Colloques en ligne

Françoise Laurent

Paix terrestre et paix céleste. Les discours de paix de la vie de Richard Ier dans l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît

Earthly Peace and Heavenly Peace. The Peace Speeches of the Life of Richard I in Benoît’s History of the Dukes of Normandy

1Dans Faire la paix au Moyen Âge, Nicolas Offenstadt a rappelé l’intérêt pour un historien de lire les chroniques qui « reproduisent, parfois intégralement, de nombreux traités1 » et qui sont dès lors une source de toute première importance pour connaître les circonstances présidant aux accords conclus entre les parties, et évaluer les termes employés pour leur rédaction. L’Histoire des ducs de Normandie (ci-après Histoire2) que nous a laissée un certain Benoît, identifié à l’auteur du Roman de Troie, permet de vérifier cette appréciation. Composé dans le dernier tiers du XIIe siècle, sans doute, à la demande du roi Henri II Plantagenêt, ce long texte de 44544 octosyllabes à rimes plates retrace, à partir de sources latines bien identifiées, en premier lieu la chronique De moribus et actis primorum Normanniae ducum (ci-après De moribus) de Dudon de Saint-Quentin3, les origines de la lignée normande, depuis le prince viking Rollon, jusqu’à l’avènement du duc roi Henri Ier. Les vies des huit princes du lignage normand forment le tissu d’un récit où la conquête de la Normandie et la consolidation de leurs principats sont ponctuées de combats et de traités parmi lesquels se distinguent les longues négociations qui mirent fin à la guerre engagée par le roi de France Lothaire, fils de Louis IV d’Outremer, contre le duc normand Richard Ier. Les faits sont historiquement avérés : en 961, Lothaire envahit la Normandie avec son allié, le comte de Chartres Thibaut, obligeant le Normand à solliciter l’aide du roi du Danemark Harald, dont les troupes dévastèrent alors le pays. En 965, une rencontre eut lieu à Saint-Clair-sur-Epte au cours de laquelle le roi s’engagea à ne plus soutenir les ennemis du duc et à lui venir en aide en cas de nécessité ; en contrepartie, Richard confirma son serment de vassalité envers le roi de France à qui il devait foi et hommage. Cet épisode mit fin à la minorité du duc et à une période troublée qui menaça de détruire le tout jeune principat normand.

2L’importance historique de l’événement justifie le développement auquel il donne lieu dans le De moribus de Dudon de Saint-Quentin où il nourrit les deux tiers du Livre IV4, ainsi que dans le récit de Benoît où il s’étend sur près de 1900 vers (Histoire, v. 24973-26868). Dans l’œuvre vernaculaire, comme dans sa source à laquelle elle est très fidèle, la relation des faits épouse, on le verra dans un premier temps, les rencontres successives entre les belligérants depuis l’amorce des négociations jusqu’au traité de paix dont les discours sont les principaux instruments. Considérés, suivant Offenstadt, comme la manière la plus « authentique5 » de rapporter des paroles supposées avoir été réellement prononcées, les discours, en raison des arguments avancés par les locuteurs, permettront de saisir, dans un deuxième temps, de saisir les relations qu’ils entretiennent avec les mœurs et usages du temps. Cette dimension documentaire n’épuise pas l’intérêt de l’épisode que vient couronner un véritable morceau de bravoure : le sermon que Richard adresse à ses alliés danois pour les engager à cesser la guerre, prise de parole qui, par-delà sa fonction politique déterminante ou plutôt grâce à elle, se fait l’expression d’une pensée de la paix, inspirée notamment des écrits de saint Augustin dont l’influence a été profonde, on le sait, sur la culture médiévale.

Construction de l’épisode : de la mise en œuvre de négociations à la paix conclue

3Le passage en question, très nettement circonscrit, prend place entre le spectacle des désolations dont est victime le peuple de France et celle de la joie ressentie à l’issue des accords de paix :

Histoire, v. 24973-24976 : Durant une année entière, la France subit sans interruption cette souffrance, cette douleur, cette rapine et cette grande ruine. [Un an enter trestot a tire / Dura sor France cest martire, / Ceste dolor e cest’arson / Et ceste grant destruction.]

