Colloques en ligne

Bruno Blanckeman

L’homme écroué. Une écriture de l’implication

The Imprisoned Man. Writing about Involvement

1Ces quelques éléments d’étude s’inscrivent dans le cadre d’une réflexion menée sur les formes que revêtent actuellement les prises de position, voire l’activisme, d’un certain nombre d’écrivains confrontés à de l’incompréhensible culturel et de l’insupportable social. La postulation éthique au fondement même de différents projets littéraires, entre autres chez les Incultes, appelle une implication politique qui se manifeste par l’expérimentation de procédures formelles permettant de mettre à jour, depuis une stratégie d’écriture singulière, certains dysfonctionnements du corps politique. L’un des ouvrages exemplaires de cette implication est Numéro d’écrou 362573 (2013), co-publié par Arno Bertina et la photographe Anissa Michalon. Il pose un certain nombre de questions d’actualité s’il s’agit de penser le statut actuel de la littérature, sa capacité de résistance à l’inacceptable, sa manière d’aider à définir ce que l’on nomme tel — poser en quelque sorte un degré zéro du consentement, distinguer des points d’acceptation et des zones de refus parmi les multiples actualités que brasse en toute indifférenciation le monde médiatique. Cette littérature semble d’autant plus apte à se redéfinir qu’elle-même n’est plus une chasse gardée ou un sanctuaire de la République, mais un lieu ouvert à toutes les concurrences et toutes les connivences, comme ici avec la photographie, quand la cause l’appelle. Celle-ci n’est pas théorique — les justes causes de naguère — mais spécifique — une cause juste, ciblée et ponctuelle : le statut des sans-papiers de la communauté malienne. C’est depuis un cas d’étude précis, une micro-situation tragique autant que commune du xxie siècle, le suicide d’un homme emprisonné en attente d’un procès retardé, que la littérature s’implique, dans un rapport au fait judiciaire qui n’est pas sans précédents de prestige (Hugo, Zola) à une époque où la voix de l’écrivain perdue dans la cacophonie des voix médiatiques — commentateurs, décideurs, experts —peine à se faire entendre. Ce suicide est tout aussi bien présenté comme un homicide involontaire de l’État français, impuissant à gouverner, dans le temps qui lui est imparti par la loi républicaine, ses propres procédures de justice.

2C’est à quelque renversement de perspectives que se mesure une écriture impliquée dans son approche d’un certain désordre des choses. Le délinquant de fait devient le justiciable d’outre-tombe, celui qui revient, sous forme d’un avatar littéraire et d’un spectre photographique, pour réclamer doublement justice. La première réclamation vise le pays second, la France, qui le recueille sans l’accueillir, faisant de lui un clandestin et lui infligeant par là même une double peine — un vrai-faux statut, tout en hypocrisie sociale, de sans-papier inséré dans des réseaux d’accueils légaux, assorti de petits boulots dont tout un chacun s’accommode. La seconde réclamation vise un pays d’origine qui gère sa misère, la démographie, laquelle pourrait être une richesse, en perpétuant dans le cadre d’une société patriarcale des usages sacrificiels d’un nouveau type : de jeunes hommes sont expédiés à prix coûteux par leur famille dans les pays européens pour y travailler et faire parvenir en retour leur salaire au clan, lequel vivra/survivra grâce à cela, s’accommode de la situation et ne souhaite rien moins que le retour au pays du sacrifié.

3La scène du téléphone, quand, dans l’une des officines qui semblent dévolues à ces appels de la misère entre France et Afrique, Idriss, le jeune malien, voudrait parler à son père pour lui demander de revenir vivre au village, est en cela assourdissante. La parole est impossible car, puissance des ampli-phones, l’ensemble du clan écoute la conversation et, sous cette pression collective, la demande elle-même devient informulable tant elle semble obscène, comme sacrilège, tant elle vaudrait aussi stigmatisation et exclusion pour celui qui la formulerait. Le récit met en scène ce tragique à l’antique, l’aliénation par les siens dans une structure qui ne peut que détruire celui qui s’en offense, où le statut de victime devient exclusif parce qu’il joue à différents niveaux d’atteinte, chacun pouvant à bon droit le revendiquer. La responsabilité, donc, se dilue dans les affres d’une histoire France/Afrique comme vouée à la répétition. La parole conférée dans le récit à celui qui par principe n’en a pas puisque, clandestin, il est voué à la mutité civile, est une parole d’élévation. La plainte y acquiert une valeur tragique et, excédant le cas singulier, atteint à la dimension collective d’une voix civique comme celles qui, dans les tragédies antiques, formulaient les questions fondamentales pour la vie de la Cité. Une part de la population de France est prise dans un double piège qui fait d’elle à la fois des immigrés, tenus à la marge de la communauté nationale par leur état de clandestin ou, s’ils ne le sont pas, leur situation de précaire, et des émigrés, considérés comme source de revenus nécessaires par leur famille restée au pays.

