Colloques en ligne

Wolfgang Asholt

Pratique documentaire ou fiction historique ? Formes du savoir historique chez les Incultes. L’Île comme Forteresse et l’archipel des Places

Documentary practice or historical fiction? Forms of historical knowledge in Inculte collective. The Island as Fortress and the Archipelago of Places

1Les deux textes qui sont au centre de cet article se rapprochent par leurs titres de « localisations » et se distinguent en même temps : Une île, une forteresse (2015) d’Hélène Gaudy et la publication collective des Incultes Le livre des places (2018). Une forteresse peut être appelée aussi une place forte mais à l’opposé des places du livre collectif, sa fonction est d’interdire les passages et la communication. Les « places » abordées dans le livre ne sont pas seulement pendant un certain temps « l’archipel d’émergences désordonnées et têtues » (4e de couverture, citation de l’Avant-propos « Faire signe », 2018, p. 9) mais elles forment aussi un ensemble archipélique vu leur fonction et l’imaginaire que les gens rassemblés veulent y investir. La « forteresse » qui est en même temps une « île », donc une « place forte » entourée d’une campagne provinciale et comme « île » séparée et isolée de cet entourage, fait aussi partie d’un ensemble archipélique dont la fonction est d’organiser la « rupture de civilisation » (Zivilisationsbruch), donc l’anéantissement des personnes rassemblées parce que déportées.

2Dans un article peu connu en France, écrit en anglais et publié en Allemagne, « The Metaphor of the Archipelago » (2012), Bertrand Westphal n’entreprend pas seulement l’histoire de la notion depuis ses origines grecques (archipelagos), mais livre aussi ce qu’on peut appeler une conception de cette notion qui semble simple et claire d’un point de vue géographique, mais « On the cultural, and therefore political front, things are more complex » (p. 391). En se référant à Paul Ricoeur (Soi-même comme un autre de 1990), cette notion implique pour Westphal une « mêmeté » (sameness) mais c’est une « relationship that invests in both the fields of recognition and that of difference ». De cette manière, la notion d’archipel est caractérisée par une « self imposed marginalization [which] supposes that one island is attached to another pole that it freely choses », avec le résultat: « These configurations of the archipelago are just as numerous as flights of imagination and possible manners of imaginary identity » (p. 392), ce qui renvoie aux « imagined communities » de Benedict Anderson.

3L’archipel et l’archipélique deviennent donc une métaphore extrêmement complexe : Westphal parle d’une métaphore « pure ». D’un côté, cette métaphore est liée ou ancrée dans la terre de l’île concrète, d’un autre côté, elle renvoie aux relations avec d’autres îles sans lesquelles un archipel n’est pas possible, sans que leur chiffre minimal soit défini. Mais Westphal renvoie à une troisième dimension qui transforme la notion d’archipel en ce qu’il désigne comme métaphore « absolue » : « It is susceptible to projecting each of the islands attached to a conventional archipelago outside the juridical and geological norms, in the direction of a dreamed ore fantasized pole » (p. 394).

4Ainsi se développe à partir du champ notionnel d’archipel ce que Ottmar Ette a qualifié de paysage de la théorie, Appadurai aurait parlé d’un scape, structuré comme « archipels du savoir ». Comme il s’agit d’un archipel, dans le sens de la métaphore pure « en mouvement », les cartographies des îles qui forment cet archipel ne sont pas stables. Elles dessinent de nouvelles figures et de nouvelles constellations à la manière d’instantanés ou de performances. Pour les paysages de la théorie, la littérature représente ainsi un espace d’expériences (Erfahrungsraum) et Ette ajoute : « aber auch als dynamischer Wissensraum des Kommenden, des Künftigen » (2017, p. 332-333), c’est-à-dire « des espaces du savoir de ce qui va venir, du devenir ». Les îles de cet archipel sont donc le lieu de naissance de rêves et de visions qu’Ette qualifie de « transarchipéliques » (p. 333) qui ouvrent sur le marginal, la discontinuité et le relationnel.

