Colloques en ligne

Magali Nachtergael

Le phototexte engagé : de la rue au musée

The Committed Phototext: From the Street to The Museum

1Dans le cadre des écritures « sauvages » de la contestation, l’appareil photographique est un allié de choix pour documenter et archiver les traces des manifestations et slogans visibles lors de manifestation ou de vagues de revendications contestataires, que ce soit en ligne ou dans la rue (Black Lives Matter #BLM, Gilets Jaunes aussi désignés GJ, Nous Toutes #noustoutes en France). Ce dispositif implique deux médiums propres, d’un côté l’écrit, sous la forme d’inscriptions dactylographiées ou manuscrites, de l’autre, l’image photographique, soumise elle-même à des codes esthétiques et des réceptions spécifiques selon ses usages. Aussi, bien souvent, la photographie aura une fonction documentaire des écrits sauvages de la contestation tels qu’ils se perçoivent au cours de manifestations et souvent recueillis dans le cadre de l’information journalistique. Ce contexte, en apparence assez simple, est certainement le plus commun et évident pour identifier des formats photo-textuels de ce type. Aussi la tradition photojournalistique, et plus largement la photographie humaniste (Ferris, 2021 ; Bertail, 2021), a-t-elle collecté des images depuis un siècle, construisant un corpus iconographique politique et visuel dans lequel l’expression de la colère, de l’injustice voire de la vindicte occupent une espace symbolique important. L’historienne de la photographie Taous Dahmani a désigné ce genre photographique, images de slogans ou affiches, comme des « photographies verbales » (2021) dans le sillage des théories du texte et de l’image énoncées par Clive Scott (1994) et WJT Mitchell (1999). Plus largement, les photographies accompagnées de textes dans le cadre même ou en dehors de l’image peuvent être considérées comme des dispositifs à part entière, des « phototextes » — terme dérivé d’« iconotexte » (Nerlich, 1990) — par ailleurs extrêmement utilisés dans les médias de masse, systèmes d’information et dispositifs de médiation. Le phototexte est en effet un des formats aujourd’hui les plus répandus dans le monde moderne, encore plus à l’heure numérique des réseaux sociaux. Sa présence tant dans la vie sociale que le patrimoine muséal invite à interroger l’esthétique et la norme de l’écrit contestataire, selon ses contextes d’apparition.

Vers une nomenclature du regard ?

2Cette documentation de première main des écrits sauvages de la contestation vit sa première vie dans la presse d’information. Cependant, sa dimension pictoriale l’amène à traverser les espaces de diffusion et à se retrouver considérée dans un cadre esthétique, celui du musée ou de la galerie. Il en résulte un paradoxe, similaire au passage du document publié dans un journal au livre : l’image de la contestation se trouve transformée en objet esthétique, accroché aux cimaises et exposé à un autre public, qui vient consommer de la culture. Si les photographes choisissent de publier directement des images de contestation en livre (Losfeld, [1968] 2021 ; Cazier, 2022)1, certains formant des classiques du « photobook » et de la photographie humaniste (Evans et Agee, 1941 ; Berger et Mohr, 1982), le processus d’exposition suit une logique de visibilisation bien plus forte et, dans une certaine mesure, spectaculaire. Le dispositif en images de l’exposition a en effet sa propre logique muséale et aujourd’hui de surcroît, de communication. Parmi les expositions récentes marquantes des luttes, certaines prenaient des partis plus ou moins documentaires : à cet égard, Soulèvements (Didi-Huberman, Jeu de Paume, 2016) se situait du côté du curseur le plus esthétique, tandis que VIH l’épidémie n’est pas finie (collectif, 2021), du côté le plus documentaire, voire archivistique. Entre les deux, Images en lutte. La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974) (2018) ou Icônes de Mai 68, les images ont une histoire (2018) traitaient l’image historique dans sa fonction artiviste et son agentivité politique, avec une mise à jour des stratégies déployées pour augmenter l’impact et la visibilité des images produites dans ces contextes politiques. Comment aborder ces objets aux multiples facettes, et aux réceptions polymorphes, selon l’endroit de leur exposition et les discours qui les accompagnent ? À travers quelques exemples de déplacement d’images dans des contextes de publication au sens large (Ruffel, 2016), j’interrogerai la notion de « sauvagerie » des écrits, en la mettant en regard avec l’esthétique — ou esthétisation — de la contestation politique.

