Colloques en ligne

Sylvain Dreyer

Filmer Jean Genet

Filming Jean Genet

1Essayer de dresser un état des lieux exhaustif des documents audiovisuels où apparaît l’écrivain Jean Genet nécessite de faire la part entre les documents originaux des années 1980 et leur reprise sous forme d’archive dans les années 1990 et 20001. Les documents originaux sont rares et Genet paraît soucieux sa vie durant de se tenir à l’écart des circuits médiatiques. Sa vie et son œuvre sont en effet paradoxalement marquées par le silence – ou plutôt par un double silence. Silence littéraire, d’abord : sa carrière se divise en deux périodes d’intense créativité (cinq romans et une pièce, Les Bonnes, publiés entre 1944 et 1949, puis trois pièces publiées entre 1956 et 1961) qui alternent avec deux périodes de silence presque total, de 1949 à 1955, puis de 1962 jusqu’à sa mort en 1986 – son grand livre terminal, Un captif amoureux, étant publié post mortem. Silence médiatique ensuite, ou du moins une défiance exacerbée à l’égard des médias, en particulier audiovisuels : il leur consacre plusieurs développements critiques dans Un captif amoureux qui prend des airs, comme l’écrit Michel Deguy, de « guerre avec la médiatisation des médias2 ». Pourtant, dans la dernière période de sa vie, en 1982 et en 1985, Genet accepte de participer à trois grands entretiens filmés : un entretien avec le metteur en scène Antoine Bourseiller (1982), un entretien avec le journaliste Bertrand Poirot-Delpech (1982), et un entretien pour la BBC intitulé Saint Genet et mené par Nigel Williams, écrivain et traducteur de la pièce Haute surveillance (1985). Trois entretiens donc : un chiffre somme toute modeste pour un écrivain vivant à l’ère médiatique.

2Pourquoi Genet accepte-t-il à la fin de sa vie ces projets audiovisuels qui lui font courir le « risque du dialogue3 » ? Pour répondre provisoirement, disons que plusieurs critiques ont noté que l’œuvre de Genet semble dessiner un trajet qui va du monologisme au dialogisme, passant du roman au théâtre, puis à une sorte de révélation de l’altérité dans le court texte « Ce qui est resté d’un Rembrandt4 » et à une série d’interventions politiques à partir de 1968. Ces interventions politiques, à quelques exceptions près, ainsi que la retranscription des trois entretiens qui nous intéressent, sont publiés par Albert Dichy dans L’Ennemi déclaré5, volume qui fonctionne presque comme le tome 6 des Œuvres complètes publiées par Gallimard à partir des années 1950. La lecture de ce volume indique d’ailleurs elle-même une progression. Afin de populariser les causes qu’il soutient, celle des Black Panthers et celle des Palestiniens pour l’essentiel, Genet met en œuvre une véritable stratégie d’exposition qui va crescendo : aux discours lors de meetings succèdent des articles et des préfaces, puis des interviews accordés à la presse écrite et pour finir les trois grands entretiens filmés. Enfin, il apparaît que ces trois entretiens dessinent eux-mêmes une dernière évolution par rapport aux entretiens accordés précédemment à la presse écrite. Jusqu’alors, Genet privilégie les interventions strictement politiques, à l’exception d’une interview assez désinvolte avec Madeleine Gobeil en 1964. Ainsi, il n’hésite pas à rappeler durement à l’ordre les journalistes qui essayent de l’entraîner sur le terrain biographique ou littéraire, comme l’indiquent l’entretien avec Hubert Fichte en 1975 et l’entretien avec Rüdiger Wischenbart en 1983. Dans les trois grands entretiens filmés, Genet tresse désormais le fil politique avec un fil autobiographique et un fil littéraire. Ces entretiens prennent ainsi une valeur testamentaire, ce qui explique qu’ils soient régulièrement cités dans les documentaires consacrés à Genet qui ont été réalisés depuis sa mort.

