Colloques en ligne

Léo Vesco

Le graffiti de Tiqqun au Comité Invisible

Tiqqun's graffiti at the Comité Invisible

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« Jusqu’ici tout va bien / c’qui compte, c’est pas la loi travail / c’est l’insurrection qui vient »

@ Anonyme — Paris — printemps 2016

1 « Lisez La guerre des pauvres » pouvait-on lire sur les murs parisiens d’un samedi de manifestation de Gilets Jaunes en janvier 2019, faisant ainsi référence au nouveau livre de l’écrivain Éric Vuillard, récit des révoltes de paysans allemands au XVIème siècle, livre dont il a lui-même avancé la sortie pour, justement, rentrer en écho avec la révolte qui courait en France depuis déjà quelques mois. Ici, le monde de la littérature, le dernier livre d’un auteur ayant eu le prix Goncourt, rencontre furtivement le monde de la contestation sociale. De plus, ce graffiti anonyme renvoie également à un mode d’énonciation popularisé par la revue internet et papier lundimatin, à travers une campagne de publicité de stickers distribués gratuitement où l’on pouvait lire « Lisez lundimatin », formule que l’on a pu également retrouvé sur quelques murs lors de manifestations parisiennes depuis le printemps 2016. Il existe ici une circulation (par lundimatin) entre la littérature institutionnelle (Éric Vuillard) et le monde de la contestation sociale (les Gilets Jaunes), via l’écriture sauvage (le graffiti)1.

2 Cette écriture sauvage, l’inscription scripturale, murale et illégale d’un mot ou idée politique, est loin d’être un phénomène strictement contemporain. L’événement de mai-juin 1968 en est l’exemple le plus connu et étudié. Contestation sociale majeure du siècle dernier, la France connaît sa plus grande grève générale et une révolte étudiante massive. Si « Mai 68 » n’arrive pas au renversement révolutionnaire souhaité par une partie du mouvement, l’événement enclenche un certain nombre de bouleversements dans le paysage français, par l’émergence d’une contre-culture politique foisonnante jusqu’au milieu des années 1970, tant par le combat politique lui-même (Miesseroff, 2018) que par de nouvelles formes d’expressions écrites (McGrogan, 2018) qu’orales, ce qu’on a communément appelé la « libération de la parole » (Certeau, 1994). Cette « libération » englobe plusieurs facettes : l’apparition de nombreux lieux de discussions et d’assemblées pendant l’événement et l’émergence de discours, jusqu’à alors minoritaires, sur des enjeux de sexualité et de féminisme. Pour ce qu’y est de la libération de la parole écrite pendant l’événement, on se souvient également particulièrement des créations produites par l’Atelier populaire, comité d’étudiants de l’École des Beaux-Arts de Paris : des affiches sérigraphiées, reprenant slogans, revendications et mots d’ordres, circulant en cette période. Mais cette « libération » donne lieu également à une pratique importante d’inscriptions murales faites dans les universités et lieux publics, bloqués et occupés par des personnes agissant au sein du mouvement. Ces pratiques illégales et anonymes, surement sous l’influence nouvelle du mouvement situationniste (Dumontier, 1990), disparaissent rapidement après l’occupation des lieux, mais ne disparaissent pas dans l’ombre, suite à un travail éditorial quasi-contemporain (Les murs ont la parole, 1968). On peut également noter le travail de Yves Pagès, qui édite, en 2005 chez Verticales, un dossier administratif universitaire de la Sorbonne sous le titre Sorbonne 68 graffiti, recensant les graffitis ayant recouverts ces murs pendant mai 68, et son ouvrage Tiens, ils ont repeint ! (2017), où l’écrivain recense tout types d’inscriptions murales contestataires, de 1968 aux années 2010, qu’il a lui-même récolté et recopié. Il existe donc un ensemble de formes d’écritures sauvages qui émergent dans cette courte période de deux mois de mai et juin 1968, qui forme un élan collectif d’émancipation, comme le souligne Jacques Dubois : « prise dans un mouvement collectif de réaction contre l’emprise des discours dominants et de perturbation des formes communicationnelles les plus contrôlées » (Dubois [1978] 2019, p. 228).

