Colloques en ligne

David Ruffel

L’écriture-fiction de Robert Pinget

« Toute la pièce, qui s’invente au fur et à mesure de son déroulement, est une projection de l’inconscient de Mortin lequel se veut auteur de théâtre en même temps qu’il s’imagine rechercher, à l’instar des alchimistes d’autrefois, une vérité idéale. La materia prima serait ici le langage dramatique.
Les scènes se succèdent très rapidement, différentes de ton et d’éclairage, comme le processus accéléré de la transformation de la matière. » (Robert Pinget, Paralchimie, 1973)
« Une fois venu le moment de la rédaction, c’est en toute conscience que je déclenche le mécanisme ou si l’on veut, que j’ouvre le robinet du subconscient, disons de la sensation. Ce travail est on ne peut plus volontaire. Une manière presque d’écriture automatique en pleine conscience, c’est-à-dire avec filtrage immédiat des possibles, de ce qui pourrait être développé, et dont je m’efforce de développer une minime partie malgré mon dégoût de tout développement, et du roman en particulier. Pourquoi cette ascèse ? Pour découvrir, en fin de compte, une vérité tout bêtement morale qui est la mienne, mais si profondément enfouie sous les contradictions que je n’ai que l’art pour ce faire. (Robert Pinget, « Pseudo-principes d’esthétique1 ».)

1Lorsque au début des années soixante-dix, il fut question d’un hypothétique « Nouveau nouveau roman », il s’agissait de mesurer par-delà l’étiquette hasardeuse les évolutions réelles du roman d’avant-garde et de rendre compte chez certains auteurs du passage d’une simple contestation du récit à sa subversion généralisée, s’opérant entre autres, et c’est le cas chez Robert Pinget pour lequel cette évolution est très sensible, par une réflexion méta-textuelle explicite et la fictionnalisation de l’acte de fabulation. Fiction de la fiction, roman du roman... la pratique est connue et dépasse très largement les seuls « nouveaux romanciers ». Les indications qui ouvrent la pièce Paralchimie vaudront ici de paradigme : invariablement ou presque, dans les pièces ou les romans de Pinget à compter de cette époque, la fable sera celle d’un vieux littérateur inventeur de mondes où se manifeste l’action conjointe d’une fantasmatique et d’une réflexion sur le discours de fiction, orientée par un désir de rédemption. Tout le trouble, et l’intérêt évidemment de cette fable, réside dans sa possible identification à la pratique réelle de l’écrivain Pinget telle que celui-ci la définit par exemple dans ses « Pseudo-principes » : fiction considérée comme projection du « subconscient » travaillée par sa réflexion littéraire, écriture comme transformation progressive des productions de l’imaginaire, et désir d’une découverte engageant le sujet écrivant, « vérité morale » dit ici Pinget mais l’on sait par ses différentes déclarations, son attachement très mallarméen et de plus en plus grand à la référence « alchimique » à l’instar donc du personnage Mortin. Mais l’identification ne saurait jouer à plein, et entre les deux textes cités en exergue ou seulement dans la didascalie de Paralchimie opère toute une série de bâillements (modalisateur, conditionnel) qui sont facteurs de distance.

2C’est ce jeu de l’écriture et de sa fiction (ses fictions) que nous nous proposons ici de définir, dans ses effets d’écriture comme de lecture, obligeant une herméneutique difficile, engageant surtout le sens de la pratique fictionnelle pingétienne car si comme le soutient Adorno, l’art n’est pas représentation de choses mais de lui-même, cette représentation ici parfaitement volontaire engage à coup sûr une ontologie de l’écriture. L’analyse portera essentiellement sur les quatre grands romans relevant explicitement de la fiction de fiction, Passacaille (1969), Cette voix (1975), L’apocryphe (1980), L’ennemi2 (1987) ; il suffira alors au lecteur de convertir le langage dramatique de Paralchimie en langue romanesque (de remplacer Mortin par une voix narrative à la fois anonyme et polylogique), pour avoir la substance de ces quatre textes.

Écriture & fiction : la fiction comme expérience

3Robert Pinget a toujours déclaré n’avoir rien à dire, rien à représenter sinon la conquête d’un territoire intérieur et d’une « vérité morale » : les conséquences pratiques d’un tel credo sont que la fiction se désigne comme expérimentation de la langue, de l’imaginaire, exercice et expérience du sujet. Or, l’on mesure très concrètement depuis les travaux des poéticiens (mais l’on pourrait aussi citer sur ce point les remarques de Valéry sur les différences phénoménologiques entre poésie et roman) la série de problèmes théoriques soulevée par un tel rapport fiction-expérience ; entre autres, le déni de ce rapport par Käte Hamburger refusant à l’écriture fictionnelle un statut d’énonciation ou la manière dont Genette l’envisage problématiquement dans Fiction et diction3. Commentant les propositions de Searle sur les énoncés de fiction comme « assertions feintes », Genette ajoute que ces assertions constituent toutefois des actes illocutoires réels dont l’effectivité se mesure à l’invention d’une réalité mentale éprouvée par le scripteur comme le lecteur : « Il me semble qu’on peut raisonnablement décrire les énoncés intentionnellement fictionnels comme des assertions non sérieuses (ou non littérales) recouvrant sur le mode de l’acte de langage indirect (ou de la figure), des déclarations (ou demandes) fictionnelles explicites » (p. 61). Si les énoncés pingétiens relèvent d’une même effectivité, le contrat de fiction qu’ils impliquent va différer très sensiblement, dans la mesure où l’acte qu’ils supposent, déplacent l’intérêt du lecteur (et donc la demande qui lui est faite) du produit de la fiction à sa production (énonciation ou fonction narrative). L’incipit de Passacaille est sur ce point éloquent :

Le calme. Le gris. De remous aucun. Quelque chose doit être cassé dans la mécanique mais rien ne transparaît. La pendule est sur la cheminée, les aiguilles marquent l’heure.

Quelqu’un dans la pièce froide viendrait d’entrer, la maison était fermée, c’était l’hiver. 

Le gris. Le calme. Se serait assis devant la table. Transi de froid, jusqu’à la tombée de la nuit.

4La mise en scène dans ces premières lignes de la gestation du récit désigné comme pur univers fantasmatique, comme vision mentale, l’intrusion du conditionnel qui définit cet univers comme hypothèse de l’imaginaire, l’exhibition outrancière parce que complètement arbitraire à ce point‑là du texte des indices temporels de l’écriture fictionnelle (ce prétérit si contesté par le Barthes du Degré zéro), font « disjoncter » le contrat habituel de lecture des textes de fiction, en manifestant dès l’abord l’absolue fictivité non seulement du monde qui s’élabore mais aussi de la pratique narrative, une fiction de récit au regard de laquelle une voix scripturale demeure en reste, à distance. On reconnaîtra ici les distinctions ricardoliennes entre dimensions littérale et référentielle ou encore la notion de « fictif » proposée par Calle-Gruber (L’effet-fiction de l’illusion romanesque4) propre aux textes narratifs exhibant leur textualité au détriment de la fable et empêchant ainsi toute illusion de réel pour faire jouer le divorce écriture-fiction et mettre l’accent sur la voix narrative.

