Colloques en ligne

Zoé Carle

Les batailles graphiques de la Plaine — l’événement d’écriture entre espace physique et espace médiatique

The graphic battles of la Plaine - the writing event between physical space and media space

Le contexte : aménagement public et droit à la ville

1Fin octobre 2019, les habitants du quartier de la Plaine, situé dans le centre-ville de Marseille, ont assisté à la livraison de panneaux de béton de 2,50 mètres de haut, qui allaient ceinturer pendant plus d’un an la célèbre place Jean Jaurès. L’apparition de ce mur est l’aboutissement d’un conflit entre pouvoirs publics et riverains autour de l’aménagement de la place. La Plaine — de l’occitan le plan — autrement appelée place Jean Jaurès, est l’un des cent-onze quartiers de Marseille, et elle occupe une place remarquable dans l’imaginaire du centre-ville marseillais, de par sa taille, sa réputation de lieu mal famé, et par les usages populaires qu’elle abrite. Le quartier est ainsi constitué dans l’imaginaire de la ville en « région morale », telle qu’elle a été définie par Robert E. Park comme un espace de la ville « dans lequel les pulsions vagabondes ou refoulées, les passions et les idéaux s’émancipent de l’ordre moral dominant », un espace « dans lequel prévaut un code moral divergent ». (Park, 1915, p. 610-612) Adossée au cours Julien, célèbre pour sa vie nocturne, ses murs graffés et ses bars, la place est également réputée pour son marché populaire, attirant des clients de toute la ville trois jours par semaine. Le quartier est en outre associé aux pratiques artistiques urbaines de la jeunesse (tag, graff, hip-hop), à la vie nocturne et au petit trafic. Il s’agit enfin d’un quartier « politisé », où se trouvent de nombreux libraires et locaux associatifs, ancrés dans une histoire locale héritée de la Commune.

2Dans le cadre de l’opération « Grand Centre Ville », un projet de « requalification » et de « montée en gamme » de ce quartier a vu le jour, mettant au cœur de son dispositif la rénovation et l’aménagement de la place Jean Jaurès. Porté par la Société Locale d’Aménagement de l’Aire Métropolitaine (Soleam) et son dirigeant Gérard Chenoz, le projet a rencontré dès les premières annonces en 2015 des réactions hostiles. Ce conflit s’inscrit dans les nombreuses « batailles du centre-ville » (François, Vacher et Valegeas, 2021) qu’a connues la ville de Marseille dans le sillage des grands projets visant à transformer un cœur de ville populaire, « historiquement déserté par les élites économiques et politiques locales », où « les catégories populaires et immigrées sont surreprésentées, résidant dans un bâti ancien et partiellement dégradé » (ibid, voir aussi Baby-Collin et Bouillon, 2017). Depuis les années 2000, la municipalité sous l’égide de Jean-Claude Gaudin a multiplié les opérations dans le cadre d’un marketing territorial visant à faire de Marseille une destination touristique, tout en menant des politiques d’embourgeoisement des quartiers centraux (Belsunce, le Panier, Noailles, la Plaine, Opéra et le bas de la Canebière). Ces politiques urbaines de reconquête socio-spatiale du centre-ville se sont traduites par plusieurs grands projets de requalification urbaine, menés tantôt par la Ville tantôt par l’établissement d’intérêt national piloté par l’État, Euroméditerranée. Souvent menés de façon brutale, sans respecter les procédures de concertation, ces projets de gentrification du centre-ville de Marseille, par le vide ou par le projet, ont rencontré des résistances croissantes de la part d’habitants constitués en collectifs de mobilisation. Dès les années 2000, l’association « Un Centre Ville pour Tous » a documenté les pratiques illégales de la ville de Marseille et organisé des actions médiatiques et juridiques pour visibiliser ces pratiques et en protéger les habitants1.

3Les conflits entre aménageurs publics et habitants ont pris une autre tournure avec les effondrements meurtriers de la rue d’Aubagne le 5 novembre 2018, faisant huit victimes, et relançant les dynamiques de mobilisations collectives autour des questions de logement insalubre et plus largement de droit à la ville dans l’espace marseillais. Comme le rappellent Camille François, Kevin Vacher et François Valegeas : « [c]es affrontements politiques ne se limitent pas aux mobilisations contre le mal-logement ou celles de la campagne des élections municipales de 2020. Très divers, ce sont des conflits pour s’approprier le centre, définir son périmètre et redessiner les contours de son identité, porteurs de dimensions sociales, politiques, culturelles et symboliques. » (François, Vacher et Valegeas, 2021) C’est dans ce contexte que prend place le conflit autour de la place Jean Jaurès, entre la Soleam, mandatée par la mairie centrale, et les habitants du quartier, et en particulier le collectif de l’Assemblée de la Plaine.