3 Mais comme le souligne Yves Pagès, ces écritures de 68 « font désormais partie d’un folklore contestataire officiel, cantonné à cette seule parenthèse historique », alors que « des seventies à l’immédiat d’aujourd’hui, ces inscriptions sauvages n’ont cessé de proliférer » (Pagès, 2017, p. 3). S’il existe une dynamique de muséification et de pacification autour de l’événement 68 (Ross, 2005), ce qui m’intéresse ici, c’est la résurgence de l’intérêt envers cette pratique dans la France contemporaine. Depuis la fin des années 1990, le mouvement social de l’hiver 1995, le mouvement des chômeurs en 1997 et le mouvement altermondialiste, semble exister en France une dynamique qui tente de faire oublier la sentence de Francis Fukuyama sur la « fin de l’Histoire » et les années 1980. Au cœur de ces mouvements sont apparues des nouvelles formes d’actions politiques, revendiquant de nouvelles radicalités émancipatrices, qui se construisent entre le mouvement contre le CPE en 2006, où une partie des étudiants appelaient à se mobiliser contre cette loi et « son monde » jusqu’au mouvement contre la Loi travail en 2016, à la fois dans les expériences de « Nuit debout » et dans la nouvelle forme de manifestation dit du « cortège de tête ». Au début des années 2010 se forme également de nouveaux lieux de luttes, les « zad » (zone à défendre »). Il s’agit d’occupation illégal d’un lieu pour protester contre la destruction de ce dernier en vue d’un projet jugé inutile, forme d’action qui se cristallise autour de la zad de Notre-Dame-Des-Landes, bocage dans la région nantaise, qui aurait dû accueillir le nouvel aéroport de la métropole. Il existe, dans le sillage de ces mouvements contestataires contemporains, une question de l’articulation des mots et des actes. Dans la tradition de la littérature militante de Mai 68 et son après, on retrouve au sein des différents mouvements contestataires, des voix et collectifs qui se forment pour transmettre cette expérience. On retrouve ce phénomène dans la contestation contre la loi CPE ou dans le mouvement de défense contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, où existe une urgence de s’exprimer à travers des brochures et appels pour faire vivre la défense d’un mouvement. Apparaissent également collectifs et revues qui s’attachent à proposer analyse et récits de ces dits mouvements. Dans ces collectifs, personne ne souhaite s’affilier à une idéologie figée ou appellation, rejetant toute forme de catégorisation. J’utilise pour ma part, dans la lignée des travaux de Sylvaine Bulle (2020) et Julien Allavena (2020), l’appellation d’« autonomie » pour qualifier ces pratiques et littérature de la contestation contemporaine française. 

