Colloques en ligne

Michel Murat

Le projet « Archives sonores de poésie »

1Le projet « Archives sonores de poésie » a été conçu et mis en œuvre dans le Laboratoire d’excellence « Observatoire de la vie littéraire » (LabEx OBVIL) de Sorbonne Université, et son développement se poursuit actuellement grâce à un financement IdEx obtenu par l’Université de Paris. Ce n’est ni un projet individuel, même si certains d’entre nous y ont beaucoup investi, ni un projet d’établissement, malgré les conditions qui lui ont permis de se développer. Dans son esprit, il est envisagé comme l’émanation d’une communauté de chercheurs de langue française, et il s’adresse à la fois à ces chercheurs et à leurs étudiants, et à la communauté des poètes de langue française et de leurs lecteurs – les poètes étant lecteurs (presque tous, et dans tous les sens du terme), et beaucoup de lecteurs étant eux-mêmes poètes. Il cherche à donner à la poésie – principalement, mais non exclusivement, à celle de l’ère de l’enregistrement – la part accessible et transmissible de sa dimension sonore, non pas au détriment de la dimension écrite ni en concurrence avec celle-ci, mais en dialogue avec l’écrit, y compris dans sa dimension matérielle, dans une complémentarité de l’oreille et de l’œil. « Donner » plutôt que « restituer », car cette dimension n’a pas été refoulée ni censurée : mais elle a son histoire propre, parallèle en quelque sorte à celle de la poésie écrite, et elle n’est à l’heure actuelle que peu prise en considération en France dans l’enseignement et la recherche. Tous les participants actifs du projet sont à la fois chercheurs et enseignants, dans diverses universités françaises et dans le second degré ; certains sont aussi poètes, traducteurs, organisateurs d’événements. Tous contribuent au projet dans sa triple visée : d’archivage, d’interprétation et de transmission.

