Colloques en ligne

Christophe Labaune

« L’écriture n’est jamais son propre miroir » : la littérature dans les archives audiovisuelles du Collège de France

"Writing is never its own mirror": literature in the audiovisual archives of the Collège de France

1Le Collège de France conserve dans ses archives une collection de documents audiovisuels, tant sur supports numériques (CD, DVD, disques durs et serveurs) que sur supports analogiques. Ces derniers furent produits de 1931 au début des années 2000 et sont d’une grande variété (bobines de films 16 ou 32 mm, bandes magnétiques, cassettes audio, etc.). En janvier 2023, environ un millier de ces documents ont été numérisés, dont environ une moitié est diffusée via la bibliothèque patrimoniale numérique Salamandre1 (518 fichiers audio, 47 vidéos). Cela doit être comparé aux plus de 12 000 documents sonores et vidéos qui sont publiés à travers le canal institutionnel sur les différentes chaînes YouTube de l’établissement2. En regard de la production contemporaine, issue de la captation systématique des cours, séminaires, conférences et colloques qui ont lieu au Collège de France, le volume des archives peut sembler modeste.

2Certes, l’usage de l’audiovisuel comme outil scientifique a été précoce au Collège de France. D’abord parce que ce fut un lieu d’élaboration des technologies de l’image animée : travaux pionniers d’Étienne-Jules Marey et de son assistant Georges Demenÿ dès les années 18803, innovations d’Antoine Magnan4 dans les années 1930 puis d’Étienne Étienne Œhmichen. Ensuite parce que d’autres professeurs ont vite saisi l’intérêt de saisir le mouvement dans des domaines autres que la physiologie ou l’étude de phénomènes biologiques, comme en témoignent les films tournés en 1931 par l’ethnomusicologue Arnold Adriaan Baké sur demande de l’indologue Sylvain Lévi. Ces captations mettent en scène le prêtre népalais Siddhi Harsa Vajracarya effectuant des danses rituelles et des mudras5, auparavant connus sous la forme statique de dessins et peintures. Puis, des professeurs, de même que certains auditeurs, se sont appropriés les différents matériels pour enregistrer les cours (parmi ceux-ci : bandes magnétiques ¼ de pouce, cassettes audio, DAT).

3La différence de volume n’a toutefois rien d’étonnant si l’on se penche sur les usages institutionnels de l’audiovisuel. La diffusion des innovations s’est faite au Collège, comme dans de nombreux autres lieux, progressivement, la création de contenus audiovisuels étant d’abord réservée à des événements importants justifiant l’emploi de technologies onéreuses. Il est éloquent, à ce titre, que la plus ancienne vidéo proprement institutionnelle soit celle du discours de l’administrateur Joseph Bédier inaugurant les festivités du quatrième centenaire du Collège de France, en 19316. Rien de moins qu’un jubilé. Il faut attendre les années 1980 pour voir la réalisation d’enregistrements réguliers, qui ne concernent là encore que des événements particuliers (telles que les leçons inaugurales et les conférences extraordinaires) et se font dans le cadre de partenariats (avec le CNRS et le CNED) afin de mutualiser les coûts. Ce n’est que depuis le début des années 2000 que tous les cours, séminaires, conférences et autres événements font l’objet d’une captation audio ou vidéo suivie d’une mise en ligne sur le site du Collège, sous réserve de l’accord des professeurs et des intervenants. La baisse des coûts ainsi que la création de canaux de diffusion aisément accessibles et à fort potentiel d’audience ont permis la systématisation progressive des enregistrements, ouvrant un nouveau régime de production des archives, où le document original est le point de départ d’une multitude de reproductions réelles ou virtuelles. Désormais, et notamment parce que les conditions techniques de conservation du numérique impliquent la réplication, l’archive naît de sorte à être reproduite, comme l’analysait déjà Walter Benjamin à propos de l’œuvre d’art en 1939 : « l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproduite » (Benjamin, [1939] 2007, p. 20). Avouons-le : au milieu de toutes ces archives, celles de la littérature n’offrent guère de différence par rapport aux autres, du moins dans le cas d’une approche phénoménologique. Qu’en est-il donc de leur contenu ?