5C’est là que se pose précisément la question de l’ « expérience de fiction, car cette voix qui semble ne pas s’actualiser dans la narration, relève-t-elle d’une énonciation comme le soutient Calle-Gruber ou d’un simple jeu auto-réflexif de la fonction narrative (Hamburger dans Logique des genres littéraires5) ? En d’autres termes, cette « énonciation est-elle réelle ou feinte » ? Constatons avant de répondre, que la voix narrative de Passacaille à L’ennemi, transcende les textes en désignant de roman en roman (de fiction de roman en fiction de roman) une même activité fabulatrice répétant inlassablement une tâche identique ; ainsi la première page de Cette voix, « [...] il hurle il se réveille en sueur dans cette chambre où tout recommence cette table la nuit [...] », où la répétition est celle de la narration, non de la diégèse, ou encore l’incipit de L’ennemi :

Mais le maître est toujours là. Et la maison dans le même paysage. Même lumière, même ambiance équivoque. Mêmes rumeurs indistinctes.

Un inventaire à dresser. Du peu qui reste. Objets, lieux, voix. N’en pas nommer l’auteur. Qui le mandate ? Il était là hier, il est là ce matin, sera là demain. Le temps de verbaliser. Est-ce le terme ? Il écoute et écrit. Il relit, il récrit.

Du peu qui reste.

6Si la fiction pingétienne se désigne très clairement comme pur effet de texte, la voix narrative elle fait donc problème. Dans Fiction et diction toujours, Genette oppose le récit factuel reposant sur une adéquation auteur-narrateur et le récit fictionnel à la troisième personne où l’auteur se distingue du second en n’assumant pas ses assertions ; il envisage toutefois le cas particulier d’une récit fictionnel qui « dénoncerait à chaque phrase sa fictionnalité par une tournure du genre « Imaginons que... », ou par l’emploi du conditionnel, comme les enfants qui jouent à la marchande, ou par quelque autre procédé qui existe peut-être dans certaines langues, [et qui] serait d’une énonciation parfaitement « sérieuse et relèverait de la formule Auteur=Narrateur » (p. 80). Si de plus l’on se souvient, comme le fait Genette, de la distinction sartrienne entre auteur (celui qui invente) et narrateur (celui qui narre) et que l’on sait que la narration pingétienne repose sur l’improvisation (Robbe-Grillet disant de Pinget qu’il est « l’inventeur du roman qui s’invente lui-même), l’on est évidemment tenté de voir dans cette voix narrative une énonciation auctoriale. Ce serait se méprendre toutefois sur la signification qu’entend donner Pinget de la voix (« n’en pas nommer l’auteur »), et c’est dire que pour tenter de la comprendre (comprendre le sens de la fiction) d’autres outils théoriques devront être employés. Pour demeurer cependant dans le champ strict d’une logique poétique, nous dirons que le roman pingétien à mesure qu’il congédie toute objectivation de la fonction narrative et qu’il multiplie des séquences discursives de commentaire de la fabulation, impose de nous interroger sur l’éventuelle nature mixte d’un texte partagé entre régimes de fiction et de diction. Les déclarations publiques de Pinget iraient par ailleurs dans ce sens, l’écrivain souhaitant par exemple que le lecteur prenne conscience « que le livre se fait sous ses yeux avec tous les doutes de l’auteur, ses hésitations, ses passions, ses reculs, ses élans (« Pseudo-principes », op. cit., p. 317), toute une implication subjective (commerce de l’auteur avec lui-même) qui s’inscrirait et se rendrait lisible dans le texte romanesque devenu récit de sa fabrication (de son expérience) :

Se corriger des tics d’écriture.

Tout reprendre à zéro.

Vieux thèmes, on ne les écarte pas mais on s’en méfie.

Le livre à faire.

Vieux thèmes mêlés aux notations du jour. Le temps, les saisons. Cœur inadapté. Et le fil ténu d’un récit sans importance qui s’impose encore, on ne sait pourquoi.

Plus rien à perdre. (A, 14)

7La caractérisation énonciative d’une telle séquence reste toutefois fort problématique car l’attribuer de manière univoque au sujet pingétien serait faire l’impasse de certains thèmes comme celui de l’inadaptation du cœur que tout commentateur de Pinget sait être propre au « personnage du maître » lui-même écrivant ; aussi, loin de désigner une quelconque expérience, une quelconque saillance de l’énonciation, un tel passage de commentaire appartiendrait toujours au récit et au développement de la fonction narrative. C’est entre autres la thèse de Käte Hamburger qui analysant les effets de commentaire dans les fictions romantiques, n’y voit aucune rupture dans la structure fictionnelle ni d’énonciation véritable : « Dans le texte fictionnel, cette intervention n’est qu’enjolivure, arabesque, jeu de la fonction narrative avec elle-même, elle n’a pas de signification existentielle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas référée à un Je réel, même si le “narrateur” s’en donne tant soit peu les apparences » (op. cit., p. 140). Une telle affirmation n’est que partiellement valable pour l’écriture pingétienne dans la mesure où pour cette dernière la déconstruction ironique des procédés romanesques ne saurait être une fin en soi mais viser une vérité du sujet écrivant. Le seul cas d’énonciation véritable qu’accepte Hamburger se trouve dans le roman réaliste type Balzac ou Tolstoï, dans lequel les intrusions visant à accréditer une exactitude historico-géographique sont définies comme intrusions d’auteur : « Ce qui veut dire que le Je-Origine réel qui apparaît ici ne se situe pas dans une relation aux personnages de roman, et c’est bien pourquoi il est un véritable Je-Origine : celui-là même de l’auteur. L’effet esthétique est pourrait-on dire une perturbation de l’illusion n’ayant pas de visée artistique ou intellectuelle [...] » ; et Hamburger de conclure que les deux « modes ne forment pas une unité artistique et que “le champ fictionnel” ne peut entrer en relation avec le champ d’expérience véritable » (ibid., p. 141). L’écriture pingétienne pourrait intégrer cette définition à la condition évidemment  de remplacer la visée réaliste par une visée ontologique, et en affirmant contre Hamburger que si le champ fictionnel n’est pas celui du Je réel (et que le « maître » puisse apparaître comme un double parodique de Pinget ne change rien à cette distinction logique), il constitue toutefois l’expérience que le sujet fait de la langue, une expérience dans laquelle il disparaît en tant que sujet pour advenir dans une voix productrice de son imaginaire. C’est donc que sur le plan d’une autre logique, — que n’ignore d’ailleurs pas Hamburger, mais ce n’est pas son propos — l’instance d’écriture qui commente la fiction, qui la produit tout en s’en tenant à distance et en s’actualisant en différents Je-fictifs, ne saurait se comprendre ni comme manifestation d’une énonciation réelle (l’auteur), ni comme énonciation feinte stabilisée sur un personnage narrateur (du moins dans les quatre textes qui nous occupent).

