Colloques en ligne

Gauthier Grüber

La paix est-elle une fin en soi dans la Geste des Loherains ?

Is Peace an End in itself in the Geste des Loherains?

Girbert de Metz1, v. 6732-6734 : Mais puisse Dieu, qui fut crucifié, faire qu’il n’y ait ni paix ni trêve que je ne l’aie tué ou il m’aura déshonoré. [Mes Deu ne place, qui en la crois fu mis, / Que ja en soit pais ne trives ne fins, / Si l’aie mort ou il m’avra honi]

1L’une des originalités de la Geste des Loherains (ci-après la Geste), dans le vaste répertoire épique médiéval, est de confronter ses héros à des ennemis qui ne sont ni des Sarrasins, ni leur seigneur, ni un usurpateur ; on n’y fait ni la guerre pour « exalter la Chrétienté [essaucier Crestienté]2 », ni pour échapper aux injustices du roi ni pour reprendre possession de ses terres ; dans ce cycle, l’ennemi est une lignée voisine avec laquelle il faut cohabiter ; on se bat pour rétablir ses droits face à des concurrents féodaux, pour venger l’honneur de sa famille ou encore la mort d’un parent. Cette configuration épique singulière dans le corpus des premières chansons de geste correspond pourtant à une réalité commune au Moyen Âge, du moins pour la période de composition qui nous intéresse (XIIe siècle), celle des guerres privées3 entre grandes lignées.

2On notera que la thématique des guerres internes au royaume, qui recoupe en partie celle des chansons de révolte4, eut certainement l’heur de plaire à son public, puisque, sur les 200 manuscrits complets contenant des chansons de geste, la Geste compte à elle seule plus d’une vingtaine de témoins. En cumulant l’ensemble des textes qui posent la « question du pouvoir dans la société féodo-vassalique5 » – c’est à dire la Geste, mais aussi Raoul de Cambrai, et encore ce qu’on a coutume d’appeler le cycle des barons révoltés, soit environ une dizaine d’œuvres (un dixième seulement de la production épique) –, nous obtenons plus d’une cinquantaine de témoins différents, représentant un quart des manuscrits conservés. Si cette thématique n’a donc pas donné lieu à une floraison aussi intense que celle des chansons de croisades ou d’aventures, la prolifération des manuscrits témoigne néanmoins d’un intérêt certain pour les questions du pouvoir, des guerres féodales et donc de la paix civile.

3À cette première particularité de la Geste s’ajoutent deux phénomènes notables : la fidélité au roi de France et la prééminence de la paix. Alors que les chansons des barons révoltés – et nous incluons Raoul de Cambrai – montrent un conflit ouvert avec le roi de France, ni la chanson de Garin ni celle de Girbert ne franchissent le Rubicon de la révolte armée contre le suzerain qui demeure, plus ou moins, le garant de l’autorité dans le royaume. Car l’enjeu de la Geste est là : maintenir la paix entre les deux lignées malgré les haines, les trahisons et les coups du sort. Paradoxalement, cette geste, avec sa guerre qui « ne prendra jamais fin [ja ne prendra fin]6 » est ainsi, sauf erreur de notre part, le cycle épique qui compte le plus de trêves. Une telle présence interroge et offre un champ d’investigation de premier intérêt dans une réflexion sur la paix dans la littérature médiévale.

4Pour rendre parfaitement clair notre propos, revenons de manière succincte sur les grands moments de ces différentes « guerres et paix » qui structurent le récit dans Garin et Girbert, à savoir le cycle primitif de la Geste.

Garin

Prologue (expédition contre les païens) : laisses 1

Première guerre privée : l’héritage de Thierry de Maurienne

  • Début de la guerre avec la mort du traître Hardré, un Bordelais : laisse 44

  • Trêve après la défaite des Bordelais : laisse 65

  • Reprise du conflit avec les manœuvres du Bordelais Bernard de Naisil pendant le mariage de Blanchefleur, fille de Thierry de Maurienne, avec le roi Pépin : laisse 66

  • Défaite de Bernard de Naisil devant son fief : laisse 77

Paix éphémère : laisse 78

Deuxième guerre privée : l’enlèvement de Biautris

  • Tentative d’enlèvement par Thibaud de Plaisseïs, un Bordelais, de Biautris, femme du Lorrain Bégon : laisse 78

  • Défaite des Bordelais : laisse 98

Paix de sept ans : laisse 98

Troisième guerre privée : la mort de Bégon

  • Début de la guerre avec le meurtre du Lorrain Bégon : laisse 108

  • Trêve de sept ans accordée aux Bordelais : laisse 122

  • Le roi de France, Pépin, prend le parti des Bordelais : laisse 139

  • Apaisement du Lorrain Garin avec le roi de France : laisse 165

  • Éventuelle paix (?) de trois ans : laisse 165

Quatrième (ou fin de troisième7 ?) guerre privée : la mort de Garin

  • Début de la guerre avec la mort de Garin : laisse 166

  • Girbert, fils de Garin, récupère Gironville mais les combats continuent : laisse 199

Girbert

Suite de la quatrième (ou de la troisième ?) guerre privée

  • Première expédition8 des Lorrains contre les païens à Cologne : laisses 58

  • Reprise des hostilités entre les Lorrains et les Bordelais : laisse 105

  • Demande de trêve des Bordelais refusée par le roi : laisse 152

  • Défaite des Bordelais : laisse 170

Paix de trois ans : laisse 170

Cinquième (ou quatrième ?) guerre privée : la mort de Doon

  • Début de la guerre avec la mort du Lorrain Doon : laisse 175

  • Défaite des Bordelais : laisse 191

  • Fromondin, le fils du Bordelais Fromont, se fait moine puis se défroque : laisse 201

