Colloques en ligne

Alexandre Lansmans

L’expérience sémiotique des écrits encratiques

The semiotic experience of encratic writing

1Dans un article paru le 17 juin 1930 dans le Frankfurter Zeitung, Siegfried Kracauer raconte ses visites des bureaux de placement, à Berlin, où se réunissaient les ouvriers au chômage dans l’espoir d’une offre d’emploi. Kracauer pose un regard de sociologue sur ce lieu d’attente et de désœuvrement, à l’aspect de « cabinet de débarras », qu’il considère comme très représentatif de l’état de société qui se reflète en lui : la condition précaire d’un prolétariat fragilisé par la crise économique consécutive au retrait des capitaux américains des entreprises allemandes, après le krach boursier de 1929. En s’attachant au repérage des signes de la domination patronale et en tentant de dégager « [t]outes les idées qui […] suintent par tous les pores de ce bureau de placement » (Kracauer, 2016, p. 95), Kracauer fait aussi œuvre de critique de la culture. Un passage de cet article, analysant l’un de ces « suintements » visibles de l’idéologie, nous paraît particulièrement précieux pour qui s’intéresse aux écritures exposées :

2Dans le bureau de placement de la métallurgie est apposé l’avertissement suivant :

« Chômeurs, gardez et protégez la propriété publique. »

[…] Compte tenu du faible développement du sentiment de la langue en Allemagne, il faut supposer que cet avertissement officiel est conçu, et aussi bien sûr interprété, sans malice. Mais les mots se dérobent aisément à l’utilisateur qui ne sait pas les manier, pour trahir : non pas ce qu’il a imaginé, mais ce qui lui est si naturel qu’il n’a pas besoin d’y réfléchir. Et certes l’affiche prône la sainteté de la propriété avec un sans-gêne qui n’est guère comparable qu’à celui d’un somnambule, insoucieux de l’effervescence qu’une pareille prédication produirait dans un tel lieu si tous les participants étaient éveillés. Assurément, ces mots signifient : propriété publique ; mais pour les chômeurs […] cette propriété n’est justement pas assez publique pour perdre son caractère privé. Qui plus est, il faut qu’ils gardent et qu’ils protègent cette propriété dont la jouissance régulière leur est refusée, sans aucune faute de leur part. Pourquoi tout ce renfort de grands mots ? Pour quelques tables et quelques bancs misérables qui ne méritent ni l’appellation prétentieuse de propriété ni une protection ou même une garde quelconque. C’est ainsi que la société garde et protège la propriété : elle l’entoure de tombeaux et de murailles de mots là où il n’est nullement nécessaire de la défendre. Sans doute ne le fait-elle pas délibérément et peut-être les gens concernés remarquent-ils à peine qu’elle agit ainsi. Mais c’est précisément là qu’est le génie de la langue : remplir des missions qui ne lui ont pas été confiées et dresser des bastions dans l’inconscient. (Kracauer, 2016, p. 95-96)

3L’avertissement officiel « trahit » la naturalisation avancée de l’idéologie patronale qui s’énonce, « sans gêne », sans pour autant susciter la révolte des usagers du lieu. Chez Kracauer, en revanche, cette inscription déclenche une remise en question des conditions qui ont produit l’espace du bureau de placement et qui ont rendu cet avertissement scriptible.

4En termes sémiotiques, la sémiose interprétative dont rend compte Kracauer peut être décrite comme une suite d’opérations d’intégration (condensation et redéploiement) entre les plans d’immanence que constituent les textes-énoncés, les pratiques sémiotiques, les formes de vie et les cultures. Pour Jacques Fontanille, les pratiques sémiotiques (dont l’inscription) sont les constituants directs des formes de vie qui composent à leur tour les cultures de telle manière qu’« une expression (un énoncé) peut être considérée comme le condensé d’une forme de vie tout entière, et peut être redéployée comme telle, au moment de l’interprétation » (Fontanille, 2015, p. 14-15). Pour Kracauer, l’énoncé « Chômeurs, gardez et protégez la propriété publique » condense la domination exercée par la forme de vie capitaliste sur les « chômeurs », la forme de vie assignée au bureau de placement. L’opération d’intégration consiste ici en un redéploiement ascensionnel intense à partir du texte-énoncé vers le plan d’immanence supérieur de la culture, productiviste et bourgeoise, qui l’a potentialisé. L’inscription apparaît par conséquent comme une figure locale des formes de vie et des cultures, susceptibles d’être redéployées à partir d’elle1.