3Ces entretiens permettent-ils une autre intelligence des problèmes esthétiques et politiques posés dans les textes de l’écrivain ? La possibilité de voir et d’entendre Genet nous apprend-elle quelque chose que la simple transcription ne saurait révéler ? D’un côté, Genet balance devant la caméra entre sa méfiance envers l’image audiovisuelle et l’urgence de porter un témoignage à la fois politique et personnel – ou, pour le dire mieux, il louvoie entre la prise de contrôle et le sabotage du dispositif qu’est l’entretien filmé avec le grand écrivain. D’un autre côté, le lecteur a l’occasion de faire l’expérience de l’énonciation particulière de Genet, une énonciation qui annonce d’une certaine manière l’économie d’écriture du Captif amoureux : ces entretiens peuvent donc aussi être vus et entendus comme de véritables moments de création. Se pose enfin la question de la circulation des images : les émissions et les documentaires consacrés à Genet après sa mort révèlent des attitudes contrastées, entre servilité et liberté, par rapport aux images originales qui sont devenues, entretemps, des images d’archive.

Contrôle et sabotage

4L’entretien avec Antoine Bourseiller et l’entretien avec Bertrand Poirot-Delpech sont réalisés dans le cadre d’un projet de film pour la collection « Témoins ». Cette collection de « vidéo-livres » est créée par l’actrice Danièle Delorme et comporte une vingtaine de documentaires évoquant des écrivains ou des artistes6. Danièle Delorme déclare à propos de cette collection : « Je remplis une mission de service public. (…) Je veux proposer une encyclopédie vivante des gens qui décident de notre époque7 ». Rapidement, l’entreprise tourne à l’échec financier et s’arrête. L’entretien avec Antoine Bourseiller, ainsi que diverses séquences d’illustration, est tourné durant l’été 1981 à Delphes (images de Denis Gheerbrant) puis au Moulin de la Guéville, la maison de Danièle Delorme et Yves Robert, à l’automne 1982 (images de François About). L’entretien avec Michel Poirot-Delpech est réalisé lui aussi au Moulin de la Guéville, le 25 janvier 1982. L’entretien avec Nigel Williams est tourné durant l’été 1985 pour l’émission « Arena » de la BBC. Ces trois documents montrent de façon saisissante l’attitude ambivalente de Genet par rapport à l’exercice de l’interview.

5Son obsession du contrôle se manifeste par le choix des interlocuteurs, du lieu et du cadre, ainsi que par ses indications au moment du montage. Selon les informations livrées par Antoine Bourseiller8 et Denis Gheerbrant9, ainsi que selon les notes d’Albert Dichy dans son édition de L’Ennemi déclaré10, Genet donne à l’origine à Danièle Delorme son accord pour un projet de « poème cinématographique autour d’écrits de moi11 ». Danièle Delorme confie le film à Antoine Bourseiller, qui est un ami de Genet depuis sa mise en scène du Balcon au Théâtre du Gymnase de Marseille en 1969. Des conversations préalables permettent de préciser les thèmes abordés, puis les réponses sont préparées par écrit et dites de mémoire par Genet, ce qui permet une maîtrise parfaite du propos et de la forme filmique. L’opérateur peut ainsi, par exemple, opérer des zooms à des moments prévus à l’avance pour mettre en valeur certaines phrases, comme le montre le zoom final qui vient souligner la dernière phrase prononcée par Genet. Au cours du tournage, Genet se montre si exigeant que Bourseiller décide de se retirer du projet, qui est terminé par Denis Melca (lequel est crédité au générique comme producteur exécutif). L’écrivain participe ensuite activement au montage des cinq heures de rushs avec la monteuse Danièle Noyon : il décide de privilégier les entretiens par rapport aux séquences illustratives. Il sélectionne les extraits lus par des comédiens entre les séquences de témoignage et les images qui les accompagnent, en particulier les plans de Mettray qu’il aimait beaucoup et une citation du documentaire d’Ernst Scheidegger sur Giacometti12.