  • Seconde expédition des Lorrains contre les païens à Cologne : laisse 207

  • Demande de paix des Bordelais refusée par les Lorrains : laisse 223

  • Défaite des Bordelais : laisse 226

  • Expédition contre les païens menés par le Bordelais Fromont dans le Bordelais et mort de Fromont : laisses 236

Paix d’au moins trois ans et demi (v. 11609)

Expéditions des Lorrains et des Bordelais contre les païens en Gascogne9 : laisse 248

Expéditions des Lorrains et des Bordelais contre d’autres païens à Saint-Gilles : laisse 261

Sixième (ou cinquième ?) guerre privée : le crâne de Fromont

  • Début de la guerre avec l’épisode du crâne de Fromont : laisse 288

  • Défaite du Bordelais Fromondin : laisse 312

Paix de quatre ans (v. 14555) au moins

Expédition des Lorrains contre les païens à Narbonne : laisse 316

Meurtre par Girbert de Fromondin, le dernier des grands Bordelais : laisse 325

5Remarquons d’emblée qu’il n’y a pas, à proprement parler, d’épisode de paix au début de Garin, le prologue étant consacré à la mise en place du conflit entre les Loherains et les Bordelais dans le cadre des expéditions contre les Sarrasins ; la haine entre les deux lignées n’est donc pas immédiate, mais est le fruit d’une succession de mésententes et de prétentions mal fondées qui se cristallisent autour de la succession du roi Thierry de Maurienne (à partir de la laisse 41). La bataille à la cour qui s’ensuit et la mort du traître Hardré le Bordelais vont être en quelque sorte les éléments déclencheurs de la guerre sans fin (laisse 44), mais pas sans trêve, entre les deux familles.

6Nous comptons ainsi cinq ou six guerres qui opposent les deux lignées dans le cycle primitif de la Geste, dans des structures somme toute assez répétitives : trahison des Bordelais, batailles, défaite des Bordelais, paix, souvent éphémère, ainsi de suite, jusqu’à l’élimination complète des grands Bordelais. Bis repetita placent dans la Geste, est-on tenté de dire.

7Ce schéma n’est cependant pas sans variation. La première consiste en la présence de trêves qui viennent dédoubler la guerre, alors qu’elles sont censées conduire à la paix. On notera ainsi une trêve dans la première guerre après la défaite des Bordelais à Saint-Quentin, mais qui sera suivie d’une nouvelle trahison des Bordelais – ici Bernard de Naisil – et une reprise des combats. Même chose dans la troisième guerre, à la différence que cette trêve ne sera suivie que par les grands seigneurs des deux lignées : les vassaux des Lorrains – Rigaut à leur tête – poursuivent en effet leur guerre de vendetta après la mort de Bégon. Dans Girbert, pas de trêve, du moins, pas de trêve effective : à la laisse 152, les Bordelais, qui se sentent en danger devant Gironville, la réclament, mais elle est refusée, notamment par la reine qui craint un retour en force des Bordelais.

8C’est la deuxième variation que nous aimerions noter : nous passons, de Garin à Girbert, d’une chanson de la trêve, c’est-à-dire de la conciliation, de la paix virtuellement possible, à une chanson du conflit total, jusqu’à l’élimination d’une des deux parties. Cette évolution dans la Geste se retrouve dans l’attitude des personnages, qui ne sont pas sans bonne volonté au début de Garin, et font preuve, sans aller jusqu’au pacifisme, d’un esprit de concorde, avant de progressivement adopter des postures belliqueuses jusqu’au-boutistes. Le Bordelais Fromont, ouvert aux négociations et critique envers l’attitude vindicative de son oncle Bernard de Naisil au début de Garin10, devient ainsi à la fin de la chanson celui par qui tout bascule par l’assassinat de Garin. Dans Girbert, il ira même jusqu’à se convertir à la religion sarrasine dans le seul but de mettre à mal le roi Pépin et les Lorrains. Quant à ces derniers, même si le poète leur donne sa préférence, ils ne sont pas sans responsabilité dans les prémisses ou le maintien de la guerre ; ainsi, le conflit qui s’ouvre après la mort accidentelle – du moins non voulue par les seigneurs bordelais – du Lorrain Doon n’aurait jamais eu lieu sans le refus obstiné de Mauvoisin, fils de Doon, de l’amende immédiatement proposée par Fromondin. De même, l’épisode du crâne de Fromont qui ouvre la dernière grande guerre privée n’est pas à l’honneur des Lorrains, puisque c’est Girbert qui, en faisant boire Fromondin, fils de Fromont, dans le crâne de son père, va mettre à mal une alliance qui paraissait définitive. La reine de France elle-même, alliée des Lorrains, refuse, après la mort de Bégon, qu’une paix définitive soit accordée aux Bordelais, malgré la demande expresse de Fromont, et n’accorde qu’une trêve de sept ans afin de permettre aux Lorrains de renforcer leurs défenses.