5L’expérience sémiotique de Kracauer résonne avec le projet, formulé ultérieurement par Georges Perec, visant à « [d]échiffrer un morceau de ville, en déduire des évidences : la hantise de la propriété, par exemple » (Perec, 2022, p. 93) (c’est aussi, d’une certaine manière, ce qu’a fait François Provenzano en prenant pour objet les écrits de seuil à Liège et en étudiant leurs stratégies de régulation du conflit entre « propriété » et « publicité »). Ces expériences, parmi d’autres, nous semblent attirer l’attention sur l’opportunité d’envisager les écrits de la contestation (Hamel et Lefort-Favreau, 2018) par leur envers en interrogeant également les inscriptions par lesquelles le Pouvoir se manifeste dans l’espace public, de façon plus ou moins spectaculaire. Ce travail a déjà été fait par Armando Petrucci pour les écritures exposées monumentales des villes italiennes pendant la Renaissance (Petrucci, 1993), mais l’inscription relevée par Kracauer, au contraire de ce corpus, ne se caractérise nullement par sa monumentalité, plutôt par son caractère « infra-ordinaire » (Perec, 1989), et l’art du critique consiste à reconnaître le Pouvoir encrypté dans une forme humble de l’écrit.

6Si, comme le pensait Roger Chartier, « [l]’écriture est toujours un pouvoir » (Chartier et Nikel, 2005), nous voudrions montrer la force heuristique de cette proposition confrontée à la recherche sur les écritures exposées. En particulier, à travers une sélection commentée d’écritures de rue relevées à Liège, nous voudrions questionner les stratégies par lesquelles les scripteurs de rue, dans leur lutte contre la monopolisation du pouvoir d’écriture par la Cité (Artières, 2014, p. 83), donnent matière à cette idée selon laquelle l’écriture, a fortiori l’écriture exposée, serait toujours déjà un pouvoir, la suscitation de cette prise de conscience constituant également un acte militant.

7Cette réflexion nous amènera à décrire des phénomènes de porosité entre ces deux types d’écrits, apparemment étanches car situés aux deux extrémités du spectre de la production graphique en milieu urbain, que sont, d’une part, les écrits « sauvages » de la contestation, d’autre part les écrits du Pouvoir ou écrits « encratiques », adjectif que nous allons maintenant expliciter.

Les écrits encratiques : un écrit en voie de disparition ?

8Comment qualifier les inscriptions dans lesquelles le Pouvoir se rend présent ? Pour répondre, on voudrait repartir d’une notation extraite d’Incidents, le journal qu’a tenu Roland Barthes lors de ses voyages au Maroc en 1968 et 1969, compilant choses vues et entendues sous forme de fragments, parmi lesquels on trouve celui-ci :

Foule, attroupement, au loin des pancartes, des banderoles, des sifflets de police. Une grève, une manifestation politique ? Non, une cérémonie de bizutage miteux de l’École des ingénieurs de Mohammedia : une fille en minijupe sur un camion, des chansons françaises, des inscriptions édifiantes : « Soyons conscients du grand labeur qui nous attend », « Bizuts aujourd’hui, ingénieurs demain ». (Barthes, 1987, p. 35)

