Colloques en ligne

Carole Bauguion

La poésie d’exil de Charles d’Orléans et le désir de paix en temps de guerre

The Poetry of Exile by Charles of Orleans and the Desire for Peace in Wartime

1Peu de dates s’inscrivent aussi tragiquement dans les annales de l’Histoire que celle du 25 octobre 1415, terme d’une folle course-poursuite militaire au dénouement insoupçonné. Le choc eut lieu à Azincourt. Sur ordre du roi de France, Charles VI, tous les seigneurs du royaume avaient été appelés à faire front commun afin de contrer la chevauchée destructrice d’Henry V de Lancastre. Dans la crainte d’une querelle intestine sur le champ de bataille, Charles VI avait demandé aux deux princes rivaux, Jean Ier de Bourgogne et Charles d’Orléans, de dépêcher un contingent d’hommes d’armes tout en leur interdisant d’être tous deux présents. Le jeune et fougueux duc d’Orléans, tout juste âgé de vingt et un an, entendait bien tenir sa place, et désobéit aux instructions royales. Et c’est en la qualité de commandant en chef qu’il se retrouva à l’avant-garde de l’ost royal à Azincourt.

2Charles crut alors en sa bonne étoile, et ne se douta pas un instant que la victoire inéluctable, de par la supériorité numérique française, allait devenir l’une des défaites majeures les plus sanglantes qu’ait connues la couronne de France. Si Charles ne fut que légèrement blessé physiquement, l’on imagine les répercussions psychologiques d’un tel événement traumatogène que fut cette hécatombe sans précédent, où périrent en l’espace d’une heure 1500 chevaliers et 5000 hommes d’armes, tandis que l’ennemi ne déplora qu’environ 300 hommes (Minois, 2015). Maints prisonniers de haut rang furent emmenés en Albion et ne purent espérer, souvent en vain, la libération qu’en s’acquittant d’onéreuses rançons. C’est sous les clameurs d’un peuple admiratif qu’Henry V, victorieux, fit une entrée solennelle à Londres avec, à ses côtés, un otage des plus prestigieux et inestimables : Charles d’Orléans. Azincourt ouvrit une brèche pour l’invasion anglaise et marqua un tournant en politique et techniques militaires. Cinq ans plus tard, Henry V parvint à ses fins en devenant l’héritier légitime de la couronne capétienne grâce au traité de Troyes signé le 21 mai 1420 et scellé par son mariage avec Catherine de Valois, fille de son adversaire Charles VI.

3Quant au duc d’Orléans, Azincourt marqua une rupture de vingt-cinq longues années d’exil, où l’ex-chef de guerre substitua les stratégies rhétoriques et poétiques couchées sur vélin aux stratégies militaires hasardeuses. « En regardant vers le païs de France » (Champion, 1982, p. 122), que pouvait encore espérer ce prince exilé devenu poète ? Quelle philosophie de la vie développa-t-il au sortir d’une expérience de la guerre aux conséquences si néfastes ? La débâcle d’Azincourt allait-elle attiser sa haine, sa soif de revanche, raviver des plaies indolentes ? Dans son for intérieur, allait-il aspirer à la paix quel que soit l’enjeu ? Au prisme de poésies courtoises affleurent le ressenti du prisonnier de guerre tiraillé entre la casuistique figée de la fin’amor et l’inspiration créatrice, extratextuelle, du réel vécu. Dans cet entre-deux poétique s’entrecroisent au fil de l’œuvre orléanaise le désir de guerre et le désir de paix, soit dans les jeux allégoriques ou poèmes épistolaires. Dans la perspective d’explorer les facettes du motif du désir de paix sous la plume du duc d’Orléans ont été retenues pour la présente étude les correspondances rimées et fictions allégoriques lxxxiv ; lxxv ; lxxvi ; lxxxii, composées en moyen-français, ainsi que le micro-récit de la ballade bilingue xxxix. Les ballades en moyen-français seront citées avec une numérotation romaine d’après l’édition de Pierre Champion (1982), celles en moyen-anglais avec des numéros arabes d’après l’édition de Steele Robert et Day Mabel, (1946). Les traductions sont de nous-mêmes.

Le témoignage de la ballade épistolaire lxxxiv : bonne paix et le fléau de la guerre

4À l’aune de cette poésie d’exil apparaît sans fard la conception qu’avait Charles d’Orléans de la paix. Elle s’inscrit dans une dialectique de la rétribution de la vie et souligne les rapports ambivalents entre guerre et paix. Cette ballade de 28 vers s’adresse à Jean Ier de Bourbon, fait prisonnier à Azincourt. Le texte a vraisemblablement été composé lors d’un des transferts de ce prisonnier en France, soit, selon les registres, en 1420, 1430 ou 1433, au fil des négociations de paix. Cette datation cible une période riche en rebondissements : l’alliance anglo-bourguignonne à partir de 1420, après une tentative de réconciliation entre les factions Armagnacs-Bourguignons ; la victoire française à la bataille de Patay, remportée par Charles VII sur Henry VI, le 18 juin 1429 ; la trêve de Compiègne entre Charles VII et Philippe III de Bourgogne, le 28 août 1429 ; le traité franco-bourguignon d’Arras signé le 21 septembre 1435… Que d’alliances et de mésalliances, que de trêves bancales ! Eu égard à tant de fluctuations des liens politiques entre factions partisanes et dynastiques, la vigilance s’imposait au captif d’Orléans. L’on comprend qu’il dut s’abstenir de traduire certains textes dont le style non allégorique rendait explicite le message à la première lecture.

lxxxiv, v. 1-8 : Mon gracieux cousin, Duc de Bourbon, je vous requiers, quand vous en aurez le loisir, par une ballade ou une chanson, de m’informer en quelque manière de votre situation ; car quant à moi, sachez que, sans mentir, je sens mon cœur rajeunir de joie, à l’espoir du temps heureux à venir par la bonne paix que Dieu veuille nous envoyer bientôt. [Mon gracieux cousin, duc de Bourbon, / Je vous requier, quant vous aurez loisir, / Que me faittes, par balade ou chançon, / De vostre estat aucunement sentir ; / Car quant a moy, sachiez que, sans mentir, / Je sens mon cueur renouveller de joye, / En esperant le bon temps avenir, / Par bonne paix que brief Dieu nous envoye.]

5Au premier huitain, Charles s’enquiert de la situation et du « sort [estat] » (v. 4) de son aimable cousin et lui demande de l’en instruire « de quelque manière [aucunement] » (v. 4) par un poème. Dans l’attente, il affirme, sans mentir, sentir son cœur « rajeunir [renouveller] » (v. 6) de joie à l’espoir du « bon temps » (v. 7), du temps heureux, qui doit venir, grâce à la « bonne paix » (v. 8) que Dieu veuille leur envoyer bientôt.