9Ce parti pris royal nous amène à la dernière variation, peut-être la plus importante à signaler : celle du rôle du roi de France. Appui des Lorrains dans une première partie du texte, Pépin change brusquement d’attitude au cours de la troisième guerre lorsque Guillaume parvient à le soudoyer au moyen d’importants dons. Ceci explique d’ailleurs le flottement dans notre présentation des guerres entre les Lorrains et les Bordelais, puisque la paix évoquée à la laisse 165 ne correspond pas à une réconciliation entre les deux lignées, mais à un retour en grâce de Garin aux yeux de Pépin, qui rend différentes fortifications à son puissant baron afin de l’apaiser. Il y a donc ici un glissement d’une guerre privée à un conflit entre le roi et son vassal, même si la rupture n’est pas aussi franche que dans Raoul de Cambrai par exemple. Nous reviendrons plus loin sur les conséquences et l’importance de cette trahison royale. Gardons pour l’heure en tête cette structure qui alterne guerres et paix (ou trêves), ainsi que ses variations, et interrogeons plus précisément les épisodes de conciliation dans nos textes.

10Dans son ouvrage Motifs dans la chanson de geste, Jean-Pierre Martin ne distingue pas spécifiquement un motif lié à la paix, ou, pour être plus précis, à la conciliation. Il nous semble cependant qu’on peut reconnaître, propre à la seule Geste, une séquence de la conciliation, qui serait en réalité une spécialisation du motif typique de l’ambassade. Il s’agit pour le perdant de négocier au mieux son allégeance à venir s’il veut survivre.

11Le premier exemple de ces séquences de conciliation, et qui nous servira de matrice pour étudier les suivantes, se trouve dans la laisse 65 de Garin. Nous sommes là dans le premier conflit entre les deux familles. Le Bordelais Bernard de Naisil est prisonnier et envoie une lettre à Fromont dans laquelle il expose son plan pour la suite de la guerre :

Garin11, v. 5210-5216 (laisse 65) : ‘Allez trouver le roi et implorez sa pitié pour qu’il vous accorde un délai et qu’il fixe un jour où vous pourrez satisfaire le droit et vous justifier. Car, si vous aviez quitté ce château et que vous étiez retourné dans vos terres, vous n’auriez rien à craindre de lui. Vous pourriez ensuite reprendre la guerre sans que rien s’y oppose.’ [‘Alez au roi, si li criez merci, / Que il vos doingne un jor et .i. respit / De fere droit ou de droit recoillir : / Que s’estïez de cest chastel partiz, / Et en voz marches et retornez et mis, / Le suen dongier priserïez petit, / Puis porrïez guerroier a estrif.’]

12Les personnages n’envisagent ici la paix – ou plutôt la trêve – que comme un expédient à la guerre : si vis bellum, para pacem ! Après un conciliabule rapide avec les Bordelais, Fromont envoie un de ses parents (ici Lancelin) prévenir le roi de son intention de négocier :

Garin, v. 5225-5228 (laisse 65) : Ils envoient Lancelin de Verdun, avec Henri, celui qui tenait Grant Pré. En tant que messagers, ils sont entrés dans le camp. Ils ne s’arrêtent pas avant d’avoir atteint la tente de Pépin. [Il i envoient de Verdun Lancelin, / Henri avoc, celui qui Grant Pré tint ; / Come mesage se sont dedenz l’ost mis, / Il ne finerent desi c’au tref Pepin.]

Cette ambassade réussit (notamment grâce à l’attitude généreuse des Lorrains) :

Garin, v. 5241-5246 (laisse 65) : ‘Sire, dit Bégon, il a bien parlé, par Dieu ! Si un de vos seigneurs, qui tient sa terre de vous, commet quelque faute à ton égard et qu’il désire faire amende devant toi, en se pliant au jugement des nobles chevaliers, vous ne devez ni l’éconduire ni vous détourner de lui.’ [‘Sire, dit Begues, por Dieu il a bien dit ! / Se vostre princes qui de vos doit tenir, / S’il a vers toi nule chose mespris, / Et il le velt amander devant ti / Au jugement des chevaliers gentilx, / Vos nel devez eschiver ne guerpir.’]

13Pépin convoque alors Fromont. Parler de conciliation dans la scène qui suit serait un grand mot : l’attitude du Bordelais, à laquelle répond parfaitement celle de Bégon, est celle d’un belligérant et d’un habile négociateur, qui demande beaucoup (récupérer Soissons) pour obtenir, plus modestement, une trêve et la libération de Bernard de Naisil :

Garin, v. 5273-5284 (laisse 65) : Fromont descend du cheval qu’il chevauchait ; grands et petits se lèvent tous à sa rencontre, ainsi que le duc Bégon de Belin. Fromont le salue, mais ne lui dit rien, saluant ainsi le roi : ‘Que Dieu, qui périt sur la croix, assure le salut du roi et qu’il maudisse mes ennemis mortels, eux qui ont tué mes frères et les membres de mon lignage ! Empereur légitime, ajoute le comte Fromont, avec la volonté de Dieu, je vous ai bien servi. Vous m’avez pris Soissons, ma noble cité. Rendez-la moi, par pitié !’ [Fromonz descent del destrier ou il sist ; / Encontre saillent li grant et li petit, / Encontre saut dux Begues de Belin, / Fromont salue, mes il mot ne li dist. / Le roi salue com vos porroiz oïr : / Dex vos saut, sire, qui en croiz s’arrami, / Et il maudie mes mortex enemis / Qui ont mes freres et mon lignage ocis ! / Droiz enpereres, li quens Fromonz a dit, / Si m’aït Dex, je vos ai bien servi ! / Tolu m’avez Sissons, ma noble cit, / Rendez la moi, la vostre grant merci !’]

