Colloques en ligne

Silvia Ricca

« Et cet état fragile et vil » : Fragilité et caring attitude chez Giacomo Leopardi

Entre nous et l’enfer ou le ciel il n’y a que la vie entre deux, qui est la chose du monde la plus fragile.
(Blaise Pascal)

1S’il existe un écrivain dans l’histoire de la littérature italienne que l’on peut définir comme le précurseur d’une éthique du care, cet écrivain est bien Giacomo Leopardi. Célèbre poète et philosophe de la première moitié du xixsiècle, Leopardi doit sa formation intellectuelle principalement à la tradition italienne et française des moralistes et aux penseurs des Lumières. Mais il n’exclut point de la morale les émotions et les sentiments. Ses observations des passions humaines traversent en effet toutes les étapes de sa pensée, jusqu’au développement d’une « morale de la fragilité1 » fondée à la fois sur le secours mutuel et la reconnaissance d’une vulnérabilité constitutive de l’être humain. Fortement ancrée dans la fragilité humaine que le philosophe a engagée depuis son plus jeune âge, la vulnérabilité s’énonce comme concept expliquant toutes sortes de fragilités liées à l’existence. Ces notions, quasi évocatrices avant la lettre de l’éthique du care, nous encouragent ainsi à orienter notre étude de l’univers conceptuel et sémantique de Leopardi sous le signe de cette nouvelle voix de l’éthique contemporaine. Nous nous proposons donc de retracer brièvement les étapes principales de la philosophie du poète en nous intéressant de plus près à l’idée de vulnérabilité dans une perspective d’abord anthropologique, puis éthico-sociale.

La force de la faiblesse. Pour une anthropologie initiale de la vulnérabilité

2C’est au sein de l’étude des passions humaines et notamment au prisme du phénomène de la compassion que, chez Leopardi, prend forme ce que nous pouvons aisément désigner comme « une anthropologie de la vulnérabilité ». Dans le Zibaldone, immense carnet de réflexions sur les sujets les plus divers rédigé entre 1817 et 1832, Leopardi élabore un système philosophique qui suppose une « science des sentiments2 » où la souffrance et la douleur ont une priorité ontologique, et une « science de l’homme » (Z, 53) qui se range initialement du côté des plus faibles, puis, dans la phase finale de sa pensée, du côté de l’humanité tout entière, fragile et vulnérable face à la Nature. La réflexion sur l’anthropologie de la vulnérabilité se construit ainsi de manière progressive. Elle se déploie en deux étapes, que l’on peut attribuer à deux concepts emblématiques du care : la première est associée à une » vulnérabilité délimitée à des catégories différenciées », la seconde à une « vulnérabilité constitutive » des êtres humains3.

3Dans cette étude graduelle de la vulnérabilité, il n’est pas rare que Leopardi s’intéresse aux conditions de faiblesse et de fragilité dans la perspective de son anthropologie de la compassion ou de la pitié4. C’est à partir précisément d’une annotation sur la faiblesse, indiquée à la page 108 de son Zibaldone comme « la chose la plus aimable du monde », que Leopardi décrit les facteurs déclenchant la compassion : la démarche chancelante d’un enfant « avec une expression d’impuissance », une « belle femme souffrante et affaiblie » ou encore la vue de « quelque effort accompli par une femme que la faiblesse de son sexe rend vain ». Quelques pages plus loin, il développe ce lien entre faiblesse, impuissance et compassion à la faveur d’une idée de secours plus explicite : « En voyant un enfant, une femme, un vieillard s’essayer en vain à faire une chose que leur faiblesse les empêche de mener à bien, il est impossible que vous n’éprouviez pas de la compassion et ne recherchiez pas, si faire se peut, à les aider » (Z, 196).