6Le leitmotiv de la bonté affecte ici l’espace temporel dans une vision proleptique où s’achèvent les hostilités entre belligérants. Il n’est ici nullement question d’un processus élaboré de pourparlers de paix, mais d’une intervention divine imminente. L’emploi du déictique de personne « je » donne au poème une tonalité intimiste, presque confidentielle. L’allitération enjouée de la fricative [ʒ] déclenchée par le pronom « je » (v. 2) produit un effet d’insistance sur le caractère proleptique de la « joye » (v. 6) de l’espérance placée à la rime. Quant au sentiment d’espoir, proprement humain, placé à l’initiale du décasyllabe, il établit une jonction entre le rajeunissement du cœur par la joie qu’il ressent et cette projection optimiste sur l’avenir. L’espoir de paix survit. Le fait d’attendre avec confiance permet au binôme « je-cueur » (v. 6) de faire preuve de résilience dans l’adversité. L’action salvatrice d’espoir conjuguée à l’implication du poète par l’emploi du « je » lyrique, donne un style dynamique, direct, d’un optimisme très assuré ; le dessein de ces vers étant de consoler Jean de Bourbon de sa détresse et ranimer sa vaillance et espérance.

7L’épithète méliorative dans la collocation « bonne paix » (v. 8) semble redondante sous la plume du prince exilé, car toute paix est de soi intrinsèquement bienfaisante. Elle est d’ailleurs si inestimable de par ses effets salutaires qu’il paraît pertinent de consentir à certaines concessions, voir sacrifices, bien qu’il faille obtenir lors de négociations les clauses les plus favorables qui soient. Si la valeur éthique de la paix ne revêt pas ici les atours d’une personnification, l’épithète s’applique régulièrement dans le corpus à maintes entités allégoriques qui aspirent à cet idéal pacifiste : Bonne Nouvelle, Bonne Voulenté, Bonne Foy, Bonne Esperance, Bon Espoir, Bon Eur, Bon Droit, Bon Temps, Bon Vouloir, Bonne Compaignie.

8Fidèle à la pensée médiévale, selon laquelle la paix procède directement de Dieu, le poète conçoit dans une dialectique chrétienne les bienfaits de la paix – « bien de paix » (v. 10) – dont doit fort se réjouir tout chrétien « loyal et bon » (v. 9) – au sens de vertueux – étant donné les grands maux et la destruction que la guerre engendre dans tous les royaumes. Il explicite les affres d’une situation de guerre avec clairvoyance. Esprit cartésien, Charles d’Orléans recourt ici à un motif très prisé à son époque par la rhétorique du pouvoir et de la prédication, celui de la déploration des malheurs de la guerre.

lxxxiv, v. 9-16 : Tout chrétien qui est loyal et bon, doit fort se réjouir du bien de paix, eu égard aux grands maux et à la destruction que la guerre répand dans tous les pays. Dieu a voulu punir la chrétienté, qui s’est écartée du droit chemin ; toutefois il souhaite ensuite lui venir en aide, par la bonne paix que Dieu veuille nous envoyer bientôt. [Tout crestian qui est loyal et bon, / Du bien de paix se doit fort resjoir, / Veu les grans maulx, et la destruccion / Que guerre fait par tous pays courir. / Dieu a voulu Crestianté punir / Qui a laissié de bien vivre la voye, / Mais puis aprés, il la veult secourir / Par bonne paix que brief Dieu nous envoye.]

9Sur un ton formel, le poète décrypte l’origine de la guerre liée à la volonté de Dieu de châtier la chrétienté qui « a quitté le droit chemin [a laissié de bien vivre la voye] » (v. 14). Il épure son analyse de tout pathos sanguinolent. La guerre n’émane point d’un fléau démoniaque. Elle ne relève ni d’une ambition ou malveillance humaine, ni d’une volonté directrice individuelle. Dans une veine théologique, le texte poétique confère in extenso à la guerre le rôle de l’instrument de la colère divine exercée contre les péchés et vices de la chrétienté. Exécutrice des hautes œuvres de Dieu, elle revêt à ce titre une certaine légitimité temporaire (Planche, 1975, p. 416).

10Ce point de vue catégorique n’est pas sans évoquer le langage que tint Henry V à ses prisonniers lorsqu’il justifia avec flegme son triomphe à Azincourt :

Le farouche vainqueur, fidèle à son rôle, déclara qu’il ne s’attribuait aucune gloire de son triomphe, que c’était œuvre de Dieu et punition des péchés auxquels s’abandonnaient ses adversaires (Martin, 2022 p. 21).

11Le poète détourne le point de vue du suzerain dans une perspective plus générale, en imputant la faute à toute la chrétienté, et minimise ainsi la culpabilité des grands seigneurs français trop présomptueux quant à leurs chances de réussite au combat. La strophe s’achève sur une nuance marquée par la conjonction mais ouvrant sur une rupture nette entre le châtiment de la chrétienté – « Dieu a voulu (…) punir » (v. 13) – et une possible rédemption des faiblesses humaines par l’octroi divin de la « bonne paix » – « il [Dieu] veut la sauver par la bonne paix que Dieu veuille nous envoyer sous peu [il la veult secourir / Par bonne paix que brief Dieu nous envoye] » (v. 15-16).

12Ce sens de l’équité par une justice rétributive est de bon augure pour les deux exilés. Charles semble persuadé d’un possible retour en grâce :

lxxxiv, v. 17-24 : Et à cette fin, mon très cher compagnon, veuillez bannir loin de vous toute Déplaisance, en oubliant votre long emprisonnement, qui vous a fait souffrir maintes douleurs ! Remerciez Dieu, pensez à bien le servir ; il vous réserve tous les biens à foison, et exaucera votre désir par la bonne paix que Dieu veuille nous envoyer bientôt. [Et pour cela, mon treschier compaignon, / Vueilliez de vous desplaisance bannir, / En oubliant vostre longue prison / Qui vous a fait mainte doleur souffrir ; / Merciez Dieu, pensez de le servir, / Il vous garde de tous biens grant montjoye / Et vous fera avoir vostre desir / Par bonne paix que brief Dieu nous envoye.]

13Il console son compagnon d’infortune, en le priant de bien vouloir « banir » (v. 18) toute « desplaisance » (v. 18) – au sens d’affliction, de souffrance morale – de son cœur et de ne plus ressasser en vain ses années d’emprisonnement. Dans une logique rédemptrice, il lui faut se ressaisir, remercier Dieu et songer à bien le servir. Si, en effet, Dieu déchaîne le fléau de la guerre sur les chrétiens indignes, il réserve à Jean « tous les bienfaits de la paix à foison » [de tous biens grant montjoye] » (v. 22) et accédera à son désir, décliné au singulier, grâce à la bonne paix.