14S’ensuit une dispute, au sens rhétorique, entre les Bordelais et les Lorrains. Nous avons coupé ici les interventions de Bernard de Naisil, qui vont dans le même sens que les remarques de Fromont (v. 5297-5300) :

Garin, v. 5285-5296, 5301-5307 (laisse 65) : Et Bégon répond : ‘Cela ne se passera pas comme ça ! Tu n’en prendras jamais possession, toi ni tes descendants, car les ancêtres de mon lignage la tenaient et Garin le Lorrain l’a conquise : il l’a donnée à l’empereur Pépin. C’est lui qui en aura la charge, que cela plaise ou non.’ ‘Je trouve cela très regrettable, lui répond le comte Fromont. Le roi a tort de me traiter ainsi alors que je n’ai pas mérité une telle punition, Dieu m’en est témoin !’ ‘Bien au contraire, répond le duc Garin, vous m’avez assailli devant le roi Pépin, de manière déshonorante et honteuse.’ (…) ‘Empereur légitime, a dit le comte Fromont, fixez-moi un jour s’il vous plaît : si j’ai fait du tort au duc Garin, nous nous réconcilierons ce jour-là définitivement.’ Et le roi de répondre : ‘J’accepte votre proposition et vous invite à vous retrouver dans ma cité de Paris le lendemain de la saint Denis.’ [Et respont Begues : il n’ira mie ainsi ! / Tu ne ti oir n’en seroiz mes saisi, / Que mes lignages, mes encestres la tint ; / Conquise l’a li Loherens Garins, / Si l’a donnee l’enperëor Pepin : / Bien la tendra qui que doist desplaisir ! /Ce poise moi !, li quens Fromonz a dit ; / Li rois a tort quand il me mainne issi, / Si m’aït Dex, qu’ainz ne l’i deservi !’ / Si avez, certes, ce dit li dux Garins, / Vos m’asaillistes devant le roi Pepin, / Si me feïstes grant let et fort despit.’ / (…) Droiz enpereres, li quens Fromonz a dit, / Donez moi jor, s’il vos vient a plesir : / Se j’ai forfet envers le duc Garin, / La en iert fete et acordance et fins.’ / Et dit li rois : Je l’otroi bien issi, / Et gel vos doing a mi cit de Paris / A l’endemain de feste saint Denis.’]

15On notera le rôle très discret du roi dans cette scène, quand bien même il est désigné comme l’arbitre du conflit. Si nous décomposons schématiquement cet épisode, nous trouvons les éléments suivants : conciliabule sur le danger imminent et envoi d’un émissaire pour demander la paix ; ambassade auprès du roi ; accord du roi et convocation du vaincu ; négociation entre les deux lignées ; accord de paix ; départ des chevaliers.

16On reconnaîtra le même schéma à la laisse 98 (v. 9485-9533) de Garin. La différence – essentielle – est qu’il s’agit ici de négocier la paix et non pas une trêve, et donc de reconnaître sa défaite :

Garin, v. 9492-9493 (laisse 98) : ‘Nous n’avons plus maintenant d’autre choix que de demander la paix au roi Pépin’, dit le comte Fromont. [‘Or n’i a plus, li cuens Fromonz a dit, / que de la pes querrë au roi Pepin’.]

17L’attitude des personnages se fera donc plus modeste et les négociations réduites à une simple reconnaissance de cette défaite :

Garin, v. 9526-9528 (laisse 98) : Et le roi dit : ‘Que Dieu te bénisse ! Mais tes amis m’ont bien tourmenté !’ Fromont répond : ‘En effet, cela me pèse !’ Qu’ajouter ? La paix est établie entre eux. [Et dit li rois : Et Dex benïe ti ! / Mes tribolé m’ont formant ti ami ! / Ce dit Fromonz : Certes, ce poise mi ! / Et q’en diroie ? La pes ont establi.]

18Surtout, la paix sera suivie d’un rapprochement symbolique fort entre les deux lignées avec le baptême du fils du Bordelais Guillaume de Monclin, qui reçoit le nom de Garin, son parrain lorrain. On remarquera, dans le même ordre d’idée : le mariage du Lorrain Hernaut et de la Bordelaise Ludie lors de la quatrième guerre privée ou encore la naissance des enfants des mêmes Hernaut et de Ludie, appelés Bégon et Fromont – un nom lorrain et un nom bordelais donc – en conclusion à la cinquième guerre privée.

19Cette séquence de la conciliation peut être divisée en deux temps. C’est le cas de l’ambassade de Guillaume, à la laisse 152 de Girbert : on retrouve le conciliabule qui a pour objet de demander la paix (ou plutôt ici une trêve, l’intention de Guillaume étant de pouvoir se réarmer par la suite), l’ambassade et les promesses de Fromont (avec les nombreux dons offerts à Pépin). Mais ici, le refus de poursuivre les négociations n’amène pas à la paix, mais à la reprise des hostilités. Le motif sera en fait complété à la laisse 170, après la défaite des Bordelais devant Gironville : Fromondin est conduit au roi de France à qui il demande grâce ; elle lui est accordée, et avec le départ des chevaliers, on célèbre le mariage d’Hernaut et de Ludie. Même principe aux laisses 220 et 236 de Girbert : après sa défaite à Cologne, Fromondin, par l’intermédiaire de son fidèle Huon, propose à Girbert la paix ; celle-ci est refusée ; s’ensuit une nouvelle bataille et surtout une nouvelle défaite des Bordelais. Fromondin est alors conduit devant le roi de France pour être jugé, et assez rapidement gracié. Le pardon accordé par la reine à Fromondin paraît d’ailleurs bien rapide et étonnant, sachant les invectives de Blanchefleur contre les Bordelais, elle qui avait fait promettre à Girbert de tuer Fromondin à la première occasion. Voici comment l’épisode se conclut :

Girbert, v. 10807-10809 (laisse 236) : Deux archevêques et plus de vingt abbés ont imploré la pitié de la reine, tant et si bien que la dame accepte cet accord12. [Doi archeveque et plus de .xx. abés / A la roïne en ont merci crié / Tant, que la dame a ce plet creanté.]