« J’en peux plus, c’est pas une vie – un scorpion retourne contre lui son dard : alors qu’ils m’écoutent parler péniblement, rassemblés autour du haut-parleur, mon cœur voudrait qu’ils soient encore ailleurs. Ils ne sont pas là et leur existence me pèse pourtant. Pense à nous, mais surtout ne reviens pas. Pense à nous mais reste loin.

C’est eux qui m’ont envoyé ici. Ils se sont saignés pour que je me saigne maintenant – qui osera stopper l’hémorragie ?

Je voudrais vivre léger, mais comment faire si je les porte, lourds et lointains, avec moi  » (p. 61)

4L’homme est un objet d’investissement qui doit rapporter à son tour, et ce qui se joue dans les rapports Nord/Sud rappelle cruellement ce qui était d’usage jusqu’au début du xxe siècle dans les campagnes françaises (Les Treize de Pierre Michon) lorsque les fils de paysans pauvres étaient expédiés à la ville pour y devenir maçons, les filles pour y devenir bonnes à tout faire et nourrir en partie avec leur salaire celles et ceux qui restaient au village. Toute proportion gardée, le Mali d’aujourd’hui serait-il la Creuse d’hier et certaines banlieues parisiennes excentrées où erre un Idriss en mal d’insertion les équivalentes de ces arrondissements miséreux des confins de la capitale de naguère ? Les deux civilisations confrontées, l’une libérale, l’autre tribale, ont en commun un même principe d’incivilité dans le traitement de l’individu, la première par individualisme, la seconde par grégarisme, aucune des deux au final selon la logique du récit n’exonérant l’autre de ses propres indignités.

5Deux photographies prises au village malien dont est issu Idriss revêtent un intérêt singulier d’ordre emblématique en ce qu’elles entrent en résonance tragique avec la situation. Le sacrifice d’un bouc, marque d’hospitalité, fête l’accueil d’un étranger, en l’occurrence la photographe à laquelle on offre une pitance d’exception. Symboliquement, dans la disposition du récit visuel et littéraire, c’est le jeune homme qui est sacrifié par les siens, pères et frères, pour qu’ils puissent survivre, avec l’ensemble du clan, grâce à son salaire. Le récit se fait ainsi celui d’une double peine et d’une double exploitation, d’une même existence en forme de point zéro, à la marge du clan familial d’origine comme de la communauté invisible du pays d’accueil. Le paysage de l’existence au quotidien, qui n’a plus d’urbain que le nom, porte en lui comme une nécrose des tissus sociaux. Ce ne sont pas même des non-lieux qui le constituent puisqu’une animation permanente les occupe, mais des lieux d’approximation, routes à grande vitesse, rues sans adresses et maisons mais avec un nom et des voitures qui les empruntent (p. 10), lieux brouillons et illisibles comme François Bon et Annie Ernaux les ont déjà décrits et qui acquièrent ici une dimension dramaturgique. Les deux protagonistes, l’algérien à l’inépuisable faconde et le malien tout en retenue, en sont les acteurs — ils en occupent l’espace déserté et s’en distraient en regardant le flux des voitures passer sur les autoroutes, toute une vie roulant à grande vitesse dont ils sont les simples spectateurs et par défaut inhalent les vapeurs.