4Depuis 2016 et le mouvement contre la Loi Travail surgit donc une circulation importante de graffiti contestataire, qui s’explique, en partie, par l’émergence de blogs spécialisés sur internet, spécifiquement « La rue ou rien2 », qui recense, non exhaustivement et de façon collaborative, ces graffitis apparaissant dans l’espace public, et les diffuse via les réseaux sociaux. Le graffiti devient un objet d’amusement, comme le blog « Graffitivre » (voir aussi leur brochure Friture, anarchie, vandalisme, 2019) recensant graffitis d’un ton ironique ou de jeux de mots, et un objet qui devient une trace propre de la lutte, comme le montre les best-of publiés par le site lundimatin à chaque fin d’année. On peut trouver dans le premier numéro de la revue Parades, sortie en juin 2018, un article nommé « Il est des heures où tout un monde se tient aux aguets du possible » (Stereotypa, 2018, p. 62-73). Le texte se définit comme un cadavre exquis et le narrateur du récit reprend les codes du surréalisme, se promenant à travers la ville de Nantes, à l’instar de Louis Aragon dans Le paysan de Paris, en divaguant autour d’un ensemble de graffitis issus du mouvement contre la Loi travail du printemps 2016. On peut penser également à la théorie de la dérive de Guy Debord (1956), où l’errance dans un cadre urbain est propre à la révolte contre celui-ci, puisqu’il s’agit pour le narrateur de dresser un portrait de Nantes à travers celles et ceux qui ornementèrent ces murs le temps de quelques mois. Un récit fantasmé donc de ce que serait une émeute, mais aussi plus largement de ce qu’a représenté ce mouvement de 2016 mais également l’histoire des luttes récentes, avec les mentions de la révolte de 2001 de Buenos Aires, des contre-manifestations des différents G8 dans les années 2000, du mouvement de 2006 contre la loi CPE. Il s’agit d’un texte qui cherche à donner une légitimité aux inscriptions murales : « la littérature murale conserve une puissance de bouleversement. Elle offre sa valeur immédiate d’apostrophe et son pouvoir d’invective » (Stereotypa, 2018, p. 71). Le graffiti deviendrait un acte politique pur : « S’opposant aux « éléments du langage » des administrateurs du désert, le graffiti y substitue une parole véhiculaire faite de récits alternatifs » (Ibid., p72).

5 Le cœur de cette littérature s’articule autour d’un groupe d’écriture qui naît avec la revue Tiqqun et la brochure Appel, pour donner naissance aux trois livres du Comité Invisible et de la tenue du blog et de la revue papier lundimatin. Je le considère comme le centre littéraire de ce mouvement, au vue de l’exposition que les livres du Comité Invisible ont connu et de leur diffusion en dehors des cercles militants, mais également pour leur soin apporté à leur écriture. Ces textes me servent d’appui dans cet article puisque l’utilisation de graffitis et d’écritures sauvages au sein de leurs productions écrites me semble répondre et soutenir l’argument de Jacques Dubois. Quand celui-ci s’interroge sur l’inscription d’écritures minoritaires dans un plan social plus large, Dubois donne deux pistes : celle que l’on a déjà exposé en évoquant Mai 68, et celle « qu’elle serve de matériau ou d’intertexte à des écrivains de profession : on voit, en effet, des avant-gardes trouver de quoi alimenter leurs tentatives de rupture dans ces productions marginales » (Dubois, [1978] 2019, p. 228). Strictement, ces cadres ne fonctionnent pas avec ce corpus : nous n’avons pas le recul nécessaire pour considérer si le mouvement actuel de contestation entre dans une dynamique globale contre la domination du langage, et les autrices et auteurs dans ces collectifs ne se revendiquent jamais comme écrivains professionnels. C’est ces deux limites qui motivent mes deux cas d’études : la construction d’un style chez Tiqqun et la volonté de capturer le présent chez le Comité Invisible.

Tiqqun : provocation et performance

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« Un illettré effaçant avec peine l’inscription « DÉTRUIRE RAJEUNIT »3

© droit libre

6Tiqqun est un collectif-revue philosophico-politique, qui publie deux numéros en 1999 et 2001. S’inscrivant dans un héritage situationniste, la revue se revendique tout aussi bien de la tradition hébraïque de la Kabbale, de l’anthropologue italien Ernesto De Martino, et dans la lignée philosophique de Martin Heidegger et Giorgio Agamben. Composé d’une dizaine de membres4, la revue propose toute une série de concepts (« Bloom », « Communauté Terrible », « Parti Imaginaire », « Métaphysique Critique ») à déployer pour démêler le présent : « Le Tiqqun dégage les lignes de rupture dans l’univers de l’indifférencié. L’élément du temps se résorbe dans l’élément du sens. Les formes s’animent. Les figures s’incarnent. Le monde est » (Tiqqun n° 1, 1999, p. 15). Chaque numéro est composé d’une dizaine d’articles, non-signé, s’exprimant via un « je » ou « nous », qui se veulent donc à la fois critique du capitalisme contemporain, critique des critiques du capitalisme, et de nouveaux repères à l’organisation d’un mouvement révolutionnaire. Les deux numéros sont diffusés en très petits nombres au sein des lieux militants parisiens et se diffuseront plus largement après l’affaire de Tarnac et la réédition de certains articles à la maison d’éditions La fabrique (Tiqqun, 2009a et b), étant considéré peu à peu comme le point de départ de la pensée autonome française contemporaine.