20Cette sécheresse stylistique, dans une scène pourtant importante dans le récit, interroge. On pourrait également évoquer ici la paix provisoire qui suit la défaite du Bordelais Isoré lors du combat judiciaire de la première guerre ; si l’on retrouve certains éléments habituels (rôle central du roi, générosité des Lorrains, promesses des Bordelais...), l’ambassade n’est plus réalisée par les Bordelais eux-mêmes, qui sont prisonniers, mais par des hommes d’Église. On remarquera également la rapidité de cette scène de conciliation, qui privilégie les discours indirects plus narratifs (alors que le discours direct semble dominer les autres passages étudiés) et surtout le départ contrecarré des chevaliers avec la trahison de Bernard, qui, lui, veut continuer la guerre. La paix véritable n’est cependant que retardée de quelques laisses, puisque Fromont parvient à convaincre son parent de manière étonnamment rapide devant Naisil :

Garin, v. 6557-6564 (laisse 77) : Bernard rétorqua : ‘Vous tenez des propos invraisemblables. Certes, le roi peut prolonger vingt ans son siège avant que je livre ma forteresse ou qu’elle soit prise de force. Ici, j’ai du pain, de la viande, du vin et du foin et de l’avoine en quantité, Dieu merci, ainsi qu’une belle dame quand je suis tenté par le déduit.’ ‘Pourtant, vous le ferez, mon oncle, par Dieu, je vous en prie.’ ‘Volontiers, mon neveu, à condition que je ne perde pas Naisil.’ [Ce dit Bernarz : Merveilles avez dit ! / Certes .xx. anz i puet li rois seïr / Ainz que jel rende, ne par force soit pris : / La dedenz ai et pain et char et vin, / Fuerre et avaine a plenté, Dieu merci ! / Et bele feme, se Dieu plest, au gisir.’ / ‘Si ferez, oncles, por Dieu, je vos en pri.’ / Volentiers, niés, mes ne perde Nesil !’]

21La volte-face de Bernard peut surprendre ici ; de même la suite de la scène de réconciliation qui suit est elliptique : absence d’ambassade, présence du roi quasi inexistante, etc.

22Il nous faut ici revenir à certaines particularités de la Geste primitive, à commencer par son étonnante unicité. Garin et Girbert forment en effet un ensemble difficilement divisible ; le résumé que nous avons effectué dans un premier temps a bien montré que la conclusion de Garin n’en était pas vraiment une, avec des combats incessants autour de Gironville. C’est que, comme l’a écrit justement Félix Lecoy (1956, p. 417), « nous ne possédons plus, de la geste des Lorrains, que des manuscrits cycliques, dont le texte a été soumis à une ou plusieurs révisions ». Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer notre hypothèse d’une construction en trois temps – au moins – du seul Girbert13 : un premier épisode serait consacré à la grande bataille de Gironville et à la mort des grands Bordelais ; un deuxième épisode, qui débute avec la mort malencontreuse de Doon, s’achève avec le jugement de Fromondin à Paris et la mort de Fromont ; enfin, un dernier épisode conduit à la défaite définitive de Fromondin et sa fuite, tandis que Girbert et les siens accèdent à la royauté. Jean-Charles Herbin a, quant à lui, rappelé qu’un autre découpage des textes était possible pour l’ensemble du cycle primitif, notamment en s’appuyant sur la relecture qu’en faisait le chroniqueur messin Philippe de Vigneulles :

En bref, Garin I correspond aux v. 1-9549 de l’édition Iker-Gittleman, Garin II aux v. 9550-15950 environ ; quant à Garin III, il englobe les 2 700 derniers vers de l’édition de Garin le Loherain et tout le texte du Gerbert (en fait, dans sa version longue encore inédite)14.

23Or, que nous apprend la narratologie de ces différents découpages et quelle place occupe la paix dans ceux-ci ? Nous nous appuierons ici sur l’idée de « tension narrative » imaginée par Boris Tomachevski à propos du roman, mais applicable, selon nous, à la chanson de geste. Dans un récit qui met en scène un conflit, le lecteur est placé dans l’incertitude : le personnage principal va-t-il réussir à remporter le conflit lors de sa résolution ? Voici ce qu’écrivait à ce propos Tomachevski :

Plus les conflits qui caractérisent la situation sont complexes et plus les intérêts des personnages opposés, plus la situation est tendue. La tension dramatique s’accroît au fur et à mesure que le renversement de la situation approche15.

24La conclusion de l’histoire doit ainsi correspondre à la certitude acquise par le lecteur que cette lutte est achevée. Tomachevski poursuit :

la situation de conflit suscite un mouvement dramatique parce qu’une coexistence prolongée de deux principes opposés n’est pas possible et que l’un des deux devra l’emporter. Au contraire, la situation de réconciliation n’entraîne pas un nouveau mouvement, n’éveille pas l’attente du lecteur ; c’est pourquoi une telle situation apparaît dans le final et elle s’appelle dénouement16.