Le mur, symbole et surface

4À partir de 2015, l’Assemblée de la Plaine, constituée en 2012 pour protester contre l’installation de la vidéosurveillance sur la place, a animé une lutte vivante dans le quartier pour contester l’imposition de ce projet et défendre un droit à la ville pour tous et toutes. Au-delà des points de friction majeurs qu’ont été la question du marché, le relogement des forains sur la nouvelle place et la préservation des arbres, c’est la question du devenir des usages publics et populaires de la place ainsi que celle d’un urbanisme contre ou sans ses habitants qui a été posée par l’Assemblée de la Plaine. Le conflit s’est en grande partie joué sur le terrain de la communication, par les mots et les images produites de part et d’autre, chacun disposant d’outils et de moyens de communication très différents. Si la Soleam s’est appuyée sur l’image dégradée d’un quartier « déviant » qu’il s’agissait de remettre en valeur — esthétique et financière — les groupes militants de leur côté ont cherché à faire exister l’image d’un quartier populaire et vivant, à même de participer à la co-construction du projet d’aménagement.

5L’Assemblée de la Plaine a ainsi animé une lutte polymorphe : aménagements « sauvages » de la place, réunions, ébauches de projets communs, fêtes populaires comme le Carnaval indépendant de la Plaine, tout en documentant et médiatisant le conflit2. De l’autre côté, la Soleam mobilise un registre argumentatif classique de l’aménagement public : esthétique, propreté, sécurité (Kokoreff, 1991 et 1992 ; Vaslin, 2021) produisant des arguments techniques et cherchant à dépolitiser le plus possible le conflit, sur le site créé pour l’occasion3, lors de réunions d’explication du projet et par la distribution de tracts et d’affiches.

6Après deux ans de conflits, à l’automne 20184, les tensions sont à leur comble alors que la concertation s’achève et que le chantier doit commencer. Face à la mobilisation, Jean-Claude Gaudin a en effet décidé de durcir le ton : des CRS sont mis à disposition pour détruire les équipements auto-construits et assurer la sécurité du chantier. Le 11 octobre se tient le dernier marché de la Plaine, le 16 les arbres gênant l’installation du chantier sont coupés sous les huées et la supervision de CRS. Il est également décidé qu’un mur de béton de 2,50m va être érigé tout autour de la place. Le 29 octobre, les premiers pans du mur sont installés, quelques jours avant les effondrements meurtriers de la rue d’Aubagne.

7L’histoire des écritures commence là où la lutte semble se terminer : avec un mur en béton suffisamment solide pour résister aux dégradations, qui va protéger du regard le chantier et entraver considérablement la mobilité des habitants du quartier, tout en constituant un support d’exposition extraordinaire dans un quartier du centre-ville. Ce dispositif répressif, installé sous haute surveillance policière, signe l’échec de la stratégie de communication de la Soleam, donnant en partie raison aux membres de l’Assemblée de la Plaine (voir figure 2) : il rend en effet tangible l’échec de la concertation et le caractère imposé du projet, en contradiction manifeste avec une stratégie de communication axée sur l’accessibilité d’une « grande place méditerranéenne, polyvalente, piétonne5 ».

8Le mur matérialisant de façon brutale le rapport de force inégal dans l’espace public, il requérait par contrecoup un registre de justification spécifique de la part de l’aménageur public. Suite à l’érection du mur, la Soleam distribue un tract dans les boîtes aux lettres des habitants expliquant que des street-artists vont investir l’espace du mur pour l’« embellir » le temps des travaux et servir de « support de communication sur le projet ». Ces deux projets resteront lettre morte car le mur dès son apparition, s’il signe la défaite politique, marque la victoire symbolique de l’Assemblée de la Plaine. Comme le souligne un graffeur du quartier : « ce mur appartient à la Plaine6 ».