14Engourdi par la souffrance, le captif sommeille encore dans un état léthargique. Toutefois, à cette atonie s’ensuit la vitalité de la mémoire rétrospective au réveil.

lxxxiv, v. 25-28 : Réveillez-vous en songeant à de joyeux souvenirs, car j’ai espoir de vous revoir encore, et [d’être] moi aussi, réconforté et réjoui par la bonne paix que Dieu veuille nous envoyer bientôt. [Resveilliez vous en joyeux souvenir, / Car j’ay espoir qu’encore je vous voye, / Et moy aussi, en confort et plaisir / Par bonne paix que brief Dieu nous envoye !]

15Dans un mouvement de gradation ascendante, l’envoi ranime les souvenirs enjoués (v. 25) d’une époque libre emportée par le temps, et ravive le réconfort espéré des retrouvailles des deux cousins, grâce à la « bonne paix » (v. 28) accordée par Dieu. Toutefois, ce ne sera qu’un vain espoir pour le duc de Bourbon, qui s’éteignit en captivité en Albion (1434) ; même après s’être acquitté d’une rançon exorbitante et ruineuse, Henry V refusa de le libérer.

Le témoignage de la ballade lxxv : Paix est trésor qu’on ne peut trop loer

16Le leitmotiv de la « bonne paix » figure aussi dans les 25 vers de la ballade LXXV, une des rares pièces allégoriques qui soient émaillées de références biographiques explicites.

lxxv, v. 1-7 : En regardant vers le pays de France, un jour il m’advint, à Douvres sur la mer, de me souvenir de la douce Plaisance que j’avais l’habitude de savourer audit pays. Alors, je soupirai du fond du cœur, bien que cela me fît, certes, grand bien de voir la France que mon cœur doit aimer. [En regardant vers le païs de France, / Un jour m’avint, a Dovre sur la mer, / Qu’il me souvint de la doulce plaisance / Que souloye oudit pays trouver ; / Si commençay de cueur a souspirer, / Combien certes que grant bien me faisoit / De voir France que mon cueur amer doit.]

17La guerre se prolongeait inexorablement, et l’espoir de recouvrer la liberté était souvent déçu. Le poète file une métaphore maritime inspirée du souvenir d’un séjour à Douvres. Les archives rapportent qu’à la fin de l’an 1432, des pourparlers de paix s’engagèrent avec Albion ; les Français demandèrent que les otages d’Azincourt soient amenés sur le continent afin d’être consultés. La liberté semblait alors proche. En mai 1433, Charles et le duc de Bourbon, furent transférés à Douvres, munis de sauf-conduits et prêts à passer à Calais (Abry, 1946, p. 89).

18Dès le vers incipit, la tonalité élégiaque domine l’instant où le prince-poète porte un regard nostalgique vers sa terre natale, à la fois si proche et si inatteignable. Formée de trois septains décasyllabiques, selon le schéma métrique ab ab b cc – mettant en exergue ses rimes en -ance, -er, et -oit, maintenues d’une strophe à l’autre – la ballade développe un paradigme d’idées-forces : vague à l’âme de l’exilé en proie au souvenir de « doulce plaisance » (v. 3), déploration de la patrie perdue, désir de regagner les rivages de la liberté. Au fil de la plume, la tentation de l’inaccessible exacerbe le regret de la patrie en de longs et profonds soupirs.

19Au second septain, les soupirs plaintifs empreints de nostalgie évoluent en soupirs de soulagement. Le poète se ressaisit.

lxxv, v. 8-14 : Je m’avisai que c’était une folie de garder de tels soupirs au fond de mon cœur, car je voyais s’ouvrir le chemin de bonne paix, fontaine de tous les biens. Mon esprit trouva ainsi quelque réconfort. Mais, nonobstant cela, mon cœur ne se lassait point de voir la France que mon cœur doit aimer. [Je m’avisay que c’estoit non savance / De telz souspirs dedens mon cueur garder, / Veu que je voy que la voye commence / De bonne paix, qui tous biens peut donner ; / Pour ce, tournay en confort mon penser. / Mais non pourtant, mon cueur ne se lassoit / De voir France que mon cueur amer doit.]

20Étant donné l’imminence du transfert, Charles juge sa propre mélancolie saugrenue, car il voit s’ouvrir devant lui le chemin de paix entre les deux royaumes : « la voye commence / De bonne paix » (v. 10-11). Le signifiant « voye » est ici le germe d’une métaphore associée à la bonne paix, « source de tous les bienfaits », symbolisant le dénouement radieux de la délivrance du prince. Les pourparlers de paix sont en bonne voie ; l’espoir surgit. Loin de sombrer dans un amer défaitisme, l’esprit de l’exilé recouvre réconfort et assurance, tandis que, via une dichotomie poétique, son cœur, encore nostalgique, reste fasciné par la vue du lointain rivage de la France qu’il se doit d’aimer. Le patriotisme comble le vide de cet entre-deux, entre la terre d’exil et la patrie, terreau de liberté. Point étonnant que le manuscrit Harley 682 de la British Library ne comporte nulle trace de traduction de cette ballade sans doute jugée trop patriotique pour être couchée en moyen-anglais.

21Afin de conjurer tout mal-être, toute récidive mélancolique, le poète dépeint l’image d’une nef d’Espérance, lestée d’une marchandise allégorique, en l’occurrence tous ses « souhaitz » (v. 16), faisant voile vers la terre-patrie. La fiction poétique rejoint la réalité historique lorsque Charles missionne en toute hâte ses souhaits de le recommander à la France.

lxxv, v. 15-21 : Je chargeai alors sur la nef d’Esperance tous mes souhaits en les priant de traverser la mer sans plus tarder et de me recommander à la France. Que Dieu nous accorde la bonne paix sans tarder ! J’aurai alors le loisir, à condition qu’il en soit ainsi, de voir la France que mon cœur doit aimer. [Alors chargay, en la nef d’Esperance, / Tous mes souhaitz, en leur priant d’aler / Oultre la mer, sans faire demourance, / Et a France de me recommander. / Or nous doint Dieu bonne paix sans tarder ! / Adonc auray loisir, mais qu’ainsi soit, / De voir France que mon cueur amer doit.]

