Colloques en ligne

Marion Brun

Archives des autres et archives de soi : Sacha Guitry à l’épreuve de la postérité

Archives of others and archives of oneself: Sacha Guitry put to the test by posterity

1Le film documentaire Ceux de chez nous de Sacha Guitry ne se présente pas comme une simple archive audiovisuelle de la littérature : il croise à dessein l’enregistrement sur pellicule de plusieurs artistes venant de différents horizons, sculpteurs (Rodin), peintres (Degas, Monet, Renoir), romanciers (Anatole France), dramaturges (Octave Mirbeau, Edmond Rostand), compositeurs (Saint-Saëns), actrices (Sarah Bernhardt), metteurs en scène (André Antoine) et même avocats (Henri-Robert). Cette anthologie composée de portraits se définit d’emblée par son hybridité et son aspect anthologique. Le film propose un panorama encyclopédique visant à faire le tour des génies français au début du xxe siècle. Le programme annonce nettement l’entreprise didactique et patriotique du réalisateur :

Ces films étaient destinés primitivement à mon plaisir personnel, à une élite et à l’enseignement plus tard. Mais la proclamation des Intellectuels Allemands et les monstrueuses applications de leur culture m’ont suggéré l’idée qu’il y avait peut-être un intérêt national immédiat et très grand à faire connaître davantage, tant au public de France qu’à celui de l’étranger, ceux qui contribuent magnifiquement à l’éclat du Génie Français1.

2Cette hétérogénéité des arts représentés fait écho à la forme choisie par Sacha Guitry, qui déploie le document sur plusieurs supports, au théâtre et cinéma, à la télévision, à la radio. Aussi pourrait-on définir cette archive comme intermédiale.

Une archive intermédiale ?

3La série de portaits documentaires est créée pour la première fois en 1915 au Théâtre des Variétés, puis rediffusé en complément de programme à la suite d’une mise en scène des pièces de Guitry dramaturge : en 1915, le film est projeté après la pièce Une vilaine femme brune (au théâtre du Palais-Royal) ; en 1939, au théâtre de la Madeleine en complément de Florence ; en 1941, en accompagnement de Mon double et ma moitié. Le contexte de diffusion qui suit l’histoire des deux guerres mondiales indique que ces documents relèvent en partie d’une réaction nationaliste, comme en témoigne par exemple l’article de René Benjamin :

La propagande allemande nous guette. Une réussite de Sacha, c’est un succès pour nous, et une défaite pour elle.
[…] Sacha, plus français que tout français, nourri de l’esprit de la France, et qui lui en ajoute, Sacha qui n’aime au monde que ce pays, et sa grandeur.
Il vient de le prouver encore en ajoutant à sa pièce un spectacle admirable où l’on voit un écran, sur cet écran de grands hommes qui vivent, près de l’écran un être merveilleux de cœur et d’esprit, qui les explique, les raconte et les aime2.

4Ces projections ont ainsi lieu selon un dispositif hybride dans lequel Sacha Guitry et Charlotte Lysès jouent les rôles de conférenciers pour commenter le film muet. Guitry crée une forme de cinéma parlant grâce à son intervention en personne sur scène. C’est d’ailleurs souvent ce commentaire ou cette « causerie3 » qui fait l’admiration de la presse. Armory loue le « speaker de cinéma4 », Jacques Bertaud admire le « chef d’œuvre de souvenirs émus et reconnaissants5 » qui « rehausse » le spectacle. Cette configuration, qui signe les premiers pas de Guitry au cinéma, relève d’une hybridation médiatique qui rappelle le « théâtre filmé » et les polémiques qui viendront sur les réalisations cinématographiques du dramaturge6. La programmation au théâtre en 1915 de Ceux de chez nous indique que la salle de cinéma n’est pas encore un lieu très caractérisé et que le rituel de la séance de projection n’est pas encore nettement arrêté : une séance est encore une représentation qui donne lieu, comme au théâtre, à la distribution d’un programme. Toutefois, le choix de rythmer la soirée en deux temps, avec une œuvre principale (théâtrale) et un complément de programme (filmique) annonce la configuration cinématographique de l’alternance entre long et court-métrage. La pièce jouait, dans le cadre de la programmation de Ceux de chez nous, le rôle de long-métrage. Ainsi, ce document cinématographique a un statut d’œuvre mineure : elle n’est pas programmée seule, pour elle-même, mais davantage comme une allongeail. Cette dimension hybride et incomplète est pérennisée après la mort de Guitry, lors d’une représentation de la pièce Désiré mise en scène par Jean-Claude Brialy en 1984 au théâtre Édouard VII. Au cours du spectacle est diffusé Ceux de chez nous.