25La Geste, comme de nombreux textes épiques médiévaux, peut ainsi se lire comme la mise en intrigue d’un conflit. Aussi crée-t-elle chez le lecteur l’attente de la fin des affrontements, par « réconciliation » ou par disparition d’une des deux parties. Cette grille de lecture nous paraît pertinente dans l’étude de la paix et éclaire parfaitement la distinction entre trêve et paix dans l’économie du récit : la trêve n’est qu’une étape permettant aux hommes de préparer de futurs combats ; la paix, au contraire, est une rupture dans la logique du conflit sans fin. Nous pourrions, à partir de là, émettre l’hypothèse que chaque paix dans la Geste correspond en réalité à un découpage antérieur du cycle, qui se serait constitué aux alentours du XIIe siècle. Nous aurions ainsi un Loherain I, de 6500 vers – ou 4500 vers si nous retirons le prologue tardif (laisses 1-28) –, qui correspond à la guerre de l’héritage de Thierry de Maurienne ; un Loherain II, de 3000 vers, qui correspond à la tentative d’enlèvement de Biautris et ses conséquences ; un Loherain III, de 6000 vers, qui va jusqu’à la fin de la faide menée par Garin après la mort de Bégon et ainsi de suite pour les autres épisodes de guerre. Ce découpage, pour séduisant qu’il puisse être, pose cependant un problème du fait de notre ignorance de l’histoire précise de la composition de la Geste. Cette rhapsodie, au sens étymologique du terme, étonnante de précocité (il s’agirait de la plus ancienne composition cyclique dans les chansons de geste), ne se laisse pas découdre facilement.

26Certaines coutures sont cependant plus apparentes que d’autres : c’est le cas de la conclusion de Girbert que nous avons citée précédemment et qui commence après le pardon accordé bien rapidement par la reine à Fromondin (cela peut également se comprendre du fait de l’urgence de la situation). Nous possédons d’évidents indices codicologiques et stylistiques qui nous permettent de déduire qu’un précédent état du texte s’achevait avec la réconciliation de Fromondin et Girbert, après la mort de Fromont, avant qu’un remanieur ne décide de mener la logique du conflit jusqu’à l’élimination complète des Bordelais. Si la scène de conciliation entre la reine et Fromondin étonne, c’est peut-être qu’elle est le résultat d’un remaniement. Signalons l’évolution étrange de Fromondin qui jure de ne pas pardonner la mort de son père, alors qu’il va apparaître tout de suite après comme un compagnon fidèle de Girbert.

27Quoi qu’il en soit, à la laisse 247 de Girbert, jamais les deux lignées n’ont semblé aussi proches d’une paix définitive : Fromont, l’implacable Fromont, est mort ; de tous les Bordelais, ne reste que Fromondin, qui d’« orgueilleux [orguillox]17 » jusqu’à présent est devenu le « sage [sené]18 » dans les combats qui l’associent désormais à une coalition inédite des Lorrains et des Bordelais contre les païens. Rappelons que c’est la désunion des deux lignées au début de Garin dans une guerre similaire qui avait marqué le début de la guerre. Jamais non plus, le temps de la paix n’avait aussi longuement occupé le poète – la laisse 295 de Girbert est ainsi consacrée à la seule description de l’existence pacifique des anciens ennemis, lors de la célébration de la Pentecôte :

Girbert, v. 12937-12943, 12967-12976 (laisse 295) : Le jeune Fromondin a pris la coupe et l’a remplie entièrement de vin. Il en a servi à Girbert, le fils de Garin, pendant son repas, et à Hernaut et à Gérin et à la reine au cœur pur. Le jeune Mauvoisin s’occupe de servir d’un autre côté. Quand ils ont tous mangé à satiété (…) ils vont à l’église pour écouter l’office. Un bon évêque chante la messe ; Girbert a fait une belle offrande en déposant sur l’autel quatre marcs d’or ; Gérin en a mis tout autant. Fromondin a fait une très riche offrande en déposant sur l’autel un hanap d’or. [La coupe a prise li vallés Fromondins, / Toute l’enpli de claré et de vin, / Si en servi Gerbert, le fil Garin, / A son mengier, et Hernaut et Gerin, / Et la roïne, qui tant ot le cuer fin. / D’autre part sert li vallés Mauvoisins. / Cant ont trestout mengié a lor plaisir, / (…) Al mostier vont por le service oïr. / La messe chante .i. evesques gentils ; / Granz fu l’ofrande que Gerbers i ofri, / Desor l’autel mist .iiii. marz d’or fin / Et autretant i a ofert Gerins. / Molt riche don i ofri Fromondins ; / .I. henap d’or a desor l’autel mis.]

28Une telle scène, qui sera continuée dans la laisse suivante, détonne dans la Geste, dans laquelle l’évocation de la paix est le plus souvent elliptique :

Garin, v. 15944 (laisse 165) : Trois années passèrent sans qu’il y eût de guerre. [Bien fu .iii. anz c’onques guerre ne fist.]

Girbert, v. 7864-7865 (laisse 171) : Ils furent bons compagnons pendant trois années, jusqu’à un jour que nous allons vous raconter. [Par .iii. anz furent et per et compaingnon / Tant qu’a .i. jor, que noz voz conteron.]

29Cette démonstration de la possibilité d’une cohabitation pacifique entre les Lorrains et le dernier grand Bordelais n’en est que plus tragique, le ver étant déjà dans le fruit, avec l’évocation de la coupe d’or (en réalité le hanap commandé par Girbert) au début de la laisse et celle d’un hanap qu’offre Fromondin à la fin de celle-ci. Lorsque le Bordelais découvrira la vraie nature de la coupe d’or, le mirage de la paix disparaîtra, car il n’est pas question pour Fromondin d’accepter l’amende que propose Girbert :

Girbert, v. 13049-13050 (laisse 296) : ‘Seigneur, dit-il, je vous défie, car vous n’aurez plus jamais mon amitié. [‘Sire, dist, il, or soiez desfïez, / Que a nul jor n’arez mais m’amistez.’]