22Pour faciliter la diplomatie et les conclusions de paix, le poète s’en remet sans délai à l’intervention divine : « Que Dieu nous donne paix sans tarder ! [nous doint Dieu bonne paix sans tarder] ». Dans la veine théologique chrétienne, cette exclamation réitère la conviction médiévale, selon laquelle seul Dieu octroie la paix. D’ailleurs, « dans leurs actes diplomatiques, pendant la guerre de Cent Ans, les rois de France et d’Angleterre se présentent comme des hommes d’apaisement soumis à Dieu, le faiseur suprême de paix » (Offenstadt, 2002, p. 65). Source de consolation, de soulagement, l’image pacifique de la nef est ici annonciatrice de la concorde de paix et trêve de Dieu.

23Mise en relief à l’attaque de l’envoi, la Paix est assimilée à un trésor qu’on ne saurait trop louer. Cette image revêt une valeur particulière et se dote d’une force illocutoire marquée. Sa captivité en exil est indéniablement le temps fort de son expérience de la guerre. Il en résulte une haine implacable envers le fléau de la guerre qui, « à tort ou à raison [soit tort ou droit] » (v. 24), l’a longtemps maintenu prisonnier. Sincère, Charles parle sans ambages dans ce bref mais foudroyant réquisitoire, conjugué à la première personne, martelant la singularité du vécu.

lxxv, v. 22-25 : La Paix est trésor qu’on ne saurait trop louer. Je hais la guerre et ne dois point l’estimer. Elle m’a longtemps empêché, à tort ou à raison, de voir la France que mon cœur doit aimer. [Paix est tresor qu’on ne peut trop loer. / Je hé guerre, point ne la doit prisier ; / Destourbé m’a long temps, soit tort ou droit, / De voir France que mon cueur amer doit !]

Le témoignage de la ballade lxxvi : Prière pour « bonne paix », « le vray trésor de joye »

24La ballade lxxvi, composé de 5 dizains, poursuit ce réquisitoire en dénonçant les fautes et torts de la guerre, que seule la paix peut conjurer.

lxxvi, v. 1-10 : Priez pour la paix, douce Vierge Marie, reine des cieux, et maîtresse du monde ! Faites prier, s’il-vous-plaît, saints et saintes ; adressez-vous à votre fils, priant instamment sa hautesse qu’il lui plaise de protéger son peuple qu’il a voulu racheter de son sang, en repoussant la guerre qui dérange tout ! Veuillez ne point vous lasser de prier : priez pour la paix, le vrai trésor de joie ! [Priés pour paix, doulce Vierge Marie, / Royne des cieulx, et du monde maistresse, / Faictes prier, par vostre courtoisie, / Saints et saintes, et prenés vostre adresse / Vers vostre filz, requerant sa haultesse / Qu’il lui plaise son peuple regarder, / Que de son sang a voulu racheter, / En deboutant guerre qui tout desvoye ; / De prieres ne vous vueilliez lasser : / Priez pour paix, le vray tresor de joye !]

25Au premier dizain, Charles implore la Vierge Marie de prier pour la paix et d’intercéder auprès d’êtres spirituels, et de son Fils pour qu’il protège son peuple, dont il a voulu racheter les fautes par son propre sang, en chassant la guerre qui dévoie tout. L’exhortation à la prière s’appuie sur la récurrence de l’impératif « Priez » placé à l’initiale de chaque dizain, faisant écho à l’allitération bilabiale du refrain : « priez pour paix » avant la césure marquée en un rythme de quatre pieds et des six pieds du syntagme « le vray tresor de joye » (v. 10). L’assimilation réitérée à un « tresor » s’inscrit dans une métaphore associée à la joye de l’espérance. Le rayonnement de ce substantif mélioratif contraste avec l’action précédente de « desvoyer » (v. 8), au sens de détourner du droit chemin, de la morale, placé à l’antépénultième rime. « Joye » laisse entrevoir un épilogue radieux d’une ère nouvelle, où règne la paix exempte de toute perversion.

lxxvi, v. 11-20 : Priez, prélats et gens de sainte vie ! Religieux, ne dormez point par paresse ! Priez maîtres et tous ceux s’adonnant aux études, car, du fait de la guerre, il faut que les études cessent ; les moutiers sont détruits, sans qu’on les relève. Il vous faut abandonner le service de Dieu quand vous ne pouvez pas vivre sereinement. Priez assez fort pour que Dieu vous entende sous peu ! L’église vous assigne cette [tâche] : Priez pour la paix, le vrai trésor de joie ! [Priez, prelas et gens de sainte vie, / Religieux, ne dormez en peresse, / Priez, maistres et tous suivans clergie, / Car par guerre fault que l’estude cesse ; / Moustiers destruis sont sans qu’on les redresse, / Le service de Dieu vous fault laissier, / Quant ne povez en repos demourer, / Priez si fort que briefment Dieu vous oye ; / L’Eglise voult a ce vous ordonner : / Priez pour paix, le vray tresor de joye !]

26Avec insistance, Charles sollicite prélats, religieux et clercs, de prier très fort pour être entendu de Dieu, au lieu de dormir par paresse. L’ellipse du terme paix accentue l’action de prier afin de mieux conjurer la paresse, un des sept péchés capitaux. Le bilan guerrier est sévère : les études sont interrompues ; les « moustiers [sont] destruis » (v. 15) faisant sans doute référence aux églises des faubourgs de la ville d’Orléans, qui furent rasées en prévision de l’avancée anglaise (Goodrich, 1967, p. 158) ; le service divin est délaissé faute de quiétude ; d’où l’urgence de cet appel général à la prière pour obtenir l’aide de Dieu, seul dispensateur de cette « paix, le vray tresor de joye » (v. 20).

27Au troisième dizain, c’est la stabilité sociale du royaume qui est ébranlée. Charles interpelle les nobles – des princes aux « gentilz hommes avec chevalerie » (v. 23) – pour les mettre en garde contre les méfaits de la guerre. Leurs « debatz » (v. 26), au sens de querelles, luttes, ont permis à de « meschans gens » de vaincre la noblesse – « surmontent gentillesse » (v. 24) – et de s’enrichir à ses dépens. Tant et si bien que les seigneurs ne peuvent plus subvenir aux besoins du peuple dès lors opprimé sous le joug de tyrans implacables. L’action de ces « mechans gens », hormis l’acception de celle de « manants, vilains », pourraient fort bien désigner péjorativement les agissements de l’ennemi anglais, l’attitude du suzerain et de seigneurs anglais, indomptables guerriers, avides de conquêtes au royaume de France. Dans une perspective humaniste et altruiste, Charles, résolu, demande au peuple, en proie à la tyrannie, de prier pour la paix. Leurs seigneurs, légitimes, sont dans un tel état de faiblesse qu’ils n’ont plus la force, la puissance, « maistrie » (v. 33), de les secourir dans leur « grant destresse » (v. 34). Au prisme d’une locution d’allure proverbiale – « la selle si vous blesse / Fort sur le dox » (v. 35-36) – le poète déplore la situation des « loyaulx marchans » (v. 35) si durement exploités, et s’inquiète de leur sort. Ils ne peuvent plus commercer en toute quiétude sur les chemins devenus si périlleux. Pour surmonter tout péril, il leur faut prier pour la paix. Au fil des strophes, les trois ordres ont ainsi été sollicités selon une gradation descendante reflétant l’étendu des malheurs de la guerre à tous les échelons de la société.