6L’entretien avec Bourseiller manifeste surtout de la part de Genet un souci de contrôle de son image publique, souci qui relève de l’entreprise autobiographique, comme l’indique l’affirmation qui ouvre le film : « Je ne vois pas pourquoi je me passerais sous silence, je suis encore celui qui me connaît le mieux. » L’écrivain dramatise d’emblée la dimension testamentaire de l’entretien, le deuxième plan correspondant à un carton qui assène ironiquement : « Sauf ses livres, on ne sait rien de lui, non plus que la date de sa mort, qu’il suppose prochaine. » Cette manipulation in articulo mortis du matériau autobiographique réapparaît dans la conclusion de l’entretien avec Poirot-Delpech et dans l’entretien pour la BBC, dans lequel Genet répond à Nigel Williams qui l’interroge à propos de ses activités présentes : « Je répondrai comme Saint Augustin à propos du temps : “J’attends la mort.” ». Cette manipulation boucle en quelque sorte la boucle, par-delà la période théâtrale et la période politique de Genet, avec ses premiers romans qui, en tant qu’autobiographies fantasmées, relevaient tous, sauf Querelle, de l’autofiction.

7Cependant, par-delà ce souci de maîtrise, Genet cède souvent à la tentation de saboter l’entretien en cours, par l’attitude frontale qu’il adopte à l’égard de ses interlocuteurs. Si l’entretien avec Bourseiller est plutôt un monologue, dans la mesure où on ne voit jamais et où on n’entend presque jamais Antoine Bourseiller, l’entretien avec Poirot-Delpech et celui avec Nigel Williams sont de véritables dialogues. Dans ces deux cas, les monteurs donnent à voir des champs-contrechamps entre Genet et l’intervieweur (dont les questions sont filmées a posteriori) qui prennent une valeur oppositionnelle : le dialogue se transforme ainsi en duel. Les échanges avec Poirot-Delpech sont particulièrement violents, même si celui-ci affirme plus tard que les moments de relâche entre les prises étaient amicaux13. Il est clair que Poirot-Delpech, depuis 1951 journaliste au Monde où il assure notamment la critique théâtrale entre 1960 et 1972, et futur académicien (il est élu à l’Académie française en 1986), est considéré par Genet comme un représentant du public bourgeois et de la presse honnie. En témoigne notamment cet échange :

Genet : Je crois que je mourrai encore avec de la colère contre vous.

Poirot-Delpech : Et de la haine ?

Genet : Non, j’espère que non, vous ne la méritez pas.

Le journaliste se souviendra d’ailleurs, à l’occasion de la mort de Genet, de cette rencontre, qu’il décrira en ces termes :

Le regard noir que me lance son œil bleu, c'est celui qu'il devait adresser à ses juges, naguère. Quand il me dit « vous », pas question de me retourner, c'est toute la société qu'il vomit à travers moi, et moi à travers elle. Je suis le « tortionnaire » dont il a volé la langue pour échapper à la loi immonde. Il y a de la haine dans sa voix, feutrée de grande gentillesse, mais de la haine quand même14.

8Néanmoins, Poirot-Delpech se révèle comme un interlocuteur pugnace, capable d’embarquer Genet sur le terrain littéraire et de le confronter à ses contradictions politiques. De même, dans l’entretien avec Nigel Williams, Genet s’emporte contre son interlocuteur : « Je suis en colère, je suis en train d’entrer dans la norme, je suis en train d’entrer dans les foyers anglais, et ça ne me fait pas plaisir. »