Images transférées, discours et contextes : rééquilibrer la balance sonore

3Afin de travailler avec des objets dits hybrides, à savoir mêlant textes, images, voire sons et spatialisation, j’ai pensé commode de forger un concept à utilité aussi longue que nécessaire, désigné comme « neolittérature » qui englobe écritures exposées, performées et numériques (Nachtergael, 2015). Le terme permet de ne pas hiérarchiser la valeur symbolique d’un trait particulier de l’objet néolittéraire, le support médiatique jouant un rôle aussi important que le contenu énoncé et son contexte de matérialisation. Dans cette perspective par exemple, le rap entre pleinement dans une écriture néolittéraire de la contestation, dans sa dimension multimédiatique (Béthune, 2003). Il ne s’agit donc pas de s’intéresser spécifiquement à la pragmatique de la poéticité, selon Maingueneau, même si cela reste une possibilité. Donc, si l’on se restreint dans un premier temps à la dimension pictoriale des expressions hors cadre, adressées, agentives, des écritures sauvages, on obtient un corpus varié de documentations des « écritures sauvages », sauvage étant entendu ici au sens de « hors la loi », comme les affichages sauvages, punis par la loi2. Ces inscriptions, destinées à disparaître sous l’action de l’ordre public, sont archivées par la photographie et re-diffusées en livre ou dans des dispositifs d’exposition.

4La vague de muséalisation des archives dans l’espace européen globalisé et l’« archival impulse » (« élan archivistique », Foster, 2015) dans le cadre des musées d’art contemporain (galeries et centres d’art compris) a permis de donner une place à ces objets à la fois esthétiques et historiques, voire de société, si l’on reprend les catégories muséales définies en muséologie traditionnelle, inspirée de Georges Henri Rivière (Gob et Drouguet, 2010, p. 43). On peut considérer ces transferts comme des circulations transmédiatiques du mur (dans la rue) au livre (Boidy, 2021) et du mur vers d’autres murs (ceux des musées), à la différence que la portabilité des messages et l’agentivité sociale est profondément modifiée par le contexte et les réceptions induites, par le public, la nouvelle temporalité des archives et les outils de médiation qui vont accompagner les images d’un nouveau discours. Ce transfert invite évidemment à interroger l’esthétique de la norme de l’écrit d’une norme contestataire, à une norme muséale, c’est-à-dire la plus institutionnelle possible. Un autre transfert accompagne son déplacement, à la manière d’une collection biologique, à savoir le passage d’une information chaude à une archive froide : les images opèrent un prélèvement, comme un herbier ou une collection entomologique, et naturalisent, à la manière des taxidermistes, des éléments visuels inscrits intentionnellement dans une interaction sociale forte. Le passage au musée se fait bien sûr au détriment de cette adresse et de l’intention d’une agentivité forte. Cependant, il n’en reste pas moins que le transfert apporte un autre type d’implication, qui est loin d’être sans effets.

5Tout d’abord, l’archive dans le musée confère aux écrits sauvages une dimension commémorative : ils deviennent signe d’un événement passé, faisant entrer le document dans une nouvelle logique mémorielle et discursive. Ce dernier autorise alors, grâce aux dispositifs déjà en place, une pédagogie de l’image par la médiation visuelle et une ré-historicisation, en dehors des enjeux politiques immédiats. Il n’en reste pas moins que le travail autour du discours implique un important geste de re-narration (Nachtergael, 2019) des événements sous un autre angle. Et cette re-narration génère une reconfiguration visuelle par des dispositifs spécifiques, organisés par un grand nombre d’intervenants, artistes, commissaires, chercheur·ses, conservateur·ices et occasionnellement, collectionneur·ses ou galeristes (Zapperi, 2016 ; Le Lay et al., 2015 ; Streitberger, 2005, p. 65-67). On peut par exemple s’intéresser au cas de l’exposition collective Thawra ! ثورة Révolution ! Soudan, histoire d’un soulèvement (2021), curatée par Duha Mohammed et Juliette Agnel, elles-mêmes artistes. Documentaires, vidéos, photographies avaient pour fonction de dresser un portrait partiel d’une révolution qui avait eu finalement peu d’écho en Europe, et dont la mémoire avait déjà été amputée d’une réception internationale. Une des images exposées de cette révolution politique et du soulèvement populaire a été prise par Muhammad Salah (photographe, 1993, Soudan), Sans titre. Il s’agit d’un manifestant vu de dos, portant une inscription écrite à la main sur son t-shirt. La légende-titre de l’image indique :

Khartoum, Soudan, 13 avril 2019. Un manifestant se tient sur la ligne ferroviaire centrale de Khartoum, qui fait alors partie de la zone du sit-in située près du QG de l’armée. L’inscription au dos de son t-shirt signifie : « Maintenant, je veux que tombe le gouvernement, c’est tout ».