28À l’ultime dizain, la prière religieuse engagée rejoint l’alibi du service du dieu d’Amour de la lyrique courtoise. Charles supplie les « galans joyeux » (v. 41), qui aiment la dépense, de prier la paix, car la guerre les a ruinés : « Guerre vous tient la bourse desgarnie » (v. 43). Quant aux amans, dévoués au service d’Amour, la cruauté de la guerre les empêche de fréquenter leurs dames : « destourbe de voz dames hanter » (v. 46). Et si tant est qu’ils parviennent à leurs fins, « quant tenez le bout de la couroye » (v. 48), voilà qu’un étranger vient la leur ôter. Aussi doivent-ils à leur tour prier pour paix.

29Tout au long de ce réquisitoire poétique, moults crimes et malheurs de guerre sont un faire-valoir pour la paix. Alliée efficace, la paix s’impose telle une entité salvatrice exerçant une influence ordonnatrice, harmonisante, et stabilisante dans tout ce chaos sociétal. De par son nom au refrain, la paix thaumaturge est omniprésente dans la composition. Porte-parole de toutes les victimes de guerre, le poète, dans l’envoi, s’en remet entièrement à « Dieu tout puissant » (v. 51), qui, à l’écoute de tant de prières humaines, est le seul en mesure de les « conforter » (v. 51) et veiller bientôt au nécessaire, « brief en tout pourvoye » (v. 53), pour « tous maulx amender » (v. 54).

30Le duc d’Orléans prit soin, pendant son exil, de ne pas traduire ce texte pour ne pas divulguer aux Anglais avec quelle ardeur il plaidait pour la paix dans sa poésie française dénonçant la tyrannie ennemie. Prier pour la paix est certes un acte honorable visant la réconciliation, toutefois cette prière peut avoir des vues plus intéressées, plus ambitieuses. Elle peut signifier prier pour la réussite de la guerre, prier pour le succès d’une opération militaire. Or, depuis 1429, et plus particulièrement 1431, la situation militaire anglaise s’était dégradée. L’instauration de trêves de paix pouvait alors soit signifier la négociation d’une capitulation du belligérant, le plus en difficulté, ou correspondre à une manœuvre tacticienne redonnant au souverain les capacités de réorganiser ses armées et reconquérir des territoires cédés. Il n’est point étonnant que certains textes français consacrés à des appels à la paix brillent par leur absence dans la poésie anglaise de l’exil.

31Au témoignage de ces ballades, l’écriture de la captivité relègue à l’arrière-plan la dialectique courtoise du sentiment amoureux et privilégie l’action de penser la paix. La position de prisonnier de guerre en pays ennemi, loin de la terre natale, permet à Charles d’émettre l’idée consolatrice que la guerre n’est pas une fin en soi, mais un instrument éphémère visant à amener un adversaire à pactiser dans le sens souhaité. Dans le corpus, la guerre, n’est pas personnifiée, mais elle n’en est pas moins plus active quand elle mobilise moult personnifications bellicistes sur le théâtre de Pensee. À l’inverse, la paix se retrouve personnifiée en trois occasions en moyen-français (ballades lxxxii, cxviii et cxix), dont la ballade lxxxii.

Paix ou le réveil de la belle endormie : ballade lxxxii

32Alors que la rumeur de sa mort court dans maintes contrées françaises, le prisonnier d’Orléans rime, dans les 31 vers de la ballade lxxxii, un démenti dans une verve pétillante et bonhomie malicieuse. Il profite de cette circonstance pour régler ses comptes et parle avec une franchise aussi spontanée que brutale. En l’espace d’un neuvain, il déclare que sa soi-disant mort a peu déplu à certains qui le haïssent à tort, et profitent de sa longue captivité pour propager ce mensonge. Mais il se réconforte à la pensée que ses « bons et vrais amis » (v. 7), « de loyal vouloir » (v. 6), en ont éprouvé du « desconfort » (v. 5), au sens de « découragement, chagrin » (Poirion, 1967, p. 66). Dans l’acte d’énonciation « si [je] fais a toutes gens savoir » (v. 8), le je poétique conjugué au présent déictique marque non seulement l’identité du sujet, mais donne de la véracité au témoignage de l’intéressé. L’unicité du je s’adresse à la pluralité du monde ; l’on passe du microcosme de l’incarcération au macrocosme de la liberté, par-delà la frontière du rivage.

33Irrité mais déterminé, le prince s’exclame en un refrain proverbial : « Encore est vive la souris » (v. 9) pour faire taire la rumeur et défie tout médisant de colporter de tels mensonges. L’image d’une souris dont la vitalité se manifeste par la rapidité de ses réactions dénote la pétulance de l’exilé, qui ne manque pas d’aplomb lorsqu’au refrain il donne pour instruction : « Nul ne porte pour moy le noir / On vent meillieur marchié drap gris » (v. 28-29). Par contraste au noir, « signe du deuil », du désespoir, « d’humilité » (Pastoureau, 2004, p. 154) la couleur grise en littérature médiévale est celle de l’espoir. Jadis couleur du demi-deuil, ou de la livrée de travail, la symbolique positive du gris fut très en vogue durant le moyen âge tardif.

34Semblable au pelage de la souris, la teinte grise du drap bon marché, ne manque point d’ironie. L’association des deux images, par le jeu de rime « gris-souris », dénote en effet le piètre héritage dont devront se contenter les héritiers du duc d’Orléans, étant donné le montant exorbitant de sa rançon, qui « grèvera » leur héritage. Ils devront donc faire des économies sur leur garde-robe (Planche, 1973, p. 290). Le gris est aussi la couleur du labeur, celui du prince captif occupé à ses travaux d’écriture afin d’œuvrer à sa libération via des tractations dans l’ombre. Par l’association sémantique espoir-labeur, le gris dénote ici une captivité édulcorée de l’espoir de voir ses vœux exaucés, mais pour cela, Charles doit être actif et œuvrer à son destin. Cette déduction de par la symbolique des couleurs se voit confirmée lorsque le poète rime quelques confidences.

