiques afin de les faire connaître au public allemand. Alors que Jahn est co-éditeur du fameux magazine littéraire Black Orpheus à Ibadan avec Ulli Beier de 1957 à 19603, Abiola Irele devient en 1968 rédacteur en chef de la revue. Mais au-delà de cette succession lors de la décolonisation de l’équipe de Black Orpheus, quelle a été la relation entre le chercheur indépendant allemand et le professeur nigérian qui justifie la dédicace dans un livre qui présente la somme de la pensée d’Abiola Irele en 1981 ?

2La lecture de la correspondance entre Jahn et Irele dans les archives berlinoises de Janheinz Jahn4 éclaircit cette question. Ces archives englobent – outre des manuscrits envoyés à ou préparés par Jahn, ses collections de journaux, articles de presse, comptes rendus, brochures, photographies et bandes sonores5 – le véritable trésor qu’est la correspondance de Janheinz Jahn avec plus de six cents auteurs et chercheurs sur trois continents (Afrique, Amérique, Europe)6.

3Parmi ces riches archives épistolaires du critique, traducteur et publiciste allemand, l’échange avec Abiola Irele occupe une place particulière par sa longévité, son intimité et sa profondeur. Les lettres font preuve d’une amitié intellectuelle et personnelle qui a sans doute marqué les deux hommes. La première lettre d’Abiola Irele à Janheinz Jahn, une prise de contact suite à leur première rencontre au Nigeria, date du 12 juillet 19597. La dernière lettre de Jahn à Irele, apparemment restée sans réponse, date du 4 septembre 1972. Les archives contiennent au total cent soixante-cinq lettres dont quatre-vingt-quatorze d’Irele à Jahn et soixante-sept de Jahn à Irele ainsi que deux lettres de l’épouse d’Irele à Jahn et deux lettres d’ordre administratif8. L’intensité de l’échange est variable : elle atteint son apogée avec trente-six lettres échangées en 1965 et elle est également élevée en 1966 (vingt-cinq lettres) et 1968 (vingt-six lettres)9.

4Dans le présent article, je voudrais retracer cet échange en montrant comment au fil des années le rapport entre Jahn et Irele, tous les deux passionnément engagés dans le développement de l’étude des littératures africaines, se transforme. Par le biais du genre intime de la lettre, l’amitié intellectuelle de Jahn avec Irele témoigne de l’époque de la décolonisation mentale et du développement de la discipline émergente « littérature africaine ». Les deux chercheurs étaient unis par leur défense du mouvement de la Négritude, mais parfois partagés sur d’autres questions. Trois points principaux m’intéressent dans cette correspondance :

51°) en ce qui concerne l’histoire de l’émergence d’une nouvelle discipline académique, l’étude des littératures africaines, l’échange épistolaire entre Jahn et Irele permet de retracer le parcours intellectuel d’Abiola Irele de ses débuts comme étudiant à Ibadan, puis à Paris, jusqu’à sa carrière d’enseignant au Ghana (University of Ghana, Legon) et au Nigeria (Teacher Training College Lagos et University of Ile-Ife)10. Dans l’échange avec Jahn, Irele écrit sur le développement de ses recherches, il partage ses réflexions et lui fait part de sa vision sur la littérature africaine.

62°) Il est très intéressant d’observer comment les rapports entre les deux hommes changent au fur et à mesure de leur correspondance. Au départ, Jahn, qui s’était fait une renommée avec son anthologie Schwarzer Orpheus (1954) et son étude Muntu (1958), fait figure d’autorité et la relation débute pratiquement comme celle d’un maître avec son élève. Cependant, après la soutenance de sa thèse en Sorbonne en 1966, la carrière académique d’Irele va vite aller crescendo, alors que Jahn souffre de plus en plus de l’indifférence du public envers son travail et des difficultés financières qui découlent de ses trop nombreux projets11. Les rapports changent alors subtilement, tout en restant amicaux, et aboutissent même à une sorte de renversement des rôles.