5Le documentaire prend sa forme définitive grâce à la réécriture de Guitry et de Frédéric Rossif, assistant de réalisation, qui propose une version sonorisée de 44 minutes. Celle-ci sera diffusée à la télévision française le 29 décembre 1952 et projetée en salle de cinéma en janvier 19547. Dans ce montage, qui est celui que nous pouvons visionner aujourd’hui en DVD8, le dramaturge est installé à son bureau et commente les différentes séquences d’archives de 1915 qu’il semble projeter via un interrupteur sur lequel on le voit ostensiblement appuyer pour lancer la projection les extraits muets. Ce documentaire apparaît rapidement comme pionnier : il est projeté lors du premier Congrès du documentaire9. Il fait l’objet de citations dans plusieurs documentaires d’histoire (tels que Paris 1900 : chronique de 1900 à 1914 de Nicole Vedrès ou Giverny, le jardin virtuel de Monet de Michael Petersen) ce qui marque sa valeur informative. Sous cette forme, l’archive devient œuvre, et même œuvre majeure puisqu’elle accède au statut de référence du genre documentaire. C’est une œuvre finie, puisqu’elle peut désormais être projetée pour elle-même.

6Toutefois, l’intérêt que l’on porte à cette archive vient principalement des portraits de peintres qui y figurent : Ceux de chez nous est souvent considéré comme un film sur l’art10. Les trois portraits d’écrivains qui nous occupent sont généralement moins commentés. Ce silence peut sans doute s’expliquer en partie par la sélection de Guitry qui semble sujette à caution : la postérité n’a pas couronné Rostand, Mirbeau et France comme les plus illustres écrivains de leur temps.

7Pour un écrivain-cinéaste, il est toujours difficile de légiférer sur la version définitive d’une œuvre : le texte de sa causerie ne risquerait-il pas de prendre le pas sur les images enregistrées ? Mais le désintérêt de Guitry pour la version papier de Ceux de chez nous indique nettement qu’il appréhende l’œuvre avant tout comme un film d’archive. La causerie, en tant que document d’accompagnement ne fait pas l’objet d’une publication du vivant de l’auteur mais est publiée en 1993 dans l’anthologie Cinquante ans d’occupations, à travers la retranscription de la version radiophonique de 1939. Il s’agit donc d’un état intermédiaire de la causerie entre les premières versions sur scène et le film de 1952. Le texte publié se fonde ainsi sur un document génétique, proche du scénario qui institutionnellement n’est qu’un brouillon de l’œuvre définitive, le film.

8Toutefois, ce n’est ni au cinéma, ni à la télévision, ni au théâtre, ni même en DVD que la majorité du public a aujourd’hui accès à ce film documentaire, mais sur la plateforme Youtube. Les vidéos extraites de Ceux de chez nous sont mises en ligne en 2009, par deux youtubeurs peu connus Luc Édouard et Paul Augustin76, (même si Luc Édouard compte tout de même 1000 abonnés et comptabilise à ce jour 1'636’485 vues contre 384 abonnés et 360’697 vues pour PaulAugustin76). Dans cette configuration, l’appréhension du film est modifiée puisque les vidéos sont classées par artistes, sous forme des citations courtes de l’œuvre intégrale. Les vidéos comprennent l’introduction causée de Guitry puis l’archive proprement dite, dans un format très court : elles durent respectivement 2 minutes 40 pour Octave Mirbeau, 4 minutes 10 pour Anatole France, 1 minutes 53 pour Edmond Rostand et répondent peut-être aux exigences d’un temps resserré d’une société contemporaine en proie à une crise de l’attention. L’archive, par cette voie, trouve un nouveau lieu d’exposition numérique, gratuit et librement accessible. Elle rejoint une vaste « biblio-vidéothèque11 », selon l’expression de Gilles Bonnet, qui archive des « millions d’expressions littéraires12 ». Ce format d’extraits indépendants renforce l’impression que le film n’a pas d’unité en lui-même, mais se donne comme une succession de films-portraits autonomes.