Une conversion

2Avant de présenter le projet dans sa dimension collective, en décrivant sa genèse, son état actuel et les perspectives qui s’ouvrent à moyen terme, je me permettrai d’en faire la narration d’un point de vue personnel. Mon expérience est celle d’un enseignant-chercheur d’une autre génération, depuis longtemps attaché à la poésie, mais qui dans les dernières années de sa carrière est allé de découverte en découverte, jusqu’à vivre une sorte de conversion. Mon travail académique a porté principalement sur l’histoire des formes poétiques dans leur phase de mutation rapide, de Baudelaire au surréalisme ; bref, je suis devenu spécialiste de l’histoire du vers. Je connaissais les enregistrements réalisés par Apollinaire en 1913 mais je les avais écoutés d’une oreille distraite, comme une curiosité. Ma première découverte a été celle d’une vraie séance de close listening, opérée par Michèle Aquien que j’avais invitée à mon séminaire en 19951. C’est là que j’ai compris à la fois que l’écoute était un travail ; que la lecture auctoriale produisait en quelque sorte le poème, lui donnant des inflexions qui devenaient ensuite indissociables de sa signification globale (et cela avec une intensité particulière dans les moments les plus intimes, comme la manière d’accentuer le « paquebot orphelin » dans la lecture du « Voyageur2 ») ; que l’archive inscrivait la performance, sans oblitérer l’actualisation de celle-ci hic et nunc, dans une temporalité différente ; que cette temporalité, parallèle à celle de la poésie et interférant avec elle, était à la fois celle d’une histoire de la voix (voix personnelle, voix des poètes, styles de diction) et celle d’une histoire du médium, de ses institutions (en l’occurrence, le projet des Archives de la parole initié par Ferdinand Brunot) et de ses techniques (la gravure sur rouleau de cire). La seconde expérience a été celle d’un décentrement. En 2008 s’est tenu à la Sorbonne le colloque « Poésie et médias », organisé par quatre de nos doctorantes, parmi lesquelles Céline Pardo, qui préparait sous ma direction sa thèse sur la poésie et la radio dans l’après-guerre3, et qui est devenue une des principales responsables de notre projet. Le travail de Céline Pardo sur Le Savon de Ponge montrait comment la lecture publique pouvait être un moment constitutif de la genèse du texte. Dans le même colloque j’ai entendu Alessandro de Francesco présenter une installation de voix téléphoniques que j’ai immédiatement identifiée comme une actualisation originale des structures de base de l’énonciation lyrique, ce qui m’a convaincu qu’une redéfinition même radicale de la poésie était possible sans que le fil de la tradition soit rompu ; à la suite de quoi, m’étant assuré la collaboration d’Alessandro de Francesco (qui préparait alors sa thèse sous la direction de Georges Molinié4) je me suis lancé dans un séminaire sur la poésie contemporaine, à laquelle je ne connaissais rien. La troisième expérience est le colloque Dire la poésie ? organisé par Jean-François Puff en 2013 à Saint-Etienne5 ; c’est là que nous nous sommes rencontrés, Jean-François Puff, Abigail Lang, Céline Pardo et moi-même, qui pouvons nous considérer comme les fondateurs de ce projet (il y avait aussi Vincent Broqua, Anne-Christine Royère). C’est là que j’ai travaillé sur ma première archive, les lectures de poètes enregistrées par Ferdinand Brunot en 1913, rencontrant d’emblée deux questions qui vont me poursuivre, celle du style d’interprétation (et du rapport entre diction des poètes et diction des acteurs) et celle de la lecture du vers. Le dernier moment préliminaire a été notre participation commune à un programme du LabEx OBVIL sur l’oralisation de la littérature, dirigé par Françoise Waquet6. Alors que je travaillais avec Vincent Laisney sur les traces écrites (factuelles et fictionnelles) des lectures de poésie au XIXe siècle7, j’ai entendu Abigail Lang et Jean-François Puff présenter un rapport d’enquête sur les séances de l’A.R.C. organisées au Musée d’art moderne de la Ville de Paris de 1977 à 1991 par Emmanuel Hocquard : entreprise dont il reste 67 cassettes que nous espérons toujours nous voir confier pour numérisation (mais l’institution reste accroupie sur un trésor dont elle ne fait rien), et une suite de programme originaux représentant plus de mille pages (que nous avons numérisées et diffusées sur notre site). Reliques fascinantes et frustrantes : mais elles suffisaient à montrer que l’entreprise de Hocquard, avec celle que Royet-Journoud menait en parallèle à France-Culture dans l’émission « Poésie ininterrompue », est une clé pour la compréhension de toute la poésie française dans cette période – une donnée sans laquelle il est hors de question d’envisager d’écrire une histoire littéraire8.

3L’idée de développer un programme de recherche autour des archives sonores de poésie est due à l’initiative de Céline Pardo et d’Abigail Lang, qui est américaniste, travaillant sur les rapports entre poésie américaine et poésie française9, mais aussi traductrice, et organisatrice avec Vincent Broqua et Olivier Brossard de la série de lectures franco-américaines « Double Change ». Je me suis joint à elles et nous avons décidé de créer un programme de recherche autonome au sein du LabEx OBVIL de la Sorbonne, auquel j’étais directement rattaché.