9Barthes se contente de relever, sans commenter plus avant, ces inscriptions qu’il qualifie d’« édifiantes » selon un adjectif hérité de la culture rhétorique catholique où « édifiante » se dit, par exemple, d’une lecture pieuse qui a la propriété de « porter à la vertu ». Les écritures des ingénieurs de Mohammedia sont édifiantes non seulement parce qu’elle exhibent le « bon esprit » de la jeunesse marocaine, mais surtout en tant qu’elles expriment la conscience qu’a celle-ci du devoir et des grandes attentes (le « grand labeur ») qui pèsent sur elle, autant que son aspiration à ne pas les décevoir, peut-être en raison de la difficulté d’accès aux études supérieures dans les pays du Maghreb. En effet, on imagine mal de telles pancartes dans les cortèges des étudiants protestataires parisiens à la même époque. Il peut être opportun de convoquer ici la dichotomie posée par Barthes dans une conférence peu connue de 1973, « La guerre des langages » :

Dans les sociétés actuelles, la division des langages la plus simple porte sur leur rapport au Pouvoir. Il y a des langages qui s’énoncent, se développent, se marquent dans la lumière (ou l’ombre) du Pouvoir, de ses multiples appareils étatiques, institutionnels, idéologiques ; je les appellerai langages ou discours encratiques. Et, en face, il y a des langages qui s’élaborent, se cherchent, s’arment hors du Pouvoir et/ou contre lui, je les appellerai langages ou discours acratiques. (Barthes 1984, p. 136)

10Les pancartes et banderoles des bizuts marocains participent du discours encratique, là où la prise de parole de Mai 68 (notamment avec ses slogans oppositionnels d’inspiration situationniste) relèverait plutôt du langage acratique.

11Chez Barthes comme chez Kracauer, l’opération sémiotique consistant à établir un rapport de corrélation ou d’indicialité entre des « inscriptions édifiantes » et un état de société (que les scripteurs contribuent peu ou prou à « édifier » du fait qu’ils écrivent) motive le relevé de ces inscriptions. Cependant, si on souhaite reproduire cette expérience, on sera forcément amené à se poser la question suivante : où trouver des écrits aussi ingénument encratiques que ceux-là ? Les inscriptions édifiantes, lorsque nous y sommes par extraordinaire confrontés, nous semblent désuètes voire tout à fait archaïques (en témoigne la stupéfaction produite en Occident par les images des slogans théocratiques qui ont recouvert les murs de Kaboul peu après la prise de cette ville par les talibans, en août 2021). On pourrait par ailleurs se demander dans quelle mesure notre tendance à « tiquer » devant toute énonciation trop assomptive du Pouvoir peut être mise au crédit de l’ère du soupçon intensifiée, notamment, au moment de la révolution culturelle de Mai 68. Depuis plusieurs années cependant, les états et les institutions ont développé des stratégies d’incitation douce (notamment au moyen des nudges2) en vue de faciliter le consentement et l’adhésion de leur population. Cette politique énonciative a notamment pour conséquence que l’atténuation de la présence visuelle des écrits du Pouvoir dans nos rues nous prive de l’expérience sémiotique disruptive (car productrice d’étrangeté) consistant à lire le Pouvoir à travers les inscriptions. S’intéresser aux écrits encratiques aujourd’hui reviendrait-il donc à faire l’« archéologie d’un écrit en voie de disparition » (Artières, 2010, p. 9), comme l’a fait Philippe Artières pour les enseignes lumineuses ? Peut-être, mais sans perdre de vue que la caractéristique du langage encratique, selon l’extension donnée par Barthes à cet adjectif, réside précisément dans sa capacité à disparaître, à se discrétiser :

Le langage encratique est vague, diffus, apparemment « naturel », et donc peu repérable : c’est le langage de la culture de masse (grande presse, radio, télévision) et c’est aussi, en un sens, le langage de la conversation, de l’opinion courante (de la doxa) ; tout ce langage encratique est à la fois (contradiction qui fait sa force) clandestin (on ne peut facilement le reconnaître) et triomphant (on ne peut y échapper) : je dirai qu’il est poisseux. (Barthes 1984, p. 136)

12Si le langage encratique est aussi « peu repérable », « clandestin » ou « poisseux », ce déficit ou cette saturation ne va pas sans poser, à nouveau, la question du corpus disponible pour en faire l’expérience. Il semblerait en effet que l’« invisibilisation » n’affecte pas seulement les minorités ou les groupes sociaux marginalisés dans l’espace public : le Pouvoir sait aussi très bien se rendre invisible. Comment dès lors l’amener à se révéler, le porter à se « trahir » ?