9Ceux de chez nous a ainsi connu de multiples supports de diffusion et de conservations, qui rendent compte de la difficulté à fixer définitivement son statut d’œuvre. Si la forme filmique du documentaire se conçoit comme le support de référence, ce n’est toutefois pas le medium le plus directement accessible. Aussi, sa récente diffusion sur la toile le ramène de façon régressive à son statut d’archive, qui vaut moins pour elle-même que pour le discours qu’il véhicule sur les artistes. Or ce document est bien un discours critique, la photographie d’une réception, celle de Guitry lisant et regardant trois écrivains. Son discours fige-t-il un patrimoine qui préexiste ou définit-il de nouvelles lignes de force ?

Un album cinématographique : figer un patrimoine

10Le film affiche sa fonction de conservation, au sens muséal du terme : il s’agit de proposer des « documents impérissables13 » sur les arts, parmi lesquels figure la littérature. Aussi, le terme d’« album » que l’on retrouve sous la plume du journaliste Alain Laubreaux parait particulièrement adéquat :

La soirée se termine par Ceux de chez nous, album d’hommages aux grands artistes que M. Sacha Guitry a connus et aimés. Il ne se lasse pas de le feuilleter et nous, de notre côté, nous ne nous lassons pas de revoir ces portraits animés et d’écouter celui commente leur survie miraculeuse avec amour à la fois et esprit14.

11C’est un ensemble fragmenté qui recueille des souvenirs photographiés par Guitry auprès de plusieurs artistes de renom.

12Cet album cinématographique contribue à l’immortalité des artistes et se constitue en monument nécrologique. Les images paraissent enregistrer certains protagonistes du film peu avant leur mort. Bertrand Tillier souligne ce témoignage funèbre qui rend omniprésent le thème de la mort :

L’ambition de Guitry cinéaste parut d’autant plus audacieuse à la critique qu’il était parvenu à recueillir la trace d’êtres qui, pour la plupart, étaient âgés et diminués et qui, pour certains, semblaient aux portes de la mort. […] Le visage de Mirbeau portait les traces de la maladie qui l’emporterait bientôt. Anatole France paraissait vaguement infantile en faisant des pâtés à l’encre. […] Au fil des projections, alors que l’acteur Antoine serait le seul à survivre (il mourrait en 1943), Guitry ne cesserait plus d’ajouter dans ses commentaires des anecdotes sur les circonstances de la disparition de ses modèles, au point d’évoquer « la mort qui danse autour des vivants » 15.

13Ainsi, l’évocation de Mirbeau est nimbée de ce discours nécrologique « trente-cinq ans après sa mort16 ». Guitry résume la conversation filmée mais muette qui parle de maladie et de médecin puis poursuit par le récit dramatique de la mort de l’artiste :

Cette prise de vue a été faite quelques mois avant sa mort. Mirbeau, déjà, n’est plus le même homme. À cette époque, il prévoyait sa fin prochaine et il en parlait volontiers. Et cela nous torturait, Clémenceau, Claude Monet et moi, qui l’aimions tendrement. Il parlait de sa mort comme il parlait de toute chose avec une évidente curiosité et le plus vif intérêt. Et même il nous a dit un jour ceci : « C’est Robin qui me soigne ; alors je suis tranquille, je ne mourrai qu’à la dernière minute ». Il disait vrai j’en reste convaincu que le professeur Robin prolongea artificiellement sa vie pendant 12 heures au moins. Mirbeau était couché. Il me regardait fixement depuis une heure quand il fit un petit mouvement de la tête. Je m’approchai de lui et le pris dans mes bras, en me demandant ce qu’il pouvait bien désirer. Un instant plus tard, j’ai compris qu’il avait désiré mourir entre mes bras17.