Préhistoire

4L’événement fondateur de ce programme a été le colloque Archives sonores de la poésie organisé en novembre 2016 et dont les actes ont paru aux Presses du réel10. Nous avons d’emblée disposé d’une référence et d’un modèle : ce sont les travaux de Charles Bernstein et le site PennSound – plus proche de nos préoccupations qu’UbuWeb, parce que plus généraliste. Nous avons donc invité Charles Bernstein, et avec lui Chris Mustazza et d’autres chercheurs anglo-américains avec lesquels Abigail Lang était en contact, ainsi que Reinhart Meyer-Kalkus, le meilleur spécialiste du domaine germanique. Mais nous voulions aussi associer à notre réflexion les acteurs institutionnels détenteurs et gestionnaires de fonds, à commencer par la BNF, l’INA et le Centre Pompidou. Sur ce plan les résultats ont été décevants. Les grandes institutions ont leur propre politique d’archivage, et celles qui n’en ont pas ne sont guère disposées à déléguer. Prenons deux exemples. L’INA détient les archives de la radio et de la télévision publiques ; en ce qui concerne les lectures de leurs œuvres par les poètes, il est en position de quasi-monopole pour la période antérieure au développement d’internet (disons jusque vers 1990), les maisons de disques privées ayant surtout produit des enregistrements de poèmes par des acteurs. Ces archives sont remarquablement conservées et classées, mais réservées aux chercheurs, et même pour ceux-ci, d’un accès compliqué, puisqu’il faut se rendre dans la salle de lecture dédiée de la BNF, sans possibilité de téléchargement. Notre demande serait que les chercheurs spécialisés puissent bénéficier d’un accès « professionnel » (à quoi peuvent prétendre les journalistes) qui rend les fonds consultables depuis un ordinateur personnel ; nous ne l’avons pas jusqu’ici obtenu. D’autre part, le Centre Pompidou : il a accueilli la Revue parlée de Blaise Gautier, une des grandes manifestations de cette époque. Les fonds sont correctement archivés, en grande partie numérisés, mais le Centre ne les exploite pratiquement pas. Nous avons identifié, sur les 3000 séances de la Revue parlée, environ 150 séances qui sont d’un intérêt primordial pour la poésie française : mais nous essayons en vain de faire aboutir une convention, toujours renvoyée à l’examen d’un service juridique toujours débordé (alors que les poètes avaient donné dans la plupart des cas leur accord) ; nous n’avons pu obtenir, de manière circonstancielle et quasi clandestine, que quelques échantillons ; le reste est dans les limbes. En revanche le concours de Patrick Beurard-Valdoye, lui-même poète (auteur d’un livre remarquable sur les expériences de lecture, Le Vocaluscrit) et organisateur des manifestations de L’Écrit-Parade à la médiathèque de Lyon-la-Part-Dieu, nous a été extrêmement précieux. À la suite de son intervention au colloque nous avons pu numériser les archives de L’Écrit-Parade, les sauvant d’une destruction probable : ce bel ensemble est une des premières pierres de notre édifice.

5L’archivage ne constitue qu’une des dimensions de notre projet, même s’il conditionne le reste, comme le montre bien l’exemple de PennSound. C’est pourquoi nous avons intégré aux actes de notre colloque la traduction de deux textes importants, l’introduction de Charles Bernstein à son propre volume Close Listening, et – grâce à Reinhart Meyer-Kalkus –, l’article programmatique dans lequel Serguei Bernstein, proche des futuristes et créateur à Leningrad dans les années 1920 de la première base d’archives sonores de poésie russe contemporaine, tentait en 1924 de définir la spécificité d’un art de la déclamation (peu après il allait être interdit d’activité pour « formalisme »). Tel qu’il a paru, cet ouvrage nous semble de nature à fournir une première référence – pas plus, mais pas moins – pour la recherche dans le domaine français.

Objectifs

6Le projet lui-même est présenté ainsi sur le site que nous avons créé, et qui est en cours de développement :

Le projet « Archives sonores de poésie » vise à inventorier, archiver, diffuser et analyser les archives sonores de poésie en langue française, principalement les lectures effectuées par les poètes. Il met en œuvre les ressources technologiques et méthodologiques des humanités numériques, au moyen des actions suivantes :

1. INVENTORIER

Identifier les archives, les classer, évaluer leurs besoins de préservation, définir les fonds considérés, par leur contenu ou leur état, comme prioritaires ;

Recenser, classer et présenter les ressources disponibles en ligne.