8Cette autre logique, qui s’inspire d’une approche à la fois « textologique6 » et spéculative du phénomène d’écriture, est rendue nécessaire par « cette expérience de la fiction » que constitue l’œuvre de Pinget et dont le rapport au vrai ne saurait se réduire aux seules notions de feintise et de détour. Car ici, tant que l’on en reste notamment à l’opposition fiction-diction pour désigner une possible expérience du sujet dans le récit, l’on demeure dans le domaine de l’indécidable ; il est proprement impossible de définir la « voix pingétienne » et donc de comprendre ce que constitue la décision de l’auteur : aussi le texte pingétien ne saurait se présenter comme alternance des deux modes (l’hypothèse de Genette dans Fiction et diction pour qualifier certains textes narratifs) car tout chez Pinget est fictionnalisé, une mise en récit qui constitue l’expérience même de l’écrivain et que la notion de « voix manifeste ».

Dysphorie

9Mireille Calle-Gruber a montré dans son chapitre de L’effet-fiction sur le « Texte aporétique de Duras », comment l’exhibition de la textualité au détriment du diégétique manifestait un conflit ontologique propre à l’écriture, un divorce pensée-forme dans lequel l’effort de la langue pour saisir l’objet qui lui échappe pousse à la contestation de ses productions. Les analyses de Calle-Gruber, sur le « texte aporétique » et le « texte conflictuel », nous seront ici précieuses, non que la fiction pingétienne se ramène à l’une ou l’autre de ces formules, (elle constitue plutôt leur conjonction signifiante d’une pratique morale du langage), mais parce qu’elles concernent directement ce récit d’une « voix anonyme en quête d’elle-même » que décrivent les romans pingétiens, se terminant pour la plupart par l’affirmation de l’échec de l’entreprise (rien ne s’est passé que le mouvement de recherche) et la volonté de reprendre la tâche, comme si la voix (qui est déjà fiction) n’avait d’autre but que d’épuiser (de solder) son actualisation fictionnelle, afin de rendre parfaitement explicite l’infini du désir. En ces termes, le conflit de l’activité fabulatrice et de la fable dont le texte est le récit, est l’expression d’une puissance négative à l’œuvre et de l’impossible résolution du désir de langue en ses manifestations.

10La fable pingétienne, en particulier dans Cette voix, s’inscrit logiquement dans les analyses barthésiennes et blanchotiennes du Degré zéro et du Livre à venir7 et dans une proximité très forte avec la pratique « romanesque » de Beckett ou de des Forêts, où la fiction cherche à se détruire par la contestation systématique de ses procédés. Que cette contestation soit jeu de la fonction narrative avec elle-même ne fait aucun doute, mais à condition de voir dans ce jeu non la seule manipulation de techniques d’écriture, mais l’expression d’un grand jeu dans laquelle la fiction de fiction est comme le souligne Blanchot « la profondeur ouverte sur l’expérience qui la rend possible, l’étrange mouvement qui va de l’œuvre vers l’origine de l’œuvre, l’œuvre elle-même devenue la recherche inquiète et infinie de sa source » (Le livre à venir, p.269) : « Approcher de la vérité ou en perdre toute trace on entendait mal » (CV, 89). Que l’œuvre de fiction devienne ainsi interrogation infinie de l’énigme qu’elle constitue en tant que fait esthétique — c’est ainsi que Pinget définit son activité, « [...] on touche au phénomène de la création à sa source, dont je suis un observateur ou un auditeur » (« Pseudos-principes, op. cit., p. 315) —empêche que celle-ci se résolve dans un quelconque rituel générique : « nouveau roman » ne signifie en aucune manière pour Pinget renouvellement du roman, mais au contraire sa contestation en tant que le roman est un genre, que le genre (et en particulier le genre romanesque) constitue comme l’a montré Barthes l’aliénation d’un style à une écriture, comprise comme piège d’une communication socialisée et culturelle. Écrire véritablement est toujours désécrire, effacer. Aussi la langue pingétienne qui ontologiquement est narrative, ne passe jamais au récit, reste en deçà du genre, dans le soliloque de la fonction et du mode par lesquels s’exerce la « voix ». Il faudrait alors parler, pour qualifier le texte pingétien, plutôt que de fiction qui risque toujours d’être assimilée à une définition générique, d’expérience d’événements fictionnels à partir d’une situation imaginaire (nous rejoignons ici par la tangente, par un déplacement de la théorie à la pratique, le « comme fiction » de Käte Hamburger opposée au « comme récit » de la narratologie, la fiction définie en terme de structure du langage — et donc d’expérience — et non de récit) : la disposition du « roman » est sur ce point parfaitement éloquente, des phrases paragraphes de Passacaille et Cette voix aux séquences numérotées de L’apocryphe et de L’ennemi, puisque l’étagement du texte et l’isolement de cellules brise indéfiniment l’enchaînement syntagmatique pour constituer autant de saillances fictionnelles.

11Désécrire pour Pinget passe par l’écoute de la rumeur intérieure qui est aussi rumeur collective, cette « parole non parlante » qu’identifiait Blanchot à propos de Beckett à la source de toute écriture, ce point neutre (le fameux « ton des romans ») que l’activité pingétienne s’emploie à saisir comme point dans lequel s’originent et tout autant s’effondrent les fables et les diverses voix : «  [...] non-lieu définitif, la Parque bredouillante » (CV, 8). Les premières pages de Cette voix mettent en scène de manière saisissante cette activité d’audition :

Ou s’approcher du puits écouter quelque bruit venant du fond un murmure un chuchotement s’approcher mains agrippées à la margelle murmure [...] (27)

12Les conséquences de cette écoute sur la pratique fictionnelle sont évidemment désastreuses : de l’interruption constante de la fabulation (« Coupez ») par le retour que l’écriture fait sur elle-même afin de s’ajuster, aux contestations de chacune de ses productions (« Vieilles formules vieux papiers vieilles saletés vieilles chimères tout se défait », CV, 52), qui fait que l’activité narrative se déploie de manière exponentielle, par répétitions (« Tout redire sous peine de n’avoir rien dit », CV, 29), contradictions, variations, et s’épuise au détriment de la fiction qui elle s’enlise, s’immobilise et devient littéralement illisible comme dans Passacaille où le motif du cadavre dont le texte expérimente l’écriture ne se stabilise en aucune représentation, où les récits qui s’y greffent s’effondrent les uns dans les autres, le roman se terminant comme il avait commencé, par l’image de l’homme assis fantasmant sa propre mort, image-origine par laquelle se rend visible et fictionnelle la voix narrative.

13À la question de l’œuvre, de la source de la création dont Pinget se dit l’auditeur et dont la voix narrative dans ses contestations et son mouvement inépuisable manifeste fictionnellement la quête (et le bâillement du « fictionnel » relance ici évidemment le problème du statut de l’expérience de fiction), la réponse de l’œuvre ne peut être que réponse indirecte et insatisfaisante, manifestant la dysphorie fondamentale de la langue et de son objet inassignable.

Dysphorie génératrice

14La contestation pingétienne n’est toutefois d’un nihilisme qu’apparent, comme n’est qu’apparente la fable de l’échec que développent à l’envi les romans du « maître ». Cette contestation porte juste : au point de dysfonctionnement de la langue et du réel, mais rien n’est plus éloigné de cette œuvre que la tentation du silence ou le désastre solipsiste. Son efficace tient à son mode d’attaque du rituel romanesque qui sape ses fondements en les faisant jouer et se retourner contre lui. Par cette réflexion méta-textuelle, l’écriture trouve son possible dans une jubilation inventive qui tire profit des disjonctions langue-objet, écriture-narration, narration-fiction, au cœur du genre donc et de sa réflexion théorique, qui empêche toujours toute illusion référentielle mais offre la possibilité d’une génération infinie du texte dont le « nouveau roman » dans son ensemble aura constitué le paradigme. Un paradigme du « conflictuel » comme l’a justement montré Calle-Gruber, même si cette désignation ne saurait suffire à désigner la fiction pingétienne.