Histoire, v. 26835-26838 : Alors ce tableau douloureux laissa à nouveau la place à la paix et à l’amour ; ils vivront désormais en harmonie ; jamais la France ne connut une telle joie. [Eissi l’ovraigne de dolor / Revint a pais e a amor. / Des or seront en bienestance ; / Teu joie n’entra mais en France.]

4La mise en parallèle des deux extraits montre à travers l’opposition des termes et leurs échos contraires que la paix retrouvée est donnée pour un rétablissement de l’ordre, un retour à une stabilité sociale, à la tranquillité et à l’apaisement, et qu’elle relève d’emblée d’un concept positif définissant une forme concrète de concorde et d’harmonie. Bien qu’aucune date ne soit citée, conformément au genre historiographique dont relève le texte6, la mise en parallèle de ce début déceptif et de cette fin heureuse est mimétique du temps nécessaire à la conclusion de la paix, avec sa succession d’échanges entre belligérants qui, tissant étroitement l’épisode, permettent de reconstituer une chronologie. Les deux premières entrevues sont orchestrées par l’évêque de Chartres qui engage le roi à la paix avant de se rendre auprès de Richard ; la troisième raconte l’entrevue secrète entre Thibaut et le duc normand ; la quatrième s’attache à la préparation des accords de paix que, lors d’une cinquième et d’une sixième rencontres, Richard tente de faire accepter aux Vikings ; enfin, la paix définitivement conclue entre le roi, le comte de Chartres et le duc Richard fait l’objet d’une dernière rencontre.

5Les entrevues forment ainsi des scènes qui se présentent, à l’exception des échanges de Richard avec les Danois, comme des têtes-à-têtes détachés de toutes les formes cérémonielles de la diplomatie et du jeu politique, et bien différentes aussi des rencontres topiques des chansons de geste que sont les conseils et les ambassades. D’autre part, à deux exceptions près, elles n’évoluent pas en dialogues et se réduisent au discours d’un seul des interlocuteurs à qui il revient de réguler la crise politique en intercédant auprès des princes. Il en est ainsi des évêques qualifiés de « sainz » (Histoire, v. 25050), ou encore d’un moine, tous hommes d’Église dont le statut est garant de leur savoir, de leur maîtrise de la parole et de l’autorité sacrée dont ils sont investis. Le seul laïc à intervenir comme agent pacificateur est le duc Richard Ier dont l’amour de la paix et le sens de la « justice », deux principes conçus sur le modèle de la royauté davidique et permettant de réaliser au plan humain les desseins de Dieu dont la présence, on y reviendra, gouverne toute idée de paix au Moyen Âge. C’est ainsi qu’il est reconnu et honoré par l’un des évêques envoyés en ambassadeurs par le roi de France auprès de lui :

Histoire, v. 25084-25089 : (…) tu es un très bon chrétien et l’on sait que sur la terre entière il n’est personne à même de te surpasser ni même de t’égaler, qui ait autant de sagesse que toi ni qui aime autant la religion, le bien, la loyauté et la droiture. [Que tant par iés haut chrestien / Que ce set l’on qu’en tot le munt / N’est nus a tei tierz ne segunt, / En cui tant ait discretion / Ne qui tant aint religion, / Bien e leiauté e dreiture.]

6Ce portrait s’accorde parfaitement avec celui que dresse Dudon, pour qui, écrit Laurence Mathey-Maille, « Richard est d’abord un homme de paix », ainsi qu’avec celui des historiens contemporains qui reconnaissent volontiers, poursuit-elle, que son « principat peut être considéré comme un sommet de l’histoire de la Normandie ducale, le duc étant capable d’imposer une paix intérieure exceptionnelle à cette époque7 ».