9 Pour comprendre le projet — fou ? — de la Soleam, il importe de souligner à quel point ce quartier en particulier se situe au cœur du « gouvernement des graffitis7 » à l’échelle de la ville : le graff en tant que mouvement artistique est pleinement intégré à la vie du quartier et à son marketing touristique. Le départ entre les « bons » et les « mauvais » graffitis se fait sur l’appréciation de leur qualité artistique, qui détermine leur destin : ils seront alors effacés ou bien conservés, voire promus dans certains cas. Le quartier du cours Julien se trouve à l’intersection de ces pratiques semi-institutionnalisées — il fait partie avec le Panier des destinations touristiques des amateurs de street art8 — et des pratiques déviantes, offrant un paysage épigraphique doublement saturé : à la fois par la présence de ces fresques réputées artistiques, qui sont une marque visuelle du quartier, mais également par la profusion d’affiches, de tracts et de tags, qui sont le signe de son identité « contestataire ». Dans ce contexte de saturation, le mur a pu occasionner également un effet d’aubaine pour des scripteurs extérieurs au conflit, et tout particulièrement des novices en écriture.

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Illustration 1 : Carnavaliers déguisés en mur lors de la 20e édition du Carnaval de la Plaine, 10 mars 2019.

Photo Zoé Carle.

10Ce dernier a en effet offert un espace d’exposition à une multiplicité de scripteurs non autorisés, et cet espace s’est dès son apparition donné à voir comme signe et symbole. L’installation du mur a immédiatement convoqué d’autres murs tristement célèbres (Berlin, Gaza…), cristallisant un ensemble de connotations politiques négatives. La charge sémiotique était tellement évidente que cet espace non neutre a été immédiatement pris en charge comme signe et symbole, notamment lors de la 20e édition du Carnaval indépendant de la Plaine, donnant lieu à toutes sortes de créations et de déguisements, comme autant de variations sur le thème du mur (illustration 1). Le tout dans un contexte très tendu politiquement, suite à la crise qui a immédiatement suivi les effondrements du 5 novembre 2018 lorsque les arrêtés de péril et les évacuations d’immeuble se sont multipliés dans toute la ville, posant la question des délogements et relogements d’urgence à une échelle inédite. Au motif du mur est alors venu se surimposer le motif de la fissure, signe du délabrement et de l’abandon criminel d’un bâti ancien et de ses habitant·es.

Les écritures contestataires : des mobilisations au mur et retour

11 À partir d’octobre 2018 jusqu’à la fin de l’année 2019, date d’enlèvement des premiers tronçons, le mur a été le support d’un véritable événement d’écriture9 en synergie avec la dynamique des mobilisations locales et nationales de cette période. Son apparition concorde en effet avec les grandes manifestations contre le mal logement à Marseille, mais également avec le début du mouvement des gilets jaunes, tandis que l’année 2019 a été marquée par de nombreuses mobilisations à l’échelle nationale : mouvement climat, mouvements féministes, mobilisations syndicales contre la réforme des retraites, etc. À l’étranger, l’apparition du mur coïncide également avec le début du Hirak en Algérie à partir de décembre 2018, événement qui va trouver une résonance particulière à Marseille avec de nombreuses manifestations de soutien. Ces différents rassemblements physiques ont alimenté en retour les prises de parole graphiques et le mur de la Plaine s’est alors transformé en dazibao géant (illustration 2).

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Illustration 2 : Pan du mur de la Plaine, janvier 2019.

Photo Zoé Carle

12 Les écritures ont été massivement en rapport avec le conflit sur l’aménagement de la place et les effondrements de la rue d’Aubagne, les deux événements ayant été explicitement rapprochés par les scripteurs de la Plaine et plus généralement par les membres des collectifs mobilisés comme l’Assemblée de la Plaine ou le Collectif du 5 Novembre. De nombreux pochoirs, messages, affiches ont ainsi fait référence aux luttes du centre-ville mais également à d’autres collectifs mobilisés contre le mal-logement à l’échelle de la ville, en particulier dans les quartiers Nord.

13Ces prises de parole graphiques militantes doivent être comprises de façon dynamique avec les divers rassemblements et événements, festifs ou commémoratifs, qui ont émaillé l’année 2019. Le mur a ainsi été un espace d’affichage en amont des événements, un espace d’expression dans le temps des rassemblements et enfin un espace de commémoration de ces événements politiques à distance, par la pratique d’exposition de photographies de ces temps collectifs. La 20e édition du Carnaval de la Plaine a ainsi été annoncée plusieurs semaines à l’avance par un énigmatique compte à rebours exposé sous forme de collages : « J-51 j’ai 20 ans » (voir illustration 2). Le Carnaval lui-même a été l’occasion d’une intensification des actes graphiques sur le mur et dans l’ensemble du quartier. Le plus souvent réalisés à la bombe, en lettres cursives, ces messages relèvent d’un style contestataire propre aux manifestations (illustration 3) Enfin, l’événement a été rappelé plusieurs jours et semaines plus tard par l’exposition de photographies en noir et blanc tirées en grand format et collées sur le mur de la Plaine.