15La rumeur de l’informe se double donc d’une instance que l’on pourrait qualifier de régie romanesque ou méta-romanesque (l’identité de la voix narrative résultant de leur conjonction), qui vise à composer comme le dirait Pinget la « nuit du langage (Beckett parlerait de « boue ») en l’actualisant en différentes sources discursives et narratives identifiées à des personnages ou des événements qui se multiplient jusqu’à épuisement. « [...] multipliant le nombre des irresponsables », dit ironiquement le texte de Cette voix (48), rendant par là sensible la dimension ludique de l’activité de régie qui porte sur les trois niveaux de la fiction, de la narration et du texte (du livre).

16Les situation-motifs du cadavre sur le fumier, du meurtre du maître, l’image du berger assis, autour desquelles tournent entre autres les trois romans Passacaille, Cette voix et L’apocryphe, font l’objet de versions contradictoires et de variantes inlassables dont le caractère hypothétique est symbolisé par le syntagme « Ou que » devenu peu à peu le signe de fabrique parodique des fictions pingétiennes, versions elles-mêmes rendues exponentielles par la multiplication des points de vue et des pseudo-témoignages.

17L’énonciation du « récit » multiplie ses différentes sources possibles, depuis son parfait anonymat, auquel cas elle s’identifie à une pure fonction, jusqu’aux énonciations feintes et fictives d’un texte, comme dans Passacaille, virtuellement attribuable au maître (ses « Mémoires ou ses notes fantasmatiques »), au récit oralisé que ce dernier fait à son ami le docteur, ou encore au docteur même, sans qu’il soit possible de trancher dans la mesure où la stratégie ludique et expérimentale de la voix est de se différencier en autant de voix « personnologiques » se présentant chacune comme source du texte.

18Le motif du livre, central à partir de L’apocryphe, s’impose par la fiction du personnage du « maître » écrivant ses « Mémoires » ; le texte pingétien se donne alors comme tentative de déchiffrement d’un texte fictif, dont il nous donne de soi-disant extraits ; mais le texte du maître est lui-même traduction hasardeuse de notes éparses ou de versions successives d’un manuscrit originel introuvable qui serait comme la représentation (fortement répandue — et donc ici assurément parodique — chez nos écrivains modernes) du livre impossible ou à venir ; les choses se compliquent évidemment (car le jeu peut se développer à l’infini) par l’apparition de lignées de domestiques ou de neveux prolongeant la tâche de l’ancêtre et ajoutant ainsi leurs propres versions,

Noter qu’on ne trouve pas dans la première version les descriptions de mobilier. D’aucuns estiment qu’elles ont été rajoutées par le maître sur le conseil du docteur qui voyaient là pour son ami une occupation salutaire le forçant à se concentrer sur autres choses que des souvenirs. À moins qu’elles ne soient apocryphes, rédigées par on ne sait qui pour étoffer le texte et suppléer à ses lacunes. On n’ignore pas que le manuscrit original a subi maints dommages, le plus grave causé par son dispersement lors du partage de la succession.

Noter que les résidents successifs du château ont tous été surnommés le maître par la population, ce qui peut prêter à des méprises.

Voir à préciser à quelle succession, étant donné qu’il y en eut plusieurs, se réfère tel paragraphe du grimoire.

Étrange lignée d’oncles et de neveux.

Quant au docteur il n’est pas possible de l’identifier, on penserait à un prête-nom commode adopté par les différents remanieurs du texte.

Vérifier sens apocryphe.(A, 115‑116)

19et lorsque, par un effet de mise en abîme, comme cela se produit souvent dans L’ennemi notamment, l’œuvre présentée comme celle du maître s’identifie à celle de Pinget, c’est le texte ou l’œuvre mêmes que nous lisons qui deviennent fictifs (et le lecteur avec) à la manière des jeux borgésiens sur fiction et réalité, songe et vérité. La fiction pingétienne comprise de cette manière se présente comme une sorte de narratologie appliquée, ironique et dégénérée.

Illusion / Piège

20L’effet immédiat du jeu sur la fiction, la narration et le livre, est de prendre le lecteur au piège d’un texte qui poursuivrait sans y parvenir une stabilisation diégétique et énonciative. Car l’instance de régie romanesque qui semble vouloir éclairer la « nuit du langage » par la production de narrateurs, de personnages, d’intrigues et d’histoires, se plaît en réalité à tout confondre dans un vertige métaleptique qui révèle sa véritable fonction, qui loin d’éclairer, vise à faire s’effondrer le récit : « [...] l’histoire demeurera secrète, sans faille sur l’extérieur » (Passacaille, 19) ; c’est que la catastrophe des données narratives ne se fait pas sans suggérer qu’elle est motivée, que si le texte s’épuise en arabesques et hypothèses pour finalement s’enténébrer toujours plus, c’est qu’il tourne autour d’un secret indicible, d’un œil mort (fantasmes érotico-morbides, complexes récurrents de livre en livre), qui serait l’énigme du texte, du personnage du « maître », et pourquoi pas de l’auteur même se refusant par dénégation à un dire direct et optant pour les fameux détours de la fiction. Est mise ainsi au point la fable de deux instances conflictuelles, dont l’une chercherait la clarté de la formulation (le récit), l’autre l’empêcherait, provoquant cette fêlure du sujet que travaille L’ennemi. Illusion du secret qui est un effet parodique du texte et qui ne saurait dire en ces termes le sens de l’écriture pingétienne. Illusion qui n’est donc plus à ce stade, du réel, mais dans cette fiction au second degré, le piège est très exactement celui de la déconstruction méta-romanesque, « leurre » suprême dont Calle-Gruber a montré très justement qu’il consistait « évidemment, à diégétiser la fabrique fictionnelle : sa monstration ne va pas sans mise en scène de l’énonciation et, par suite, sans l’imminence, toujours, d’un nouvel arrière‑plan. » (op. cit., p. 276)

21Cette imminence de l’arrière-plan avec laquelle joue constamment le roman et qui manifeste l’humour pingétien, relève pour le lecteur tout à la fois du déceptif et du plaisir du texte, plaisir de se soumettre à l’illusion et au leurre d’une histoire qui serait malgré tout inscrite sous les phrases, d’un énonciateur unique dont il faudrait reconnaître les accents, et de ce texte originel qu’à l’instar des personnages il nous faudrait déchiffrer, redoublant leur activité pour finalement voir notre lecture inscrite dans le texte même,

Hypothèse dérisoire. En faire d’autres. Rien ne presse.