9Au-delà de ces échanges, il apparaît tout au long des entretiens avec Poirot-Delpech et avec Nigel Williams que Genet tente de déstabiliser l’intervieweur de diverses manières : refus de répondre, question retournée, négation abrupte, réponse elliptique ou ironique. Il déploie une stratégie systématique d’auto-dévaluation quand il est question de l’importance de son œuvre, de son influence sur d’autres écrivains… et de l’intérêt de l’entretien lui-même. Ainsi, il lance à Poirot-Delpech : « En fin de compte, que signifie ce film ? À quoi sert-il ? Je me suis exposé devant vos yeux, vos oreilles. Et finalement il n’en sort rien. » De même, il assène finalement à Nigel Williams : « Tout ce que nous avons fait ici, c’est du mauvais théâtre. » Déjà, il affirmait dans l’entretien avec Bourseiller : « Ma vie s’achève, j’ai soixante-et-onze ans, vous avez devant vous ce qui reste de tout ça, (…) c’était pas grand-chose. » Cette stratégie du sabotage aboutit à un veto final permettant à Genet de bloquer la diffusion des entretiens. L’entretien avec Bourseiller est publié seulement sous la forme de « vidéo-livre » en 1982 et sa diffusion sur FR3 a lieu le 21 avril 1986, soit sept jours après la mort de Genet. De même, l’entretien avec Poirot-Delpech n’est finalement pas intégré au film initial, à la demande de Genet. Il est finalement édité séparément dans une VHS de la collection « Témoins » intitulée Dernières paroles de Jean Genet en 1986, là aussi après la mort de l’auteur. À cet égard, l’entretien avec Nigel Williams constitue une exception, ce que souligne la voix over qui annonce le scoop à l’ouverture du film : « Genet has never before been interviewed for a major TV network15 ». La tension à l’œuvre dans les trois entretiens entre contrôle et sabotage, entre affirmation et négation, est remarquable. Elle peut être rapprochée du Captif amoureux, livre qu’elle annonce d’une certaine manière et qui est gouverné par le même mouvement double d’écriture et d’effacement.

Oralité et création

10Le spectateur de ces entretiens peut ainsi avoir la sensation d’assister à l’élaboration orale d’une nouvelle poétique. Interrogeons à présent le lien qui s’opère dans les entretiens et leurs transcriptions entre l’image, la voix et le texte. Albert Dichy propose dans L’Ennemi déclaré une transcription de l’entretien avec Bourseiller et de celui avec Nigel Williams. Ces deux transcriptions, malgré leur qualité, méritent d’être interrogées : certaines phrases sont omises et on note quelques erreurs. L’entretien avec Poirot-Delpech constitue un cas légèrement différent : le journaliste a proposé une transcription fidèle pour la publication de l’entretien dans Le Monde (supplément du 20 avril 1986), celle-là même qui sera reprise dans L’Ennemi déclaré, alors que le montage de 1986 élague le propos. Quoi qu’il en soit, et c’est la loi du genre, ces trois transcriptions ne rendent pas précisément les hésitations, les silences, les variations de vitesse, bref le grain de la voix de Genet. Comme le notait Roland Barthes, la transcription implique une opération d’« embaumement », de « perte du corps », voire de « castration16 ». Elle ne saurait non plus restituer la gestuelle, les jeux de regards et les sourires amusés qui accompagnent les provocations de Genet.