6Cette scénographie d’une exclusion sociale n’a pas besoin de détailler ses effets pour atteindre au tragique — un viol potentiel, un suicide réel. Tout se joue d’emblée dans ce décor où s’effacent les écritures urbaines et les quadrillages de la vie en société. Dans le foyer d’accueil pour immigrés, l’exiguïté des chambres et la promiscuité de leur partage — un lit pour un, le sol pour l’autre — anticipe à la fois par un effet de prolepse la cellule carcérale pour la promiscuité, la mise au tombeau pour l’homme à terre (photographie, p. 84). Tout autant peut-on lire cet ouvrage comme un tombeau, au sens littéraire du terme, puisqu’il s’achève avec la photographie de la tombe d’Idriss dans son pays natal, une tombe présentée comme inachevée à l’image de sa vie, après son suicide en prison.

7L’écriture impliquée est celle qui, par-delà le témoignage, recourt à des procédés de mise en fiction parce qu’elle entend rendre compatibles différents postulats. Le premier est d’ordre politique, au sens fort de ce terme : ce qui engage la vie de la cité, sa configuration, ses zones d’élection et d’exclusion, son urbanisme — dis-moi comment tu bâtis je te dirai à quoi tu ressembles — et son urbanité — dis-moi qui tu accueilles, je te dirai qui tu es. D’ordre géopolitique aussi : sont en jeu à la fois les séquelles de la France-Afrique, les effets dérivés des lendemains de la colonisation, dans un temps où un certain discours extrémiste révisant à la fois l’Histoire et l’actualité postule que se jouerait une colonisation à l’envers, des anciens colons vers l’ancienne puissance coloniale. Le seuil de tolérance, qui n’a rien à voir avec la loi et son application, se mesure à la capacité du clandestin à faire ou non corps avec le pays dit d’accueil. Mais comment accepter les usages, à défaut des règles, d’un système qui n’est pas à la hauteur de ses ambitions simultanées en partie schizophrènes : un discours d’accompagnement humaniste qui puise à la tradition de la France fille des Lumières et à celle, plus ancienne, de l’amour chrétien dû à son prochain, surtout s’il est misérable ; une politique d’affichage du fait répressif qui traduit l’anxiété nationale de quelque francité fantasmatique perdue.

8Tant qu’Idriss vit maritalement avec une Française, la tolérance, à défaut d’acceptation, joue. Il a en toute illégalité un métier, un toit, un enfant. La bâtardise tient lieu de compromis entre une légitimité aléatoire — être toléré — et une légalité figée droit dans ses bottes — être hors la loi. Quand, cédant à la pression familiale, il est marié au pays par son père à l’occasion d’un bref séjour au Mali, sa conjointe et mère de leur enfant se sépare de lui : il n’est et n’a plus rien, sinon la rue et des structures d’accueil pour travailleurs pauvres ou marginaux. En matière d’immigration, la légalité — le plan des principes — et la législation — le plan des applications — le cèdent à un désordre que d’aucuns disent pragmatique mais qui est le contraire même des postulats initiaux sur lesquels se fondent les discours, politiques et réglementations officiels. La littérature se fait à la fois le témoin de cette politique publique erratique et le relai d’un discours protestataire, au nom d’un principe d’exigence démocratique dont l’écrivain se pose comme le garant. Les errances et incohérences d’un système républicain donné en matière de politique d’immigration européenne au xxie siècle sont dans le viseur. Certains dialogues reconstitués, puis commentés par le personnage-narrateur permettent de donner voix à cette problématique sur le mode de la prétérition, en proscrivant la lourdeur didactique et le pathos — il ne s’agit pas de relayer la voix des media ou des associations d’aide aux sans-papiers. L’objectif littéraire est d’entretenir une émotion qui n’embue pas la situation mais lui tienne lieu d’intelligence critique en dégageant un principe d’absurdité dans la gouvernance politique des flux et reflux de clandestins :

« Je ne raconte pas à Youssef la folie que c’est, la police, les sans-papiers qu’on arrête à la frontière alors qu’ils quittent la France, et qu’elle met en prison, la police, ALORS QUE C’EST PLUS LE MOMENT, alors qu’elle pourrait les laisser partir et on s’en fout » (p. 69-70).