4De même que ceux qui montrent leur impuissance à se libérer de quelque douleur ou malheur5, les femmes, les enfants, les personnes âgées deviennent ainsi des objets de compassion en raison de leur faiblesse. Cette faiblesse, leur « témoin » juge qu’ils n’en sont pas responsables6 et qu’elle relève d’une condition première de fragilité déterminée par une souffrance ou pouvant ouvrir à une souffrance. Mais, dans ce mouvement, encore faut-il que le « témoin » soit en mesure de reconnaître la faiblesse d’autrui : seul un « individu fort et magnanime » est capable de compatir « naturellement et sans effort » (Z, 941)7. Dans sa phénoménologie de la compassion, Leopardi insiste alors sur un point capital, qui est aussi très important dans la perspective du care : l’asymétrie entre la force du sujet compatissant et la faiblesse de l’» objet pitoyable » digne de compassion (Z, 940).

5Définie par contraste avec la force du « témoin », la faiblesse de l’objet possède paradoxalement une force supérieure, capable de séduire celle de son « témoin » au point même que ce dernier en arrive à se « prosterner », se « soumettre » et se « sacrifier » devant elle (Z, 108). En ce sens, l’objet de la pitié se présente comme un objet interprété comme faible par un sujet fort. Dans ce cadre, il en va de soi que les « faibles » ne sont pas capables de compatir. Leopardi le précise dans une longue pensée qu’il rédige en août 1823, durant une période qui marque un tournant de sa théorie de la compassion, où l’on peut aussi apercevoir l’idée d’une société dont le principal objet est de répondre aux besoins des plus vulnérables :

L’homme faible, et qui a toujours besoin des grands ou des menus services qui se reçoivent et se rendent dans la société, et qui en constituent le principal objet, ou ce à quoi devrait principalement servir la commune association des hommes, n’est jamais ou que très peu enclin à aider autrui, et il le fait rarement voire ne le fait jamais, ou alors du bout des doigts, même quand il le peut, et même à l’égard des hommes plus faibles et plus nécessiteux que lui [trad. mod.] (Z, 3272).

6Ces quelques passages tirés du Zibaldone méritent notre attention pour deux raisons. D’une part, car il est possible d’y constater un certain parallélisme et une certaine proximité avec le processus du care énoncé par Joan Tronto. Alors que la première étape de ce processus, le caring about (« se soucier de »), implique la reconnaissance à la fois de la nécessité d’un care et de l’existence d’un besoin pour lequel il faudra évaluer la possibilité d’apporter une réponse, l’étape suivante, le taking care of (« prendre en charge »), implique de reconnaître que l’on peut agir pour traiter les besoins non satisfaits d’une autre personne. La troisième phase du processus, le care giving (« prendre soin »), est la réponse matérielle à ce besoin ; la quatrième, le care receiving (« recevoir le soin »), concerne enfin la réaction au soin8. Or chez Leopardi, le mouvement de la compassion repose sur le binôme force-faiblesse, sans pour autant qu’il suggère une distinction entre puissants et moins puissants selon des lignes sociales et sociétales de force comme chez Tronto. Pour l’un comme pour l’autre, la reconnaissance de l’existence d’un besoin demeure la première phase du processus ; mais, chez Leopardi, celle-ci suppose la force de celui qui observe la faiblesse d’autrui. En vertu de cette force, ce dernier est effectivement en mesure de se soucier d’autrui et d’agir pour lui. De plus, chez le philosophe italien, la phase du « prendre soin » comprend l’étape de sa « prise en charge ».