11À un autre niveau, poétique celui-là, les deux entretiens avec Bourseiller et Poirot-Delech – réalisés avant l’expérience du massacre de Chatila (16-18 septembre 1982) qui déclenche chez Genet une nouvelle (im-)pulsion scripturale aboutissant au Captif amoureux – ont ceci de fascinant qu’ils semblent contenir en germe ce volume ultime. Ils sont d’abord l’occasion d’une élaboration des thèmes qui seront retravaillés dans l’article « Quatre heures à Chatila17 » et dans le Captif : quelques phrases des entretiens y sont même reprises textuellement. Certains thèmes peuvent paraître anecdotiques, comme la pilosité des Panthères ou la métaphore selon laquelle « les Noirs sont comme des caractères noirs sur une page blanche ». D’autres sont capitaux, comme le thème de la méfiance des Palestiniens envers les cameramen et celui de l’articulation problématique entre élection amoureuse et adhésion politique. De plus, ces documents filmés permettent au lecteur de faire l’expérience de l’énonciation particulière de Genet, une énonciation lente et précise qui annonce en quelque sorte d’un point de vue formel la tension inhérente au Captif entre la lenteur (recherche de la précision au moyen notamment d’épanorthoses et de réécritures) et la fulgurance (projection d’une phrase labile échappant à la lourdeur de l’expression politique18). De même, le tropisme de la négation finale de l’entretien évoqué plus haut se retrouve dans la conclusion du Captif, ouvrage qui s’efface lui aussi in extremis : « Cette dernière page de mon livre est transparente19. » Enfin, si ce livre relève globalement du témoignage, certaines séquences sont strictement autobiographiques, ce qui représente une inflexion majeure dans l’œuvre de Genet, qui se caractérise par un malaise constant à l’égard de l’expression autobiographique, phagocytée par l’écriture fantasmatique dans ses romans, puis délaissée ensuite. Ces entretiens peuvent donc être envisagés comme autant de laboratoires de création favorisant une libération de la parole autobiographique.

12Allons plus loin : il serait possible d’envisager ces entretiens comme des créations filmiques à part entière, des créations à mettre au compte de Genet. On le sait, l’écrivain mène une activité cinématographique discrète tout au long de sa carrière, lui qui a réalisé le film Un chant d’amour en 1950 et rédigé une dizaine de scénarios. Dans les trois entretiens envisagés, il devient littéralement metteur en scène, en concurrence avec les véritables réalisateurs du film. Dans l’entretien avec Bourseiller, il se livre à un important travail d’écriture et de montage, comme nous l’avons vu plus haut, mais le cas le plus intéressant à cet égard est sans conteste l’entretien avec Nigel Williams. Dans plusieurs séquences métadiscursives, Genet tente de court-circuiter l’intervieweur comparé à un « flic ». Il propose même à l’équipe technique de renverser le principe de l’entretien : « [Cette nuit,] j’ai rêvé que les techniciens de ce film se révolteraient. Assistants à une prise de vues, à la préparation d’un film, ils n’ont jamais droit à la parole. Comment ça se fait ? » Il force alors Nigel Williams à interviewer ses collègues et à leur demander d’expliquer pourquoi ils n’éprouvent pas la nécessité de se débarrasser de l’intervieweur et de l’interviewé. Le montage respecte d’ailleurs cette injonction : il intègre un contrechamp filmé a posteriori montrant l’équipe médusée et il cite opportunément l’extrait d’une mise en scène du Balcon, plus précisément la scène des photographes transformant les Figures en allégories du pouvoir, au début du neuvième tableau. Par ce renversement, Genet propose une mise en scène alternative et transforme le genre normé qu’est l’entretien avec un grand écrivain en modèle de déconstruction critique.