13Fontanille définit l’inscription comme une des formes de l’empreinte, c’est-à-dire comme le résultat d’une interaction entre un corps et un autre corps au cours de laquelle l’un des deux au moins reçoit sur la forme de son enveloppe des marquages de surface (Fontanille, 2015, p. 261). Dans le cas des écritures exposées institutionnelles (la signalétique, par exemple), on peut penser que les panneaux fonctionnent en quelque sorte comme un corps simulé du Pouvoir, c’est-à-dire comme « substitut ou comme un double du corps propre » (Fontanille, 2015, p. 259) — c’est aussi le cas des effigies de responsables politiques suppliciées au cours de certaines manifestations. D’une façon similaire, on peut également imaginer qu’un actant protestataire contraigne le Pouvoir à prendre corps (un corps de texte) sous une forme suffisamment grossière pour en faciliter le repérage. Face à la « disparition » des écrits du Pouvoir, un geste critique figurant dans le répertoire d’actions du scripteur pourra consister à restaurer la lisibilité du Pouvoir opacifié au moyen d’une pratique d’écriture compensatoire jouant sur la valeur praxique du « dévoilement » ou de la « transparence ».

14Dans la suite de cette contribution, nous montrerons la capacité des inscriptions dites « sauvages3 » à simuler le discours encratique pour mettre en évidence les rapports de Pouvoir dont sont tissés nos conduites quotidiennes. C’est à quelques produits représentatifs de cette simulation, à quelques écrits pseudo-encratiques mimétiques des écrits du Pouvoir, que nous allons maintenant consacrer notre analyse, appuyée sur la sémiotique des pratiques et des formes de vie.

Les écrits pseudo-encratiques : quatre cas liégeois4

« Tout est sous contrôle »

15Le premier écrit pseudo-encratique que nous voudrions examiner est l’énoncé graffité « tout est sous contr[ô]le » (Fig. 1), qui convertit un support dédié à la communication publicitaire en interface de révélation du Pouvoir agissant.

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Fig. 1. Rue Jules de Laminne, 25 mai 2021.

Crédit photo : Élise Schürgers.

16On imagine sans difficulté cet énoncé constatif actualisé dans la bouche d’un agent de l’autorité, un policier par exemple (le contexte énonciatif de référence serait ici le « bilan de situation »). La stratégie énonciative déployée relèverait donc, en partie, d’une énonciation énoncée, selon la définition du Dictionnaire de Greimas et Courtés : « […] l’énonciation énoncée (ou rapportée) qui n’est que le simulacre imitant, à l’intérieur du discours, le faire énonciatif : le ‘je’, l’‘ici’ ou le ‘maintenant’ que l’on rencontre dans le discours énoncé, ne représentent aucunement le sujet, l’espace ou le temps de l’énonciation. » (Greimas et Courtès, 1979, p. 128). Cependant, l’inscription provoque un brusque rappel au présent de la situation. Le présent de l’indicatif indique l’aspectualité durative du cours d’action (contrôlé), et c’est cette fixité que dénonce le scripteur. Il s’agit manifestement de rendre sensible la nature « totalitaire » (« tout ») du contrôle qui régit la scène sémiotique locale (l’espace du panneau publicitaire comme cadre énonciatif contrôlé) autant que globale (la « société de contrôle » qui produit cet espace).

17Le choix du site d’inscription et l’ajustement de l’écriture à celui-ci produisent des effets de monumentalité qui sont ordinairement l’apanage des écritures exposées officielles. Le choix d’une surface de haute visibilité, dont la saillance visuelle est accentuée par l’éclairage nocturne, autant que la position dominante de cette surface d’écriture dans l’espace traversé, renforcent le caractère asymétrique de la communication et accréditent la fiction d’une instance énonciative investie d’autorité.