7Il est toutefois symptomatique de remarquer que Leopardi ne s’intéresse pas aux actions morales proprement dites, celles qui relèvent de la compassion au sein de la société. L’étape consistant à « recevoir le soin » est d’ailleurs absente du processus de la pitié énoncé par l’auteur du Zibaldone, pour qui seules les notions de « bienfaisance », « venir en aide », « apporter secours » ou encore « intérêt d’autrui » — des idées, de nos jours, évocatrices de la notion du care — renvoient à l’exercice de la compassion9. Ainsi, l’occasion de « pouvoir agir directement, de faire le bien, de substituer l’action à l’inaction, de donner corps à ses sentiments » (Z, 98) n’est, pour Leopardi, qu’une conséquence effective, voire habituelle, de la possibilité même de la compassion. On pourrait alors lui reprocher de séparer la pratique de la disposition. Au contraire, si l’activité de « prendre soin » est fondamentalement liée au fait psychique de « se soucier de » — comme le souligne Virginia Held10 —, il n’en reste pas moins que, selon la philosophie du poète, il est d’abord indispensable de valoriser le plan ontologique de la pitié, c’est-à-dire son mode d’existence, en analysant les dispositions qui rendent l’être humain capable de ce sentiment et les objets pitoyables qui transforment le sujet en sujet compatissant. Aussi, dans la perspective de Leopardi, ne peut-on pas lire le care comme un « prolongement de la compassion11 », mais plutôt comme un de ses modes. Mieux : la compassion serait le mécanisme sensible nécessaire sur lequel reposent les actions pour le bien-être d’autrui.

8D’autre part, dans ces passages du Zibaldone, on constate un autre élément commun aux théories du care : à ce stade initial, l’anthropologie de Leopardi repose en effet sur une « vulnérabilité délimitée à des catégories différenciées12 ». D’où des réflexions sur la faiblesse orientées principalement vers les catégories des enfants, des petits animaux13 et des femmes, ces dernières étant désignées comme « genre fragile » dès les premiers poèmes. On le voit, par exemple, dans les canzoni rifiutate (chansons rejetées) de 181914, dans lesquelles Leopardi dénonce avec fermeté la mort prématurée de deux jeunes femmes considérées comme des victimes innocentes d’une vulnérabilité à la fois existentielle (à cause d’un corps bien plus fragile et vulnérable que celui des hommes) et spécifique (car cibles de potentielles violences physiques)15. Par là, le poète souligne la fragilité biologique mais aussi sociale et culturelle des femmes, et entame sa réflexion sur la fragilité des êtres. De la même manière, en 1823, lorsqu’il dresse un tableau plus détaillé des « forts » et des « faibles » à la suite de sa théorie des gradations de l’amour-propre, les femmes font figure d’exceptions. Si les enfants sont tous faibles de naissance et, dans la plupart des cas, deviennent forts en grandissant, les femmes demeurent les individus les plus faibles « par nature », indépendamment des circonstances16.

9Pour ce poète-philosophe du xixe siècle — tout comme on le retrouve par la suite dans l’éthique du care de Virginia Held décrite par Fabienne Brugère —, on ne se soucie donc pas d’un « être rempli de puissance ». On porte en revanche « attention à un autrui vulnérable, dont la vie et le corps sont menacés ou peu viables17 ». Bien que Leopardi ne s’arrête pas sur la dimension de dépendance qu’implique la vulnérabilité18, il n’en reste pas moins que la relation entre le sujet fort et compatissant et l’objet faible et pitoyable n’est pas celle d’une réciprocité entre égaux. Le modèle de la vulnérabilité, que le poète rencontre à ce stade de son raisonnement, repose en fait sur des relations asymétriques entre un individu dans le besoin et un autre être humain capable de voir ce besoin et d’y répondre. Pour Leopardi comme pour Robert Goodin, « dans le modèle de la vulnérabilité, le fondement moral spécifique des relations tient en effet à la vulnérabilité de l’un et aux actions de l’autre, le premier occupant une position — voire une condition existentielle selon Leopardi — qui lui permet de rencontrer les besoins du second19 ».