14Ce discours dresse une photographie post-mortem18 qui accompagne les images animées de l’écrivain encore vivant. Le texte publié de Ceux de chez nous va plus loin dans cette évocation nécrologique puisqu’il s’accompagne du récit de l’enterrement d’Octave Mirbeau, absent dans la version filmique de 195219. Ce contraste révèle le pouvoir magique du cinématographe, machine à résurrection, capable de ramener à la vie les morts, comme l’annonce Sacha Guitry en début de film : « Et vous allez voir revivre un instant sous vos yeux douze admirables Français qui furent mes amis intimes et qui hélas, ne sont plus de ce monde20 ». On reconnaît dans le terme de « revivre » l’étonnement du spectateur de faire face à la magie du cinématographe, étonnement et admiration communément partagés par les contemporains. Ces discours démontrent une émotion spécifique suscitée par l’archive audiovisuelle, qui galvanise en quelque sorte les morts. Guitry fait part de ce sentiment nostalgique lorsque son père est montré à l’écran :

Pour terminer cet entretien sur les hommes les plus éminents de chez nous, voici mon père... Image fugitive, prise un matin chez lui, qui reproduit son visage et sa physionomie... Ce sont les seules images qui restent de mon père... Au début de ma causerie, je vous ai dit que ce film faisait revivre un instant ces hommes admirables et que j’ai tant aimés. Il me semble que j’ai dit vrai, puisque je sais qu’il m’est impossible de regarder, même un instant, l’image vivante de mon père21.

15Marcel Belvianes évoque cette impression dans son compte rendu publié dans Le Ménestrel : « Film bien émouvant, car il ne fait passer sous nos yeux que des morts (André Antoine excepté). Ces grands disparus […] sont tellement près de nous que nous croyons encore à leur présence réelle…22 ». Le film s’inscrit dans le genre de l’éloge funèbre dans un style nettement hagiographique, peu avare en superlatifs. Edmond Rostand est présenté comme l’écrivain « le plus célèbre, le plus éblouissant, le plus glorieux de notre époque23 », Anatole France comme un « merveilleux esprit24 ». Quant à Mirbeau, il est affublé d’une série d’adjectifs valorisants : « unique, inoubliable, irremplaçable25 ». Ainsi, le film se propose comme un monument en hommage à l’écrivain. La première image diffusée dans l’épisode consacré à Anatole France, après l’introduction, est un plan sur un buste sculpté de l’écrivain, manifestant l’intention commémorative du film qui entend dresser un film-tombeau. La monumentalisation de l’artiste est plus explicite encore lorsque la causerie transforme la chair en sculpture, pétrifiant par le cinématographe le corps de l’écrivain : « Il écrit… Sa main gauche est placée à plat sur le plateau. Mais si on pouvait isoler cette main, on croirait que c’est un moulage, le moulage étonnant de la main d’un prélat26 ». On voit également Edmond Rostand rédiger son poème à la Cathédrale de Reims mutilée par les Allemands, comme l’explique Guitry. L’analogie peut être faite entre écrivain et monument. Le réalisateur cite un vers du poème : « Ils n’ont fait que la rendre un peu plus immortelle27 ». Ne désigne-t-il pas dans le même temps son geste commémoratif qui ajoute à l’immortalité de l’écrivain dans un contexte où le génie français a été remis en question par la propagande allemande ?

16Le film se donne comme maître-mot de « conserver » les souvenirs des écrivains du siècle dernier, en dressant un monument et en les faisant entrer dans une collection muséale. Plusieurs critiques ont remarqué déjà que ce documentaire est écrit du point de vue d’un collectionneur d’art. Alain Boillat28 remarque que la scénographie du film repose sur une exposition d’objets de la collection de Guitry, sur la présentation d’un cabinet d’amateur, qui dispose sur la table d’écrivain des œuvres de Rodin. Bertrand Tillier identifie également ce modèle :

Dans Ceux de chez nous, à la manière dont Goncourt avait élaboré une visite-inventaire de chacune des pièces de sa maison d’Auteuil et des collections qu’il y avait rassemblées, Guitry se posa en intercesseur29.