Les archives audiovisuelles de la littérature au Collège de France : état des lieux

4Les enregistrements audio et vidéo de la littérature au Collège de France sont pour le moins disparates, mais un premier état des lieux laisse supposer un réel intérêt. Plusieurs modes de requêtes sont possibles sur le site Salamandre : recherche plein texte (y compris au sein même de certaines vidéos, grâce au sous-titrage et aux transcriptions timecodées) ; recherche avancée ; recherche par collection thématique (« Sciences humaines et sociales ») ou encore recherche typologique (collection « Audiovisuel »).

5Prenons la liste de la collection thématique. L’ordre chronologique corrobore l’idée d’une montée en charge des enregistrements des enseignements : d’abord exceptionnels, puis ponctuels et enfin systématiques. Le plus ancien, un enregistrement audio de Paul Valéry (chaire de Poétique, 1937-1945) réalisé en 1941, nous donne l’exemple de l’unicum en ce qu’il est le seul datant de cette période et le seul document sonore issu des enseignements de Valéry au Collège. En dépit de ce statut, ce document est traversé d’autres archives, comme en témoigne sa mise en regard récente avec les cours dactylographiés désormais publiés par William Marx, dont la datation précise a été permise grâce à d’autres archives, comme les registres de présence signés par le professeur à chaque leçon. L’écoute nous apprend par ailleurs beaucoup sur l’élaboration d’un cours, depuis sa naissance jusqu’à son terme. La linéarité de la lecture s’efface au profit « d’une conversation familière avec les auditeurs et les fidèles » (Marx, 2023, p. 10). On y expérimente directement l’exercice d’une pensée « en train de se faire », à l’image de la devise du Collège de France7. Les archives s’éclairent les unes les autres et se nourrissent ; « en s’incorporant le savoir qu’on déploie à son sujet, l’archive s’augmente, elle s’engrosse, elle gagne en auctoritas » (Derrida, [1995] 2008, p. 109). Elle rejoint ainsi une cohorte composite de documents – charge à l’exégète de faire les ligatures entre toutes ces pièces, car en définitive, « seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces » (Pérec, [1978] 2017, p. 7).

6Autre « littéraire » qui attire le regard : Georges Blin (1917-2015), professeur à la chaire de Littérature française moderne (1965-1988). Sur ses 23 années de cours, à peine 19 bandes magnétiques furent collectées, que ce soit dans les archives de la régie de l’institution ou dans celles de collaborateurs. Elles seront à terme complétées par 25 autres issus du versement par les ayants droit du fonds d’archives, en cours de traitement. À ce stade, il est difficile d’y voir autre chose qu’un complément aux manuscrits et surtout aux dactylogrammes des cours, beaucoup plus complets et reproduisant les cours in extenso. Il semble, bien que les archives ne confirment pas cela systématiquement, que les enregistrements furent réalisés dans le but d’une retranscription dactylographiée. La copie sonore est un outil permettant de revenir sur ce qui a été dit, de mettre en forme le cours parlé pour anticiper d’autres usages : rédaction d’un livre, préparation des résumés à publier dans L’Annuaire du Collège de France, etc. La captation s’inscrit dans une généalogie du texte, archive bifrons regardant simultanément vers les origines de la leçon comme son achèvement, et en direction de ses usages ultérieurs comme point de départ. À l’instar de l’enregistrement de Valéry, en regard du travail achevé, les archives audiovisuelles de cours apportent un supplément d’informations aux transcriptions, et sont univoques : s’il est possible de transcrire un cours à partir d’une bande magnétique, il est impossible de reproduire fidèlement la parole dite et disparue à partir de son écriture. On peut dès lors assigner aux dactylogrammes orphelins de leurs enregistrements le statut d’« apographe, qui désigne le premier témoin […] copié sur l’état initial » (Boureau, 2018, p. 61), ce que semble confirmer la présence des cours retranscrits de l’année 1968-1969, auxquels ne répond aucun enregistrement. On peut comprendre dès lors la frustration des chercheurs contraints d’étudier des ensembles relevant de typologies différentes, clairsemés, dont chaque archive est son propre original, sans toujours succéder matériellement à un ancêtre commun.