7Les accords de paix qui sont la conséquence des négociations ne font pas l’objet de description. Les gestes d’hommage, la prestation des serments, les manifestations de joie, en un mot tout le rituel qui accompagne la résolution des conflits sont à peine convoqués. Ce n’est qu’à l’occasion de l’alliance secrète entre Thibaut et Richard qu’est mentionné un acte crucial du processus de pacification, la mention de la présentation de la Croix du sacrifice et des saintes reliques dont la présence met en jeu le sacré et le triomphe de la paix :

Histoire, v. 25479-25481 : Le duc a demandé qu’on lui apporte un morceau de la croix où Dieu mourut, ainsi qu’une autre très précieuse relique. [D’icele croiz ou Dex prist mort / A dit li dus qu’en li aport / Od autre moct cher saituaire.]

Sont également mentionnés l’échange de présents et le baiser de paix :

Histoire, v. 25488-25491 : Le duc Richard lui a donné de riches présents venant de ses très précieux biens, à lui et à ses compagnons. Au moment de se séparer, ils ont échangé un baiser. [Donné li a li dus Richart / De ses beiaus aveirs riches dons, / A lui e a ses compaignons. / Au dessevrer se sunt baisié.]

8En revanche, contre toute attente, la réconciliation du roi et de Richard est vite expédiée en dépit de l’importance de l’événement :

Histoire, v. 26819-26834 : Le roi de France vint au bord de l’Epte avec les plus hauts personnages de son royaume, avec des évêques et des abbés, et avec ses vassaux les plus richement chasés. De l’autre côté, vint le valeureux duc avec la fleur des Normands. Une fois les discours achevés, fut prononcé le serment du roi et de sa suite à propos de la souveraineté normande : aussi longtemps qu’elle se maintiendra et durera, ni le duc Richard ni son héritier ne subiront de tort, de guerre et ne seront destitués, et il n’y aura aucun lieu habité en France qui soit malintentionné envers lui. [Sor Epte vint li reis de France / Od les plus hauz de sa puissance / – Od evesques e od abez / E od ses plus riches chasez – / De l’autre part li dus vaillanz / Od tote la flor des Normanz. / Retrait furent li parlement / Et teu juré li serement / Deu rei e de sa compaignie / Que deu renne de Normendie, / Tant cum il tient ne cum il dure, / Ne li ert mais fait forfaiture / Gerre, tocte, por nul poeir, / Au duc Richart ne a son eir, / Ne recet n’avra nus en France / Qui vers lui seit en mesestance.]

9L’arrivée de la suite royale et de la « flor des Normanz » (Histoire, v. 26824) est rendue avec une certaine solennité, mais Benoît ne tire aucun parti de la scène : le serment du roi de France est transcrit au discours indirect ; quant à celui de Richard, il est purement et simplement escamoté. Cette lacune est d’autant plus remarquable que les discours au style direct, remarquables par leur longueur, forment, en revanche, le cœur de chacune des rencontres. C’est à eux, en effet, qu’est attribué le rôle de médiateurs de la paix, comme si, pour l’auteur, la paix à conclure, c’est-à-dire le fait de « faire la paix », devait primer sur la paix conclue dont la représentation est traitée, on l’a vu, avec une grande économie de moyens.

« Faire la paix », forme et contenu des discours

10Dans l’Histoire, les discours délégués représentent près de 35 % du texte. Ce pourcentage considérable est largement dépassé dans notre épisode où chaque discours témoigne, de la part de l’auteur, d’un art consommé de l’éloquence. Dans le cadre de cette communication, ces passages parlés ne seront pas étudiés sous l’angle des procédés oratoires qu’ils mettent en œuvre mais exclusivement sous celui de leur contenu8. Tous relèvent du type délibératif légué par la rhétorique latine dont ils adoptent la construction, de l’exorde à la péroraison, et, suivant ce modèle, tous reposent sur l’énonciation d’une série d’arguments qui, à ce titre, sont révélateurs des valeurs politiques et culturelles dans lesquelles baignent Benoît et son public. À cet égard, ils corroborent l’analyse d’Offenstadt qui a entamé dans son livre une « ethnographie du discours moral à travers l’exemple du discours de paix ». Pour lui, celui-ci s’apparente à un « idiome rhétorique », entendu comme « un ensemble discursif construisant une question en la situant dans un univers moral globalisant, dont on suppose que ceux qui vont l’entendre adhèrent aux valeurs véhiculées par lui9 ». Les discours répercutent, en effet, des thématiques communes qui se répondent de l’une à l’autre, composant ainsi un ensemble signifiant, ou qui s’ajoutent les unes aux autres pour enrichir le concept de paix.