17Y compris pour les écrivains, Guitry présente plusieurs pièces de sa collection : le manuscrit de Les Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau, la dédicace de ce dernier sur un exemplaire du Journal d’une femme de chambre, le mot rédigé par Anatole France lors du tournage30. Guitry insiste sur l’intérêt d’Octave Mirbeau pour les arts et suggère que les deux portraits à l’écran montrés en illustration de son discours sont deux objets de la collection de Mirbeau. Mais ne s’agit-il pas des peintures de la collection Guitry ? Le doute est permis. Ainsi, le film intègre une exposition muséale d’écrivains qui entrent dans la collection Guitry. Le dramaturge présente certains objets de sa collection : « Voici le manuscrit de sa pièce la plus fameuse Les Affaires sont les affaires qui primitivement s’appelait Vauperdu, manuscrit sans rature qui à la mort de Mirbeau entra chez moi31 ». La précision finale « entra chez moi » semble particulièrement décisive, car la maison de Guitry devient le point central de référence et non les maisons des écrivains qui sont présentés. Nous sommes ramenés d’extraits en extraits au bureau de Guitry, centre muséal à partir duquel se déploie sa collection d’archives visuelles. La maison-musée que l’on visite dans ce film est avant tout celle de Guitry, qui présente moins ceux de chez nous que ceux de chez lui, familiers qui sont venus lui rendre visite.

18Certes, nous sommes invités à faire une visite32 chez Anatole France et nous pouvons admirer la bibliothèque et le cabinet de travail de La Béchellerie, dans lequel nous apercevons sur le mur de fond quelques tableaux. Mais la visite est déceptive : la bibliothèque est en cours de rangement ; quant à la table de travail, elle ne présente pas les objets qui ont permis l’écriture des romans de France puisque, Guitry le précise, l’encrier est celui de la cuisinière. Pour Mirbeau, on ne voit l’écrivain qu’à l’extérieur et nous n’avons pas vraiment la confirmation que le tournage se fait chez lui, même si l’absence de précision le suggère. En revanche, pour Edmond Rostand, Guitry ne s’est pas déplacé, comme il l’explique en ces termes : « La prise de vue que voici a été faite dans le petit jardin d’une maison que j’avais Villa Dupont. Nous sortions de table ce jour-là – et Edmond Rostand, de la meilleure grâce du monde, voulut bien poser devant l’appareil33 ». Ainsi, les extraits contreviennent en partie au genre de la visite au grand écrivain34, exception faite du portrait consacré à Anatole France, présenté de façon plus conventionnelle. Guitry n’adopte pas toujours l’attitude de disciple qui se rend chez le maître mais s’affirme à égalité et à hauteur de ces hommes, en tant que confrère, notamment avec Mirbeau ou Rostand. Ces distinctions, entre France et Rostand, peuvent s’expliquer par des questions de génération : Rostand est plus proche en âge de Guitry que France. La patrimonialisation qu’opère le film est donc double puisqu’il permet à la fois de proposer une exposition sur trois écrivains comme une visite chez Guitry, devenu le descendant de ces trois génies du siècle précédent.