2. COOPÉRER

Construire des partenariats institutionnels avec les principaux acteurs, publics et associatifs, en France et dans l’aire francophone ;

Encourager les institutions détentrices de fonds à les mettre en ligne en leur apportant éventuellement la compétence scientifique pour réaliser le travail de médiation nécessaire ;

Obtenir des détenteurs de fonds l’autorisation de diffusion ;

Solliciter les poètes ou organisateurs d’événements qui détiendraient des archives privées pour les préserver et les valoriser ; réaliser des anthologies sonores personnelles et des entretiens concernant la diction à haute voix de la poésie.

3. ARCHIVER

Numériser, structurer et rendre exploitables certains fonds considérés comme prioritaires. Le site « Archives sonores de poésie » propose des enregistrements audio et vidéo de lectures et d’entretiens ainsi que la documentation afférente (programmes). Il vise également à offrir les ressources nécessaires à la compréhension de ces archives ainsi que des bibliographies et des catalogues des ressources disponibles. Pourvus de métadonnées, les documents sont accessibles à la consultation et au téléchargement dans le respect des conditions légales.

4. ÉCOUTER

Jeter les bases d’une réflexion intellectuelle. Celle-ci concerne la patrimonialisation de ces collections, leur intégration aux études littéraires, leur mode de présentation et de diffusion. Elle suppose une réflexion approfondie sur l’écoute du poème, sur l’historique des styles de diction, sur l’usage pédagogique des enregistrements, et la constitution d’archives, notamment en ligne. La recherche de méthodes à la fois qualitatives et quantitatives pour l’analyse de la voix parlée mobilisera des collaborations internationales et interdisciplinaires11.

Développement du projet

7Où en sommes-nous ? Comme on peut le constater en consultant le site à l’adresse https://asp.huma-num.fr, le travail a avancé, malgré des difficultés dont la principale a été et reste l’insuffisant appui technique dont bénéficie le projet. En un mot, nous manquons d’ingénieurs de recherche. C’est pourquoi nous sommes très redevables à Motasem Alrahabi, qui au sein du LabEx OBVIL, nous a permis après une longue période d’enlisement de débloquer le projet, de mettre au point une première version du site et d’en contrôler la mise en œuvre par un partenaire extérieur ; redevables aussi aux stagiaires qui ont assuré l’essentiel de la saisie des métadonnées. Mais reprenons point par point.

8Inventorier. Nous nous sommes concentrés sur l’élaboration du site à partir du premier ensemble de documents (environ 1000) dont nous disposions. Le travail d’inventaire proprement dit, à mener auprès des institutions, des établissements (librairies, galeries) et des poètes eux-mêmes, est encore embryonnaire. En revanche nous avons défini une priorité, qui est celle des ensembles cohérents datant de la période 1975-1995. Notre objectif à court terme est d’obtenir la communication et si besoin de procéder à la numérisation des fonds détenus par le Centre Pompidou et le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Joints aux fonds de l’Écrit-Parade et du Centre international de poésie de Marseille (CipM) que nous avons numérisés, et mis en rapport avec les archives de l’INA, ces fonds permettraient de dresser un paysage de la période, largement suffisant pour servir de base à des recherches disciplinaires.

9Un premier inventaire des ressources disponibles sur le net a été effectué en 2018. Les documents ont été triés et pour certains intégrés à notre base de données. C’est un objectif modeste mais raisonnable, car il n’est pas possible de couvrir de manière systématique un champ en continuelle expansion. Nous privilégierons le développement du répertoire de liens, en particulier vers les sites personnels des poètes.

10Coopérer. Il a déjà été question de la coopération avec les institutions, et de ses vicissitudes. La mise en service du site devrait donner une nouvelle impulsion à ces coopérations. Quant aux poètes, ils nous ont bien accueillis. Grâce à Jean-François Puff, nous avons pu recueillir un ensemble important de lectures faites par Jacques Roubaud. Des séances de lecture suivies d’entretiens sur la lecture (une formule qui nous semble intéressante) ont été réalisées, mais il ne s’agit jusqu’ici que d’échantillons. Presque tout sur ce plan reste à faire.