73°) La correspondance Jahn-Irele est un bel exemple pour le caractère de réseau intellectuel que les archives de Jahn recouvrent à une échelle plus large et qui nous invite à consulter d’autres archives afin de compléter notre connaissance sur les penseurs de la décolonisation. Les deux chercheurs étant liés par leur intérêt pour la Négritude, par l’intermédiaire de son tuteur, puis ami allemand, Irele rentre en contact avec Césaire et avec Senghor dont Jahn est le traducteur vers l’allemand. Pour sa part, Irele, qui devient dès 1963 collaborateur chez Présence africaine à Paris, facilite les rapports de Jahn avec Alioune Diop, mais aussi avec Wole Soyinka et John Pepper Clark à Ibadan. Par la suite, on trouve par exemple des lettres de Senghor dans les archives personnelles d’Abiola Irele gardées par son frère Dipo Irele à Ibadan12 et très probablement les lettres d’Irele dans les archives de Senghor à Dakar ou Caen. Cette recherche continue en réseau reste à faire.

8Janheinz Jahn et Abiola Irele se sont rencontrés pour la première fois lors de la visite de Jahn au Nigeria en 1959. À ce moment, Ulli Beier, qui enseignait alors à l’université d’Ibadan, avait associé Jahn à l’édition du magazine Black Orpheus, fondé en 1957, dont le rôle comme journal fondateur de la littérature africaine postcoloniale est incontestable13. Comme le pays, le système universitaire nigérian, où l’Allemand Beier enseigne à côté d’un personnel encore majoritairement britannique, est alors en transition vers l’indépendance. Wole Soyinka et Chinua Achebe, parmi d’autres, vont bientôt animer le fameux Mbari Club, fondé en 1961 par Beier. Au moment de cette première rencontre avec Jahn, Irele était encore étudiant en licence au Ibadan Government College. Il initie le premier contact par lettre, écrivant le 12 juillet 1959 au chercheur allemand pour lui demander conseil et soutien. Jahn répond quelques jours plus tard, se montre ravi de la lettre d’Irele et lui témoigne tout de suite son intérêt profond pour la littérature et la culture yoruba. Il propose à Irele de traduire les romans de Daniel O. Fagunwa, écrits en yoruba, un projet sur lequel Jahn va insister tout au long des années suivantes mais qui ne sera finalement jamais réalisé, malgré quelques efforts de la part d’Irele.

9Sur ce point, il y a apparemment un malentendu profond entre les deux chercheurs qui persiste durant plusieurs années. Jahn considère automatiquement Irele, qu’il rencontre à Ibadan, comme un expert de la culture yoruba, alors que le yoruba n’est même pas la langue maternelle d’Irele, mais seulement la troisième langue africaine qu’il a apprise après l’igbo et l’edo14. Issu d’une famille de l’élite coloniale, il était par ailleurs plus socialisé en anglais qu’en toute autre langue.

10Dans les années 1960, Abiola Irele s’intéresse en premier lieu à la littérature africaine écrite en français. Il est un des premiers Nigérians à avoir été sélectionné pour une bourse à la Sorbonne où il étudie dès 1960 et où il va préparer une thèse sur Césaire sous la direction du professeur Roger Bastide. Irele envoie son exposé à Jahn et lui écrit : « I shall be grateful for any suggestions or any new light which you might like to throw on my ideas »15 (lettre du 20 novembre 1961). Au début de la thèse, Jahn semble être son mentor bien plus que Bastide. Il est d’ailleurs frappant que ce soit un anthropologue plutôt qu’un littéraire qui encadre la thèse. Ni Irele ni Jahn ne sont d’accord avec les positions de Bastide sur la Négritude.

11La Négritude, c’est justement le terrain sur lequel Jahn et Irele se rencontrent, car les deux chercheurs partagent fascination et enthousiasme pour la littérature et la philosophie de ce moment précis où la diaspora noire se rencontre à Paris et entame une décolonisation mentale. Jahn, qui n’a jamais obtenu de diplôme académique dans sa vie et a occupé une position difficile de chercheur indépendant tout au long de sa carrière, soutient Irele dans sa critique des institutions académiques parisiennes. Irele devient un défenseur ardent de la Négritude parmi les Africains anglophones qui étaient en général plutôt sceptiques pour ne pas dire hostiles envers ce mouvement.

12La correspondance avec Jahn permet aussi de reconstruire qu’Irele aspirait dès le départ, comme Jahn, à une vision large de l’étude des littératures africaines à partir d’un prisme comparatiste incluant littératures afrophones et europhones à titre égal et au-delà des frontières des empires coloniaux. La réponse de Jahn à cette vision d’Irele est des plus enthousiastes, comme on peut le constater dans la lettre du 8 novembre 1960 :

You are the first African whom I know who is up to study the enormously important neo-African literature carefully, and I want to welcome you and congratulate you. […] Your letter nourishes some hopes within me. My work tends to make neo-African literature recognised as an independent section of literature, and I hope there will once be university scholars to teach this subject. May you be one of them, the first one of them. I promis [sic] to give you every help that you need.16

13Et Irele lui répond juste cinq jours après : « I hope that we shall be able to work together to give a firm place to African literature in the world of letters » (lettre du 13 novembre 1960)17.