35Quant à sa détention, il ajoute d’une humeur badine n’avoir souffert ni de mal ni de tourment – « ne mal ne grevance » (v. 10) –, remerciant Dieu d’être sain et sauf, il « passe temps en esperance » (v. 12). L’association à la rime des substantifs grevance-esperance conjugue deux champs sémantiques antinomiques : celui du grief, du tourment, du fardeau de l’exil à supporter conjuré par celui de l’espérance de voir se concrétiser le désir de paix. Alors qu’on le dit mort, il passe le temps à espérer « Que paix, qui trop longuement dort, / S’esveillera, et par accort / A tous fera liesse avoir » (v. 13-15). En proie à un état d’hypersomnie, Paix ressemble à une princesse du monde féerique des enchantements qui prolonge par trop son sommeil. Aussi, Charles implore Dieu de maudire « ceulx qui sont dolens de veoir / Qu’encore est vive la souris » (v. 17-18). Les jeux rimiques exposent ainsi l’état d’esprit impatient du prisonnier de guerre en attente d’un consensus de paix.

36A la fleur de l’âge, « Jeunesse sur [lui] a puissance » (v. 19), le prince se dit en mesure de résister à Vieillesse qui s’efforce de l’avoir en son pouvoir, « en sa gouvernance » (v. 21), or la chance va lui faire défaut, puisque Charles est « assez loing de son port » (v. 23), et souhaite épargner les pleurs à son héritier – « De pleurer vueil garder mon hoir » (v. 24). L’image du port, vient assez naturellement à la plume du poète qui vit une expérience d’exil, toutefois ce lieu de débarquement, celui de Vieillesse, ne correspond pas au topos habituel de la littérature de consolation. Il ne souhaite de sitôt accoster au port de Vieillesse. La dichotomie entre Jeunesse et Vieillesse est absolue. Il agit avec d’autant plus de détermination qu’il glorifie « Dieu de Paradis » de lui avoir « donné force et povoir » (v. 25-26), l’on peut y lire en filigrane l’octroi d’une résilience à toute épreuve mue par le désir incoercible de paix.

Témoignage du manuscrit Harley 682 : ballade bilingue xxxix

37Rimé par le désir implicite de paix, la ballade xxxix déroule un paradigme symbolique de la condition et sort du prince en exil sous le joug maléfique de dame Fortune. La traduction en moyen-anglais des 27 vers de la version française suit la même structure métrique composée de trois neuvains isométriques, construits sur un même schéma rimique : ab ab b cd cd ; à la différence qu’elle comporte l’alibi d’un envoi nommant un dédicataire : le dieu d’Amour, et substitue le décasyllabe à l’octosyllabe.

38Le premier huitain est placé sous le signe du mouvement dans l’espace, ou tout au moins d’une tentative de déplacement. S’il en avait le pouvoir, l’amant exilé ferait voler ses souhaits et soupirs, aussitôt que son cœur les a faits, par-delà la mer vers l’élue de son cœur ; elle sera sa « seule joie en ce monde » et sa « maîtresse souveraine » jusqu’à sa mort.

xxxix, v. 1-9 : Si je pouvais faire fuir mes désirs libertins et les soupirs qui me rendent si triste, je devrais les envoyer – mais sans succès – par-delà les flots de l’océan, vers sa maison. Je suis votre serviteur et homme lige, elle que de toutes les créatures j’aime le plus, comme ma seule joie en ce monde, que je considère en cette misérable vie que j’endure comme ma maîtresse et dame souveraine. [Se je povoye mes souhais / Et mes soupirs faire voler, / Si tost que mon cueur les a fais, / Passer leur feroye la mer / Et vers celle, tout droit aler, / Que j’ayme du cueur si tresfort, / Comme ma liesse mondaine, / Que je tendray, jusqu’a la mort, / Pour ma maistresse souveraine.]

V. 1379-1387 : If y koude make my wanton wisshis flee / And the sighis that maken me so wan / Shulde y hem sende but what hit wol not be / Ovyr the fomy wawis oxyan / To her hous / y seruaunt am and man / Which y most loue of any creature / As only this my worldly lo gladnes / Which that y holde in this poore lijf y dewre / As for my souereyn lady and maystres.

39Le micro-récit s’inscrit dans le topos de l’amor de lonh, où l’image de la femme désirée se superpose à celle de la terre natale au loin, où se jouent les pourparlers de la paix désirée, solution ultime pour la délivrance de Charles. L’action de faire prendre son envol aux désirs et soupirs n’est pas sans évoquer l’envol de l’oiseau, image de liberté. Malgré la restriction du mode potentiel couplé au verbe modal pouvoir, l’envol s’inscrit dans une loi de probabilité qui inclut l’espérance, telle une valeur numérique permettant de mesurer le degré d’équité d’un jeu de hasard. Toutefois en poésie, ce hasard est conditionné par le bon-vouloir de dame Fortune.

40Dans le texte cible, le poète traducteur recourt à une modulation lexicale non-figée en altérant l’image de l’envolée à celle d’échappée, d’évasion restituant davantage la condition intolérable d’emprisonnement, point de départ d’une fuite libératrice. La variation de mesure permet à l’écrivain d’opérer une coloration des désirs anglais par l’adjonction de l’épithète wanton « libertins » dont le champ sémantique recouvre le sentiment amoureux, la désobéissance, l’indocilité. De même, le vers 1380 se trouve amplifié d’une relative explicative appliquée aux soupirs, « qui [le] rendent si triste [that maken [him] so wan] », maintenant le décompte du décasyllabe. À l’inverse, il y a ellipse de la dichotomie poétique du poète courtois et de son cœur – générateur de soupirs et souhaits ; le texte anglais se replie sur le déictique me et dépeint ainsi un poète esseulé. Les étoffements explicatifs, l’accumulation des déictiques de la 1ère personne du singulier ralentissent le tempo et donne de la profondeur à la détresse du prince-poète.