18L’ajustement reste cependant suffisamment incomplet pour que le lecteur puisse identifier immédiatement cette écriture comme « sauvage ». Parmi les indices qui trahissent la « sauvageté » de cette écriture, il y a notamment la disproportion entre la surface d’exposition disponible et la surface effectivement configurée en site d’inscription (environ un sixième), comme si le scripteur, au contraire des techniciens poseurs d’affiches, ne disposait pas des instruments d’écriture adaptés (une perche télescopique, par exemple) mais seulement d’instruments de fortune (une bombe de peinture et son bras).

19Si cependant l’on décide de faire comme si cette écriture était officielle (il y a alors simulacre actoriel dans le chef de l’observateur), l’inscription fonctionnerait par antiphrase. L’écriture réussit le tour de force d’inquiéter en mettant en évidence un état de quiétude en fait assez dubitable : « tout est sous contrôle », vraiment ? Pas tant que ça puisque l’existence, même précaire, de cette écriture non-autorisée, constitue une preuve de la non-véridiction de l’énoncé.

« Devenir autonome en trouvant un patron »

20Comme l’inscription précédente, « DEVENIR AUTONOME EN TROUVANT 1 PATRON (??) » (Fig. 2) fonctionne sur un principe de reprise énonciative dont l’objet serait, cette fois, un fragment pertinent du discours social dominant relatif au parcours de vie « normal » d’un individu. Elle en diffère toutefois par sa forme franchement paradoxale.

21D’un côté, il semble y avoir un consensus sur la désirabilité sociale du devenir-autonome (la forme infinitive du verbe souligne son caractère de « chose à faire », un peu comme une case à cocher sur une liste). De l’autre, le moyen désigné pour remplir cette attente (« trouver un patron », locution qui semble ici mise pour « trouver un emploi » et, par extension, « entrer dans le marché du travail ») semble antinomique de cette aspiration puisque le gain en autonomie (financière, du fait du salariat) est conditionné à une subordination hiérarchique au patron, contradictoire de l’« autonomie » recherchée. L’« agencement syntagmatique cohérent du cours de vie » (Fontanille, 2015, p. 12), se voit ici frappé d’incohérence et d’absurdité. La promesse d’autonomie contient sa déception en germe ; elle débouche sur une aporie logique, un peu comme la sinistre inscription Arbeit macht frei qu’un général SS avait fait apposer à l’entrée des camps de concentration et d’extermination.

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Fig. 2. Rue Pouplin, 18 juin 2020.

Crédit photo (pour celle-ci et les suivantes) : Alexandre Lansmans.

22Les deux points d’interrogation alignés à droite (là où l’on attendrait une signature) se donnent à lire comme des marques de subjectivité du scripteur qui affirme sans ambages son incompréhension vis-à-vis du régime de croyance auquel il lui est demandé de souscrire. Mais pour quelle raison avoir indiqué ces points d’interrogation entre parenthèses ? Un peu comme un repentir en peinture, les parenthèses disent l’hésitation du scripteur qui semble soudain avoir eu peur d’en faire trop, de manquer son effet par une figure d’intensification superflue. La marque de subjectivité scriptoriale (ici, l’incrédulité affichée) fragilise en effet l’attribution de cet énoncé au Pouvoir ou à la Doxa en soulignant le caractère simulé de cette énonciation.

« Suivez donc la voie que l’on vous suggère »

23Il n’est pas exceptionnel que les panneaux régulateurs accueillent des inscriptions « parasites » (par exemple, « nique la » sur un panneau marquant un emplacement réservé à la police) ; il est en revanche plus rare que le scripteur prétende participer à la régulation en explicitant le code de la route. Tel est pourtant le cas de l’énoncé « Suivez donc la voie que l’on vous suggère » relevée sur un panneau de signalisation « contournement obligatoire par la droite » (Fig. 3), où la conjonction de coordination « donc » fonctionne comme une figure d’intensification de la demande.

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Fig. 3. Rue Féronstrée, 4 décembre 2021.