11Le premier motif repris par chaque interlocuteur est la déploration des malheurs de la guerre, occasion de jouer d’effets pathétiques propres à toucher les cœurs, comme le fait l’évêque s’adressant au roi :

Histoire, v. 24994-24997 : Vois comme le royaume entier crie et hurle et comment de cette malheureuse terre, la population s’enfuit à cause de la famine, misérable mendiante criant et larmoyant. [Veiz toz li rennes crie e brait, / Si cum de terre meserinne / S’en fuit li poples de faminnes / Raient, ploros, povres, mendis.]

12Le deuxième motif porte sur le scandale qui consiste à répandre le sang chrétien, accusation portée contre les Danois par le moine envoyé auprès de Richard :

Histoire, v. 25090-25094 : Je voudrais savoir comment ton propre cœur supporte de te voir laisser les païens, cette gente sarrasine, qui ne connaît pas Dieu, outrager, tuer, détruire et maltraiter les chrétiens. [Saveir cum li tuens cuer endure / Que paiens, sarrazine gent, / Qui de Dieu n’ont connoissement, / Laisses crestienté honnir, / Ocire e destruire e laidir.]

13L’argument, plus largement développé dans le texte vernaculaire que dans sa source latine, est peut-être un écho de l’interdiction du troisième concile de Latran de 1179 faite aux princes d’utiliser les services de mercenaires particulièrement redoutés10. Le troisième motif met en valeur le sentiment pacifique ancré dans le cœur des princes et leur désir de pacification. Il en est ainsi de la disposition de Richard à conclure la paix avec Thibaut :

Histoire, v. 25383-25386 : Je me lierai avec lui d’une amitié sincère, en concluant une paix ferme et entière, qui restera désormais pour toujours durable : tout cela me sera très agréable. [Od lui m’en prendrai d’amor finne / E de paiz ferme e enterinne / A garder mais, toz jorz tenable : / Cest’ovre m’iert moct agreable.]

14Le quatrième est une évocation des torts et des moyens de les réparer, motif exprimé par le duc normand qui demande à Thibaut de renoncer aux villes et aux terres qu’il lui a spoliées. Ce retour sur les causes de la guerre, dont la reconnaissance implique la construction de la paix, donne à Richard un argument pour répondre aux reproches formulés par l’envoyé du roi qui l’accuse d’avoir demandé l’aide des Vikings :

Histoire, v. 21135-21141 : Seigneur, dit-il, si vous étiez attentif et si vous vous rappeliez les maux et les injustices que m’a causés votre roi de France ; vous ne seriez surpris en aucune façon que j’aie agi ainsi. [Sire, fait il, s’os gardiez / Ne si bien vos remembriez / Des maus e des iniquitez / Qu’ai tanz soferz e endurez, / Que m’a fait vostre rei de France, / N’avriez mie merveillance / En rien c’unquor en aie fait.]

15Sans que l’adjectif « juste » ne soit prononcé, tout son argumentaire repose sur la légitimité de la guerre qu’il a menée avec les forces danoises. Quels que soient les ravages perpétrés par ses alliés, sa guerre est juste, car elle est une réponse, suivant les principes de l’augustinisme politique, à la passion de domination de voisins belliqueux11. Paix et guerre ne sont donc pas, pour Richard, deux situations antinomiques, mais deux aspects liés de la même recherche de la justice.