6Comme l’indique Zoé Carle, le slogan est multisupport, multiforme (Carle, 2019, p. 135) et rejoint le graffiti dans les opérations d’archivages, comme « documents attestant d’une période troublée » (Carle, 2019, p. 265), soumis au risque d’une « collectionite » fétichisante (Carle, 2019, p. 266). Aplatissant certes, la photographie égalise l’archive par le médium, ce n’est pas le t-shirt qui est gardé dans le musée, mais l’image du t-shirt dans son contexte d’utilisation, sur un corps actif dans un environnement qui ne pourra plus être recrée ni reconstitué : l’image garde une trace de la fonction d’usage. L’ouvrage de Zoé Carle, abondamment illustré de photographies prises sur le terrain, indique aussi la nécessité de co-présence du photographe et des écrits qui fait œuvre de témoignage direct. La lecture du slogan par le photographe opère également un prélèvement subjectif, partiel, doté d’une valeur métonymique qui doit être augmentées d’autres petites tesselles pour former une mosaïque historique et mémorielle visuelle signifiante. Ce qui donne au slogan sa puissance supplémentaire, et sa portée symbolique, c’est le support qui le tient : pancarte brandie par un corps, t-shirt qui habille et épouse le corps du manifestant et l’emmène dans la ville aux yeux de toutes et tous, mur qui maintient l’inscription en place, comme une stèle inamovible. Le musée, dans sa vitrification des archives vivantes, fonctionne à la manière d’un équaliseur : il faut réadapter la balance pour adapter le bruit aux espaces des cimaises, et à la chambre d’écho qu’elles représentent.

Archives muséales et art conceptuel engagé : la lutte féministe sort des collections

7L’entrée du photojournalisme dans les fonds muséographiques est un phénomène ancien, et l’exposition de photographie documentaire une tradition établie, voire largement dominante3. Pilar Aymerich i Puig (1945) est une photographe et photojournaliste catalane, qui a reçu le prix Creu de Sant Jordi en 2005. Manel Armengol (1949) est un photographe barcelonais. En 2021, le Museu Palau Solterra (Catalogne) expose Manel Armengol et Pilar Aymerich dans une exposition intitulée Interseccions (2021) qui documente les luttes féministes des années 1970 en Catalogne. L’exposition suit le principe de la mise en avant d’un regard d’une singularité, selon le principe muséal bien connu de la figure « héroïque » de l’artiste, modéré cependant par la confrontation « à l’intersection » de deux regards, femme et homme photographe.

8L’affiche de l’exposition montre en gros plan une femme portant un enfant et arborant une pancarte-slogan « Joc també soc adultera » [moi aussi j’ai commis l’adultère] (1973), en référence aux manifestations pour la dépénalisation de l’adultère. Elle met au premier plan un « Moi aussi » (« joc també » en catalan) qui s’ancre directement dans l’actualité féministe du mouvement lancé en 2007 par Tarana Burke, travailleuse sociale africaine américaine et relancé à la suite de l’affaire Weinstein en 2017 sur les réseaux sociaux. Femmes formant le triangle en signe de ralliement féministe, graffiti « a mujer violada picha cortada » (selon la loi du talion, « une femme violée, une queue coupée »), rassemblement devant la prison de femmes, les images historicisent des gestes, pratiques et enjeux qui font directement écho avec les manifestations féministes des années 2020, des colleuses de rue et des hashtags #metoo #balanceton… sur les réseaux sociaux. Le fait de montrer dans un espace muséal, dans une temporalité longue, loin des débats médiatiques, des rassemblements directement liés à des avancées sociales, n’a pas une agentivité politique vive et directe sur l’opinion publique : ce geste de muséalisation et de monstration inscrit l’actualité et les images dans une histoire longue et documentée, qui justifie mutuellement action politique dans le temps immédiat et mise en exposition dans le temps long. Comme le fait remarquer Mona Gérardin-Laverge « C’est en slogant qu’on devient féministe4 » (Gérardin Laverge, 2018), et c’est en documentant la pratique qu’elle acquiert aussi une dimension matrimoniale. Cette dernière se fait dépositaire d’une tradition politique mais aussi d’un discours régulièrement minorisé ou mis en péril dans le temps de ce que l’on a pu appeler les « vagues féministes » depuis les années 60, vagues caractérisées métaphoriquement par des reflux et autres backlashs réguliers.