24En s’énonçant sur un corps-simulé du Pouvoir, l’inscription paraît capter, par contiguïté, un peu de l’autorité de ce support d’écriture, mais la légitimité de la prescription « contournement par la droite » paraît également renforcée par cette inscription-souscription qui affiche (qui « signe ») une forme de participation d’un usager à l’injonction, et l’écriture cursive, manifestant la sensori-motricité du scripteur, contribue à cet effet de signature. Malgré ces traces d’investissement passionnel, on peine à imaginer que la tonalité de cet énoncé soit autre chose qu’ironique, que le scripteur soit par exemple un riverain excédé par le non-respect de ce panneau (les barrières et la chaussée dégradée par des travaux empêchent du reste matériellement tout passage), car en dépit de l’ajustement de l’écriture au support d’écriture (et notamment la sélection de la portion de la surface blanche de la flèche plutôt que le fond bleu du panneau, pour un contraste accru et une meilleure lisibilité), l’inscription manuscrite n’est pas lisible par les automobilistes et le destinataire-cible serait plutôt le piéton.

25Comme dans le premier cas examiné, la portée de l’inscription déborde la seule situation immédiate : par extension, « Suivez donc la voie que l’on vous suggère » paraît renvoyer à la surdétermination normative, non seulement des déplacements des corps dans l’espace, mais des parcours de vie des individus dans la société qui feraient, eux aussi, l’objet d’un fléchage. En mettant en évidence un procès de rection des parcours, l’inscription révèle une scène prédicative. Mais en soulignant le sens unique, cette inscription fait aussi exister la possibilité d’un choix autre consistant à ne pas suivre cette voie. De ce point de vue, l’efficace de cette inscription est démontrée par l’énoncé-réponse « NON ! », écrit en lettres capitales vertes, qui atteste la saisie de l’inscription par un scripteur second affirmant son droit à la désobéissance, à la bifurcation, à l’excursion hors du sens imposé.

« On rit, on s’amuse »

26La dernière inscription de notre parcours condense l’esprit festif et ludique de son lieu d’occurrence : l’ancien domaine militaire du fort de la Chartreuse, abandonné depuis la fin des années 1980, dont les nombreuses salles composent une sorte de conservatoire vivant du graffiti, et qui constitue également un haut lieu de l’exploration urbaine (urbex) ou ruin porn. Espace hétérotopique en marge de la ville, sorte d’équivalent liégeois de la Teufelsberg, à Berlin, le fort de la Chartreuse accueille régulièrement des block parties et des graffiti jams dont ses murs conservent l’empreinte, entre autres traces résiduelles (bombes de peinture vides, braseros, cannettes de bière).

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Fig. 4. Fort de la Chartreuse, 5 octobre 2021.

27Le propre des pratiques sémiotiques est de se définir par leur forte relation au sens de l’action en cours (Fontanille, 2008, p. 3). Tout se passe en effet comme si l’énoncé « On rit, on s’amuse » (Fig. 4) portait, de manière réflexive, sur la pratique d’inscription elle-même : écrire sur les murs participe de l’amusement. Cependant, le choix du pronom impersonnel on laisse pendante la question de savoir si le scripteur s’identifie réellement à la communauté des usagers du lieu ou s’il prend ses distances vis-à-vis des autres inscriptions co-occurrentes sur la même surface et, par extension, dans le fort. D’une manière générale, le scripteur paraît plutôt assumer une posture énonciative de l’entre-deux : pas vraiment intégré à la scène, ni complètement hors d’elle, il semble de passage un peu comme le serait un agent constatateur mandaté par l’autorité publique pour constater une infraction.