16Le dernier motif qui porte sur les risques de damnation encourus par celui qui refuse la paix s’inscrit plus largement dans la pensée chrétienne et son discours pacificateur. C’est de ce discours que procèdent le rite du baiser échangé par les fidèles avant la communion, les trêves contraignant les ennemis à cesser les hostilités durant les fêtes, ou encore le mouvement de pacification initié lors des conciles de Charroux en 989 et de Toulouse en 102712. « La paix est fille de Dieu, car ce n’est qu’en temps de paix », écrit Lanfranc, « que l’on honore convenablement celui qui est l’Auteur de la paix13 ». Il poursuit :

Commentaire sur la Première épître à Timothée, ch. 214 : Quand la paix règne entre les princes, les Églises sont tranquilles, et l’ordre règne ; mais dans les temps de guerre ou discordes civiles, leur tranquillité est troublée, l’autorité s’affaiblit et, l’autorité s’affaiblissant, la pureté de mœurs ne se maintient plus intacte. [In pace principum quies et regimen servatur Ecclesiarum ; nam in bellis et discordis eorum tranquillitas dissipatur, tepescit pietas, distinctio solvitur, distinctione soluta morum castitas violatur.]

Tel est exactement l’argument que Benoît prête aux évêques qui plaident en faveur de l’arrêt des combats :

Histoire, v. 25037-25040 : Voilà qu’à trois journées de ton royaume, il ne reste plus âme qui vive, il n’y a plus un pied entier de terre labourée ni de messe célébrée dans l’église. [Veiz treis jornees de tun renne / Ou n’a remés homme ne fenne / N’ou n’a plein pié de terre aree / Ne messe en iglise chantee.]

Les prélats, par voie de conséquence, rappellent aux princes que leur Salut dépend de leur aptitude à faire la paix :

Histoire, v. 25129-25130 : Que tu les prennes en considération et en pitié pour que Dieu ne soit pas fâché contre toi. [Sinn aies esgart e merci, à Richard, / Que Dex n’en seit vers tei marri.]

17Ces admonestations rappellent la définition que Jonas d’Orléans donne au XIe siècle de la mission des princes : « Le ministère royal consiste spécialement à gouverner et à régir le peuple de Dieu dans l’équité et la justice, et à veiller à procurer la paix15 ». Elles s’inspirent aussi de saint Augustin, pour qui la loi du prince a pour but de faire régner la concorde par la justice qui sont deux piliers d’une fonction politique consacrée par Dieu et destinée à établir cette tranquillité de l’ordre terrestre, cette « concorde bien ordonnée des citoyens [hominum ordinata concordia] » (Cité de Dieu16, XIX, 13) reposant sur le commandement et l’obéissance.

18La réflexion d’Augustin trouve, à mon sens, une illustration dans la situation qui clôt l’épisode avec le discours de Richard aux Danois. Ce passage est tout à la fois une mise en situation de la capacité de pacification des princes et de leur responsabilité à maintenir l’ordre social, et un approfondissement du concept de paix dont le sens se trouve dès lors infléchi.

Densité théologale du discours de Richard

19Pour ce « théologien de la paix17 » qu’est Augustin, le concept recouvre différentes acceptions parmi lesquelles deux d’entre elles entretiennent une relation dynamique intégrant toutes les autres paix : la paix de la cité et la paix de Dieu, l’une relevant d’un ordre terrestre et politique, l’autre d’un ordre céleste. Dans la Cité de Dieu, la première se donne comme « la concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance », comme un « ordre et une justice attribuant à chacun ce qui lui appartient18 ». Elle est, comme l’a montré Émilie Tardivel dans un article intitulé Saint Augustin et la paix de la cité, « une manifestation de l’amour de Dieu dans notre cité », mais elle n’en est, écrit-elle, « qu’une manifestation partielle et provisoire, une manière de soulager notre misère dans l’établissement de mœurs, de lois et d’institutions qui garantissent une concorde bien ordonnée des citoyens19 ». Telle est l’entente qu’ont conclue les princes. L’étape supérieure, la paix céleste qui, écrit Augustin, « vit en exil sur cette terre [caelestis ciuitas dum peregrinatur in terra] » (Cité de Dieu, XIX, 17) mais vers laquelle tend la paix de la cité, est voulue, elle, comme l’ordonnance et l’harmonie de la communauté dans une jouissance de Dieu et en Dieu :