14En 1963, l’amitié se consolide par la visite d’Irele chez Jahn au château Eschenau en Hesse. Depuis lors, leur correspondance passe de M. Jahn et M. Irele à « dear Jahn » et « dear Abiola ». Leurs épouses deviennent également amies. En 1968, Irele et sa femme ghanéenne passent même quatre mois en Allemagne pour un cours intensif d’allemand au Goethe-Institut de Brilon. Par la suite, on trouve une dizaine des lettres échangées en allemand aux archives.

15Alors que Jahn était certainement très généreux avec Irele qu’il a invité à plusieurs reprises chez lui, il est clair aussi que cette amitié intellectuelle n’était pas sans intérêt. Comme beaucoup d’autres Africains, Irele était un informateur important pour Jahn. Car malgré ses moqueries envers les ethnologues et les linguistes, sa façon de collecter des renseignements auprès des informateurs africains n’était pas si différente de la leur. Il en avait besoin pour ses traductions et pour ses livres, car si Jahn s’intéressait vivement aux littératures afrophones, il ne maîtrisait pourtant aucune langue africaine. Il exprime cela d’ailleurs clairement dès sa deuxième lettre à Irele : « I need collaborators, specially in the section of languages I cannot read, thus I would like to ask you whether you might be willing to collaborate specially in the section of Yoruba literature »18 (lettre du 8 novembre 1960).

16Dans ses échanges avec les informateurs, des intellectuels postcoloniaux qui écrivent plutôt en français ou en anglais, Jahn les encourage souvent à ne pas perdre le contact avec leur culture d’origine. À plus forte raison, Jahn pouvait être très insistant et même imposant quand il voulait pousser les Africains à « garder leurs racines » et à collaborer avec lui19. On le voit dans sa correspondance avec le jeune doctorant nigérian inscrit à la Sorbonne. Irele étudie alors le français et l’espagnol et Jahn le met en garde le 25 novembre 1960 :

I find it good and worthwhile that you are learning so many languages, but please do not neglect Yoruba. I think that for a specialist of neo-African writing it is necessary to know some African languages. You are a Yoruba and you should study your own language very carefully now so that there will be one specialist in the world who will be able to study and to analyze Yoruba literature competently.20

17À la même occasion Jahn demande à Irele de lui procurer les dernières pièces de Wole Soyinka et il lui envoie une liste de termes médicaux yoruba dont il demande la traduction. Voici un autre exemple d’une lettre de conseil d’un ton plutôt paternaliste, datée du 4 février 1961, qui contient aussi une critique de la linguistique comme discipline :

As/to studying Yoruba, I do not mean it in the way of linguists, i.e. systematic study of Grammar etc. Leave that to the proper linguists; for a student of literature it might spoil his feeling and perhaps make him hate the language! What I mean is: do a lot of reading Yoruba tales and verses, specially Ifa verses, Oriki, Ijala etc. and study the cultural background, the profound meaning of proverbs etc. so that you can analyse the poetic value, the ways of poetic expressions etc. which linguists usually fail to see as their feelings dry up in the course of their studies. Linguistics for you only should be a help you use for something much more profound.21

18L’aversion de Jahn contre la linguistique s’explique par sa situation en marge de la vie académique en Allemagne22. Dans les études africanistes, la linguistique a été – et est encore aujourd’hui – la discipline reine alors que les études littéraires sont marginalisées. Les recherches de Jahn sur ce qu’il appelait la littérature néo-africaine avaient beau être reconnues internationalement, en Allemagne il n’a jamais pu avoir de poste académique au-delà de simple chargé de cours.