19Guitry collecte des pièces de musée, mais recense également les anecdotes et les mots d’esprits des écrivains qu’il a côtoyés. Alain Boillat remarque que l’on entend « un discours émaillé de mots d’esprits35 ». De même, la réception journalistique apprécie l’« enchantement de propos pétillants d’esprit, de remarques incisives, d’hommages fervents venus du fond du cœur, d’anecdotes piquantes et de mots caractéristiques rapportés, avec piété36 ». Le cinéaste compense en partie l’absence de lecture des œuvres par la conversation avec les écrivains, conversation qui témoigne de leur agilité avec les mots. En outre, dans l’introduction du film, Guitry désigne l’activité de « faire des mots d’esprit » comme le propre de l’écrivain, car si Praxitèle sculpte, Rembrandt dessine, Mozart joue, Voltaire, quant à lui, « fai[t] des mots d’esprit37 ». Par conséquent, malgré l’affichage didactique du film, nous remarquons que le propos plaisant de Guitry ne nous permet pas d’apprendre quoi que ce soit – ou sinon incidemment. On entend par exemple au détour d’une phrase qu’Edmond Rostand a écrit Cyrano à l’âge de vingt-neuf ans, et que Mirbeau avait titré son livre initialement Les Affaires sont les affaires Vauperdu. Mais le narrateur du documentaire ne cherche aucunement à produire une biographie d’auteur. Aussi constitue-t-il ces évocations à partir de citations et d’anecdotes, dans un style léger, qui se veut divertissant, suivant l’art aristocratique de la conversation. La visite chez Anatole France fait le récit des traits d’esprit, exemplaires de l’intelligence et de l’ironie de l’écrivain :

Or, ce jour-là, bien entendu, Monsieur France a dit des choses ravissantes, puisqu’il a parlé. À une jeune femme qui entrait chez lui et qui lui déclarait : « Oh, Monsieur France, comme vous avez bonne mine ! » il a répondu : « Mais oui, mais si j’avais vingt ans, vous ne me le diriez pas. » Puis, se tournant vers moi, il ajouta : « Comme c’est triste d’être vieux ! C’est triste parce que, voyez-vous, on peut en somme faire les mêmes choses que quand on est jeune, seulement voilà, on les fait moins bien... »38.

20Lorsqu’il évoque Octave Mirbeau, Guitry restitue également une citation spirituelle : « La peinture, la peinture, vous ne savez pas ce que c’est que de la peinture, c’est de la vie privée39 ». Pour se hisser à la hauteur de ces prédécesseurs, l’auteur-réalisateur rivalise de remarques amusantes. Jouant sur les paradoxes et les antithèses, il intègre ses citations à l’anthologie qu’il constitue des bons mots d’auteur.

21Guitry use ainsi de tous les modèles qui permettent de conserver ensemble des fragments épars : le panthéon, le musée et l’anthologie de citations. Le film parvient par conséquent à décliner plusieurs genres : l’hommage funéraire, l’exposition muséale, le florilège de citations. Il superpose plusieurs modes de conservation : la pierre car c’est un buste ou une cathédrale en hommage au écrivains, l’institution puisque Guitry présente la collection de sa maison-musée, enfin le livre qui recueille les mots d’esprit.

Guitry, quatrième génie littéraire ?

22Si cette fonction conservatoire est si prégnante, c’est que le réalisateur semble tourmenté par la question de la pérennité, de la postérité et de la survivance de l’œuvre. Dès l’introduction, il aborde le thème du vieillissement et de l’héritage, s’inquiétant des modernisations qui saccagent les œuvres de Molière :

Si nous pouvions projeter sur l’écran Molière lui-même en personne jouant L’École des femmes ou Le Malade imaginaire nous pourrions réprimer certaines pantalonnades et certains sacrilèges qui se sont perpétrés jadis ou récemment dans le but insensé de rajeunir des chefs d’œuvre qui pourtant ne vieilliront jamais. L’article 227 du code pénal qui prend sous protection les jardins publics devraient également sauvegarder les chefs d’œuvre40.

23Sacha Guitry, lui-même vieillissant en 1952, s’inquiète de vieillir en littérature, de devenir obsolète. Il projette dans le documentaire ses propres angoisses d’écrivain sur des artistes de la Belle Époque, dont il interroge la postérité.