7On retrouve donc dans les deux numéros trois reproductions de photographies de graffitis. Dans le numéro 1, « L’aliénation a ton visage » dans l’article « Théorie du Bloom », « Détruire rajeunit » dans l’article « Thèses sur le Parti Imaginaire » et « Le mana fuit. Réinventons la magie » dans « De l’économie considéré comme la magie noire ». Dans le numéro 2, « Mort au Bloom » dans l’article « Introduction à la guerre civile », « Citoyens, go home » dans l’article « Ceci n’est pas un programme » et « N’importe NASDAQ » comme transition entre deux articles. On retrouve également deux autres exemples d’écritures sauvages : dans le premier numéro, une photo d’une banderole déployée sur une plage indiquant « Vous allez mourir, et vos pauvres vacances n’y peuvent rien » et dans le deuxième numéro, deux photographies d’un tract écrit par Tiqqun (« Dernier avertissement au Parti Imaginaire concernant l’espace public »), collé à un mur, les deux étant taggés. Notons également que ce ne sont pas les seules images intégrés dans leur revue, on peut également y retrouver, notamment, des photos de Diane Arbus ou de la Révolution Allemande de 1918, des reproductions de tracts du Parti Communiste Français, des images publicitaires. Cet ensemble pictural n’est ni sourcé, ni légendé, excepté quelques rares exceptions, et cette écriture de rue s’insère sans hiérarchisation. N’étant également pas commentées, les images utilisées dans Tiqqun semblent donc être de simples illustrations à leurs textes : le graffiti « Le mana fuit. Réinventons la magie » (Tiqqun, n° 1, 1999, p. 89) vient souligner dans une syntaxe concise les enjeux théoriques déployés dans l’article, qui propose une lecture de l’économie politique à travers le prisme de l’enquête d’Ernesto de Martino (2022). On peut également retrouver un ton ironique, voire provoquant, dans la représentation du graffiti « Détruire rajeunit » (Tiqqun, n° 1, 1999, p. 63), étant une des seules images des deux numéros commentée, par une phrase sarcastique « un jeune illettré effaçant avec peine l’inscription » couplée d’une citation de leur propre texte « parce que la sorcellerie du Spectacle consiste, faute de les liquider, à rendre invisibles toutes les expressions de la négation ». En plus de la moquerie, le collectif vient ici rendre le geste du graffiti comme geste de résistance, et son effacement comme une chose futile.