Mais à qui ce message.(A, 92)

22au lecteur évidemment, se perdant en conjectures. Poétique du leurre donc, dont Pinget est parfaitement conscient et dont il fait clairement une méthode, explicitée dans les « Pseudo‑principes :

L’esprit s’accroche à quelques mots clés tels forêt, maison, larcin, meurtre, viol, fuite, promenade et caetera, ne se doutant pas que je le mène ailleurs par le truchement de cette simplicité qui normalement conduit à reconnaître des situations déjà connues de lui. [...] Sa première lecture lui laissera l’impression soit d’une fantaisie désordonnée mais excusable, soit d’un drame inexpliqué mais réel, soit d’une obsession un peu fastidieuse mais néanmoins acceptable. Il restera sur le terrain d’une psychologie moyenne, celle de tout le monde. (op. cit., p. 316)

Le lecteur inaverti peut fort bien s’imaginer à première lecture que je rassemble des souvenirs, vrais ou faux, car tout concourt dans le récit à donner cette impression. Ce procédé est de ma part volontaire, il tend à rassurer le lecteur, à lui ménager un cadre familier en simulant une réalité pour arriver aux fins que j’ai dites, donner accès sans le claironner, insensiblement, à ce monde en gestation qui est le mien et qui rebuterait sans une affabulation adéquate. Et le procédé sera d’autant plus efficace — ou néfaste — que constamment la voix qui parle revient en arrière, hésite, dit ne pas se souvenir. Or pour elle, selon ce que je viens d’exposer du futur creusant le passé, je ne me souviens pas équivaut à je ne sais pas encore. (ibid., p. 319)

23Entre l’écriture et sa fiction, le vrai et le leurre, se jouerait donc un rapport d’effectuation pour lequel la feintise serait une nécessité : rendre lisible l’improvisation par la mémoire (l’invention du futur par le déchiffrement du passé), la quête inépuisable du réel par la fable du secret (« ne pas ignorer que de quelque façon qu’on aborde un problème, la façon contraire est pareillement efficace pour aboutir à ce lieu commun que la vie nous échappe dans son essence et qu’on ne peut la retenir passagèrement que dans un acte d’amour arbitraire, celui de la création », « Pseudo-principes », op. cit., p. 324), l’expérience du langage par l’expérimentation du roman. Effectuation nécessitant alors de la part du lecteur une contre-effectuation afin de saisir derrière sa fiction, la réalité de l’écriture pingétienne. Nous montrerons plus loin pourquoi ce rapport effectuation—contre‑effectuation, constitue par-delà le concept de feintise, le rapport vrai de l’écriture et de la fiction. Il n’en demeure toutefois pas moins que celle-ci en première analyse, se présente avec les modalités du leurre, et fonctionne de manière très retorse en faisant écran à l’écriture et en conduisant le lecteur à une illusion de lecture (source, encore une fois, de plaisir et d’erreur).

24Il serait sur ce point possible de lire chez Pinget une sorte de fiction parodique de la modernité (impliquant entre autres celles du « nouveau roman »), à la manière de Beckett chez qui la « fin de partie », l’impossible sujet et l’innommable source sont toujours parce que mis en récits de troublantes caricatures (c’est tout le sens du « peindre [ou écrire] l’empêchement » où Beckett constatant l’impossible saisie de l’objet, décide d’en faire la fiction, fiction risible où le vouloir et l’échec sont convertis en non-vouloir et jeu (récit logique) de l’échec), posant à l’exégète les apories herméneutiques que l’on sait ; nous aurions ainsi chez Pinget la fiction de l’impossible récit (du récit éclaté cherchant sa formulation unifiée), de la crise de la représentation, de l’illusion des ruines, de la perte du sens et du désastre moderniste de la littérature, quand le texte pingétien résulte d’une parfaire rhétorique, que la voix est la grande ordonnatrice du chaos fictionnel et  que l’impossible n’est qu’un leurre quand s’affirme l’infini possible d’une force (invention et improvisation).

25La confusion herméneutique (l’effet de la fiction) propre au rapport écriture-fiction résulterait ainsi d’une double articulation, dans laquelle la seconde semble nier la première : la disjonction narration-fiction, interprétée comme dysfonctionnement langue-objet, se trouve elle-même fictionnalisée et donc susceptible d’être une fable au regard du fonctionnement de l’écriture, une fable dont il s’agirait de dire malgré tout la vérité, puisque le fait que l’invention se dise par la mémoire et le possible par l’impossible (ce qui n’est pas le cas d’un Robbe-Grillet par exemple) « doit avoir un sens ». Jeu de masque donc, de feintise et de détour par lequel le sens d’une écriture se fictionnalisant ne se dirait qu’en se dissimulant dans l’arabesque qu’elle forme avec le mensonge, dans l’écart ou encore le décentrement.

26Une telle interprétation opte pour le parti de l’indécidable, voit dans le rapport écriture-fiction le plaisir précisément de l’indécision et du tremblement du sens, mais elle manque par là même la signification d’une écriture qui ne joue de l’apparence du tremblement que pour mieux affirmer sa décision, qui est de faire disparaître la fiction dans son écriture et l’écriture dans sa fiction (les rendre imperceptibles), par des opérations de conversion, d’actualisation, et de neutralisation, visant la conquête d’une unité paradoxale de la parole.

Conversion : effectuation & contre-effectuation

27Les fictions pingétiennes reposent toutes sur un identique dispositif agissant à tous les niveaux du texte ; ce dispositif consiste à supposer l’existence d’un manque (secret, énigme), n’ayant d’autre but semble-t-il que de générer une narration s’apparentant de manière parodique à une quête : celle du supposé événement (jeu de l’enquête et du roman policier), du narrateur, de l’énonciateur, du texte originel, etc. C’est dire alors que l’absence n’aurait aucun statut ontologique et se réduirait à une proposition formelle (l’efficace du leurre) pour laquelle l’à venir serait la condition du devenir et la quête rien d’autre que la formalisation de l’improvisation. La réalité du texte est toutefois plus complexe dans la mesure où l’écriture pingétienne ne se referme pas sur l’interrogation tautologique de son fonctionnement. Le langage romanesque est ici comme le dit l’incipit de Paralchimie « materia prima » par laquelle s’éprouve une autre recherche. Si Pinget s’intéresse à l’activité diégétique, la « guerre des récits » (ou « récit conflictuel ») qui passionne par exemple Ricardou et dans laquelle ce dernier voit une possible définition de l’activité néo-romanesque, est ici déjouée par la prolifération arbitraire et distanciée des variantes qui contribue à nier l’existence d’un objet véritable au récit (et donc à nier la notion de « conflit ») et désigne la fiction comme pure expérimentation d’elle‑même. La voix narrative multipliant les objet-leurres nécessaires à sa génération, les épuisent en réalité pour l’affirmation de ce seul futur (l’improvisation du récit avançant vers l’inconnu) qui en motive l’écriture et qui constitue l’énigme même de la motivation (son dehors) et du désir de langage : l’absence d’objet. L’écriture pingétienne ne se résume donc pas au simple jeu de la fonction narrative, à l’exploration post-moderne des conditions de production romanesque ; la déconstruction qui est la sienne, et c’est là son originalité, exploite le fonctionnement du texte narratif jusqu’au vertige, ouvrant ainsi le texte à l’interrogation inouïe de son sens.