7Les archives les plus récentes soulignent les limites de la diffusion via deux canaux différents. En effet, si la plupart sont nativement numériques, il arrive que, pour certains professeurs, il existe une dualité technologique. Ainsi, les leçons inaugurales des professeurs Carlo Ossola8 et Michel Zink9, pour en rester au domaine littéraire, ont été enregistrées sur Betacam, puis numérisées et diffusées sur Salamandre, alors que d’autres de leurs cours ont fait l’objet d’une captation numérique et d’une mise en ligne sur le site institutionnel, multipliant ainsi les points d’accès pour un seul et même producteur. Devrait-on verser les documents les plus anciens sur le site institutionnel ? Dissocier la conservation des supports et de leurs copies numériques de leur diffusion n’est pas anodin, tant l’analyse audiovisuelle, et plus largement archivistique, entremêle approche phénoménologique et approche sémiotique (Bachimont dans Treleani, 2019). Cela entraîne inévitablement une réflexion sur le statut des archives, leurs rôles et leurs usages : empêcher les dispersements peut aussi être un gain de temps pour le chercheur grâce à la constitution de corpus exhaustifs, mais modifie l’approche phénoménologique. Par ailleurs, en ce qui concerne l’approche sémiotique, la plus-value du travail archivistique reste de proposer un enrichissement a priori des documents, comme la transcription suivie de la possibilité de faire des recherches en plein texte dans certaines vidéos, même si la génération automatique de sous-titres vient faciliter et simultanément concurrencer cet effort.

Les archives audiovisuelles de la littérature au Collège de France : état des non-lieux

8Que reste-t-il, dès lors, qui n’ait pu être diffusé ? Les chercheurs seront déçus d’apprendre que beaucoup d’archives n’ont pu être numérisées, et que celles qui l’ont été n’ont pas toutes été mises en ligne (environ la moitié). Pourquoi ? Le principal écueil est d’ordre juridique. Le droit d’auteur, qui régit les enseignements du Collège de France, est un droit sui generis, qui se décline en droit moral (droit à l’attribution, droit à l’intégrité de l’œuvre) et droit patrimonial (droits économiques). Si désormais les droits patrimoniaux sont « captés » en même temps que la parole, ce ne fut pas le cas des enregistrements antérieurs aux années 2000. Ils ont dès lors pu être transférés à des ayants droit autres que le créateur ou ses proches, comme ce fut le cas pour les archives de Roland Barthes dont une grande partie figure sur le site qui lui est dédié10, site dont sont partie prenante les éditions du Seuil. Cela soulève l’autre difficulté du droit d’auteur : l’existence de droits voisins détenus par des tiers comme les réalisateurs, les producteurs et, en l’occurrence, les éditeurs. Il est souvent complexe de démêler l’écheveau des droits, surtout dans le cas de documents édités. Si l’effet est nul dans le cas de Barthes, puisque la diffusion publique est permise, une telle situation ne correspond pas à la norme. Ce d’autant plus – il faut le rappeler – que le droit d’auteur comprend le repentir, et qu’il n’est pas rare de faire face, si ce n’est à des refus, du moins à des réticences à divulguer les enregistrements.

9En définitive, la situation des archives audiovisuelles constitue un cas limite de la production documentaire scientifique, qui se caractérise entre autres par la superposition de problématiques techniques, interprétatives et juridiques, qui sont autant d’obstacles à la mise à disposition du public de collections exhaustives. Les absences s’expliquent par plusieurs raisons : l’enregistrement n’existe tout simplement pas, il existe mais n’a pas été versé aux archives, ou, ce qui n’est pas rare, il n’est pas diffusable. C’est peut-être ce dernier cas de figure qui est le plus difficile à faire entendre. Car, si l’archiviste « ne renonce jamais […] à s’approprier un pouvoir sur le document » (Derrida, [1995], 2008, « Prière d’insérer »), la diffusion des documents reste sa priorité, et il n’est pas toujours évident de faire saisir que ce pouvoir implique aussi le respect d’un ensemble de lois et de règles, garantes par ailleurs d’une économie des archives scientifiques basée sur la libéralité et la confiance des donateurs. Il est donc primordial d’avoir à l’esprit que la création d’une archive, son inscription, n’équivaut pas à sa conservation, et que sa conservation n’est elle-même pas synonyme de diffusion. Manière de rappeler qu’en audiovisuel comme en littérature, « l’écriture n’est jamais son propre miroir11 ».