13Ce geste n’est pas sans rappeler deux collaborations antérieures avec des cinéastes militants pour la production de documents de contre-information réalisés à l’époque en soutien au Black Panthers Party. Le premier de ces documents, Genet and Black Panthers, est la déclaration filmée en 1970 pour le Film Audio Service par Peter Davis, futur réalisateur en 1974 de Hearts and Minds, un documentaire dénonçant la guerre du Vietnam. Le second est le film réalisé par Carole Roussopoulos en octobre 1970. Genet avait alors accepté de prononcer une déclaration télévisée en faveur d’Angela Davis. Cette déclaration est filmée par un réalisateur travaillant pour la télévision – qui n’est autre que Jean-Daniel Pollet : on a vu mieux comme « flic ». Elle devait être diffusée lors de l’émission d’Antenne 2 L'Invité du dimanche produite par Pierre André Boutang du 1er novembre 1970, consacrée à l’écrivain-peintre-musicien Cyrus Rezvani, qui avait demandé de donner carte blanche à Genet. Méfiant envers l’ORTF, Genet sollicite son amie Carole Roussopoulos, pionnière de la vidéo militante avec son groupe Video Out, afin qu’elle filme son intervention en même temps que l’équipe mandatée par Antenne 2. La comparaison des deux films offre un exemple rare dans l’histoire du cinéma engagé, où la vidéo militante exerce directement un contrôle critique sur les représentations du média national : l’information officielle est directement confrontée à – et mise en abyme par – la contre-information. Double ironie de l’histoire : la diffusion des images tournées par Pollet, jugées trop subversives, ne sont pas intégrées à L’Invité du dimanche ; les images sur pellicule destinées à la télévision sont aujourd’hui très détériorées, alors que les images de la bande vidéo ont traversé les années sans dommage. Dans cet exemple comme dans le cas des trois grands entretiens filmés, Genet apparaît comme un véritable metteur en scène de la mise en scène télévisuelle, s’appropriant et détournant ce qui pouvait apparaître comme une banale concession à l’ère médiatique.

Circulation des images

14Ces trois entretiens ont une influence majeure sur la plupart des documentaires et émissions réalisés après la mort de Genet, en tant que source et en tant que modèle formel. Devenant images d’archives, ils sont systématiquement cités par les films ultérieurs. D’ailleurs, l’entretien avec Nigel Williams citait déjà les plans de Mettray figurant dans l’entretien avec Bourseiller. Ce premier entretien fonctionne également en tant que modèle formel, par sa construction obéissant au principe du montage alterné, chaque séquences d’interview appelant une séquence illustrative basée sur la combinaison d’extraits de textes lus en voix over par des comédiens et d’images variées : Funambule et statues grecques du Louvre, Atelier d’Alberto Giacometti et œuvres du sculpteur, Le Journal du voleur et Miracle de la rose associés à des images de Mettray, et enfin lecture par Genet d’une note inédite sur les Palestiniens accompagnée par des photographies de Bruno Barbey20. Symptomatiquement, tous les films postérieurs à la mort de Genet mobilisent la même structure de montage faisant alterner récit biographique et lecture des textes de Genet. Au sein de cette production, il convient de distinguer deux attitudes à l’égard des images séminales de Genet, qui se mettent à fonctionner comme des arguments ou images d’autorité.

15Une première série de films relève du documentaire biographique. Le diptyque de Michel Dumoulin, Jean Genet le vagabond 1910-1944 et Jean Genet l’écrivain 1944-1986, est particulièrement rigoureux. Le scénario de Michel Dumoulin et Albert Dichy propose un découpage chronologique qui reprend le livre d’Albert Dichy et Pascal Fouché, Jean Genet - Essai de chronologie 1910-194421. Le film fait un usage modéré des images d’archive : chacun des trois grands entretiens est cité une seule fois, afin d’éviter que le film ne s’enferme dans l’image et la parole de Genet. Ces images sont contrebalancées par de nombreuses autres images d’archives – notamment l’adaptation par Dumoulin lui-même des Bonnes pour TF1 en 1985 et des images des répétitions de la première mise en scène des Paravents comportant des interviews de Roger Blin, Jean-Louis Barrault et Maria Casarès, extraites de l’émission Pour le plaisir du 13 avril 1966. Ce diptyque comporte aussi une riche collection de photographies et de documents issus de l’lMEC, et les interviews de nombreux témoins de premier plan de la vie de Genet : des éditeurs (Paul Morihien et Marc Barbezat), des amis (Jean Marais, Roland Dumas, Angela Davies et Leyla Shahid) et des spécialistes de l’œuvre (Edmund White, Jacques Derrida, Bernard Dort et… Bertrand Poirot-Delpech). Un cas similaire est offert par le film de Michel Van Zele, La Passion selon Jean Genet, réalisé en 1995, film qui appartient à la collection « Un siècle d’écrivains » dirigée par Bernard Rapp pour FR3 entre 1995 et 2001. Si cette collection de plus de deux-cent-cinquante films comporte des perles, le film consacré à Genet est assez décevant. Il cite massivement les trois grands entretiens (dix extraits, ainsi que la séquence consacrée à Giacometti de l’entretien avec Bourseiller) et comporte peu d’interviews originales, à l’exception de celles de Marc Barbezat et d’Edmund White. Le réalisateur y ajoute plusieurs mises en scène d’un symbolisme assez kitsch, par exemple un lit d’hôtel couvert de roses censé évoquer la mort de Genet. Enfin, les quelques émissions télévisées consacrées à la vie de Genet citent elles aussi systématiquement les grands entretiens, particulièrement celui mené par Poirot-Delpech22.