8Le tract « Dernier avertissement au Parti Imaginaire concernant l’espace public » (Tiqqun n° 2, 2001, p. 38-39), reproduit deux fois, fût affiché justement dans l’espace public et les deux fois étant raturés et vandalisés5. Ce tract présente 10 articles, copiant un style administratif, ce tract invitant les citoyens à respecter l’espace public, celui-ci étant défini comme servant principalement à l’échange de marchandises, et tout désordre à ce dernier n’étant pas envisageable. Il est adressé au Parti Imaginaire, étant un des nombreux concepts clés de la revue, concept qui regroupe tout individu, groupe, mouvement, actif contre la société marchande, comme redéfinition du concept de prolétariat en lutte. Au moment de la publication de la revue, celle-ci est quasi-inconnue, ayant été très peu diffusée. Il est donc plausible qu’il s’agit ici d’une mise en scène du collectif lui-même, écrivant un tract contre eux-mêmes, dans une perspective de détournement, ce qui est soulignée par les deux photos publiées. Sur la première, une personne y a ajouté des commentaires sarcastiques, et sur la deuxième, une réflexion bien plus véhémente, deux insultes. Ici, le collectif semble assumer une position de performance pour dérouter l’espace public. C’est ce que l’on retrouve également avec la banderole « Vous allez mourir, et vos pauvres vacances n’y peuvent rien » (Tiqqun, n° 1, 1999, p. 18). Une légende indique qu’elle a été déployée lors de l’été 1998 sur une plage à Arcachon. À la fin du numéro, se trouve un article intitulé « Quelques actions d’éclats du Parti Imaginaire », recensant les actions et textes prononcés par des membres du collectif entre 1997 et 1998, et un paragraphe revient sur la dite banderole : « Le dimanche 12 juillet, en marge du Sommet International des Métaphysiciens-Critiques à Arcachon (SIMCA), la motion était adoptée de “politiser la plage” » (Ibid., p. 154). Il est ensuite relevé les diverses réactions des vacanciers au vue de la banderole, le tout marqué par une forme d’ironie. Toute cette partie de la revue est marquée par ce ton grandiloquent, où chaque parole et geste prononcés et effectués par des membres de Tiqqun semblent devenir une avancée primordiale pour leur organisation révolutionnaire. Ici semble se former un sur-jeu autour de leur propre discours.

9Les discours développés dans les deux numéros de Tiqqun se divisent principalement en deux formes : de longs articles philosophico-politiques, très référencés et verbeux, servant à développer leurs propres concepts et des articles plus courts, sous formes d’aphorismes, dans une tradition romantique (Lacoue-Barthe et Nancy, 1978), voire nietzschéenne, qui se veulent plus directs et lyriques. Dans cet entre-deux, viennent donc s’insérer quelques écritures sauvages, que le collectif a surement lui-même mis en place. « Mort au Bloom » (Tiqqun, n° 2, 2001, p. 21) peut-on lire dans le deuxième numéro, comme s’il venait simplifier d’eux-mêmes leur article « Théorie du Bloom » de leur premier numéro. Dans un jeu d’auto-référencement et de détournement, Tiqqun essaye de forger sa propre grammaire contestataire.

Comité Invisible : mots d’ordres et du monde

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Comité Invisible, Maintenant6

© La fabrique éditions

10 Le nom « Comité Invisible » apparaît dans les lignes de conclusion de l’article « Le problème de la tête » dans le deuxième numéro de Tiqqun : « D’après ce que j’en sais, un certain rapport doit pouvoir être établi avec le Comité Invisible ; ne fût-ce que dans le sens d’une généralisation de l’insinuation » (Tiqqun, n° 2, 2001, p. 127). Il apparaît également à deux reprises dans l’édition de Théorie du Bloom, aux éditions La fabrique : sur la quatrième de couverture : « Ce dont l’assomption détermina la formation des différents foyers du Comité Invisible, conjuration anonyme, qui, de sabotages en soulèvements, finit par liquider la domination marchande » (Tiqqun, 2009b) et à la fin de l’ouvrage :

La communauté stratégique du Comité Invisible, où se trame une infiltration de la société à tous les échelons. Cette désertion est une transfiguration. Le Comité Invisible — l’espace concret où circulent nos gestes, nos paroles, nos rassemblements, nos événements : notre désertion (Ibid., p. 136)

11Un nom et un espace programmatique qui doit donc faire suite aux écrits de la revue Tiqqun. Cela se réalise en 2007 avec la publication de L’insurrection qui vient, aux éditions La fabrique. Il connaît un succès important, le faisant sortir de sa sphère de base, par son implication dans l’affaire dites de Tarnac (Dufresne, 2012 et lundimatinpapier n° 2 2018). Le texte reprend la structure de L’enfer de Dante, présentant la société capitaliste à travers une description des différents « cercles » qui la composent, puis se termine sur une conclusion ouverte, proposant différentes prises et actions pour agir contre celle-ci. Le texte joue entre les formes du pamphlet, du manifeste, de la philosophie politique, ou même de la poésie. Alliant un style lyrique et provocateur, il s’agit à la fois de s’attaquer aux formes du capitalisme néolibéral, de faire l’éloge des révoltes à travers le monde, et de promouvoir des formes d’organisation et d’action. Ce sont dans les deux livres suivants, que le graffiti est particulièrement mis en lumière.