11Archiver. Nous avons créé le site sur une structure de base de données en utilisant Omeka-S et en recourant au langage DublinCore et à ses dérivés pour les métadonnées, ce qui rend partageables ou transférables les données que nous avons saisies. Les documents sont hébergés sur le serveur Huma-num, ce qui est un gage à la fois de stabilité et d’indépendance par rapport aux établissements universitaires. Nous avons dû nous former nous-mêmes à l’administration du site, et à l’heure actuelle le pilotage est assuré principalement par Abigail Lang et par Céline Pardo.

12Écouter. C’est un point sur lequel nous avons relativement avancé. Un nombre significatif d’études ont été publiées dans le colloque Dire la poésie ?, dans notre colloque de 2016 sur les archives sonores, et à d’autres occasions, comme le colloque organisé par Marie-Ève Thérenty à Montpellier, Écrivains en performances12. Elles sont prolongées par un séminaire sur « L’Écoute du poème », dont nous avons tenu six séances en 2020-21 malgré le confinement (sur Jacques Roubaud, Michèle Métail, Denis Roche, Jude Stéfan, André du Bouchet et Pierre Alferi).

13Ces écoutes sont pratiquées de façon assez intuitive, toujours par comparaison avec le texte écrit, sans dispositifs de visualisation – non par principe mais parce que nous ne maîtrisons pas bien cet outil. Elles nous confrontent à de nombreux problèmes, à la fois d’attention, de conception, d’interprétation, de restitution. Plusieurs points ont une portée générale : 1. L’auctorialité, en particulier en présence d’écarts sensibles entre texte écrit et oralisation (ou entre versions orales). 2. La prégnance et l’historicité des modèles de diction : la norme de diction expressive qui a longtemps prévalu a fait place pour la poésie à une norme neutre, non-expressive, à voix détimbrée. Nous avons tendance à dévaluer comme « archaïques » ou « kitsch » les réalisations qui s’écartent de ce modèle, mais n’est-ce pas un jugement sommaire ; et cette opposition ne doit-elle pas être affinée ? 3. La comparaison oral/écrit est particulièrement pertinente pour les questions de rythme. Nous avons progressé pour ce qui concerne la lecture du vers, mais l’analyse prosodique reste un travail difficile, pour lequel nous manquons de modèles (et sans doute de compétence). 4. La description qualitative de la voix parlée reste tributaire des acquis anciens de la phonostylistique, et de sa terminologie. Le fait est perceptible dans nos tentatives de rédaction, qui recourent beaucoup à la métaphore.

Perspectives

14Nous voici au dernier volet du triptyque : « D’où venons-nous ? Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? »

15Notre première tâche va être d’améliorer l’outil que nous avons mis au point. Il reste un travail considérable de correction, d’annotation et d’amélioration fonctionnelle. Le chemin à parcourir peut être mesuré par comparaison avec le site Spokenweb, qui a pour nous l’intérêt d’être conçu comme un site de recherche et non simplement d’archivage (comme Ubuweb). Par rapport au nôtre le corpus de Spokenweb est limité (moins d’une centaine de documents, issus d’une série homogène), mais le site offre un modèle qualitatif, et sa construction a fait l’objet d’une réflexion méthodologique originale. Ceci étant dit, il me semble que nous devrions orienter notre travail en fonction de quatre préoccupations.