16La deuxième série est constituée par des documentaires récents qui portent sur un aspect particulier de l’œuvre de Genet et qui parviennent à s’émanciper des trois grands entretiens. Gilles Blanchard, dans Genet, le contre-exemplaire (2010), propose plusieurs lectures au présent des textes de Genet par des marginaux : prisonniers, sans-papiers, homosexuels et travestis, avec une intéressante idée de mise en scène, le visage de chaque lecteur étant recouvert par un livre-masque. Ce documentaire comporte un extrait unique, rapide (dix secondes) et muet, de l’entretien avec Bourseiller. Michèle Collery, dans Jean Genet, un captif amoureux : parcours d'un poète combattant (2016) se limite elle aussi à une citation de l’entretien avec Bourseiller et de l’entretien avec Poirot-Delpech. Le film s’appuie sur des interviews de Leila Shahid et de spécialistes, sur la lecture d’extraits du Captif par Denis Lavant et sur la citation de nombreuses images d’archive issues de films engagés qui reconstituent l’effervescence politique de l’époque, notamment Black Panthers d’Agnès Varda (1968) et Ici et ailleurs de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (1976). De manière plus radicale, Richard Dindo signe avec Genet à Chatila (1999) un film complexe qui est à la fois une enquête sur les lieux qui ont inspiré Un captif amoureux (Beyrouth et la Jordanie) et une « lecture cinématographique » du Captif par Mounia Raoui, une actrice qui joue son propre rôle. Dindo refuse catégoriquement l’image d’archive et le récit biographique, qui est remplacé par une structure en anamnèse. Le film commence sur la tombe de Genet, alors que la majorité des films précédents se terminent au cimetière de Larache, pour remonter à 1982, le temps des massacres de Chatila, puis à 1970, l’époque des séjours de Genet sur les bases palestiniennes de Jordanie. Ce choix indique une réelle intelligence du texte : il s’agit de restituer à l’écran la dimension proprement proustienne du Captif.

Goût et plaisirs de l’archive

17Les trois entretiens accordés par Genet dans les dernières années de sa vie à Antoine Bourseiller, Bertrand Poirot-Delpech et Nigel Williams font éprouver au spectateur un plaisir ambigu. Plaisir naïf d’abord : celui de voir Genet et d’entendre le grain de sa voix par-delà sa mort, c’est-à-dire depuis l’endroit qu’il considérait comme le lieu littéraire par excellence. Plaisir pervers aussi : celui procuré par le sabotage obstiné des entretiens et le constat que le contrôle imposé par Genet à ses trois interlocuteurs continue à s’exercer sur certains documentaires réalisés après sa mort, documentaires qui ne peuvent pas ne pas citer les grands entretiens. Surprise de l’archive, enfin : il y aurait un quatrième « grand entretien », intitulé Ich bin 73 und lebe nicht in Nostalgie et réalisé par Hans Neuenfels, pour la chaîne allemande WDR en 1984. Je n’ai pas réussi à le localiser jusqu’à présent. Le fantôme de Genet rôde encore.