5Mais il ne faut oublier ni la notion ni la réalité de ce qui est désigné selon le titre du livre de Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag (1973), qui renvoie lui-même à L’Île de Sakhaline (1890) de Tchekhov. Dans ce contexte se situe aussi l'Univers concentrationnaire (1946) de David Rousset. Et d’autres parlent encore de l’archipel des camps de concentration (KZ). Au moment où Rousset publie son livre, paraît en Allemagne le livre L’État SS. Le système des KZ allemands (1946). Dès cette époque, il y a une conscience et une conception claire de la constellation de cet « univers », de ce « système » ou de cet « état » en tant qu’« archipel », ce qui implique dans ce contexte un ensemble de lieux isolés qui tout en se distinguant ont une fonction dans un « système » dont le but ultime est la Shoah. C’est dans ce contexte qu’il faut concevoir l’île que forme la forteresse de Terezín chez Hélène Gaudy. Et c’est à partir de cette « île » que l’écrivaine découvre d’autres lieux de cet archipel comme Drancy. Il s’agit donc d’un archipel caractérisé par le confinement et la captivité où le seul mouvement possible mène de la périphérie au centre, qui est identique à l’anéantissement.

6La métaphore de l’archipel (Westphal) représente une grille d’interprétation ou un paradigme pour la compréhension des « places » dans le livre qui leur est consacré. On se souvient que le premier des fragments de récits dans « En Grèce » que Roland Barthes publie en 1944, est consacré aux « Îles » et il commence par la phrase : « En Grèce, il y a tant d’îles qu’on ne sait si chacune est le centre ou le bord d’un archipel » (1944, p. 72-73). De la même manière, la constellation des places « foyers des élans de contestation populaire » (4e de couverture) ne connaît pas de centre non plus. Et Claude Simon évoque dans les réflexions au caractère de maximes poétiques de son texte Archipel (1974) les changements étymologiques liés à la notion : « Archipel : APXI-ΠΕΛΑΓΟ [Arxi-Pelagos] : primitivement non ces innombrables grains de terre semés mais au contraire la vaste mer » (2009, p. 11). Ce renversement étymologique de la perspective nous avertit de l’importance du « contexte », il faudrait donc situer les textes sur les places aussi dans l’océan de ce qui les entoure.

7Enfin, on peut aussi renvoyer au premier essai de Gilles Deleuze des années 1950, « Causes et raisons des îles désertes » (2002), pour une conception philosophique de l’« île ». Deleuze y distingue « les îles continentales [qui] sont des îles accidentelles, des îles dérivées » et « les îles océaniques [qui] sont des îles originaires, essentielles » (p. 11). Sur l’île continentale, « c’est l’homme qui se trouve séparé du monde en étant sur l’île » (p. 12) et « Tout se passe comme si, son désert, elle [l’île] l’avait mis autour d’elle, hors d’elle » (p. 14). L’île à laquelle renvoie la forteresse dans le titre du roman d’Hélène Gaudy relève certainement de l’« île continentale ». Quant aux îles océaniques, qui forment l’archipel du Livre de places, « c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue. Séparation et recréation ne s’excluent pas sans doute. » (p. 12) Ce type d’île, selon Deleuze, « serait seulement le rêve de l’homme » : « l’essence de l’île déserte est imaginaire en non réelle » (p. 14). Il y a enfin des îles qui veulent donner le pouvoir à l’imaginaire et à l’imagination, pour Deleuze, qui parle aussi de « l’imagination collective » (ibid.) : il s’agit des îles mythologiques, mais il ajoute : « Il faudrait montrer comment la mythologie fait faillite en ce sens » (p. 15) et il renvoie à deux romans classiques [Robinson et Suzanne et le Pacifique]. La question est de savoir comment les « îles » de l’archipel du Livre des places expriment et concrétisent « l’imagination collective » et où sont leurs limites.

8À la différence d’autres textes collectifs, comme les deux volumes des Devenirs du roman (2007, 2014), mais de la même manière que l’histoire du xxe siècle que représente le volume En Procès (2016), les contributions du Livre des Places (2018) sont signées ou co-signées (5 des 14 récits ont deux auteurs). Les deux « livres collectifs » consacrés au xxe et au xxie siècles, représentent un « non-savoir » à la Foucault, comme Dominique Viart nous en avertit dans un volume sur Mathias Enard (Asholt & Viart, 2020, p. 20), mais ce sont aussi des « vies minuscules » au collectif ou plutôt le collectif comme expérience d’une « vie minuscule » qui veut expérimenter sur les places une vie qui ne serait plus ailleurs mais ici. Ces expériences sont aussi, au moins partiellement, des « fictions documentaires » et en tant que telles, même s’il s’agit d’histoire contemporaine, celle des dix dernières années, de ce qu’on peut appeler des métafictions historiques. Le récit de chaque place se situe donc entre fiction et histoire, ce qui pose la question de la reconstruction de l’histoire dans un récit qui combine documents, témoignage, enquête et fiction. Le résultat est une « multiperspectivité » et une « fragmentarité » qui semblent être les seuls procédés susceptibles d’embrasser l’histoire contemporaine de ces occupations des lieux symboliques (en général chargés d’histoire) que sont les « places » (ibid., p. 4-30).