28Aussi la quête qui se lit à la surface du texte, dans les masques de la fiction, renvoie-t-elle à la véritable quête de l’instance d’écriture, celle-ci sans nom, sans visage, sans motif. Plus exactement : la fiction et le déploiement de ses objets simulacres constituent la manière dont s’actualise cette « parole secrète sans secret », cette pure parole du dehors/dedans qui pour naître au langage doit produire du secret (des leurres) : « Car, dit Blanchot, jamais une œuvre ne peut se donner pour objet la question qui la porte. Jamais un tableau ne pourrait seulement commencer, s’il se proposait de rendre visible la peinture » (Le livre à venir, p. 273). Dans ces conditions, tout produit d’une écriture se donne comme fiction et la fiction ne se lit plus comme feinte, détour, mais très exactement comme l’effectuation du désir en langage : la stratégie du secret, de la question, qui est la stratégie de la fiction, rend possible l’exploration de la question fondamentale que poursuit la voix des romans, l’absence de question. En somme, la question ontologique se convertit en question romanesque (Que s’est-il passé ?, Qui parle ? Quelle est la bonne version ? Quel est le manuscrit originel ?), conversion grâce à laquelle l’impossible résolution de la langue et de l’imaginaire s’expérimente dans l’exploration concrète de la logique narrative : le rapport du langage à l’énigme de son désir, est converti en rapport texte-livre, écriture-narration, narration-fiction. Ainsi la question « Qui parle ? », récurrente dans les textes de Pinget, ne doit être prise en première lecture comme question ontologique : l’impossible constitution d’un sujet d’énonciation dans le texte de fiction est un leurre que construit méthodiquement Pinget, car le « Qui parle ? » est avant tout une question fictive de romancier, une question technique donc, où il s’agit de choisir parmi les différentes possibilités de subjectivation feinte de la narration : qui parle ? qui va parler ? Mortin, Théodore, Marie, la rumeur villageoise, M. Songe, le docteur, un narrateur anonyme ? Pinget joue constamment des confusions possibles entre les niveaux ontologique et romanesque, mais en seconde lecture, la question formelle trouve son sens dans la nécessité que s’impose l’écriture de poursuivre et creuser plus avant son énigme (l’énigme de son futur c’est-à-dire de sa source).

29Il y a là une proximité très forte entre les écritures pingétienne et beckettienne : le célèbre incipit de L’Innommable, « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? », relève tout à la fois de l’interrogation métaphysique et formelle, et le simple titre du roman désigne aussi bien l’innommable source du soliloque que l’hypothèse d’un récit décidant de se construire arbitrairement sur l’impossible nomination de son personnage narrateur. Aussi, entre l’écriture et sa fiction (la non stabilisation de l’écriture se fictionnalisant en fable du tourment de l’énonciation et du désastre narratif), le conflit n’est qu’apparent : entre les deux, il n’y a pas solution de continuité mais conversion romanesque du problème qui fait que l’interrogation formelle ne se distingue pas de la question ontologique et que seul passe entre les deux l’espace du jeu fictionnel, montrant par là que la mise à la question de l’écriture ne saurait se faire que par la mise à profit du fonctionnement d’un genre. C’est là toute une morale d’écriture que représente le choix de la fiction : raconter l’impossible actualisation du désir de langue dans une fable parodique et jubilatoire et épuiser ainsi les possibilités du langage par l’affirmation de son pouvoir d’invention ; c’est saisir, non plus dans cette fiction d’écriture mais dans cette écriture-fiction où chacune passe dans l’autre selon des rapports d’effectuation et de contre-effectuation, que la vérité du langage littéraire ne réside ni dans l’échec ni dans la réussite du rituel générique, mais dans ce non-lieu paradoxal du refus et de la tentation des pouvoirs du récit (et donc du langage), de l’impossible et du possible, du renoncement et de la maîtrise.

Actualisation

30« Savons-nous seulement ce que nous avons à dire et même si nous écrivons avec le souci de dire quelque chose ? De toutes façons, ce que nous cherchons à atteindre se trouve toujours détourné et modifié par l’acte médiateur qu’il nous faut accomplir pour l’atteindre. Mais le plus souvent on cherche ce qu’on ignore et le but de notre recherche, nous ne l’entrevoyons que confusément, dans la brusque déchirure d’une éclaircie. » (Louis-René des Forêts, Voies et détours de la fiction8). La fiction moderne se définit dans ces propos comme mouvement en pure perte (« à fond perdu » dit Pinget), quête de la quête pour laquelle il n’y a d’objet que partiel et simulacre, à traverser indéfiniment dans la poursuite d’un toujours nouvel arrière-plan qui rend la quête inépuisable (l’épuisement des possibles par lequel se clôt le roman pingétien n’est pas épuisement du désir mais affirmation de son infinité). La fiction comme décrochement donc (« Son existence comme décrochée », P, 132), ou comme ontologie de l’indirection par la non-assignation de son objet. On sait que la question de l’objet a souvent été comprise comme partageant les champs du poétique et du fictionnel : l’expression lyrique, par sa concrétion et son statut réel d’énonciation, désigne un objet quand la fiction le dissipe dans la fonction narrative (Käte Hamburger), le dissémine dans le polylogisme (Bakhtine), ou dans l’indirect (Genette). Un partage qui opère au sein même de l’expression fictionnelle moderne distinguant par exemple le récit durassien ou bataillien indexant le point innommable de son origine et de son désastre, et le récit pingétien qui ne circonscrit un objet que comme support d’une parole intarissable. Aussi, si l’exploration du motif du cadavre dans Passacaille notamment, constitue l’assignation au récit d’un objet sur lequel se concentre et se découvre de manière évidente toute la fantasmatique pingétienne, le texte rappelle ne serait-ce que par son mouvement, que ce motif n’est que simulacre, que l’énigme de la quête que poursuit le texte ne saurait se désigner et encore moins se réduire à la confession de secrets intimes. Les déclarations de Louis-René des Forêts, distinguant « roman psychologique » et « roman ontologique », sont sur ce point très claires et applicables à l’écriture pingétienne lorsqu’on sait sa suspicion ironique à l’égard de la psychologie : « Un écrivain associe constamment sa recherche verbale et sa recherche intérieure. Mais si la psychologie consiste à élucider un caractère, à exposer des états de conscience, à donner la solution de conflits d’ordre sentimental ou passionnel au lieu de ramener l’esprit vers la source de ces conflits [...] alors je crois que nous devons en finir avec la psychologie » (op. cit., p. 24) ; et d’ajouter à propos du roman moderne qu’il vise à « faire venir au jour cette part de réalité qui se cache sous les apparences — la réalité étant prise ici dans le sens de conformité non pas avec les choses, mais avec le sens des choses. Il apparaît alors comme force exceptionnelle de dérivation, de dissociation des apparences dans lesquelles s’est stabilisé et aurait tendance à se stabiliser l’esprit » (ibid. p. 24‑25). La découverte de soi qui est l’objet de la fiction pingétienne traverse et dépasse la seule expression du sujet en sa fantasmatique pour faire sens vers cette « réalité intérieure » non circonscrible, faisant de la narration une « dérive » et une « errance » (le thème est fondamental et récurrent chez Pinget, le texte du Renard et la boussole en constituant le paradigme), un « mouvement absurde vers quoi » (CV, 128) ou encore comme le dit des Forêts « une excursion autour de la nécessité dans le possible » (op. cit., p. 44), une indirection, ou direction de la direction.