Cité de Dieu, XIX, 17 : [la cité céleste] recrute des citoyens dans toutes les nations, elle rassemble sa société d’étrangers de toute langue sans s’occuper des diversités dans les mœurs, les lois et les institutions (…) ; elle garde et observe tout ce qui, quoique divers dans les diverses nations, tend à une seule et même fin : la paix terrestre, à condition que de telles observances n’entravent pas cette religion qui apprend à adorer un seul Dieu véritable et souverain. [Haec ergo caelestis ciuitas dum peregrinatur in terra, ex omnibus gentibus ciues euocat atque in omnibus linguis peregrinam colligit societatem, non curans quidquid in moribus legibus institutisque diuersum est (…) etiam seruans ac sequens, quod licet diuersum in diuersis nationibus, ad unum tamen eundemque finem terrenae pacis intenditur, si religionem, qua unus summus et uerus Deus colendus docetur, non impedit.]

20Cette « société d’étrangers » divers « dans les mœurs, les lois et les institutions », pour reprendre les termes de ce passage d’Augustin, ce peut être ces Vikings que Richard va convaincre non pas en les achetant par des présents ou en faisant appel à leur compassion, mais en leur adressant un discours qui n’a rien de commun avec ceux qu’il a prononcés antérieurement. Face à eux, il prend les poses d’un prêcheur dont le sermon présente une forte densité théologale et une grande valeur institutionnelle. Sa parole se déploie sur plus de cinq cents octosyllabes, où les questions théologiques complexes sont exposées avec rigueur et clarté. L’auteur vernaculaire n’a pas cherché à simplifier le sermon du De moribus, dont il a respecté l’ordre ainsi que le contenu. En revanche, il s’est attaché à en rectifier la forme en en délimitant les parties, et à rendre plus éloquente la formulation des points doctrinaux. Ses corrections témoignent d’une grande intelligence des procédés dramatiques et d’un sens aigu des pouvoirs de la parole. Alors que le texte source s’attache au seul énoncé théologique, dans l’adaptation française, tous les moyens sont mis en œuvre pour rendre l’enseignement dispensé plus efficace.

21Ainsi, l’introduction de vingt et un octosyllabes, qui forme une partie bien distincte du corps du sermon – soit près des trois-quarts du passage –, répond parfaitement aux buts de l’exorde : disposer et préparer l’esprit de l’auditoire à écouter, preuve que Benoît ne méconnaît pas la fonction préparatoire de cette partie du discours qu’il a su, mieux que Dudon, adapter à la situation. La Rhétorique à Herennius (1, 8) conseille, en effet « de gagner et de se concilier la bienveillance du public en usant de quatre types d’introduction : ‘parler de nous, de nos adversaires, des auditeurs et de la cause elle-même’20 ». Suivant ce modèle, le duc rend d’abord hommage aux guerriers vikings « tout pleins d’une grande vaillance [De tote buenne valor pleins] » (Histoire, v. 25667) qui n’ont pas hésité à affronter la mer pour lui venir en aide, et dont il veut se concilier les faveurs par sa déférence – il les appelle « peres » (Histoire, v. 25666) – et par l’hommage qu’il rend à leur puissance et à leur courage. Puis, il sollicite leur attention en annonçant le caractère instructif de son propos et le bénéfice qu’ils pourront en tirer :

Histoire, v. 25871-25874 : Écoutez mon discours et mes paroles, et je vous montrerai la voie où celui qui la suit bien ne s’égare pas. [A ma parole e a mes diz / Si apleiez voz esperiz, / E si vos mosterrai la veie /Ou nus qui bien la tient n’erreie.]

22En dépit de cette mise en condition habile, la démarche de Richard tourne court : les Danois, mus par un esprit de conquête, refusent de poser les armes. Aussi les salutations d’usage cèdent-elles la place à un exposé dont le but est de rendre « dociles » ces guerriers indomptables en usant de tous les moyens pour frapper leur imagination. Le texte de Dudon qui commence ainsi l’invitait d’ailleurs à user de ce type d’effets :

De moribus, § 120 : O pères dignes d’estime, vous être en train de mourir à cause des biens temporels qui vous priveront de la vie éternelle, périssant avec dignité à Phlégéthon, soyez attentifs au début de mon discours. [O reverendi merito patres, pro temporalibus nimium beneficiis agonizantes, pro quibus carebitis vita aeterna, Flegetone digne periruentes, animadvertite mei sermonis proloquium obedienter.]