30Plus loin dans le texte, quand Fromondin aura tué ses neveux dans un véritable coup de folie, il ne sera plus question non plus de paix pour le Lorrain :

Girbert, v. 13731-13733 (laisse 309) : Girbert jure sur le corps de saint Honoré qu’il n’y aura pas de paix avec Fromondin tant qu’il ne lui aura pas coupé la tête. [Gerbers en jure le cors saint Honoré / Ja a Fromont ne sera acordé / Tant qu’il li ait le chief du bu sevré.]

31La paix n’est décidément pas une fin en soi dans la Geste, malgré son omniprésence.

32Cependant, n’envisager la Geste que dans une hypothétique relecture par strates de composition – qui a certes son intérêt – ne doit pas nous faire oublier que la version dont nous disposons actuellement a été justement remaniée dans le but de gommer ces frontières internes entre différents noyaux narratifs et ainsi mettre à la disposition du lecteur-auditeur une œuvre unifiée, la Geste. Nelly Andrieux (1983, p. 22) notait ainsi, avec justesse, que « tout manuscrit cyclique implique un projet d’écriture qui doit être étudié comme tel ». Considérons donc notre cycle dans son intégralité et reprenons à frais nouveaux cette question : pourquoi la Geste primitive compte-t-elle tant d’épisodes de paix ? Ou, pour le dire autrement, comment expliquer que la guerre ne puisse jamais prendre fin ? Ce qu’illustre peut-être le mieux la Geste, c’est le rôle de l’hybris chez les belligérants, démesure orgueilleuse qui vient à bout de toutes les bonnes volontés initiales. La paix dès lors ne saurait se faire qu’après la complète disparition de l’ensemble d’un des deux groupes de belligérants, ici les Bordelais. Les trahisons (celle de Thiebaut du Plaisseïs contre Bégon, celle de Girbert contre Fromondin avec le hanap), les coups du sort (la mort accidentelle de Doon le Veneur), le poids du lignage (c’est parce qu’ils font partie du clan des Bordelais que Fromont et Fromondin, parfois très mal conseillés, refusent la paix) sont autant de ressorts narratifs qui conduisent inexorablement à une situation de paix, par la disparition des combattants et non par esprit de conciliation.

33À qui la faute ? La tentation est grande de charger les Bordelais, lignée peuplée de traîtres en puissance : Hardré, Bernard de Naisil, Thiébaut du Plaisseïs, Fromont, puis Fromondin. La tentation est d’autant plus forte que le parti pris lorrain du poète est sans faille. Cependant, la lignée des Bordelais, toute traîtresse soit-elle par ailleurs, n’est pas toujours responsable de la reprise des hostilités, nous l’avons déjà noté. Et si finalement la Geste illustrait l’échec, non pas d’une lignée maudite contre une autre plus généreuse, mais de la politique royale ?

34Nous n’aurons pas la prétention de présenter ici un panorama satisfaisant de la politique royale des XIe et XIIe siècles en matière de paix civile. Remarquons cependant qu’un historien comme Yves Sassier (1981, p. 139) souligne, pour l’époque probable de composition de la Geste dans sa dernière forme, « en liaison étroite avec la lente progression du pouvoir royal, [la renaissance de] la notion de pax regni aux côtés, voire au détriment de la paix de Dieu et de l’Église » et une « lente reprise en main du mouvement de paix par la royauté ». Ce premier point nous paraît particulièrement pertinent dans la Geste, où le pouvoir clérical est quasi nul, à l’exception notable de l’intervention des hommes d’Église pour obtenir la paix après la défaite d’Isoré dans le combat judiciaire (Garin, laisse 77). Pour le reste, c’est au roi d’imposer la paix en son royaume et non pas au clergé ; on ne trouvera donc aucune trace de trêve ou de paix de Dieu dans nos textes. En ce sens, ceux-ci illustrent un mouvement certain du XIIe siècle, dans lequel le roi préside à « la conclusion d’actes privés et […] des accords » selon les termes de Bruno Lamiges (2013, p. 72). D’où, nous l’avons noté précédemment, la place centrale du roi dans les motifs de conciliation. Quand bien même Pépin ne parle pas, c’est devant lui que se fait l’accorde dans Garin et dans Girbert.

35Plus encore, le roi tend à apparaître, notamment dans la première partie du cycle, comme une incarnation du prince idéal de Suger, celui du « vengeur des crimes » qui n’hésite pas à imposer son autorité face aux injustices19, même militairement. Ainsi, avant la première bataille de Bordeaux, le roi vient prêter main forte aux Lorrains et n’hésite pas à donner de belliqueux conseils à Garin :

Garin, v. 7775-7780 (laisse 85) : ‘Démolissez les grands châteaux aux belles voûtes, détruisez les hameaux et les maisons d’habitation. Emparez-vous de tout, afin que l’ennemi soit si misérable qu’il doive fuir ce pays, car, sans aucun doute, je viendrai à bout de Bordeaux ; je ne partirai pas avant d’avoir pris la cité.’ [‘Traiez a terre les granz chastiax perrins, / Et abatez et viles et mesniz. / Prenez trestot, tant qu’ils soient chaitif, / Ques en coveigne foïr de cest païs, / Que de Bordele vendrai je bien a fin : / N’en tornerai s’avrai la cité pris !’]