12À nos amis, qui sort en octobre 2014, s’ouvre comme suite de L’insurrection qui vient : « Les insurrections, finalement, sont venues » (Comité Invisible, 2014, p. 11). L’introduction dresse un bilan de l’état du monde et de ses révoltes, qui ont eu lieu depuis la crise financière de 2008, en Grèce, en Tunisie, en Égypte, aux États-Unis. Les huit chapitres s’ouvrent similairement : une photo d’un graffiti (excepté le quatrième, une photo d’une banderole) légendée par son lieu et sa date, et ce graffiti sert de titre au chapitre qui suit. Puisqu’À nos amis traite des révoltes à l’internationale depuis 2008, chaque graffiti n’est pas français : trois sont en anglais, un en italien, un en allemand, un en grec, un en espagnol et un en latin. Ils sont tous traduits, sauf ceux en anglais et celui en latin. « Merry crisis and happy new fear » revient sur le concept même de crise, devenu un élément de langage commun depuis le krach boursier de 2008. « Ils veulent nous obliger à gouverner, nous ne céderons pas à cette provocation » travaille le concept de Michel Foucault de « gouvernementalité » et de révolution comme non-recherche du pouvoir. « Le pouvoir est logistique. Bloquons tout ! » analyse le système capitaliste contemporain, logistique comme technique de contrôle du monde. « Fuck off Google » revient sur l’émergence des nouvelles technologies. « Disparaissons » explicite la pratique de l’émeute et du débat entre pacifisme et violence. « Notre seule patrie : l’enfance » explore la question de la « métropolisation » et de l’émergence des conflits liés à un territoire. « Omnia sunt communia » présente le concept de « commune », comme moyen d’organisation révolutionnaire. « Today Libya, tomorrow Wall Street » sert donc de conclusion et de l’avenir de l’organisation.

13 Maintenant, qui sort en avril 2017, se présente comme étant un retour sur le mouvement du printemps 2016 contre la Loi travail : « Ce qui s’est passé au printemps 2016 en France n’était pas un mouvement social, mais un conflit politique, au même titre que 1968 » (Comité Invisible, 2017, p. 60). La structure est similaire à celle d’À nos amis : les sept chapitres s’ouvrent sur une reproduction photographique d’une écriture sauvage, à savoir six graffitis et une pancarte en manifestation, qui viennent nommer le dit chapitre. Ici, puisque la focalisation se fait sur les quelques mois du printemps 2016 français, tout est en français. De plus, toutes ses écritures ont été prises en photo lors du mouvement, comme sept mots d’ordres issus du cœur même du mouvement, qui en seraient donc les caractéristiques. « Demain est annulé » est donc l’introduction, qui tente de démontrer que tous les facteurs sont présents pour arriver à la révolution. « 50 nuances de bris », jeu de mots entre une œuvre de la culture populaire (50 nuances de Grey) et les bris de vitrines détruites, revient sur la pratique de l’émeute. « À mort la politique » se présente comme une critique de la vie politique française, et spécifiquement la gauche parlementaire française, tant le Parti Socialiste que la France Insoumise. « Destituons le monde » revient sur ce concept de « destitution », propre à la pensée de Giorgio Agamben. « Fin du travail, vie magique » est une critique dans une lignée situationniste et post-opéraïste (mouvement marxiste italien de la fin des années 1970 et 1980, représenté par Antonio Negri) du concept même de travail. « Tout le monde déteste la police », chant populaire de manifestation, est une critique du maintien de l’ordre. « Pour la suite du monde » est la conclusion et se concentre sur une reprise et revitalisation du concept de « communisme ».