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Illustration 3 : Graffiti apposé en marge du Carnaval de la Plaine, place Carli, mars 2019.

Photo Zoé Carle.

14La multiplicité et la qualité des interventions graphiques témoignent des ressources créatives et matérielles dont disposaient les scripteurs/colleurs et en particulier ceux qui étaient liés à l’Assemblée de la Plaine. Ils ont contribué à faire du mur — puis du mobilier temporaire protégeant certaines installations — des espaces d’exposition artistique. En particulier, le tirage en grand format de photographies en noir et blanc ou en couleur a été remarquable : ces photographies prolongeaient sur le mur les images des moments conviviaux organisés par l’Assemblée de la Plaine ou bien des images spectaculaires des manifestations réprimées brutalement entre l’automne 2018 et l’hiver 2019 (illustration 4). Ces traces fantomatiques et nostalgiques de ce qui aurait pu être relèvent du témoignage, d’un registre tout uniment utopique et élégiaque. Le mur aura aussi été l’occasion de prolonger la rêverie collective sur un espace commun imaginé à plusieurs.

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Illustration 4 : Détail du mur de la Plaine, juillet 2019.

Photo Zoé Carle.

15La question du droit à la ville a été centrale dans cet événement d’écriture et entendu de façon multiple par les différents scripteurs et collectifs, féministes, militants du logement, gilets jaunes, mais également supporters de foot. À la fois par le contenu des graffitis et des réalisations graphiques multi-supports (tracts, affiches, photographies, réalisations plus importantes), des « messages », plus sûrement encore par la forme qu’ils ont pris, le simple fait d’apposer un message sur ce « mur de la honte » était déjà en soi un geste porteur d’une charge polémique.

16Les messages politiques ont été suscités par les rassemblements et de façon générale par les temps forts de la vie militante de ces groupes de multiples manières, ce qui a eu des conséquences sur les formes qu’ils ont prises — à la fois en terme de matérialité et de contenu des messages. Le graffiti de manifestation se distingue ainsi par son style humoristique et incisif, souvent par l’imitation d’une graphie d’écolier, qui accentue sa charge ironique et ses effets de connivence. Par contraste, les collages féministes, qui ont été nombreux sur le mur, ne sont pas liés à des moments de mobilisations. Leur forme est toute entière déterminée par l’exigence de lisibilité puisque leurs autrices entendent faire exister un problème public (les féminicides en particulier) dans l’espace urbain. La matérialité du message est en cohérence avec le style, où toute trace d’ironie est absente : celui-ci doit être direct, lisible par tout.e.s, à distance, et s’appuie souvent sur des données chiffrées. En contrepartie, l’exposition du message est plus lente que pour de simples graffitis à la bombe.

17Au-delà de ces écritures frontalement contestataires, le mur a également accueilli un grand nombre d’interventions graphiques faiblement politisées et/ou opportunistes : annonces de concerts, publicités pour des associations locales, interventions artistiques comme celles de l’école d’art de Marseille ont côtoyé sur les murs les créations de graffeurs débutants, tout comme des messages frontalement politiques. Professionnels de l’écrit, professionnels de la politique y ont ainsi côtoyé des novices de tous bords qui sont intervenus avec des formes et des medium variés : graffiti, writing, affiches, fresques, collages, stickers, créations artistiques. Il semble utile de le rappeler à ce point de la discussion car, à ne se concentrer que sur un seul type d’écrits, on risque de passer à côté d’un phénomène qui a été central dans cet événement d’écriture et qui pose la question de la réception de ces messages polysémiotiques dans un contexte de démultiplication des scènes pragmatiques.

Espace physique, espaces numériques : où et comment lit-on les écritures de rue ?

18 Le mur a été un carrefour à plus d’un titre : carrefour entre des scripteurs, des luttes, des pratiques artistiques, carrefour également entre espaces physiques et espaces numériques, carrefour entre des « formations discursives » relativement étanches, qui se sont côtoyées le temps que le mur a duré. Chaque intervention graphique relève d’une communauté discursive spécifique (Maingueneau, 1984), articulée à des espaces sociotechniques et en tant que telle soumise à des enjeux communicationnels distincts d’autres interventions mitoyennes. En d’autres termes, ces écritures réalisées originellement pour une foule, n’atteignent-elles pas aujourd’hui préférentiellement des publics10 ? Les écritures de rue, célébrées comme média local, renouant avec d’anciennes pratiques d’affichage de rue semblent ainsi articulées à des arènes discursives jouant sur plusieurs sites physiques de lecture, en continuité avec les espaces numériques.