23L’intimidation est plus explicite en français. À ces « Haut pere, cher, riche baron » (Histoire, v. 25854) qui viennent de remporter une victoire sur les Français, le duc normand affirme la vanité de leur conquête :

Histoire, v. 25857-25861 : Traduction : Vous connaissez des combats, des souffrances et des douleurs pénibles pour acquérir des nourritures et des biens temporels et terrestres transitoires et factices à cause desquels vous perdez les éternels. [Qu’en teu dolor e en teu gerre / E en teu paine estes d’acquerre / Vivres e trespassables biens, / Faus, temporaus e terriens, / Por qu’os perdez les eternaus.]

24Et plutôt que de se contenter de l’allusion à Phlégéthon, l’un des quatre fleuves des enfers, cité dans le texte latin, il se plait à peindre le martire (Histoire, v. 25868) des damnés :

Histoire, v. 25863-25867 : Là où le Phlégéthon de soufre coule, où ceux qui entrent connaissent une fin malheureuse, là où le glaive froid les transperce, et là où la herse brûlante les atteint pour les déchirer jusqu’aux nerfs. [La ou Flegeton cort sofrin, / Ou li entrant funt male fin, / La ou freiz glaives les tresperce / E la ous ateint l’ardant herce / Qui deci qu’es ners les escire.]

25La description des enfers, au nom informulable, ce « la ou » (v. 25865) indicible dont la répétition en anaphore est autant de menaces réitérées, se cristallise sur des images saisissantes : celle du froid et de l’incandescent qui fusionnent pour anéantir le corps des « entrant », et celle de sévices au puissant pouvoir suggestif pour un auditoire de guerriers. Les Danois sont à même de se représenter les douleurs provoquées par le glaive, eux qui manient cette arme sur les champs de bataille. Richard Ier parle à ces hommes du Nord un langage qu’ils comprennent immédiatement, et leur impose des visions propres à susciter leur crainte et à mater leur orgueil.

26Pour ce qui est du contenu du discours, les points doctrinaux abordés sont repris pour l’essentiel à Dudon qui les emprunte lui-même à saint Augustin, en particulier aux thèmes du platonisme augustinien qui composent, selon le Père Marie-Dominique Chenu, le bien commun des théologiens médiévaux21. Il est question successivement de la hiérarchie qui prévaut dans l’univers entre le monde sensible et le monde intelligible, de l’homme composé d’un corps et d’une âme, de la présence du Mal et du péché originel. Sont exposés ensuite le mystère de la Trinité et la nature immuable de Dieu, créateur de toute vie et source de vérité, puis l’avènement de Jésus dont l’existence humaine est placée dans une perspective évolutive qui suit l’ordre des temps depuis la Création jusqu’à la Rédemption, pour s’achever avec l’évocation du Jugement dernier où le Christ s’adresse successivement aux damnés et aux élus :

Histoire, v. 26451-26462 : Il dira aux méchants qui sont traitres et parjures : ‘Allez dans l’obscurité de l’enfer horrible là où est le glaive mortel qui torture, séparez-vous de moi’ ; et aux vrais justes et aux bons, à ceux qui ont aimé la justice et la paix, il dira : ‘Ayez accès aux bonheurs suprêmes, vous êtes en droit de recevoir la couronne ; durant tout le temps de votre vie, vous avez toujours été soumis à moi et n’avez pas commis de faute envers moi : recevez la vie éternelle’. [Dira as faus felons parjurs : / ‘Alez es laiz enfers oscurs, / Ou glaive e morz est qui crucie, / Dessevrez de ma compaignie’ ; / As juz, as buens e as verais / Qui amerent dreiture e pais : / ‘Alez es granz beneürtez, / La devez estre coronnez / Ou tos tens fustes ententif / Tant cum au siecle eriez vif, / Quer ci n’estes vers mei copable : / Recevez vie pardurable’.]