9Si les récits des places représentent ainsi déjà des « métafictions historiographiques », cela est encore plus le cas pour Une île, une forteresse. Sur Terezín d’Hélène Gaudy où le nom de lieu renvoie à la dimension historique et mémorielle. La « polyphonie mémorielle » qui se trouve dans les récits des places est omniprésente dans ce roman qui n’est pas qualifié ainsi ; l’affectation générique se trouve seulement dans la liste des « romans » publiés par l’auteure. À côté de cette « polyphonie mémorielle », ce récit est caractérisé par son intertextualité, par la recherche et l’intégration de documents historiques, par des récits de voyages et de séjours de la narratrice à Terezín et surtout par de nombreux travaux d’enquêtes et des témoignages qui sont parfois basés sur l’intertextualité et dont résulte une « polyphonie mémorielle ». Tout cela constitue un savoir historique lié à des personnes réelles et à leur vécu, souvent à partir d’une mémoire composée de fragments et d’oublis, mais aussi des instantanés très présents, ce qui situe le savoir historique de ce « roman » à l’opposé d’un roman historique et de ses procédés chronologiques : « Les strates de l’histoire surgissent nues, absurdes sous la lumière d’une seule vie » (2015, p. 203). Sans généraliser ce procédé, cette constellation d’une fiction documentaire et (auto)biographique montre que cette hybridité semble être pour l’auteure la seule forme ou plutôt absence de forme romanesque pour la narration d’un lieu ou plutôt du non-lieu que Terezín a été pendant plus de trois ans (de novembre 1941 à mai 1945).

Une « île » de mémoire impossible : Terezín

10Theresienstadt/Terezín est certainement un lieu de mémoire, mais comme l’indique la quatrième de couverture d’Une île, une forteresse, il s’agit d’une « mémoire impossible ». L’auteure-narratrice n’est pas seulement celle qui entreprend ce travail de mémoire mais elle participe aussi à cette mémoire et réfléchit sur les possibilités de la reconstituer. Sa mémoire individuelle est à l’image des mémoires en général. Elle se sert aussi bien de documents datant de l’époque que de témoignages, par exemple Un vivant qui passe (1997) de Claude Lanzmann1. Tout en montrant sa fragilité, chaque témoignage renvoie à d’autres couches de mémoire tout aussi fragiles. L’auteure-narratrice est ainsi confrontée à la question : comment raconter une « mémoire impossible » ?

11Elle s’approche de cette « mémoire » de plusieurs façons et avec des moyens divers dont le 1er chapitre est déjà une illustration. D’abord il y a la confrontation physique avec le Terezín d’aujourd’hui, ce qui implique un séjour de quelques jours pour visiter les lieux. Encore aujourd’hui, « la forme de la ville continue à infléchir ses usages et [...] on y reste, sans raison et sans but, observé et contraint, la cible des regards. » (Gaudy, 2015, p. 21) Le Terezín actuel est caractérisé par un « manque de coïncidence de cette ville impossible avec celle de leurs souvenirs […] » (p. 41), les souvenirs de ceux qui ont survécu. Ceci renvoie à un autre genre important pour apprendre quelque chose sur cette « mémoire impossible » : les « témoignages » de ceux qui avaient été à Terezín. Felix Kolmer est le témoin modèle et officiel, « il accompagne souvent les chefs d’État dans leurs visites de Terezín. » (p. 25) Même son récit est « une histoire saisie à peine, entre les mots tendus, des brèches devinées » et Terezín est une ville qui l’a marquée « sans que les mots puissent la nommer » (p. 38) L’auteure-narratrice visite la ville avec sa guide Stania qui réussit à faire « apparaître ce qu’elle nomme » mais : C’est seulement l’Histoire, dit-elle. Tout le reste est absent » (p. 19).