9Mais la puissance du livre est toutefois de glisser en permanence de la fiction à la non-fiction comme si cette distinction même, au regard de la situation, n’était plus de mise. La matière du livre est celle d’une actualité d’époque qui, à ce jour encore, n’est ni résolue ni révolue quoique déjà entrée dans l’histoire. Le dispositif narratif appliqué à son traitement se fonde sur un fait divers parmi d’autres — le suicide en prison d’un malien clandestin accusé de viol par son ancienne compagne française. Idriss est le prénom de ce malien-là auquel les photographies d’Anissa Michalon restituent un corps, et le récit d’Arno Bertina les précédant offrent une légende. C’est parce que la réalité est complexe qu’elle exige, à des fins heuristiques, un recours à la fiction, en l’occurrence une transposition critique qui, tenant à distance l’événement, le met aussi en perspective, ne cherche pas à entretenir l’illusion de l’appréhender pour ce qu’il est, mais plutôt pour ce qu’il signifie potentiellement. C’est aussi la seule façon de le traiter non pas comme une simple info, selon le raccourci d’usage qui réduit l’information à une nouvelle, sinon un jingle verbal, mais de l’exposer comme une situation, au sens presque sartrien du terme. Comment inventer sa propre issue, et par là même s’inventer soi-même au quotidien, face à un monde qui d’emblée n’accorde aucune part, pas même celle d’un regard, et aucune place, pas même celle d’une chaise à la terrasse d’un café semi désert s’il n’y a pas consommation ? Symptomatiquement, le compagnon de misère algérien de l’émigré malien ne cesse d’inviter les personnes qu’il rencontre à venir chez lui, à aller à Alger et y être accueilli dans sa propre famille. Tradition d’accueil à l’orientale contre rejet de l’autre et repli sur soi à la manière occidentale : tel pourrait être l’un des degrés de sens de cette inscription d’un personnage fictif dans un récit par ailleurs fondé sur un fait d’actualité attesté.

10Un autre degré de sens est aussi de mettre en perspective la faute commise par Idriss, le malien, viol ou tentative de viol sur la personne de son ex-compagne, suivi de son propre suicide, dans un ordre de causes et d’effets qui piègent l’individu et font potentiellement de lui une bombe à retardement. Le livre soulève des questions auxquelles il se garde de répondre, même s’il ouvre des pistes. Une écriture littéraire impliquée, qui s’écrit au plus près du terrain étant elle-même partie prenante de la situation, ne peut qu’interroger l’ordre supposé des choses. Autant il est aisé de mettre en perspective un ensemble de circonstances géopolitiques et sociales, autant il serait hasardeux d’en déduire quelque causalité de l’ordre de l’après coup. Qu’est-ce qu’un acte irréparable, sinon la conséquence d’une suite de facteurs cumulés dont l’individu qui le commet est à la fois le sujet et l’objet, corps qui accomplit le délit et psyché impuissante à filtrer les pulsions ? La violence subie appelle la violence infligée selon un engrenage qui se répète à tous les maillons de la chaîne, au sens fort de ce terme : du clan natif vers un de ses membres émigré par contrainte, clandestin par défaut dans un pays de non-accueil, marié par tradition là-bas, privé de son enfant ici pour incompatibilité de valeurs et hiatus d’usages dans les deux cas. Qui agit pour lui et qui agit en lui autre que lui-même ? Les épreuves subies ont fait de lui cet autre-là. La logique du récit suffit aux postulations de la morale, pour reprendre la formule de Baudelaire dans Mon cœur mis à nu. Le personnage d’Idriss est arrivé au terme du supportable. Un esclavagisme d’un nouveau type, socialisé et comme ritualisé par la famille d’origine elle-même, pour gérer à l’échelle clanique une misère nationale endémique ; un statut de clandestin, illégal de droit, toléré de fait, en France ; un conflit de légitimité entre la famille d’origine et le couple autour de la question de la bigamie et une double peine, une seconde clandestinité auprès d’un fils que son ex-compagne française, sur laquelle il commettra un viol, ne veut plus qu’il voit.