1. Outillage

16Lorsqu’on compulse les archives de la revue Digital Humanities Quarterly, on se pose inévitablement la question : notre entreprise relève-t-elle des humanités numériques – au-delà d’une publication que nous pourrions proposer à cette revue de référence ? La réponse honnête serait : pour le moment, non. Nous sommes dans une phase où l’essentiel de nos efforts est consacré à la construction des archives sous forme de base de données, d’une part, et d’autre part au travail de close listening. A l’heure actuelle notre corpus est trop limité, trop hétérogène, et insuffisamment balisé pour faire l’objet d’analyses massives (distant listening) telles que les a initiées Tanya Clement13. L’apport méthodologique des créateurs de Spokenweb, fondé sur une analyse systématique des usages des chercheurs, nous fournit un exemple dont nous pouvons nous inspirer14 ; mais il me semble que nous avons déjà rencontré la plupart des questions qu’ils se posent, et à l’heure actuelle, leur méthodologie n’est pas directement reproductible. Le point sur lequel nous pourrions avancer est l’écoute assistée par ordinateur, telle qu’elle a été mise au point par Chris Mustazza15. Il s’agit principalement de techniques d’alignement du texte et du son et de visualisation de la bande sonore. Elles favorisent une analyse plus précise des phénomènes prosodiques (durée, intensité, hauteur), et une fois maîtrisées, elles peuvent ouvrir l’accès à des comparaisons entre des lectures (plusieurs lectures d’un même texte par un poète, lectures par plusieurs poètes de textes de format voisin) ; peut-être même pourraient-elles permettre de construire des patrons prosodiques formant des cadres d’analyse. Ce serait une avancée significative dans l’étude du rapport intersémiotique entre texte et voix enregistrée : une des difficultés que nous rencontrons est en effet que nous manquons de procédures stabilisées d’annotation de l’écoute ; nous savons à peu près marquer les pauses et les accents (et nous le faisons en utilisant des photocopies du texte), mais de façon trop grossière ; quant aux procédures élaborées par Henri Meschonnic (et appliquées par Lucie Bourassa16), et plus anciennement par Henri Morier, elles sont difficilement applicables et n’ont été développées que pour l’étude du vers. En revanche ces outils numériques ne permettent pas d’approcher le « grain de la voix », sa tessiture, et la dimension corporelle et émotionnelle qui lui est incorporée, et dont l’importance est décisive.

2. Corpus francophones

17À l’heure actuelle nos corpus sont tributaires de la vision et des connaissances de ceux (poètes, hommes de radio, hommes de lettres), qui ont constitué les archives. Les poètes francophones y sont donc représentés mais de façon sporadique et liée à leur degré de reconnaissance. Il est déjà heureux que nous puissions entendre les voix de Césaire, de Glissant ou de Metellus. Mais pour aller au-delà de cette présence anthologique (un peu comparable à celle que l’on observe dans les manuels d’enseignement) une démarche volontariste est nécessaire : il faut constituer des ensembles significatifs et les organiser, avant de pouvoir en faire un objet d’étude.

18Nous pouvons nous inspirer de l’exemple franco-canadien, et particulièrement du travail accompli par le Centre d’archives Gaston Miron (CAGM17). Au Québec certaines lectures publiques de poésie, et les documentaires qui en ont été tirés, ont constitué des moments décisifs dans l’affirmation d’une identité culturelle : au premier chef, la « Nuit de la poésie » du 27 mars 1970, dont le documentaire de Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse garde la mémoire18. Des phénomènes comparables (qui n’ont aucun équivalent en France) ont-ils existé aux Antilles ou dans certains pays africains ? Aucun de nous n’étant spécialiste de ce domaine, je me suis mis en contact avec Claire Riffard pour le domaine africain, ainsi qu’avec Stéphane Baquey pour le Moyen-Orient pour tenter d’établir un programme.

19Nous n’en sommes qu’aux démarches préliminaires, à savoir : explorer systématiquement le catalogue de l’INA (en particulier pour RFI) et le catalogue de la Revue parlée de Beaubourg ; mener une investigation sur le web ; établir une collaboration avec l’Institut fondamental d’Afrique noire à Dakar et la Médiathèque de la Francophonie à Limoges. Notre espoir est de retrouver et d’aider à sauvegarder des fonds personnels détenus par des poètes, des organisateurs de manifestations ou des chercheurs.