12Un autre « moyen » consiste à utiliser les témoignages médiatiques. Les récits et témoignages écrits de survivants occupent une place et une fonction importantes. Dès la première page est cité le journal de Helga Weissová (2013)2 qui parle des « rues noires de suie aux étendues à perte de vue des champs enneigés » (Gaudy, 2015, p. 9), une image qu’on trouve aussi chez Georges-Arthur Goldschmidt quand il parle de son père dont il ne sait pas qu’il est à Terezín. Un témoignage écrit « monumental » (p. 27) est seulement mentionné par Hélène Gaudy : la chronique de Terezín de H. G. Adler, Theresienstadt, 1941-1945. Mais elle cite son livre : Un voyage (1955)3. Pour Adler, « Là-bas il n’y a rien. Il n’y a même pas le souvenir » (Gaudy, 2015, p. 28). Une source écrite qu’Hélène Gaudy cite est le journal de bord de Gustav Schröder, Heimatlos auf hoher See (1949), l’histoire d’un bateau allemand avec des émigrés juifs qui préfigure « Exodus » en plus tragique4.  Elle renvoie aussi au Dernier des injustes de Claude Lanzmann, consacré à Benjamin Murmelstein, le dernier « Doyen » du Conseil juif, censé gérer le ghetto de Terezín selon les ordres du commandant de la SS. Et elle cite aussi un article du livre Le Masque de la barbarie : le ghetto de Theresienstadt, 1941-1945, où l’auteur parle de la « rencontre fortuite du charme désuet de l’urbanisme militaire du xviiie siècle et de l’horreur de l’entreprise génocidaire » (Gaudy, 2015, p. 20) qui « littérarise » un peu trop la situation du ghetto. Finalement, elle mentionne le Journal (2010) de Petr Ginz, auquel renvoie aussi Catherine Coquio dans Le leurre et l’espoir (2013). Petr Ginz fait partie de ces adolescents qui « transforment leurs vies en fictions à travers des familles imaginaires, de Prague à Theresienstadt puis de Theresienstadt à l’Est » (Gaudy, 2015, p. 49). Avec des formes génériques comme le journal, la chronique, les récits basés sur des entretiens, tout cet ensemble de textes se situe entre la pratique documentaire et la fiction, on peut aussi parler d’un fictionnalisation de documents, lorsqu’un récit de la narratrice introduit la visite du délégué de la Croix Rouge, Maurice Rossel, en la combinant avec des extraits de son rapport.

13Un autre « témoignage » est représenté par les dessins comme ceux d’Helga Weissová (p. 44), ceux du père de Georges-Arthur Goldschmidt, cités dans le chapitre suivant, ou les rares photos, comme celle de Ruth Brösslerová, prises pendant le tournage du premier film de propagande (p. 46). Mais ce sont surtout les entretiens et les documentaires filmés qui dominent. Souvent, l’auteure-narratrice renvoie, pour évoquer le Terezín des années 1970 par exemple, au Vivant qui passe de Claude Lanzmann (p. 15-16) ou au documentaire Terezíne de Jan Ronca (2004) où une survivante (Zdenka Fantlova) observe : « Par une étrange coïncidence, la ville fortifiée se présente sous la forme d’une étoile de David » (p. 20). C’est cette coïncidence qui donne à ce premier chapitre son titre : « Un ghetto, une étoile ». Et il y a la mention importante du « film, ironiquement nommé Hitler offre une ville aux Juifs » auquel Hélène Gaudy consacre tout un chapitre : « Projections ». Le statut problématique de ce film déclenche une réflexion sur le projet d’écrire sur Terezín : l’auteure-narratrice se demande « si ce qui [la] conduit ici est la question du mensonge, celle des traces ou celle de leur imbrication intime, puisque même les traces peuvent devenir mensonges selon qui les exhume et qui les met en scène » (p. 15). Cette réflexion sert d’avertissement à l’auteure et aux lecteurs : à trop se fier à l’archéologie du lieu, de ses mémoires et de ses savoirs, on risque de conforter un « mensonge » comme en témoignent les procédés de fouilles et la perspective de leur représentation (littéraire).

14À cela, s’ajoutent des passages plutôt historiographiques, en partie tirés des œuvres mentionnées. D’une manière chronologique est relatée l’histoire d’une forteresse qui « ne sera jamais utilisée en temps de guerre » (p. 18) jusqu’au moment où les nazis y installent le ghetto de la ville modèle en novembre 1941 pour en faire « une vitrine à tromper l’opinion sur le sort réservé aux Juifs » (p34).