31Il est alors possible de ressaisir l’articulation dysphorique écriture-fiction que le récit pingétien met en scène, en termes d’actualisation et de voir ainsi dans le rapport quête-production de la fable, l’expression du rapport virtuel-actuel central chez Gilles Deleuze. L’écriture fictionnelle ne se donne pas comme déception du désir dans sa réalisation mais comme actualisation du mouvement dans la fonction narrative en tant que ce mouvement produit la fiction par sa différenciation constante. Le ton pingétien est très proche du virtuel deleuzien, il est une singularisation non réductible aux singularités produites : l’actuel chez Deleuze est mouvement second par rapport au virtuel, comme la recherche du ton chez Pinget précède l’invention d’un narrateur et de ses fictions ; il faut toutefois comprendre ce mouvement non comme successivité temporelle mais rapport ontologique d’actualisation de l’instance d’écriture dans ses manifestations. Aussi la fiction pingétienne se définit comme « cœxistence et co-naissance de la forme et du contenu », cœxistence définie par Pinget comme « seule réalité poétique » (« Pseudo-principes », op. cit., p. 312) qui fait de la fiction le plan d’immanence d’une force (le ton, la voix) mais qui parce qu’elle n’est pas identique à ses productions (les simulacres dans lesquels elle s’incarne), ne se réalise pas mais se manifeste dans un mouvement inépuisable. La voix pingétienne est l’instance productrice de la fiction insistant dans ses propositions fictionnelles, actualisée/inactualisée : elle est cette « tâche à remplir9 » dans un devenir fictionnel, « harnais », « charrue », « taches d’encre/ tâche d’encre », pour reprendre les titres des « carnets pingétiens ». Aussi affirmer la fiction comme expérience du langage est la définir comme l’expérience de cette voix ou de cette insistance. Paul Valéry ou Käte Hamburger considèrent qu’il n’y a d’expérience que dans l’énonciation lyrique et qu’ainsi le mot dans le genre fictionnel « n’a pas de valeur sensible, esthétique, propre ; il est au service d’une autre tendance de l’art, la mise en forme d’un univers fictif, d’un univers d’apparence, d’une mimesis » (Hamburger, op. cit., p. 238) ; or, parce que la mimesis pingétienne est l’actualisation d’une voix, la fiction est « au service de l’affirmation d’un rythme intérieur », d’une syntaxe qui scande et produit les simulacres et relève d’une expérience tout à la fois sensible et fantasmatique de la langue qui unit la visée esthétique à la projection narrative, la physique et le rêve. Il y aurait à faire une véritable phénoménologie de la lecture des romans pingétiens, qui montrerait que cette lecture est ré-expérience d’un rythme, d’un corps mais dans la distance du rêve, ré-expérience que seule peut offrir l’écriture fictionnelle et qui très exactement constitue l’expérience du sujet pingétien dans le texte, épreuve du virtuel, du décrochement et de la présence à venir.

32L’expression du moi dans ces conditions est moins l’expression d’une subjectivité que la manifestation d’une ligne d’écriture qui fait et défait les formes, fait et défait la fiction dans le sens de ce qui manque et n’existe pas encore ; l’œuvre comme l’écrit des Forêts ne cesse que lorsqu’elle a cessé « d’être l’impossible » (op. cit., p. 20) et les romans pingétiens dans leurs excipits définissent tous l’impossible comme condition du possible, faisant du manque un dispositif de production (d’avenir et d’invention) de l’œuvre :

Tous regrets étouffés tâche acceptée recomposer contre l’angoisse d’où qu’elle vienne ce rêve inoublié pour finalement le laisser bien loin vieux plafond chargé d’oiseaux et de fleurs dans le goût d’autrefois et progresser vers l’inaccessible sans repères sans ratures sans notes d’aucune sorte insaisissable mais là auquel croire sous peine de ne jamais mourir (CV)

Tout à reprendre.

Le maître lui-même nouvel adepte à la tâche.

Sous sa plume l’apparition d’un texte pur, non encore imaginable.(E)

Impersonnalisation / Singularisation

33L’écriture fictionnelle qui chez Pinget est la conquête d’une voix, découvre l’impersonnel comme condition d’une expression plus juste de soi. Écrire la fiction relève d’un double refus du régime de diction : refus du je lyrique, refus de la confession (autobiographie, journal, auto-fiction, etc.), et à partir du Libera dessaisissement du dispositif de l’énonciation feinte du récit à la première personne, pour une instance narrative anonyme et mouvante. Le roman pingétien à compter de cette date est « apocryphe » car toujours faussement attribuable à une source individuée dans la mesure où à la lettre, personne ne produit plus le texte mais l’impersonnalité de la voix conquise grâce au il de la fiction. Narrer chez Pinget est mourir à soi pour naître au texte (à la fonction de narration). Les premières pages de Cette voix mettent en scène de manière particulièrement explicite cette tentative de mise à mort du je au profit du on : « Deux ou trois mots on entend mal le reste imprononçable rien zéro nom âge lieu zéro / Émerger de moins que rien sous zéro » (8) ;  « Répéter je suis mort » (28). On sait l’importance du il chez Maurice Blanchot ou Gilles Deleuze comme condition d’accès à la littérature : « La littérature ne se pose qu’en découvrant sous les apparentes personnes la puissance d’un impersonnel qui n’est nullement une généralité mais une singularité au plus haut point [...] Ce ne sont pas les deux premières personnes qui servent de condition à l’énonciation littéraire, la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire je10 ; « On meurt. Combien ce on diffère de la banalité quotidienne. C’est le on des singularités impersonnelles et pré-individuelles, le on de l’événement pur où il meurt comme il pleut. La splendeur du on, c’est celle de l’événement même ou de la quatrième personne11 ». L’importance ici des analyses de Gilles Deleuze pour la compréhension du rapport de la fiction à l’écriture de soi est dans le passage qu’elles opèrent de l’impersonnel au singulier défini ici comme « quatrième personne grammaticale » et que Pinget a toujours revendiqué comme recherche du « ton » : « Il me semble que l’intérêt de mon travail jusqu’aujourd’hui a été la recherche d’un ton [...]Choisir à chaque fois [à chaque roman], par goût du neuf, un ton entre les milliards qu’à enregistrés l’oreille, voilà mon lot » (« Pseudo-principes », op. cit., p. 311) ; ou encore : « je dis la voix de celui qui parle, car le travail préalable consiste pour moi à choisir parmi les composantes de la mienne celle qui m’intéresse sur le moment et de l’isoler, de l’objectiver alors jusqu’à ce qu’un personnage en surgisse, le narrateur lui-même, auquel je m’identifie. Voilà pourquoi on trouve le je dans tous mes livres, mais il est à chaque fois différent ». (ibid., p. 313). Écrire pour Pinget se donne comme descente en soi, dans cette zone pré-individuelle du sujet où il s’agit de trouver, par un travail syntaxique en particulier, la singularité d’un ton, d’un rythme dont dépendront les productions de la fiction ; le texte pingétien est alors l’événement de ce ton, de cette singularité, où après être passé par l’impersonnalité du il, il faut conquérir, et il n’y a là aucune opposition à ce qu’affirme Gilles Deleuze mais bien confirmation, le pouvoir de dire je : car ce je dont parle Pinget n’est plus dans les textes que nous étudions le je feint des récits à la première personne, mais celui que l’on trouve dans les premières pages de Cette voix (« Enjamber un mur ou un soubassement un ouvrage de brique ou de béton [...]) ou encore à la fin du Libera » (« Une soif oui, selon moi ») et de Passacaille (« Je soussigné sentinelle des morts, au croisement des routes, aux confins des terres si grises dans le carnet de notes, au faîte de l’orme d’où se découvre la misère de notre pays, rien que des pierres, je soussigné sur le fumier, dans l’étable des chèvres, à l’aube, au crépuscule [...] »), un je qui ressaisit l’ensemble de la fiction et n’est pas je personnel mais je du texte même, son esprit singulier.