3. Du côté des arts du spectacle

20Marie-Madeleine Mervant-Roux a évoqué les archives sonores du théâtre, jusqu’ici négligées aussi bien par les littéraires que par les spécialistes des arts du spectacle. Il est évident qu’avec ce domaine de recherche nous avons plusieurs points à partager. Deux s’offrent avec évidence : 1. Une réflexion sur la scène de lecture, confrontée à la scène théâtrale ; et plus spécialement sur le corps en scène, celui de l’acteur et celui du lecteur. Cette question concerne au premier chef la poésie-performance, mais sa portée est plus générale : nous avons beaucoup à apprendre sur le dispositif scénique, les lumières, l’amplification de la voix, le rapport au public. 2. Un point effectif d’intersection : les lectures de poèmes faites par des acteurs (ce qui a longtemps été la pratique la plus courante). Nous avons repoussé au second plan ce type de documents, parce que nous privilégions – pour de bonnes raisons – la lecture auctoriale, mais aussi parce que nous sommes gênés par le décalage esthétique : l’expressivité, souvent l’emphase, de la diction des acteurs contrastent violemment avec le modèle neutre qui est la norme actuelle. Mais c’est précisément ce qui devrait retenir notre attention. Tout amateur de poésie devrait écouter la tirade d’Andromaque enregistrée à la fin de sa vie par Julia Bartet, héritière de la tradition du XIXe siècle19 : c’est un monde d’expression vocale qui s’ouvre ; nous entrons dans la grotte de Calypso. De cela nous pouvons, nous devons faire quelque chose – plutôt que de nous moquer de la diction de Gérard Philippe.

4. Écrire la lecture / écrire l’écoute

21L’attention aux traces écrites peut être une machine à voyager dans le temps, comme je l’ai expérimenté dans mon travail avec Vincent Laisney20 : il y a beaucoup de choses à tirer par exemple de Corinne, le roman de Mme de Staël dont l’héroïne est une poétesse-improvisatrice géniale (et malheureuse). Mais pas seulement. D’une part certains poètes ont écrit sur leurs lectures, sur la lecture et sur l’écoute, à l’exemple de Dire la poésie de Jacques Roubaud21 ; à ces œuvres proprement dites s’ajoutent de multiples entretiens, transcrits ou non. Céline Pardo a mentionné Le Vocaluscrit de Patrick Beurard-Valdoye22, ces poèmes qui restituent la qualité intime, parfois impalpable, des séances qu’il avait organisées. D’autre part notre propre travail, quand nous écoutons et que nous essayons de mettre en mots ce que nous avons entendu, compris et ressenti, est – si modestement que ce soit – un travail d’écriture. Nous transposons, d’une certaine manière nous traduisons, ce qui nous impose d’être à la fois justes et suggestifs. Il y a dans les textes de Charles Bernstein (et aussi dans ceux de son homonyme Serguei Bernstein) des moments merveilleux qui sont de brefs portraits sonores, des portraits en voix. C’est un exercice auquel nous devrions nous livrer : qualifier en une ligne ou deux le ton de voix et le style d’André Frénaud lisant Les Rois mages, de Denis Roche lisant Éros énergumène, de Pierre Alferi lisant Kub or, n’est pas la plus mauvaise manière de les approcher.

Note terminale (décembre 2022)

22Les différents points programmatiques que j’ai décrits ont été au centre de notre second colloque international : Archives sonores de poésie#2. Dans la bibliothèque des voix, qui s’est tenu à Paris les 17, 18 et 19 novembre 2022. Les actes sont à paraître fin 2023 aux Presses du réel. La comparaison de ce volume avec celui que nous avons publié en 2020 devrait permettre de mesurer le travail accompli, et d’évaluer ce qui reste à faire.
Pat ailleurs, grâce aux efforts de Céline Pardo, la première version de notre site « Archives sonores de poésie » est maintenant pleinement opérationnelle. Nous espérons que la fréquentation et l’usage scientifique de cet outil sans équivalent dans le domaine francophone vont se développer rapidement.