19 Le cas des scripteurs issus du mouvement graff est emblématique de la modification des conditions d’écriture et de lecture des écrits de rue induite par l’arrivée de nouveaux outils de communication. Les graffeurs appartiennent en effet à une communauté d’écriture spécifique, née avant l’arrivée d’Internet, régie par un ensemble de règles tacites, qui constitue un espace discursif à lui seul, difficile à décoder pour le non-initié. La question de la valorisation de ces actes d’écriture du point de vue des graffeurs diffère considérablement du point de vue des administrateurs de l’espace public : le départ entre bons et mauvais graffitis ne se fait pas à l’aune d’un critère esthétique et des codes régulent de façon tacite les pratiques d’écriture. Cette communauté d’écriture est articulée à une sous-culture artistique, celle du mouvement graff et hip-hop, pour laquelle le caractère déviant, dangereux, de l’acte d’écriture est pourvoyeur de légitimité. Les contenus sont souvent des signatures collectives ou non, anonymes dans un certain sens, les blases, qui instaurent un rapport de connivence avec des lecteur.rices initié.es. Le fait de graffer par-dessus quelqu’un d’autre y constitue un geste d’hostilité manifeste (toyer), règle tacite sur laquelle s’appuient les commerçants du quartier faisant appel à des graffeurs reconnus pour éviter que le rideau de leur devanture ne soit « vandalisée » — le plus souvent en pure perte. Ces différentes règles et codes de lecture dont on n’a cité ici que quelques aspects instituent ainsi une communauté d’écriture et de lecture spécifique, qui se fonde sur un marquage et un arpentage territorial à la fois du point de vue des producteur·rices et des récepteur·rices.

20Ces pratiques du graff ont été en partie modifiée par l’arrivée des nouveaux outils de communication et les réseaux sociaux, en particulier d’Instagram. En effet, les writers se sont tournés avec enthousiasme vers Instagram, l’intégrant à leurs pratiques quotidiennes, ce qui leur a permis de documenter, partager et diffuser largement des images de leur travail (MacDowall et de Souza, 2018 ; MacDowall, 2019). La motivation ici est en partie d’ordre économique : les artistes peuvent ainsi visibiliser l’ensemble de leurs réalisations et se faire connaître, de façon à obtenir une forme de reconnaissance artistique et à pouvoir être rémunéré pour la réalisation de certains travaux — par exemple des fresques pour des devantures de magasin. Instagram est ainsi compris et utilisé comme un book. La rue, le mur, restent donc un espace d’énonciation originel, pourvoyeur de valeur, mais la lecture ou le spectacle du graff ne se fait plus dans la rue elle-même. Ce travail paradoxal de déterritorialisation du graff est intéressant à plus d’un titre : il permet de mettre en série les différentes réalisations des acteurs, de s’adonner à des pratiques de curation en ligne, tout en créant des univers esthétisés, redimensionnés à l’échelle de l’environnement esthétique offert par l’application. En ce qui nous concerne, cela signifie une démultiplication des scènes de lecture d’actes graphiques auparavant arrimés à une scène de lecture « physique », locale et pour laquelle la notion de territoire était d’une importance cruciale, permettant par contrecoup un élargissement du périmètre de la communauté discursive. Les amateurs de graff peuvent ainsi découvrir en ligne des travaux et des scripteurs qui leur auraient été inaccessibles auparavant.