19En 1965, Jahn essaie même d’obtenir des fonds pour un projet de recherche auprès de la fondation Volkswagen qui lui permettraient d’engager Abiola Irele et de travailler avec lui dans sa maison :

I think to do a good study on modern Yoruba literature and theater in both English and Yoruba, and you know I cannot do this alone. I want your collaboration. For you, I think it would be of good value if you could do such a research before going back to Africa teaching literature at Universities; the research work would make you an expert of rank, a specialist with a pioneer work to show. No such research has been done so far in any African language.23 (lettre du 7 mars 1965)

20Comme Jahn n’était pas intégré dans le système universitaire allemand, le projet n’a pu aboutir, mais la correspondance autour du plan de Jahn est intense et très révélatrice. On sent chez Irele de l’intérêt, mais aussi des hésitations ; une certaine oscillation entre fascination et rejet pour l’offre de Jahn, et on peut même se demander si Irele, qui est alors en train de finaliser son doctorat, aurait finalement accepté de travailler avec Jahn si le financement avait été accordé. Tout dans la correspondance porte à croire que le rejet d’Irele, qu’il n’exprime que d’une manière indirecte, a beaucoup à voir avec la position d’auxiliaire comme « African assistant » (lettre de Jahn à Irele du 5 juillet 1965) que Jahn lui réserve. En effet, malgré l’engagement de Jahn pour la co-publication : « All results we might find, we would publish under both names »24 (lettre du 11 juin 1965), Abiola Irele semble avoir senti le danger que la conception de ce travail en commun pourrait, consciemment ou inconsciemment, entrer dans un moule de relation coloniale. Par ailleurs, devant l’insistance de Jahn pour ethniciser son correspondant comme Yoruba authentique, Irele lui explique finalement dans une lettre du 15 juin 1965 :

I am what has been called a detribalized African (an ugly word!) and I cannot pretend to be filled with knowledge. I am not totally ignorant of Yoruba culture, and I can use my own wits. But please understand that I am coming with very little advantage over you, and that is a fact.25

21En 1964, Irele publie un article bref, mais assez célèbre : « A Defence of Negritude » dans le magazine Transition à Kampala en Ouganda, l’autre revue majeure de la décolonisation littéraire et académique d’Afrique à côté de Black Orpheus et Drum Magazine en Afrique du Sud26. L’archive épistolaire de Jahn nous révèle les réseaux transnationaux qui se créent alors autour des poètes de la Négritude et des chercheurs. Jahn propose à Irele de traduire la dernière version de Et les chiens se taisaient qui est le résultat d’une collaboration entre Jahn et Césaire27, vers l’anglais. Il s’agit d’un autre projet sur lequel Jahn insiste et auquel Irele se dérobe poliment : « I am still wondering why you never answer to my questions about Césaire’s Chiens, to put my version of it into English. Did you speak with Césaire about it ? »28 écrit Jahn le 8 décembre 1966. À noter que le traducteur et conseiller de Césaire parle ici crûment de « sa » version, un détail qui peut avoir mis Irele sur ses gardes.

22Jahn était un admirateur inconditionnel de Senghor sur tous les plans (humain, poétique, politique). Irele adore également la poésie de Senghor, mais au niveau politique le chercheur nigérian prend une autre position que Jahn. Après un séjour à Dakar, le 10 mai 1971, Irele écrit à Jahn d’Ile-Ife :

I had an audience with Senghor on two occasions. I know he’s appreciative of my work and I admire him a great deal, too. However I think he will now have to give a serious thought to changing his politics so that his countrymen can move away a little more from the French influence. All the dispute about Négritude is in fact with his too great reliance on France, and his prudence about pursuing an independent policy.29

23Après sa nomination au poste de lecteur à l’Université du Ghana, Legon, Irele avait commencé à travailler sur une édition scolaire en anglais des poèmes de Senghor, un projet qu’il terminera à Ile-Ife, son troisième poste après son retour en Afrique d’où il écrit à Jahn le 19 juin 1971 : « I have my reservations about Senghor’s politics, but I keep my admiration for his intellectual powers. Also I’ve found him a great poet, greater even than I thought, since editing his work and having to write notes to them for use in schools »30. Jahn par contre, qui avait été nommé consul du Sénégal pour la Hesse par Senghor en 196531, n’a jamais questionné la politique senghorienne et n’a pas su trancher entre Senghor poète et Senghor président, tandis qu’Irele est très lucide et voit à quel point la politique francophile de Senghor nuit à sa renommée, et par extension à la reconnaissance de toute la pensée de la Négritude.