28Une autre ambiguïté importante de cette scène de lecture nous paraît tenir à la tonalité possiblement sarcastique de « On rit, on s’amuse » dont la forme visuelle et linguistique assez sage (ne serait-ce que par l’usage de la cursive et de la virgule), sans point d’exclamation, sans lettrage dynamique, semble quelque peu démentir son constat euphorique (mais peut-être faut-il y voir un signe qu’« on » ne « s’amuse » pas tant que ça ?). Comme dans le cas précédent, la force de dérangement de cette inscription est attestée par un contre-énoncé (« TA GUEULE ») qui semble confirmer le caractère sarcastique, ou perçu comme tel, de « On rit, on s’amuse », sorte de note dissonante au milieu de la fête. L’efficace de cette inscription reposerait donc sur sa capacité à produire de la discontinuité dans la séquence d’action ludique et festive en tendant un miroir aux usages « sauvages » de ce lieu afin de révéler la relative innocuité de ces pratiques. L’inscription illicite révélerait surtout le caractère toléré des loisirs (ce mot a pour étymon le verbe latin licere qui signifie « être permis ») marginaux qui prennent lieu dans les salles du fort de la Chartreuse, lequel ne fait en effet pas l’objet d’une surveillance policière très étroite.

29L’énoncé « On rit, on s’amuse » (est-ce à dire que ce comportement ne porte pas à conséquences, qu’ici on ne fait « que » rire, « que » s’amuser ?) peut être lu tantôt comme un constat désabusé sur le sens de la fête, tantôt comme une critique des faibles retombées révolutionnaires de la forme de vie festive ; enfin, et dans la mesure où l’indicatif présent peut remplir la fonction de l’impératif5, « On rit, on s’amuse » peut se lire comme un mot d’ordre servant de révélateur à une culture contemporaine traversée par son « festivisme » ou son injonction à l’euphorie. Cette inscription stigmatiserait dès lors la fête en tant que discours encratique à part entière (ou soluble dans celui-ci) comme si se divertir revenait à faire le jeu du Pouvoir, à contribuer à sa bonne marche, car même sous ses atours carnavalesques la fête apparaît en effet comme un mécanisme de régulation socialement admis et promu.

Des scripteurs et des scripts

30Afin de tirer un premier bilan de cette analyse, nous voudrions proposer d’intégrer au couple notionnel « scripteur/inscription » la notion de script, issue de la sociologie interactionniste, en particulier des travaux d’Erving Goffman sur la dramaturgie sociale, qui nous paraît particulièrement opératoire pour décrire ce qui se joue dans les écrits pseudo-encratiques. Bien que la notion de script soit absente de la sémiotique des pratiques, qui lui préfère celle, assez proche, de « programme d’action » ou de « programmation » (mais les programmeurs informatiques n’utilisent-ils pas quotidiennement des langages de script ?), il n’est pas besoin d’aménager beaucoup cette théorie pour affirmer que les scripts font partie du répertoire d’actions et de signes (de la sémiothèque — Fontanille, 2015, p. 257) qui modalisent les pratiques et leurs stratégies d’ajustement aux situations sémiotiques.

31Dans leur article sur la remédiation des fresques et des graffitis révolutionnaires de la rue Mohammed Mahmoud, au Caire, Zoé Carle et François Huguet utilisent à trois reprises le substantif script pour désigner le produit artistique de la pratique scripturale (Carle et Huguet, 2015). Nous préférons retenir une définition interactionniste du script comme « protocole mental socio-culturellement défini pour négocier une situation » (Stockwell, 2022, p. 77). À bien des égards, les écritures exposées analysées plus haut résonnent avec cette définition : ce qui est « exposé » dans « Devenir autonome en trouvant un patron », « Suivez donc la voie que l’on vous suggère » et « On rit, on s’amuse », c’est en effet un scénario socialement programmé pour négocier une situation.

32Pour Henri Lefebvre, « [l]a ville écrit et prescrit, c’est-à-dire qu’elle signifie : elle ordonne, elle stipule » (Lefebvre, 1968, p. 55), et « ce sont des ordres que transmet la ville. […] Elle les traduit en consignes d’action, en emplois du temps. » (Lefebvre, 1968, p. 70) Le propre de l’écrit pseudo-encratique est d’être un signe qui exhibe la « consigne », un écrit qui affiche le « prescrit ». En faisant s’énoncer le Pouvoir sous une forme brute, le scripteur fait suinter le script ; il désenfouit la consigne d’action qui configure nos usages des lieux et de l’espace. En ce sens, l’inscription remplit une fonction de présentation (un peu comme l’édition de texte) : elle « met sous les yeux » des passants une loi sociale, écrite ou implicite, afin de la soumettre à la critique du plus grand nombre, activant au passage le potentiel délibératif de l’espace public (Provenzano, 2021).