41Malgré sa bonne volonté de dépêcher ses soupirs et souhaits, Charles reconnaît sur un ton défaitiste l’impossibilité d’y parvenir – « mais sans succès [but what hit wol not be] » (v. 1381) – par-delà les vagues écumeuses de l’océan. L’action de « faire passer la mer » semble plus complexe en anglais. Dans le texte source, la symbolique de la mer évoque le vaste espace maritime qui sépare, éloigne, l’objet du désir : l’être désiré. C’est une mer aux dimensions limitées par les rivages : lieux de départs et d’arrivées ; d’embarquements et de débarquements forcés pour le prisonnier ; lieux d’arrachement pour le captif d’Azincourt. Cette vaste étendue de mer intercontinentale, est dangereusement amplifiée en un « océan [oxyan] » (v. 1382) : en une vaste surface plane qui s’étend à perte de vue, et rend totalement illusoire la communication avec la Dame ou les alliés. L’image tumultueuse de « vagues écumeuses de l’océan [fomy wawis] » (v. 1382), empêchant toute progression, n’est pas sans évoquer le tourment psychique du prince en exil. Elles circonscrivent un périmètre d’exil, en formant une entrave à la liberté du prince. Forces perturbatrices, ces flots contrarient irrémédiablement les désirs sincères du poète. Pris par le ressac les projets désirés, souhaités sont rejetés vers le rivage d’Albion, terreau d’exil.

42L’adjonction de l’image anglaise du serviteur et homme-lige met en exergue la loyauté, la sincérité absolue et le dévouement du prince (v. 1383) envers la France, alors que le texte original insiste sur la trajectoire directe vers la demeure de la Dame par-delà la mer. Conjuguant son amour au superlatif absolu, le poète traducteur restitue fidèlement par un calque la dénomination allégorique « ma liesse mondaine » (v. 7) par « my worldly lo gladnes » (v. 1385) désignant l’élue de son cœur ; le même schéma rimique mondaine / souveraine et gladnes / maystres sous-tend le statut courtois de la Dame en tant que « souveraine ». Si le poète déclare lui rester fidèle jusqu’à sa mort, sa traduction insiste sur « cette misérable vie qu’il endure [this poore lijf y dewre] » (v. 1386) – et métaphorise l’unicité de la Dame, « sa seule Joie en ce monde [only this my worldly lo gladnes] » (v. 1385).

43Au second neuvain, l’image mentale du paysage maritime, vision d’une pensée proleptique, se fond en arrière-plan. La poésie s’ancre dans l’instant présent. À la poétique de l’éloignement, de l’amour absolu sublimé par le mythe de l’amor de lonh, se superpose la poétique du scepticisme et de l’incertain via une mise en scène de personnifications savamment rimée. Charles d’Orléans se morfond dans son isolement. Il s’adresse vainement à tresdoulx Penser / swete thought et lui demande s’il reverra un jour sa bien-aimée :

xxxix, v. 10-18: Helas ! la verray je jamais ? / Qu’en dictes vous, tresdoulx Penser ? / Espoir m’a promis, ouil, mais / Trop long temps me fait endurer ; / Et, quant je luy viens demander / Secours a mon besoing, il dort. / Ainsi suis chascune sepmaine / En maint ennuy, sans reconfort, / Pour ma maistresse souveraine.

V. 1388-1396 : Hélas, comment se fait-il que je ne la revoie jamais. Oh, douce pensée, dites-le-moi, si vous le pouvez ! Espoir m’a promis que oui, oui, oui, mais il me fait trop longtemps endurer le chagrin que j’ai et souvent quand je viens lui demander de la voir je le trouve paresseusement endormi, soyez-en sûr. Ainsi, chaque jour renouvelle ma détresse, sans réconfort, telle est mon aventure, à cause de ma maîtresse et dame souveraine.[Allas how is hit shalle y hir neuyr see / O swete thought so say me if thou kan / Hope hath bihight ye ye ye but he / To longe doth me endure the greef y han / And oft for sight when y come axe him whan / In sluggissh slepe y fynde him be ye sure / Thus euery day renewith my distres / Without comfort such is myn aventure / As for my souereyne lady and maystres.]

44Le temps semble suspendu. L’octosyllabe, contraint à la concision, insiste à la rime sur l’action d’« endurer » (v. 13) au sens moindre de « patienter, prendre son mal en patience » (Poirion, 1967, p. 73). Au lieu d’un simple calque, le traducteur opère une modulation sur cette idée d’attente patiente qu’il amplifie en l’action explicite d’endurer, de souffrir, trop longtemps « le chagrin [greef] » (v. 1391), signifiant informulé dans le texte source. Espoir semble mettre à l’épreuve le captif en lui infligeant cette douloureuse attente interminable. Preuve en est, lorsque le captif implore à bon escient son aide, Espoir dort d’un sommeil indifférent. Sur un ton plus accusateur, l’idée de sommeil est restituée via une modulation pointant la paresse – via l’adjonction de l’épithète dépréciative « sluggissh » (v. 1393) – de cette personnification pourtant alliée du prince. Cette narcolepsie poétique, dont sont souvent atteints les alliés du poète, est une excuse poétique, un alibi légitime, fréquents sous la plume de Charles.

45Sans nul répit, le poète se dit accablé de « maint ennuy » (v. 17) – au sens pluriel de douleurs vives et lancinantes – dont l’écho de la syllabe [ɥi] commune à ouil, luy, suis, a dû certes conditionner le choix de ce lexème polysémique. Soucieux de la rime, Charles opte pour une traduction oblique par équivalence et choisit ainsi le substantif « distres » (v. 1394). Dans la traduction, le motif du martyre d’amour s’infléchit plus vers le sentiment individuel d’abandon et de solitude incarné par la Détresse, celle de l’exil, lorsque le poète met en relief à la rime l’adjonction du syntagme « myn aventure » (v. 1395), attestant son expérience et son vécu. Pour le prince-poète, la détresse se vit dans l’isolement de l’exil sans aide de « reconfort » (v. 17), « without comfort » (v. 1395). Par un effet de réciprocité intertextuelle, les douleurs morales, d’« ennuy », semblent symptomatiques de cette perpétuelle « distres », de l’angoisse ressentie, celle d’être abandonné, ou tout du moins oublié, sans le secours de ses proches et alliés incarnés par « comfort ».

46En tissant ce lien causal, le traducteur contextualise avec tact la ballade : « Ainsi chaque jour renouvelle ma détresse, sans réconfort, telle est mon aventure [Thus euery day renewith my distres / Without comfort such is myn aventure] » (v. 1394-1395). Les accents élégiaques témoignent de la sincérité, et de l’honnêteté de l’écrivain qui supporte tant bien que mal la séparation en pensant aux promesses faites par « Espoir » (v. 12). Dans une vaine quête de réconfort, l’état d’angoisse, voir dépressif, de l’exilé, lié à la solitude et l’anxiété du devenir, contribue à une perte relative de notion de temps.

47Difficile de se ressaisir en la circonstance de l’exil, où la détresse perturbe la pensée, fige le temps et tend à une perte de maîtrise sur l’extérieur. Dépité, le poète déclare :

Poésies, xxxix, v. 19-27 : Je ne puis demourer en paix, / Fortune ne m’y veult laissier ; / Au fort, a present je me tais / Et vueil laisser le temps passer, / Pensant d’avoir, au par aler, / Par Leauté, ou mon ressort / J’ay mis, de Plaisance l’estraine, / En guerdon des maulx qu’ay à tort / Pour ma maistresse souveraine.