27Comme dans le texte source est convoquée ici cette figure du sublime qu’est la prosopopée, un des huit procédés d’amplification préconisés par les Arts poétiques médiévaux, pour nourrir l’ultime argument de la démonstration de Richard, soucieux de convaincre les Vikings d’aimer, comme le dit le passage, « dreiture e pais ». Cette mise en scène où la voix du Sauveur se superpose à celle du duc normand est significative de la conception de la paix qui s’exprime dans l’ensemble du discours où il apparaît, pour parler comme Augustin, que la paix de la cité n’est jamais qu’un prélude à la paix de l’âme, fruit d’une rencontre avec le Christ à qui est laissé ici le dernier mot. Tel est aussi la conception que soutiennent une glose sur le Décret22 de Gratien et, avec elle, le droit canon :

Glose sur la question VI : Ceux qui n'ont pas reçu la foi ne doivent pas être absolument contraints, mais doivent parfois être encouragés par des exhortations, parfois par des récompenses. [Illi qui fidem non receperunt non sunt absolute compellendi, sed sunt quandoque excitanti exhortationibus quandoque praemiis.]

28Pesée à l’aune des saintes Écritures, la paix ne se réduit donc pas, comme dans les négociations politiques précédentes, à un retour à la concorde et à la tranquillité, mais elle s’inscrit dans une dynamique qui a pour finalité le baptême, instrument d’union avec Dieu :

Histoire, v. 26495-26502 : C’est pourquoi je vous le montre à tous et le dis, je vous prie, vous adjure et vous supplie de recevoir le saint baptême sanctifié par l’huile et le chrême, de vivre dans la foi et de servir Dieu afin que vous puissiez mourir en justes et ressusciter en ce jour redoutable, et que Dieu ait pitié à ce moment-là de vous. [Por ce l’os monstre a toz e di / E pre e quer e cri merci / Que vos receveiz saint batesme, / Saintefié d’oile e de cresme, / Vivez son lei, a Deu servir, / Que leiaument puissiez morir / E resordre au jor perillos / La ou Dex ait merci de vos.]

29Richard fait entendre aux Vikings que le christianisme s’accompagne d’une autre idée de la paix qui passe pour eux par un changement total de leur état. Certes, ils ont dominé leurs ennemis mais la paix attendue va bien au-delà de la victoire armée et de la politique ; elle est appel à ne pas se contenter de la tranquillité terrestre, mais à rechercher toujours plus d’ordre, de justice et de charité. Pour faire naître cette paix et connaître l’ordre et la justice, les Danois doivent dépasser leurs intérêts particuliers et se modifier ; en d’autres termes, ils doivent répondre à l’invitation de Richard de se convertir, et devenir des hommes nouveaux. Se trouve confirmée là la pensée d’Augustin, pour qui la paix chrétienne n’est pas politique, mais eschatologique. Elle se donne comme une transformation radicale de l’être en Dieu, très exactement comme une conversion, grâce à laquelle se réalise une double réconciliation, celle des hommes entre eux, et celle des hommes avec Dieu.

30Le sermon roman n’a rien à envier à son modèle. Agent actif de la pensée apostolique, Richard n’a pas ménagé sa peine pour convaincre ses alliés, et son sermon dont le zèle prosélyte annonce l’éveil de la prédication à la fin du XIIe siècle23, entraînera effectivement l’adhésion de la plus grande partie d’entre eux et leur baptême. Non seulement il dépasse, par sa longueur et son inspiration, tous les autres discours en faveur du rétablissement de l’ordre et de la concorde, mais il donne surtout au concept de paix une orientation nouvelle. De prises de parole en prises de parole, le passage traitant des négociations et des accords entre belligérants présente donc avec une particulière acuité les principes qui régissent les attitudes chrétiennes vis-à-vis de la paix. Il montre que la paix n’est pas simplement une fin, mais un mouvement de conquête ; il prouve aussi que cette notion pose la question du lien entre le politique et le théologique, et l’insuffisance de celui-là à assurer la paix. C’est à ce « bien eschatologique majeur24 », soutenu par une dynamique de conversion, que revient le rôle de garantir toutes les paix terrestres qu’il appelle à se dépasser elles-mêmes.