14 Deux livres qui se construisent de la même façon : prendre un mot, une phrase émergente d’un mouvement de révolte, et l’explorer à travers des concepts et exemples de luttes. Le Comité Invisible, comme pour toute leur pratique d’écriture, n’évoque à aucun moment leur choix ou cette utilisation de graffitis. Mais, le collectif évoque rapidement la pratique du graffiti en elle-même, à deux moments dans À nos amis. L’introduction s’ouvre sur une photo d’un mur avec un graffiti « ACAB » (all cops are bastards) et une escouade de policiers sur le mur en question. À la page suivante, le Comité commente ainsi : « Il semble que l’époque ait entrepris de sécréter ses propres lieux communs — à commencer par ce All Cops Are Bastards dont une étrange internationale laisse dorénavant les murs des villes constellés à chaque poussée de révolte » (Comité Invisible, 2014, p. 12). Ici est mise en image leur idée que les révoltes qui parsèment le monde depuis 2008 ont tous la même idée commune, celle du renversement du système, qui se concrétise, entre autres, par ce même slogan que le monde entier se partage. Le graffiti et son geste même d’inscription, devient mot d’ordre mondialisé. À la fin du livre, se trouve un poème en vers libre, signé du Comité Invisible, seul moment où le collectif esquisse leur processus d’écriture, mais aussi leur volonté derrière leur ouvrage : « Nous aurions aimé qu’il soit assez d’écrire “révolution” sur un mur pour que la rue s’embrase. Mais il fallait démêler l’écheveau du présent, et par endroits régler leur compte à des faussetés millénaires » (Ibid., p. 241). Le mot d’ordre écrit sur un mur ne suffirait donc pas. Le caractère éphémère et sauvage d’une inscription murale ne suffit pas à faire commune : « Nous avons pris le temps d’écrire en espérant que d’autres prendraient le temps de lire. Écrire est une vanité́, si ce n’est pour l’ami. Pour l’ami que l’on ne connait pas encore, aussi » (Ibid., p. 241).. Il existe donc un intérêt, un respect pour l’écriture profane du graffiti, comme souffle d’un mouvement. Mais il serait donc nécessaire d’écrire pour construire une relation, de revenir à une pratique sacrée de l’écriture.

15Là où Tiqqun venait créer une grammaire auto-référencée, alliant ironie et provocation, dans une posture avant-gardiste, le passage vers la forme du Comité Invisible amène à la constitution d’une grammaire commune et partagée. Optant pour un langage lyrique, ancré dans des situations de luttes précises, le Comité vient à créer des formes d’écritures de partage. Le graffiti qui ouvre et celui qui ferme cet article en sont les exemples : le premier reprend le titre de leur premier ouvrage, L’insurrection qui vient, alors que le deuxième propose deux choix d’actions à opérer simultanément, détruire une banque et lire le blog de ce groupe d’écriture. On peut également relever le graffiti choisi dans Maintenant pour nommer un des chapitres, « Destituons le monde ». Le verbe « destituer » est propre au vocabulaire du philosophe italien Giorgio Agamben, que Tiqqun et le Comité Invisible ont popularisé, en partie, en France. C’est une utilisation de leur propre vocabulaire, présenté comme signe d’une écriture sauvage. Pour en revenir aux deux chemins proposés par Jacques Dubois, on remarque donc des utilisations particulières de la littérature sauvage : Tiqqun vient créer la sienne pour illustrer son propos, le Comité Invisible vient capter les slogans qui parcourent le monde et la France pour créer leur propre littérature.

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« Cassez les banques, lisez lundi.am »

@ Anonyme — Paris — printemps 2016