10À cet égard, il nous importe de constater une autre proximité avec les éthiques du care : de même que celles-ci s’interrogent sur les possibles abus du pouvoir au sein de cette relation asymétrique, Leopardi s’intéresse aux raisons qui font que l’individu fort n’abuse pas de sa force pour vaincre la faiblesse de l’autre. Pour lui, c’est grâce à la « délicate attention de la nature », qui rend la faiblesse par elle-même « naturellement charmante et aimable » (Z, 3554), que la force des uns ne les porte pas à dominer la faiblesse des autres20. L’amabilité de la faiblesse demeure ainsi le fil conducteur de son anthropologie de la vulnérabilité. Souligné dès avril 1820, ce lien entre faiblesse et amabilité, puis entre amabilité et compassion, est longuement exploré par le philosophe au sein de son étude du système de la nature et de ce que lui-même désigne comme sa « théorie du plaisir » ou de l’amour-propre21. En 1829, à quelques pages seulement de la fin du Zibaldone, il en vient encore à poser ce nouvel axiome : « […] il semble que la nature ait donné l’amabilité à la faiblesse comme une sorte d’aide et de défense » (Z, 4520), afin que les plus forts ne nuisent pas aux plus faibles. Cette sorte de protection spontanée repose à la fois sur le plaisir que l’amour-propre tire de la faiblesse d’autrui et sur une inclination par laquelle les contraires s’attirent naturellement :

Faiblesse aimable aux yeux du plus fort (comme la force aux yeux du faible, le mâle aux yeux de la femelle). Là-dessus est fondée en grande partie la tendresse naturelle des parents envers leurs enfants, qui, chez les animaux, prend fin tout à fait quand la faiblesse disparaît. Amabilité des enfants aux yeux des hommes, des femelles aux yeux des mâles, des petits animaux fragiles (oiseaux, etc.), de tout ce (y compris les plantes) en quoi le sens ou l’imagination perçoit une idée de tendresse, de faiblesse, d’infériorité, etc. Même la maladie, la pâleur ; le malheur enfin, etc., etc., et tout ce qui est objet de compassion, peut se ramener à cela. La compassion est source d’amour, etc., etc. (Z, 4504).

11Deux éléments de ce passage doivent retenir notre attention. Le premier concerne ce que Martha Nussbaum nomme « the species boundary22 » (« la frontière de l’espèce »). Alors que la plupart des théoriciens de l’émotion restent en deçà de cette frontière, Leopardi la franchit et se rapproche ainsi, une fois de plus, des récentes éthiques du care. En ce sens, son analyse ne se limite pas seulement aux formes animales de vulnérabilité23 : elle atteint aussi les formes environnementales à travers des éléments naturels comme les plantes24. Ces deux formes de vulnérabilité peuvent alors constituer des objets pitoyables en raison de leur petite taille, puisqu’elles donnent une impression de faiblesse et d’impuissance.

12Le deuxième élément qui se révèle important pour comprendre le dernier point de notre analyse concerne le rapprochement final entre la compassion et l’amour25. Dans ce rapprochement accessible grâce à la faiblesse et l’amabilité26, l’amour apparaît comme une forme de souci de l’autre, voire de l’intérêt qu’on lui porte et qui est lui-même, pour Leopardi, une forme d’amour27. Or, ce lien entre compassion et amour peut renvoyer à une idée de préoccupation et d’attention envers autrui : s’il est vrai qu’aimer, c’est vouloir le bien de quelqu’un28, c’est lorsqu’on porte secours à l’objet souffrant qu’on lui procure du bien en prenant soin de ses souffrances, ou encore en l’empêchant de souffrir dans la mesure de nos capacités.

« Le lien nécessaire de toute société » : une possible idée de caring attitude avant la lettre

13Cette nouvelle dimension de la compassion prend une plus vaste envergure dans la phase finale de la pensée de Leopardi, placée à l’enseigne d’un amour compassionnel et solidaire qui s’étend à tous les êtres humains. Il s’agit d’une compassion généralisante, voire universalisante29, ayant pour objet tous les êtres en état de souffrance : « Non seulement le genre humain, mais tous les animaux. Non seulement les animaux, mais tous les autres êtres à leur manière. Non seulement les individus, mais les espèces, les genres, les règnes, les globes, les systèmes, les mondes » (Z, 4175). À ce stade ultime de son raisonnement, Leopardi considère désormais tout et tous comme des victimes innocentes de la Nature qui, « […] mère/par le sang, mauvaise mère par le cœur30 », réserve à ses enfants un « état fragile et vil31 », vulnérable et fini : au lieu de se soucier d’eux, elle les livre à une vie de souffrance.