21 Ce bouleversement profond des communautés discursives peut être étendu à l’ensemble des écritures de rue. Ces dernières sont désormais complètement intégrées à l’environnement sociotechnique du web 2.0 et leurs vies ubiquitaires se déploient entre l’espace physique de la rue qui les a vus naître — et qui est toujours pourvoyeur de valeur — et les espaces numériques où elles peuvent désormais être lues — et commentées — par un public. Un autre exemple de ces connexions entre espace physique et espace numérique est celui des actes d’écriture militante. Par contraste avec les pratiques de documentation en ligne des graffeurs, ce n’est pas uniquement la trace graphique ou plastique qui est documentée, mais également les scènes d’écriture elles-mêmes. On peut le voir avec l’exemple du collectif antifasciste éphémère Les Squales, né en janvier 2019, et se présentant comme un « collectif composé de militant.es issu.es de différentes luttes et milieux, nous nous réclamons d’un antifascisme de classe dont l’objectif est l’établissement d’un rapport de force face au capitalisme et à l’impérialisme. ». Leurs interventions sur le mur imitent le style créé par les collages féministes, mais se distinguent par le choix d’une typographie et d’une couleur — le bleu turquoise — faisant signe vers un autre univers de référence, typiquement « local ». La couleur choisie est une référence nette à une identité marseillaise populaire, connectée aux cultures de supporters de l’OM, et renvoyant à la figure choisie par le groupe, le squale. Leurs multiples interventions sur le mur prendront préférentiellement pour objet les violences policières. C’est le cas de leur collage en hommage à Zineb Redouane qui ornera longtemps le mur d’entrée Sud de la place (illustration 5). Ce collage sera documenté sur leur groupe Facebook en tant qu’acte graphique collectif (illustration 6). Ces moments de collage sont des moments importants de la vie militante des différents groupes, occasions de conflits avec les forces de l’ordre ou bien avec des militants d’extrême droite, et pourvoyeurs d’émotions qui contribuent à souder le groupe. De la même façon, les groupes de colleuses féministes peuvent documenter leurs actions nocturnes sur les réseaux sociaux. De façon symptomatique, c’est alors le geste plutôt que la trace graphique qui est conservé et diffusé en ligne. À l’instar des graffeurs, c’est le contexte d’écriture — la rue — qui est pourvoyeur d’une certaine légitimité pour ces actions militantes dans la sphère discursive qui est la leur. La même remarque peut être étendue à d’autres interventions et pose à la fois la question de l’adresse programmée et celle de la réception effective.

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Illustration 5 : Mur de la Plaine, juin 2019.

Photographie de Zoé Carle

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Illustration 6 : Capture d’écran de la page Facebook du collectif Les Squales, juin 2019.

22 Les bouleversements techniques accentuent vraisemblablement des dynamiques qui étaient en réalité déjà observables auparavant. Ces actes graphiques, qu’ils soient artistiques ou politiques sont résolument liés à des communautés et des formations discursives où cohabitent d’autres genres11, en continuité avec des pratiques et une sociabilité qui engagent des enjeux communicationnels distincts, parfois étanches. Le message apposé dans la rue renvoie à tout un univers de discours dans lequel il prend sens, et est parfois tout aussi difficilement lisible pour le non-initié qu’un tag. Les messages exposés dans l’espace public se situent ainsi sur une ligne de crête entre lisibilité et connivence, entre interpellation et renforcement de communautés discursives pré-existantes, ce qui implique autant de stratégies concurrentes pour attirer l’attention.

23 La question se pose par ricochet de savoir où et comment on lit effectivement ces écritures de rue. La lecture exhaustive du mur à laquelle procède le ou la chercheur·e au cours de son enquête relève d’une fiction épistémologique. Ces écrits, nés dans la rue, semblent désormais de plus en plus destinés à circuler à travers d’autres media, ce qui a des conséquences sur les formes des messages. On peut se demander si l’importance de la saillance visuelle (Artières, 2013) est moindre puisque l’œil de la caméra peut isoler des détails qui vont alors circuler à une autre échelle sur Internet. Certains messages peuvent être plus discrets dans le paysage épigraphique urbain, la question de leur lecture « sur place » peut même être secondaire. Ceux-là ne sont pas faits pour être lus dans la rue. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer une lecture sur site à une lecture en ligne, tant celles-ci sont désormais inextricablement liées. La lecture de rue est de fait modifiée par les affordances des outils que sont l’appareil photo connecté et les réseaux sociaux (Tufekci, 2019) : sur place, le passant lit différemment et peut s’adonner à la jouissance du détail chère à Daniel Arasse (1992)12. Le plaisir scopique est ici potentiellement augmenté par le geste curatorial qui consiste à poster en ligne la photographie d’un graffiti marquant. Au-delà de la production des messages eux-mêmes et des raisons qui motivent le passage à l’acte graphique, c’est toute la question de la perception et de la réception de ces écrits qui est en jeu. Le caractère interpellatif des écritures de rue ne garantit en rien leur réception effective dans la grande course à l’attention qui caractérise notre époque. D’autres types de stratégie de séduction peuvent émerger, on dira alors que le diable se loge dans les détails.

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Illustration 7 : Graffitis et collages, rue de la Bibliothèque, Marseille, mars 2019.

Photo Zoé Carle.