36De même, dans le conflit qui éclate après la mort de Bégon, c’est au roi que viennent Lorrains et Bordelais afin de trouver une solution pacifique :

Garin v. 11789-11791 (laisse 122) : ‘Empereur légitime, pour l’amour de Dieu, voici Fromont de Lens le puissant : qu’il soit remercié et récompensé.’ [‘Droiz ampereres, por amor Dieu merci, / Vez ci Fromont de Lanz le posteïf : / Souë merci, et bon gré en ait il’.]

37Garin est prêt à pardonner si Fromont lui livre les coupables du meurtre de Bégon ; mais Fromont qui veut la paix, doit refuser, à son grand regret, la demande de Garin sous la pression de sa lignée. Le roi s’adresse alors à ses conseillers pour avis ; ceux-ci se taisent, craignant les deux clans. Pépin s’en courrouce :

Garin v. 11840-11852 (laisse 122) : Il sauta sur la table à pieds joints : ‘C’est moi qui vais trancher, déclara le roi Pépin, de la manière suivante : s’il y a un écuyer, un jeune noble, un chevalier, quelle que soit son origine, qui manifeste la moindre opposition à ma décision quand elle sera prononcée, je le combattrai, immédiatement, armé20 et monté sur un valeureux destrier. À partir du moment où Fromont lui a concédé son accord, cet engagement que nous venons d’entendre, de livrer ceux qui ont tué le comte, pour qu’il en fasse ce qu’il en désire, il doit tenir son engagement envers Garin ! Et nous devons implorer la pitié du duc pour qu’il fasse ce qui doit être fait pour que nous soyons amis.’ : [Il joint les piez, sus la table sailli : / Je jugerai !, ce dit li rois Pepins, / Par tel covant com il vos sera dit : / Que, s’il i a escuier ne meschin, / Ne chevalier, tant soit de riche lin, / S’a mon droit dire met nes .i. contredit, / Jel combatrai orendroit sanz respit, / Toz desarmez sus .i. destrier de pris ! / Puis que Fromonz ces covanz li jehi, / Ces covenances que nos avons oï, / De randre cels qui le duc ont ocis, / Por faire ce qui seroit ses plesirs, / Ses covenances doit il Garin tenir ! / Et nos devons proier au duc merci / Qu’an face tant que nos soions ami !’]

38Politique énergique, on l’entend, et on le verra bientôt quand les Bordelais, menés par Guillaume de Monclin, attaquent les Lorrains devant Pépin, qui prend parti et attrape Fromont au collet :

Garin, v. 11925-11931 (laisse 122) : ‘Fils de putain, lui dit le roi de France, comment avez-vous pu être si hardi, vous qui avez osé vous présenter à ma Cour, l’épée tirée et avec l’intention d’en frapper un homme ! Mais, par la vénération que je dois à saint Denis, je vous ferai croupir si longtemps dans ma prison que votre corps tout entier y sera réduit à la pourriture.’ [‘Fiz a pustain, ce dit li rois Pepins, / Con fustes tels, si os ne si hardiz, / Qui a ma cort osastes ainz venir / Espee traite, ne nul home ferir ? / Mes, par la foi que je doi saint Denis, / Tant vos metrai en ma chartre gesir / Que toz li cors de vos sera porriz !’]

39Ce portrait de la justice royale n’est pas sans rappeler la politique énergique de Louis vi puis de Louis vii21 pour imposer une paix laïque dans le royaume contre les exactions de certaines hautes lignées.

40Or, tout positif soit-il au départ, ce portrait va se dégrader, nous l’avons vu, lorsque Guillaume de Blanquefort parvient à retourner le roi en lui proposant de nombreux dons. Nous ne reviendrons pas ici sur cette lente dégradation de l’image royale, que nous avons étudiée par ailleurs22 ; rappelons que si le roi apparaît encore, à l’occasion, comme celui qui a la charge de la justice et de la paix en France, il se montre, surtout dans Girbert, comme un souverain lassé de cette guerre qui ne prendra jamais fin, et dont il est en partie, par sa vénalité, responsable. Plus encore, le personnage disparaît tout à fait des 3000 derniers vers de Girbert, que nous avons toutes raisons de croire être une continuation. Il ne sera plus question, dans cette dernière partie, d’avoir l’appui du roi de France, mais d’agir en seigneur autonome – puisque Girbert est devenu roi d’un royaume dans le royaume23 : le roi a disparu, vive le roi !

41La paix est-elle donc une fin en soi dans la Geste ? Il ne fait aucun doute que les premiers rédacteurs de ce cycle ont fait de la conciliation et de la paix civile une des clés de voûte du récit : il s’agissait probablement pour eux d’illustrer une actualité politique forte, celle d’une paix royale voulue par Louis vi et Louis vii notamment. Cette paix est-elle possible ? Rien n’est moins sûr, semblent conclure les remanieurs qui montrent la dégradation irréversible du pouvoir royal et la montée en puissance d’une lignée plus à même d’assurer la paix à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume. Faut-il y voir des allusions plus précises à l’actualité des XIe et XIIe siècles ? Seule une édition définitive des textes, et notamment de Girbert, nous permettra d’affiner nos hypothèses. Ébauche de conclusion donc, qui, en plus d’ouvrir un champ de recherche historique complémentaire, doit surtout nous inviter à une relecture plus globale de la Geste, au-delà de la distinction moderne entre Garin et Girbert ; c’est au terme de cette seule lecture de longue haleine que le lecteur trouvera, si ce n’est la paix, du moins matière à y réfléchir.