9 Cependant, l’espace muséal produit lui-même ses propres phototextes engagés, certains reprenant l’esthétique artiviste de la lutte au sein même de l’institution5. L’artiste Laura Aguilar, états-unienne d’origine mexicaine (1958-2018), propose dans une série Access + Opportunity = Success (1993, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh) une hybridation de l’esthétique de l’art conceptuel, et notamment des séries définitoires de Joseph Kosuth, avec de nouvelles équations spécifiquement énoncées du point de vue de l’artiste femme issue de minorité. Le détournement de la sérialité photographique conceptuelle se situe au niveau de la substitution du discours abstrait et philosophique des statements, et de la figure de l’artiste qui rappelle sa propre situation au sein de l’institution. En introduisant le contexte de monstration dans l’image et une critique institutionnelle, la rue n’entre certes pas au musée, mais le discours contestataire y est bien présent, introduit clandestinement dans le cadre policé de la marie louise soigneusement biseautée. L’équation semble simple, mais elle est écrite à la main sur des morceaux de cartons déchirés, ce qui tranche avec la géométrie régulière de l’art minimal et conceptuel, parfaitement adaptée à l’esthétique du white cube et de ses accrochages au cordeau. L’écrit sauvage est certes encapsulé dans un cadre, mis sous verre, mais n’en contient pas moins une violente charge contre le sexisme institutionnel qui frappe, et encore plus dans les années 1990, les femmes artistes minoritaires. Derrière le panneau mal façonné, le corps qui tient le message ne répond pas aux normes elles aussi canoniques d’une beauté très normée pour l’appareil photographique. Par comparaison, on peut penser justement au succès de Vanessa Beecroft et de ses performances avec des femmes mannequins, avec des corps répondant parfaitement aux exigences visuelles de l’industrie de la mode, et se frayant une voie dans le succès de l’art contemporain. Corps non conforme, message écrit à la main sur un matériau pauvre, l’ironie du message est cinglante face aux œuvres qui ont occupé le devant de la scène durant des années dans les galeries et musées.

Mouvement d’égalité des droits et la nécessité d’une re-narration collective

10De la même façon, le fonds Charles « Teenie » Harris (1908-1998), photographe du Pittsburgh courier, honore le travail quotidien d’un photographe qui a documenté la vie africaine américaine de Pittsburgh. Le texte autour des images se fait véritable vecteur d’une histoire de la photographie humaniste qui n’a pas eu lieu dans les institutions, trop focalisées par le regard des photojournalistes héroïques de guerre (Robert Capa) et de « l’instant décisif » (Henri Cartier Bresson). Plusieurs des images de Charlie Teenie Harris impliquent, et l’origine journalistique le justifie, beaucoup de texte, comme par exemple le portrait de Daisy Curry (1963). La légende a pu être utilisée dans la version originale pour la presse (« Concern — Shown above is Mrs. Daisy Curry, who is deeply concerned about the future of 7-month-old Terrence and her five other children » [Inquiétude - Ci-dessus, Mme Daisy Curry, très préoccupée par l’avenir de Terrence, 7 mois, et de ses cinq autres enfants]) et figure sur le cartel accompagnant le tirage musée ou encore en documentation de la version numérique. Le titre de l’image, tel qu’indiqué sur le cartel est le suivant: Daisy Curry feeding bottle to Terrence, holding a protest sign reading “Do your Children live like this in Squirrel Hill? We are still humans not animals” in small bedroom [Daisy Curry donne le biberon à Terrence, tenant une pancarte de protestation « Vos enfants vivent-ils comme ça à Squirrel Hill ? Nous sommes encore des humains, pas des animaux » dans une petite chambre] (1963). Le cartel fournit la date, août 1963, le contexte de publication le Pittsburgh Courier, 17 août 1963, de mécénat et de conservation Heinz Family Fund, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh. Ici le titre de l’œuvre intègre directement le contenu du texte de protestation, un écrit sauvage destiné à passer dans la presse, à faire passer un message visuel de la part d’une population qui n’est pas écoutée, pas entendue. Cette manière de « hacker » les supports de publication par des discours a bien sûr été popularisée à l’heure des réseaux sociaux et du grand partage des images en ligne : une image contenant un message circule mieux qu’un message seul. Elle représente une technique privilégiée pour diffuser des discours dans des espaces inaccessibles à ses locuteurs, ou sans écho. Là encore, la conservation du fonds Charles Teenie Harris et sa mise en valeur dans le contexte du musée opère une amplification non seulement du travail du photographe mais aussi des sujets de prédilection qui étaient les siens, à savoir sa propre communauté à Pittsburgh. Une autre image emblématique de Harris, Protesters, including Byrd Brown and Judge Henry Smith, outside of U.S. Steel building (juin 1966), s’inscrit pleinement dans la stratégie de visibilité du mouvement des droits civiques et pour l’égalité, tout en s’articulant avec une documentation d’une communauté au quotidien sur plusieurs décennies : c’est donc dans une logique de réitération des images que leur force est consolidée socialement, comme des étais posés dans l’antichambre de la conversation sociale.