14Une théorie morale ancrée dans cette philosophie ne sera donc nullement structurée par le modèle traditionnel du soin, celui de la relation mère-enfant, tel que nous pouvons le trouver dans certains courants maternalistes du care. Néanmoins, dans cette forme de compassion généralisante qui, face à la Nature impitoyable, n’englobe pas moins les forts que les faibles et que Leopardi considère finalement dans une perspective morale et sociale, on peut apercevoir l’idée d’une « caring attitude » considérée comme une « façon — pour reprendre les mots de Fabienne Brugère — de renouveler le problème du lien social par l’attention aux autres, le “prendre soin”, le “soin mutuel”, la sollicitude ou le souci des autres32 ».

15Au premier rang des développements qui ont marqué la réflexion de Leopardi sur cette idée de soin mutuel figurent les pages du Zibaldone datées de 1823 et consacrées à un profond décryptage des passions sociales. À la faveur d’une comparaison entre les sociétés humaines et celle que la nature a destinée « à des animaux très inférieurs à nous » et qui a toujours été « parfaite en son genre » (Z, 3777), Leopardi démontre le « véritable but » de toute union sociale : « […] celui de se venir mutuellement en aide pour faire face aux besoins […] surtout lorsque ces besoins […] requièrent le concours de plusieurs individus, comme lorsqu’il s’agit de se défendre contre des animaux hostiles » (Z, 3778). Or, à l’inverse des sociétés naturelles, la société en tant que produit humain est loin d’être « parfaite », contrairement à ce que croit « l’interprétation générale » (Z, 3773). Elle porte au contraire « à son comble l’inégalité » parmi ses membres et rend les individus « dissemblables » (Z, 3810) autant au niveau social qu’au niveau physique et moral, car elle détruit « l’élément, le moyen, le nœud, le lien nécessaire de toute société, c’est-à-dire l’égalité et la parité réciproque des individus qui la composent » (Z, 3778). Au fondement du secours mutuel se trouve donc un principe d’égalité, par lequel les individus se reconnaissent comme des semblables face aux besoins et aux dangers. Mais quelle est donc la nature de ce principe ?

16Ce principe d’égalité et de parité réciproque est énoncé plus clairement à mesure que Leopardi développe l’idée d’une « vulnérabilité constitutive » des êtres où, pour ainsi dire, chaque individu est « le récipiendaire33 » d’un amour compatissant. Leopardi est formel : l’égalité relève d’un principe de similitude qui consiste à reconnaître en la vulnérabilité de l’autre ma propre vulnérabilité34. En termes de structure sociale et dans la perspective du care, il sera toutefois opportun de souligner une différence importante entre les théories du care et celle de Leopardi. Comme l’a montré Fabienne Brugère, pour les éthiques du care la vulnérabilité détruit « le mythe selon lequel nous sommes des citoyens immédiatement égaux, rationnels et autonomes35 ». Leopardi, quant à lui, reconnaît qu’une communauté égalitaire suppose la vulnérabilité des êtres. Il s’agit pour lui d’une égalité existentielle qui n’est pas seulement sociale, mais qui est tout aussi nécessaire à l’établissement d’une communauté solidaire et compassionnelle. Cela se comprend encore mieux dans « Le Gênet ou la fleur du désert », son ultime poème rédigé en 1836, où le poète semble tenter de répondre — sans aucune nuance politique36 — à une des questions fondamentales des récentes éthiques du care : comment récréer une communauté que suppose l’égalité et y instaurer de la mutualité et de la réciprocité ?37