24Guitry, bien qu’écrivain, adopte la posture du critique et du lecteur durant le documentaire, en discutant, voire même en polémiquant sur le génie littéraire des écrivains qu’il a sélectionnés. Il défend nettement ses choix, dans une argumentation qui suppose un adversaire qui n’est pas nommé : est-ce le temps, la postérité ou l’opinion publique qu’il combat ? Il reste par exemple très vague et général dans le portrait d’Edmond Rostand lorsqu’il fait part du débat sur l’échec et la réussite d’une pièce :

On aime à discuter d’une pièce dont la réussite littéraire et pécuniaire est considérable car la haine et l’envie ne perdent hélas jamais leur droit. Et cependant, il est également inexact de prétendre qu’une pièce est fatalement mauvaise parce qu’elle remporte une victoire et fatalement bonne parce qu’elle ne réussit pas. Ce raisonnement est un raisonnement de raté. Or vous savez que les ratés ratent même leur raisonnement41.

25Bien qu’il ne dise pas spécifiquement qu’il parle ici de polémiques qui touchent Cyrano, nous devinons qu’il s’agit de l’ombre jetée sur le succès triomphal d’une telle pièce, toujours suspect d’être trop populaire. Pour Octave Mirbeau, le cinéaste s’adresse à ses détracteurs, que Guitry s’emploie à ridiculiser par un mot d’esprit : « Mirbeau aura passé sa vie entière à réparer des injustices. Et voilà bien de quoi le faire détester. Si j’avais en face de moi tous ceux qui n’aiment pas Mirbeau, je leur dirai : « vous croyez que vous n’aimez pas Mirbeau, ce n’est pas vrai, c’est lui qui ne vous aimait pas42 ». Le propos critique est particulièrement développé pour Anatole France, écrivain en voie d’oubli, incarnation de l’arrière-garde aux yeux des surréalistes43. Toute la visite est une démonstration de l’intérêt de la conversation d’Anatole France et de facto de son intelligence :

Car Monsieur France est en train de passer ce fatal fichu quart d’heure que toute génération suivante prétend infliger aux grands hommes qui n’ont pas eu pour elle assez de considération. Peine inutile et temps perdu car vouloir le mettre à l’index, c’est le montrer du doigt, dès lors, c’est l’indiquer ! Une bibliothèque où ne figurerait pas l’œuvre d’Anatole France serait boiteuse et elle pencherait du mauvais côté44.

26La mention de la bibliothèque fait écho aux images qui montrent France rangeant sa bibliothèque. Ainsi, la trivialité de cette scène anodine devient hautement symbolique : le documentaire opère un rangement dans la bibliothèque des lettres françaises, en réparant les torts de la postérité qui oublie Rostand, Mirbeau, France et même Guitry. Le texte publié de Ceux de chez nous comporte des réflexions similaires à celles que l’on trouve dans le film, notamment dans l’introduction, beaucoup plus longue que celle que l’on peut entendre au début du documentaire. Le scénario de sa causerie en devient un petit essai critique sur la réception des artistes en France et sur la maladie de la reconnaissance :

Je sais bien que nous avons, nous Français, beaucoup de peine à admettre l’immortalité des hommes qui vivent en même temps que nous. Et vraiment c’est dommage ! […]
Nous sommes enclins toujours à discuter les nôtres, et si notre tempérament nous pousse à prédire volontiers de l’avenir à ceux qui nous plaisent, ils cessent assez brusquement de nous plaire le jour où nos prophéties se sont réalisées. […]
On accepte l’idée qu’un homme sans valeur peut gagner de l’argent, mais qu’un homme de valeur parvienne à s’enrichir, on ne le lui pardonne pas !
Sitôt en somme que sa valeur devient palpable, elle devient douteuse aux yeux des médisants45

27Pour autant, et malgré le tour argumentatif de ses propos, la critique demeure sceptique quant à ses choix. Émile Mas écrit : « Sans doute, on peut ne pas partager toutes ses idées, ses admirations ou ses dédains, il dit ce qu’il pense loyalement46 ». De même, Lucien Rebatet dénonce l’académisme de sa sélection anthologique pour les lettres : « M. Sacha Guitry s’en remit respectueusement pour les lettres, le théâtre, la musique, aux annuaires des académies47 ».