11Cette casuistique de la victime et du coupable, du juste et du tort, trouve sa résolution dans le parti pris du livre. Le malien est absous en tant que personne par le récit, qui modifie la situation réelle, le fait divers, pour en faire une situation-type, emblématique de quelque état de misère contraint. Dans la partie narrative du livre, c’est en effet le compagnon arabe, personnage inventé par rapport au fait divers, qui est emprisonné pour présomption de viol et se suicide en prison. Ce parti pris pourrait se lire comme l’option d’une fiction réparatrice — il n’y a pas d’inexorable en la matière, tout juste du hasard qui tourne mal — sinon que, loin de souscrire à quelque logique sulpicienne, le récit ne répare rien, mais déplace les termes de la situation, les généralisant par la même. L’ami algérien devient le coupable là où le crypto-narrateur malien est un témoin qui raconte l’histoire. C’est donc potentiellement tout clandestin que la société rejette à la marge et qui se trouve ainsi inclus dans une spirale de marginalité, avec toutes les conséquences possibles que semblable situation appelle lorsque qu’un seuil d’inhumanité subi suscite en retour, chez l’individu le plus policé, des réactions de violence difficilement maitrisables tant est puissant le sentiment des offenses subies.

12L’écriture littéraire est celle qui confère une dimension spectrale au récit : la voix du mort s’élève, dans un livre qui s’achève avec la photographie de sa tombe. Un drame de société est ainsi élevé au rang de situation tragique. Encore cette tragédie obéit-elle à des ressorts qui n’offrent rien de transcendant. Dans l’engrenage ciblé, la question du tort et de la faute, de la responsabilité et de la culpabilité engage tout un chacun, vivant parmi les vivants, à des degrés de responsabilité différents, de l’accommodement des uns à l’indifférence des autres. Le fait divers propre à alimenter le sensationnalisme à bon compte des média le cède au fait de société dont le sens ne se donne pas d’emblée, résiste au pathos qui l’embue autant qu’à toute normalisation (la mort d’un illicite parmi d’autres). Non pas homme sans visage — un clandestin de l’existence — mais figure aux multiples visages — l’Africain ici, l’Arabe là, interchangeables par la seule misère qui leur est commune (le récit fait mourir l’Algérien là où, dans la réalité, c’est le Malien qui meurt). La victime offre plusieurs visages qui tous doivent compter. Toute victime possède un visage, une parole, une histoire. La littérature joue en cela une fonction psychopompe : là où l’Histoire tue, elle restitue. Ainsi en est-il du moins de l’œuvre-paradigme que constitue, dans la bibliothèque du contemporain, Dora Bruder de Patrick Modiano. Le récit d’escorte et l’album de photographies se complètent, l’un en jouant la carte de l’extension fictionnelle, l’autre celle des arrêts sur images.

13Ahmed l’Algérien, qui dans la version écrite du fait divers tragique, est le violeur puis le suicidé, n’endure pas l’épreuve de la séparation avec l’enfant, d’où ses deux actes désespérés qui, succédant aux épreuves subies, constituent l’ultime limite, le point d’insupportable à partir duquel aucune acceptation n’est envisageable. C’est cette volonté d’appréhender une situation exemplaire derrière un fait divers tragique qui commande l’ordonnance du récit. C’est la substitution d’une histoire à l’autre, différente dans les faits mais identique dans ses mécanismes, qui permet d’en faire une situation, au sens sartrien du terme, cas exemplaire et pas seulement faits divers. Le dispositif texte/photographies se développe moins dans une perspective illustrative que dans une structure d’écho et de mise en tension. Au dénuement matériel induit par les photos africaines — l’homme, le groupe, le fatras, l’animal, la terre, la poussière ne font qu’un — correspond le dénuement des photographies prises en France — l’homme seul dans sa chambre de partage du centre d’accueil, cellule avant la prison dont seule ressort un poste de télévision.

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14Si Numéro d’écrou 362573 d’Arno Bertina n’est pas un roman à thèse, il exprime toutefois une double exigence d’attestation — vie et mort d’un immigré clandestin, un parmi d’autres mais à aucun réductible — et de contestation — mise en cause d’une échelle de responsabilités politiques et géopolitiques à différents degrés. Exemple puissant, parmi d’autres, de l’ambition éthique et politique d’une écriture impliquée. Celle-ci recouvre l’exigence d’un texte expérimental qui place l’exigence de solidarité au cœur des valeurs éthiques le sous-tendant autant qu’au centre de sa propre esthétique (complétude du dispositif esthétique texte/image, écriture/photographie).