17Dans la troisième strophe du chant38, que les spécialistes s’accordent à définir comme une synthèse poético-idéologique de la philosophie morale du poète, Leopardi évoque en effet la possibilité de rétablir une « social catena39 », un véritable lien social pouvant resserrer les hommes dans une « solidarité affective40 » : ce lien sera l’expression d’un « réel et vif secours » entre les individus « dans le cycle des dangers et les angoisses/de la guerre commune41 ». Pour ce faire, il est nécessaire que les hommes agissent comme les animaux en société — ainsi que Leopardi l’avait constaté dans ses observations de 1823 évoquées plus haut — et qu’ils prennent conscience que le véritable ennemi à combattre dans cette guerre qui les oppose les uns aux autres se trouve à l’extérieur de la « famille humaine » (Z, 2766). Au lieu de se juger à tort comme les responsables de leur douleur et de leur souffrance, les individus devraient oser reconnaître en la Nature la seule « coupable » du « mal qui fut notre partage42 », ainsi que la seule responsable des dangers de la vie43 liés à des causes existentielles et environnementales qui rendent la condition humaine si fragile et si précaire.

18Au nom de cette vérité première qu’est la vulnérabilité comme condition existentielle, il est alors possible non seulement de reconnaître en chaque homme mon semblable44 et, en compatissant à son sort qui est aussi le mien, de l’aimer d’un « amour vrai45 », mais aussi, puisque le principal objet de toute « commune association des hommes » est de répondre aux besoins des plus vulnérables46, d’en prendre soin. Car, comme le dit Emmanuel Levinas, « seul un je vulnérable peut aimer son prochain47 ». Cette reconnaissance d’une « vulnérabilité commune mais unique48 », objet ultime de la compassion chez Leopardi, est alors ce qui rétablit la parité réciproque des individus en société, c’est-à-dire « l’élément, le moyen, le nœud, le lien nécessaire » (Z, 3778) de toute communauté tel qu’il fut à l’origine49. Ainsi, mettant la fragilité au cœur de la morale, Leopardi propose, en dernière analyse, une philosophie capable d’apporter une réponse — au moins poétique — à la vulnérabilité du réel, tout en laissant aux individus et aux sociétés du xixe siècle le soin de traduire cette morale en pratique.

***

19Nous ne saurions conclure cette étude préliminaire du care avant le care chez Leopardi sans une ultime observation concernant le lien entre « la justice et la pitié50 » que le poète évoque à la fin de la troisième strophe du « Genêt ». En rappelant qu’un sentiment de pitié — donc au sens d’une forme areligieuse d’amour attentionné envers les autres — peut être fondateur des liens humains et sociaux dans une communauté solidaire et compatissante, Leopardi tente non seulement de rétablir les sentiments moraux dans la sphère éthique et de fonder un lien social à la fois juste et compassionnel51, mais il souhaite aussi que les vertus sociales aient « d’autres racines » que les « fables orgueilleuses52 » : « la justice et la pitié » devront être fondées non pas sur des vérités métaphysiques ou théologiques, mais sur une prise de conscience universelle de l’extrême fragilité et vulnérabilité humaines. Pour prolonger la pensée de Leopardi dans la perspective du care53, on peut alors associer cette prise de conscience à une condition humaine d’interdépendance, qui sera justifiée parce qu’elle s’appuiera sur une juste cause : celle de s’entraider et de se conforter mutuellement dans la lutte inégale contre la Nature, ainsi que Leopardi, par la voix de Plotin, le rappelle à Porphyre dans l’antépénultième dialogue des Petites Œuvres morales :

Vivons, Porphyre, consolons-nous ensemble et ne refusons pas de nous charger de la part de malheur que le destin nous a assignée comme à tout représentant de notre espèce. Veillons à nous tenir compagnie, à nous encourager mutuellement, et à nous prêter main-forte pour accomplir le mieux possible la tâche ingrate de l’existence, qui sans doute pour nous sera brève54.