24L’aspect interculturel de l’échange épistolaire ne se limite pas seulement à l’intérêt de Jahn pour l’Afrique. Il faut souligner qu’Irele s’intéressait aussi, à un moindre degré certes, car il n’aspira jamais à devenir germaniste, à l’histoire intellectuelle allemande. Cependant, après avoir effectué plusieurs séjours en Allemagne et en sympathie avec les lamentations de Jahn se plaignant que son travail intéressait de moins en moins le public allemand, Irele exprime sa déception envers l’indifférence des institutions et l’incompréhension du public :

[…] perhaps they don’t consider African studies worthy of attention. Actually, my final impression after my trip to Germany is that old notions of Africa still prevail there, and that much of the goodwill towards Africans that one hears of is simply not there, it exists only as an official German front, but not among the people, even including among the educated folk. More education on Africa is still necessary, I think, so that they see us as we are: people like them. Note however that the mood here more and more is that people don’t simply care anymore what Europeans think, and if the new literature is a guide, one can notice a shift of outlook away from the African-European relationship towards a preoccupation centred on Africa itself, exclusively. (lettre du 10 mars 1969)32

25On voit ici comme le ton change, même dans le cadre d’une lettre toujours très amicale à Jahn. Au-delà d’une position postcoloniale des intellectuels africains en prise avec la culture européenne, Irele observe à ce moment, au Ghana et au Nigeria, une réorientation décoloniale, afrocentrée pour laquelle il montre sa sympathie. Et c’est avec assurance qu’il constate le besoin d’éducation des Européens, une perspective qui renverse le discours habituel sur le développement, prolongement direct du discours colonial.

26Quand Irele invite Jahn au festival d’Ile-Ife de 1970, il lui suggère de parler d’un sujet assez particulier, pour ne pas dire délicat :

Perhaps you’d like to examine in particular the role of cultural expression in the whole Nazi movement, both before and during the war; for instance the assiduous attendance of Hitler at the Bayreuth festival, the whole use of Wagner in the Aryan ideology etc. 33(lettre du 24 septembre 1970)

27Cet exemple montre les strates complexes et souvent ambiguës du dialogue entre Jahn et Irele, surtout vers la fin de leur conversation quand les rôles entre les deux se sont pratiquement renversés. Maintenant, c’est Irele, chercheur reconnu en train de poursuivre sa carrière académique brillante, qui invite Jahn, le chercheur indépendant plutôt fauché qui a entretemps beaucoup perdu de son éclat34. Admettons qu’Irele s’intéresse vraiment au questionnement qu’il inflige ici à Jahn, mais ce dernier, qui lutte pour sa reconnaissance en tant qu’expert des cultures africaines, ne devrait-il pas se sentir offensé qu’on lui propose une communication sur un sujet si loin de ses préoccupations ? N’est-ce pas une façon indirecte de lui dire qu’en Afrique, on n’a plus besoin de ses discours sur l’Afrique ? Et plus encore : ce renvoi aux profondeurs obscures de la culture allemande wagnérienne et nazie peut aussi se lire comme une revanche subtile d’Irele, consciente ou inconsciente, d’avoir souvent été renvoyé par Jahn à sa prétendue culture yoruba au moment où il aspirait à être un intellectuel postcolonial et un chercheur comparatiste ouvert au monde, bien au-delà d’une région restreinte de son Nigeria natal. Dans la toute dernière lettre du corpus, Jahn invite Irele à un colloque à Francfort à l’occasion du centenaire de Leo Frobenius et lui propose de préparer une communication sur l’influence que Frobenius aurait eue sur l’oracle d’Ifa. Selon l’archive, Irele n’a jamais répondu à cette lettre, l’échange épistolaire se rompt à partir de ce moment, ce qui incite à spéculer que la proposition était plus au moins déplacée.

28En somme, la lecture de l’échange épistolaire entre Janheinz Jahn et Abiola Irele fait ressortir au travers de leur correspondance une transformation progressive des rapports entre le chercheur allemand et le chercheur nigérian. Ce dialogue amical, mais subtilement traversé par les relations de pouvoir, reflète la décolonisation politique et culturelle des années 1950 et 1960. C’est un des aspects importants de cet échange épistolaire. Un autre aspect est la possibilité de reconstruire le chemin institutionnel parcouru et la pensée de l’éminent chercheur Abiola Irele aux débuts de sa carrière. La biographie d’Irele, qui reste à écrire, trouvera une source importante dans les archives de Jahn. Finalement, cette correspondance fait aussi partie d’un réseau transnational important qui se crée entre les poètes de la Négritude et les chercheurs et médiateurs de culture qui les soutiennent par leurs publications et traductions, dont Abiola Irele et Janheinz Jahn étaient parmi les plus fidèles.