33Ces scripts affichés peuvent susciter l’irritation (en témoignent les énoncés-réponses parfois violents), probablement en raison de leur redondance car ils expriment une évidence partagée pour mieux la mettre en crise. Cet effet politique nous permet de rapprocher ces pratiques d’inscription du « beau geste » décrit par Fontanille :

En se posant contre les formes socialisées du devoir (nécessité, obligation, norme ou règle), le beau geste annule en fait l’effet de suspension et de figement propre au devoir. Il ouvre à nouveau le devenir et la diversité de ses possibles, et en cela, il propose à l’inverse un sujet du vouloir. Un vouloir indéterminé, mais un sujet clairement autonome et auto-destiné. (Fontanille, 2015, p. 73)

34Comme le « beau geste », l’écrit pseudo-encratique débouche sur un défigement du script et une relance des possibles actionnels susceptible d’engendrer des « refondations critiques du sens de la vie » (Fontanille, 2015, p. 62).

Conclusion : une écriture sauvage du Pouvoir ?

35« Peut-on imaginer une écriture sauvage du Pouvoir ? » demandait Boris Gobille à l’issue de la première journée du colloque inaugural de l’Observatoire des littératures sauvages. Nous avons tenté d’aborder cette question en examinant quelques apparences de recouvrement entre des écrits « sauvages » et le discours encratique, moins en cherchant à circonscrire des types d’écrit, les écrits du Pouvoir et les écrits (pseudo-)encratiques, qu’en tâchant de rendre compte d’un type de relation, les relations de pouvoir, lorsque celles-ci se trouvaient exposées en quelque sorte « sauvagement » par l’écriture. Il y aurait certainement lieu de compléter cette réponse en interrogeant, symétriquement, la tendance du Pouvoir à s’énoncer dans l’espace public au moyen de techniques d’inscription pauvres sur des supports de fortune, l’État recherchant alors l’adhésion du citoyen par l’instauration d’un ethos de proximité et de sympathie6.

36Les écrits non-autorisés visent généralement à acquérir, notamment par des procédés de sloganisation, une forme frappante dont la rémanence mémorielle pallie la faible durabilité de leur support matériel. Le plan d’existence, le plan ontique de l’inscription, n’est pas tant le mur que la mémoire collective. Il faudrait donc encore se demander pourquoi les écrits pseudo-encratiques peuvent éventuellement se révéler plus mémorables que d’autres écrits de la contestation, plus transparents, plus directs, ne demandant pas au lecteur un même travail de déchiffrement, de levée d’ambiguïté.

37Une hypothèse que nous pourrions avancer est que ces écrits perturbent notre culture graphique. En effet, une inscription telle que « Tout est sous contrôle » déçoit non seulement la promesse thématique (Fontanille, 2008, p. 194) encodée dans la morphologie du panneau d’affichage (il ne s’agit pas d’une publicité), mais elle bouscule également notre croyance relative aux valeurs praxiques et aux contenus énonciatifs généralement portés par les inscriptions non-autorisées. Que le texte-énoncé de l’inscription « sauvage » relève forcément d’un « discours transgressif » (Scollon et Scollon, 2003), voilà notre horizon d’attente, car nous avons tendance à transposer au discours une propriété (l’illégalité) de la pratique d’inscription. Les écrits pseudo-encratiques déçoivent cette attente. Ce faisant, ils remotivent également la portée contestataire du geste d’inscription. Le scripteur des écrits pseudo-encratiques renvoie la « sauvagerie » dans le camp du Pouvoir. Et ce geste constitue assurément une inspiration pour toute description critique de ces inscriptions.