11Il faut dire que le musée est dépositaire de bien des responsabilités culturelles, notamment celle de construire visuellement une histoire collective. Le dépôt de l’œuvre de Fred Lonidier, I Like Everything Nothing But Union, 1983, au Carnegie Museum of Art, Pittsburgh, provient d’une commande du San Diego Imperial Counties Labor Council (AFL-CIO) : cette enquête sur les membres du syndicat, mêlant récits personnels et citations, est accrochée depuis plus de trente ans dans la salle du conseil à San Diego, mais existe aussi en version muséale, créant par un effet d’ubiquité une fenêtre vers l’espace politique du Labor Council.

12Cependant, cette archive muséalisée reste soumise à des impératifs historiques définis, esthétisants, méritent aussi de se confronter à sa partialité et la potentialité des histoires, ce que la chercheuse Ariella Aïsha Azoulay a fait dans son livre Potential History. Unlearning Imperialism (2019) exemplifié par une exposition, Errata, (2019-20). Elle y interroge à travers huit installations « la grammaire des archives photographiques ». L’installation Enough ! Claiming Rights présente sur le mur des images relevant d’un kit de l’Unesco, édité en 1950 en vue d’une exposition, présentant des images historiques et qui tracent une histoire officielle de la lutte pour les droits humains, à illustrant la « Universal Declaration of Human Rights » des Nations Unies. Placées dans des vitres perpendiculaires au mur, des images viennent apporter un contrepoint, de mouvements de protestation qui entrent en tension avec l’universalisme prôné par cette déclaration pourtant humaniste et pacifique6. L’installation critique très directement l’universalité du discours portée par les images et les textes, mettant en regard des objets en apparence anodins, mais qui viennent totalement subvertir l’histoire officielle et idéologique de la culture européenne impérialiste7.

13Le dispositif muséal peut-il être un espace de protestation ? La poétesse militante et théoricienne Audre Lorde déclarait : « l’outil du maître ne pourra jamais détruire la maison du maître », soulignant le paradoxe de la protestation au cœur même de l’institution et des systèmes de contrôle de pouvoir. Le musée, comme l’indique Azoulay, est aussi à travers la force de l’art, une des manifestations favorites du pouvoir impérialiste et de ses discours. Au risque de la fétichisation, de la vitrification, la notion d’écrit sauvage se déplace constamment : ce n’est pas tant le dispositif, la médiation, que le contenu du message lui-même qui contient une portée critique ou déviante qui fait mal. Car c’est bien le principe de l’écrit sauvage contestataire, provoquer une réaction vive et éveiller aussi dans la conscience un sursaut qui sera suivi, c’est le principe de l’agentivité, d’une action politique et réelle. Cependant, cette action n’est pas immédiate, et encore moins considérée comme légitime, loin de là : le rôle du musée, dans les liens qu’il est capable de tisser entre histoire et présent, a là toute son utilité. Montrer une réalité historique dans le présent, discuter des points de vue, faire communiquer l’intérieur et l’extérieur de l’enveloppe muséale est certainement un des enjeux contemporains les plus stimulant des « opérateurs » artistiques aujourd’hui. Il n’en reste pas moins un lieu éminemment politique, et les actions des Guerrilla Girls comme plus récemment de Just Stop Oil en témoignent, où le pouvoir façonne par la culture une image de la communauté qu’il représente. Aussi, entrer dans le musée n’est pas une panacée, il faut pouvoir en sortir, et les artistes utilisent stratégies et stratagèmes pour disséminer à partir de la centrale culturelle (galeries comprises) : catalogues, flyers, affiches, voire bonbons chez Felix Gonzalez Torres, contribuent à une culture plus participative, même si elle reste très contrôlée par l’institution elle-même. Aussi, l’archivisation des écrits sauvages de la contestation dans le cadre des musées ne représente qu’un état de sa conservation et des discours, à considérer dans un espace plus large et transitoire, où rue, institution, imprimé, publication numérique et conversations jouent un rôle critique et politique central dans l’écologie des luttes sociales.