34La fiction pingétienne n’est pas condamnation à l’ironie, au détour, à l’écart, au redoublement du mensonge dans lesquels on place habituellement l’écriture fictionnelle dans son rapport à l’expression d’une vérité du sujet écrivant, mais pratique de la disparition par laquelle s’atteint le « ton juste » (l’homo tantum de Gilles Deleuze, le « seulement homme »). À l’enfant, l’oncle de Théo dit ceci : « Tu es écrit là tu vois sur mon carnet. Jamais personne ne pourra dire que je n’ai pas dit la vérité ». Ces mots qui sont les derniers du dernier roman de Pinget disent très exactement le pouvoir de vérité de la fiction : écrire le tu et le faire passer de la personne au texte ; du moi personnologique au moi du roman, au « milieu d’une langue singulière » auquel ne parvient l’écriture des « Carnets » que parce qu’elle demeure dans le genre fictionnel, l’artefact, au plus loin malgré les apparences d’un quelconque régime de diction.

Neutralisation

35Relire la fiction des romans à travers celle des « Carnets » qui est le dernier mode pingétien : se trouve alors confirmé que l’écriture romanesque est exercice spirituel ; mais un exercice qui passe par la fiction : la dépossession de soi que cela représente offre la conquête d’un point de neutralité impersonnelle à partir duquel sont mises en jeu les potentialités de la personna, individualisées dans les masques de la fiction, les simulacres et les personnages. Les dispositifs de contradiction, répétition, variation déploient et exploitent la voix de l’imaginaire dans ses conflits et sa dualité. Écrire comme s’exercer, être à l’écoute de soi et donc être double : les romans pingétiens dans leur structure inquisitoire n’ont jamais dit autre chose ; « [...] écrire est l’acte de quelqu’un en moi qui parle en vue de quelqu’un en moi qui l’écoute » (op. cit., 13) : cette phrase de Louis-René des Forêts témoigne encore une fois de la proximité de ce dernier avec Pinget. Des Forêts ajoute que cette dualité tente de manière impossible de retrouver une « unité perdue » et une quête identique habite le récit pingétien, se lisant entre autres par le désir d’être « rendu en poésie » (CV, 229), d’accomplir l’errance dans une parole unifiée. Or ce désir de « poésie », le texte pingétien ne le formule que pour le nier, préservant l’irrésolution de l’exercice dans le refus d’en finir (le dernier mot de l’œuvre publiée, Taches d’encre, « Tu me laisses finir comme ça ? », témoigne par l’humour de ce refus du dernier mot). Aussi l’unité de parole que conquiert l’œuvre pingétienne, n’est pas ce pur point d’énonciation au regard duquel l’expression fictionnelle serait en souffrance, mais précisément l’espace de la fiction, de la non résolution, de la puissance du neutre où se neutralisent les positions contradictoires du sujet non pour s’apaiser mais pour jouer indéfiniment les unes contre les autres. La parole de la fiction est l’unité du conflit intérieur contre la parole originelle ; l’espace du jeu : « Le vieux chercheur disparaîtra avant d’avoir achevé l’œuvre, il s’accomplira. » (E, 199)

36L’accomplissement de l’œuvre est donc dans son inachèvement, dans le présent de l’œuvre fictionnelle qui fait que « rien n’est dit puisque tout est dit autrement », son maître mot. Son secret est dans l’acceptation tout à la fois conflictuelle et neutralisée de la contradiction, l’exploration du « et... et... » de l’écriture dissimulé derrière le « ou... ou... » du choix des variantes narratives : le désir et le renoncement, la préservation des « vieux thèmes », l’amour de la fabulation et la suspicion à leur égard, la quête d’une phrase ultime « qui retienne tout ensemble » (P, 117) mais « qu’il faudra bien désavouer » (CV, 134), etc. Un accomplissement qui parce qu’il reconduit indéfiniment l’inapaisement de la quête et la neutralisation de son mouvement fait de l’œuvre de fiction « ce lieu non encore actualisé », de l’ici et maintenant12, ouverte paradoxalement sur ce qu’elle n’est pas, ce dehors du dedans.

Œuvre-fiction

37De Mahu à Taches d’encre, l’itinéraire de l’écriture pingétienne se lit comme une fable ; une fable dont le sens tient peut-être moins à la direction qu’elle dessine, encore qu’elle soit importante (de l’improvisation narrative aux comiques exercices du retraité M. Songe, de la violence fantasmatique du réel à la mystique alchimique), qu’à l’acte même qui consiste à faire de l’œuvre une fiction, un mythe, de ses origines comme de son avenir. Il y a là assurément une réponse de l’œuvre pingétienne au Degré zéro de Barthes ; à Barthes qui voyait dans l’écriture une mise en scène de la communication sociale et une aliénation à la fable, Pinget oppose le « récit de l’écriture » (et non la quête d’un « degré zéro »). Si la fiction constitue le moyen de l’impersonnel, faire de l’œuvre une fiction offre la possibilité définitive de disparaître, de devenir imperceptible, de faire passer la vie entièrement dans l’œuvre et d’échapper ainsi à la honte d’être écrivain. Car alors écrire retrouve sa motivation première qui est le récit d’histoires : narrer l’invention de soi par la fable du déchiffrement du livre, la quête inépuisable par la référence alchimique, les destins de la modernité dans sa fiction parodique et faire qu’il n’y ait plus d’écriture mais seulement son mythe, à lire :

L’œuvre aura pour première matière le magmas confus des paroles d’autrui, contradictoires.

Les concilier en menant l’opération selon les règles.

Retrouver la succession des phrases de l’artifice. (E, 102)

38C’est assurément à cette condition, la fable comme condition et morale du conteur, que l’écrivain Pinget paie son crédit à la mort : passée dans sa fiction, l’œuvre peut se donner au Théo du « temps neuf » :

Mais tes livres c’est toujours les mêmes ils ont point de fleurs.

Je t’ai dit prends en d’autres, là sur la table tu vois, il y a des tas d’histoires, celle du café des illusions, celle des traîne-misère, celle du château et celle de l’étang aux nénuphars et celle du sentier dans le bois et celles des souterrains qui se creusent et celle du cimetière et celle de la lettre perdue et celle du tribunal et celle du roi déchu et celle du jardin aux orties et celle des innocents en promenade et celle du manuscrit plein de ratures et celle de l’alchimiste et celle de l’ennemi qui nous guette à tous les tournants et celle du vagabond dans les collines grises, des centaines d’histoires, des centaines qui nous rendent heureux quand on les a bien comprises.(Théo, 39‑40)