V. 1397-1405: Je ne puis aucunement vivre en paix. Fortune me tyrannise, mais, pendant un temps, je resterai calme, jusqu’à ce que j’aie accumulé du secours, car, depuis que j’ai commencé pour la première fois par ma loyauté, par Loyauté je compte la vaincre (la fortune), car Nouveau Plaisir m’a construit une forteresse, si bien que sa rigueur ne m’empêchera pas d’aimer ma maîtresse et dame souveraine. [To lyue in pees y kan in no degre / Fortune on me so pleyeth the tyran / But for a tyme y soft shalle beren me / To that y haue to me more socoure tan / As thorugh my trouthe for syn y first bigan / Bi trouthe y trust do him discomfiture / For fresshe plesaunce hath made me a fortresse / That me to loue ne lett shalle his rigure / As for my souereyn lady and maystres.]

48Tel un tyran, « Fortune » (v. 1398) s’acharne à lui rendre la vie impossible au point de ne jamais vivre en paix. L’éloignement textuel du binôme « souhais » (v. 1) et « paix » (v. 19), se faisant écho par un jeu d’assonance, souligne la difficulté de réaliser le désir de paix. Entité redoutable, la figure allégorique de Fortune est un des actants majeurs des textes bilingues rimant implicitement l’aspiration à la paix. L’écrivain analyse sa situation avec clairvoyance. Se résignant à ne plus dire mot, il espère que le temps jouera en sa faveur et qu’il obtiendra, grâce à « Leauté » (v. 24) chez qui il a trouvé « refuge [ressort] » (v. 24), un présent métaphorique, une « étrenne de plaisir [de Plaisance l’estraine] » (v. 25), en « récompense [guerdon] » (v. 26) de sa conduite exemplaire. La traduction atteste cette même confiance du poète en Loyauté, toutefois elle n’emploie pas l’image métaphorique du refuge, et lui substitue celle d’une forteresse édifiée par un bâtisseur dénommé « Nouveau Plaisir [fresshe plaisance] » (v. 1403). Aussi, la rigueur de Fortune ne l’empêchera pas d’aimer la Dame, symbolique du pays natal.

49La contextualisation de ce conflit Loyauté-Fortune lors des négociations préalables au traité d’Arras (1435), nous offre une grille de lecture pertinente quant à une possible trame historique. Afin de déjouer Fortune, le poète adopte une attitude passive : il se tait ou reste calme. En apparence résigné, il laisse le temps passer ; en anglais, cette placidité feinte durera jusqu’à ce qu’il ait « accumulé du secours [more socoure tan] » (v. 1400). Cette docilité spécieuse n’est qu’une ruse, car Charles peut compter sur le soutien indéfectible de ses alliés et appuis politiques.

50On imagine le duc d’Orléans informé de l’avancée des tractations en cours, des conférences entre les conseillers du duc Philippe le Bon et de Charles VII, de l’apaisement de la querelle Armagnacs-Bourguignons, ou de la possible ratification de la clause de sa libération, symbolisée par « de Plaisance l’estraine » (v. 25). On imagine Charles d’Orléans songeant à l’imminence « d’une bonne paix » au grand dam et à la colère des Anglais. Grâce à sa loyauté, telle celle envers le duc de Bourgogne, Charles espère vaincre Fortune, qui l’a tant accablé de maux. Au prisme de ces maux dont il dit souffrir à tort, l’on devine ici les événements tragiques, les drames familiaux et politiques qui ont ponctués la vie de Charles et mis un terme à la quiétude de la jeunesse. Seule Loyauté lui offrira « de Plaisance l’estraine » tant désiré : paix et liberté, pour le récompenser de ses loyaux services.

51Absent du texte source, l’envoi moyen-anglais est le signe d’une volonté de recouvrer une vie en « bonne paix » en choisissant le parti de Loyauté, qu’il n’a jamais trahi. Avec une pointe d’impatience, le poète dépêche ses vers, devenus ses messagers, à clamer sa loyauté envers la Dame souveraine, dont l’anonymat énigmatique laisse libre cours aux supputations sur le devenir princier.

V. 1406-1409: Oh, allez-vous-en, vers stupide et insolent ! Et dites que ce n’est rien moins que par Loyauté que j’ai choisi, sans jamais dévier, ma maîtresse et dame souveraine. [O goo thou derke fordullid rude myture / And say for trouthe forwhi hit is no lese / That y haue chose withouten departure / As for my souereyne lady and maystres.]

Le désir de paix, l’entre-deux de la captivité et de la liberté

52L’intolérance à l’exil a dû conditionner le point de vue de Charles d’Orléans et motiver le jeu d’alliances entre les personnifications pacifistes ou bellicistes sur le théâtre de Pensee. Dans une logique rigoureuse, la guerre est maudite et la paix désirée. Fin épistolier, l’exilé mêle à la violence de ses diatribes contre la guerre la justification théologique du châtiment divin. Faisant de la paix un trésor, un don divin, et de la guerre l’instrument punitif de Dieu, l’écrivain souligne le lien ambivalent entre guerre et paix à l’origine d’un jeu poétique subtil de furtifs compromis, de tacites connivences, et de distance. Au fil de correspondances ou fictions courtoises, l’allégorie de la paix s’inscrit dans un triptyque reliant l’espoir, le désir et la délivrance. L’exil, peine infligée par la guerre, devient une mise à l’épreuve, et une mise en lumière, de la résilience fragilisée du captif d’Azincourt. Sa confiance en une justice rétributive le conforte dans l’espérance d’une délivrance rédemptrice imminente. Sa poésie promeut une endurance morale par la résolution et non par la résignation. Au fil des méditations, ce n’est pas par la guerre, mais par la paix des royaumes que le poète engagé entend conquérir sa liberté tant souhaitée. Pour déjouer la lassitude de l’attente prorogée dans un avenir incertain, le prince se réfugie dans l’imaginaire de métaphores filées, celles du souvenir de la patrie au prisme de l’amor de lonh dont la Dame est l’égérie. Le poète courtois se fait alors le chantre des victimes de guerre aspirant à la concorde.

53Le 5 novembre 1440, la roue de Fortune tourna en faveur de la libération de Charles d’Orléans, lequel fit serment de ne jamais prendre les armes contre le roi d’Albion, de s’acquitter d’une rançon de 220 000 écus, et en cas d’échec des négociations, de retourner en exil en tant que prisonnier du roi.