28Guitry se reconnaît dans les postérités paradoxales de ses prédécesseurs : populaire, auteur de satire à succès qui fait grincer des dents la critique, le dramaturge use du documentaire pour répondre à ses propres détracteurs. Alain Boillat analyse également le documentaire dans ce sens : « en faisant le portrait des grands hommes pour lesquels il semble nourrir une sincère admiration, Sacha Guitry entend bien se hisser à leur niveau et rétablir ce qu’il juge être une erreur d’appréciation de ses contemporains à son égard48 ».

29Malgré ces failles, que Guitry reconnaît lui-même, il n’en demeure pas moins que ces trois hommes de lettres constituent pour le dramaturge des gages de sa légitimité d’auteur. Guitry affiche fièrement les marques de reconnaissance de ses aînés. La dédicace de la main d’Octave Mirbeau sur l’exemplaire Les Affaires sont les affaires définit son ami comme « seul auteur dramaturge de son temps ». Le mot d’Anatole France vaut également comme lettre de recommandation à la postérité : « Mon cher Sacha, je vous devrai le funeste présent de l’immortalité. De tout le papier que j’ai barbouillé dans ma vie, ce feuillet seul traversera les âges. Qu’il porte à la postérité la plus reculée le témoignage de l’estime et de l’amitié que j’ai pour vous. Anatole France49 ». Le récit de la mort de Mirbeau, outre le souci de rapporter une anecdote, lui permet de s’affirmer comme continuateur et héritier du dramaturge, qui l’adoube littéralement en expirant dans ses bras.

30On mesure aujourd’hui l’entreprise paradoxale de se présenter comme le quatrième génie de cette série d’auteurs. Guitry ne peut qu’entériner une image vieillissante de lui-même et de son œuvre. Louis Aragon écrivait à la mort d’Anatole France : « Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé50 ». Aussi n’en vient-il pas plutôt à se discréditer en se donnant pour modèle des génies surannés ? Guitry entre dans un cortège d’oubliés à la suite d’Anatole France tenu pour « l’écrivain le plus insulté de France51 ». Le centenaire de la mort de Mirbeau est d’après Pierre Michel oublié par le ministère de la Culture52. Quant à Edmond Rostand, dramaturge qui résiste le mieux au passage du temps, mais dont l’œuvre se réduit peu ou prou à Cyrano de Bergerac, est tenu pour un génie de l’anachronisme. Ainsi, la préface d’Edmond d’Alexis Michalik, qui a redonné une vitalité à l’œuvre de Rostand, est exemplaire de cet imaginaire vieillissant : « Ce jeune auteur, vingt-neuf ans seulement, écrivant des alexandrins romantiques à l’époque de Feydeau et Ibsen, déjà dépassé, donc, anachronique, ringard, dont la calvitie avancée trahissait son appartenance à une époque révolue, ce jeune homme, auquel personne n’aurait pu prédire un avenir glorieux avant le 27 décembre 1897, allait devenir mon héros53 ». Quelle peut-être dès lors la postérité de Guitry à la suite d’une telle généalogie ? Sans surprise, Fabienne Darge déclare dans un article de 2007 paru dans Le Monde que son « théâtre a vieilli54 ». De même, Florence Fix constate que « la postérité retient son nom, mais pas son œuvre », que son théâtre souffre « d’une forme d’indignité littéraire55 », qui s’explique autant par sa « sur-exposition » d’auteur que par la superficialité de ses mots d’esprits ou ses compromissions pendant l’Occupation.

31Ainsi, Sacha Guitry ne se contente pas de photographier un état de l’art, figé pour l’éternité sur la pellicule. Il entend faire un manifeste qui permet de modifier la réception d’auteurs qui sont pour lui injustement traités par les nouvelles générations. L’œuvre audiovisuelle entend animer l’image des écrivains, c’est-à-dire faire évoluer leurs représentations, leur place dans le canon. Ce dialogue entre passé et futur, entre les morts et les vivants, pose fondamentalement la question : les œuvres littéraires sont-elles condamnées au vieillissement ? De ce fait, les archives audiovisuelles de la littérature paraissent être des instruments centraux pour élaborer des analyses sociologiques et leur épistémologie relève, à mon sens, de ce champ du savoir.