15Comme les autres chapitres, celui qui porte le titre « Un ghetto, une étoile », et l’étoile aussi peut symboliser un archipel, est un ensemble hétérogène. Si l’auteure-narratrice ressent « toujours cette impression d’inadéquation, de dysfonctionnement », la question qui se pose est celle de savoir comment on peut raconter un tel lieu. Et si elle constate dans le même contexte : « Cette sensation de vide n’est peut-être pas seulement l’œuvre du temps, on dirait qu’elle a toujours été là » (p. 17), c’est de cette « sensation » que résulte peut-être la « mémoire impossible ». De cette manière, des catégories différentes (visite, recherches, rencontres sur place ; récits et témoignages écrits ; documents visuels) qui ne sont ni systématisées ni coordonnées mais présentées comme autant de fragments juxtaposés, résulte peut-être d’une fictionnalisation précaire. Ainsi ce n’est ni une île ni une forteresse qui ressort de ces fragments mais un archipel où les composantes peuvent établir des relations variables. De cette manière la « mémoire impossible » devient une « mémoire fragile et précaire », une « mémoire en mouvement ».

16Une comparaison avec les deux auteurs et leurs œuvres, auxquels l’auteure-narratrice se réfère personnellement, W. G. Sebald et Georges-Arthur Goldschmidt, permet peut-être de voir les différences des conceptions littéraires qui ne recouvrent pas seulement les distinctions entre les fictions, fictions autobiographiques et fictions documentaires mais aussi les écarts entre une deuxième et une troisième génération. Hélène Gaudy mentionne explicitement le fait qu’Austerlitz de Sebald représente un intertexte éminent et une source importante. Comme le montre un passage (p. 149-155), la narratrice marche « 20 ans après » (Aragon) dans les traces de Austerlitz visitant Terezín, Marienbad, ou Prague. Quand elle constate dans le musée de Terezín qu’« Austerlitz semble frôler le cœur de ce qu’il a cherché partout sans l’identifier tout à fait » (p. 150), elle montre que le protagoniste de Sebald a intériorisé sa propre fragilité pour trouver son origine à Terezín. Et elle cite Austerlitz qui déclare être « confronté pour la première fois à une représentation de l’histoire de cette persécution que mon système de déni m’avait si longtemps permis de tenir à distance » (ibid.). Avec sa visite à Terezín, qui se situe au milieu du roman de Sebald, même si tout ce qu’il y voit dépasse son entendement ou peut-être à cause de cette expérience, Austerlitz arrive à « comprendre » le ghetto, dont il « frôle le cœur ». Ce qui est impossible pour la narratrice.

17La référence à Sebald dans Une île, une forteresse se construit exclusivement par le roman (Austerlitz). Pour Georges-Arthur Goldschmidt, elle passe plutôt par des rencontres avec l’écrivain à Paris. Mais c’est surtout son père avec ses dessins faits à Theresienstadt entre 1942 et 1945 qui influence la perception de l’auteur : « J’ai emporté à Terezín des dessins d’Arthur Goldschmidt. » Ces dessins arrivent à exprimer une vue et une appréciation générale du lieu et de la situation : « Les regards sont perdus, lointains. […] on sent qu’ils s’y acheminent, leurs regards, vers ces zones encore invisibles » (p. 69), c’est-à-dire vers Auschwitz (Asholt, 2019, p. 147-164). L’écriture de Goldschmidt se caractérise selon Peter Handke par des « sautes d’images » et des « rebonds perpétuels », mais ici l’auteur de récits autofictionnels est plutôt consulté comme « témoin » : « Ses mots prononcés à Paris, dans le café Zimmer, vont accompagner tout mon voyage. » (Gaudy, 2015, p. 72), donc tout le roman. « Tout est simultané et contradictoire, m’a dit Georges-Arthur Goldschmidt » (p. 273), ainsi cite-t-elle l’auteur du Miroir quotidien (1981), mais avec son propre vécu, Goldschmidt personnifie cette situation et peut l’exprimer avec ses « rebonds perpétuels ».

18L’aborder ainsi semble être impossible pour une représentante de la troisième génération, comme l’est Hélène Gaudy. Avec le sujet de Terezín, celle-ci ne peut même pas « fictionner » le réel dans le sens de Rancière, cité dans le deuxième volume des Devenirs du roman : « Le réel doit être fictionné pour être pensé » (2014, p. 98). Ce qui est encore possible c’est de réunir du matériel « simultané et contradictoire » et de le combiner en tant qu’archipel à l’intérieur du texte sur l’île forteresse. Cela contraint le lecteur à instaurer quelque chose comme une fiction précaire, ou une figuration. Mais cette lecture permet d’établir une compréhension d’ensemble que par le truchement d’une mémoire retrouvée et fictionnalisée et l’expérience du lieu. Et cela ne permet pas non plus d’exprimer la dimension tragique vécue par un enfant menacé par la Shoah comme enfant, comme c’est possible et nécessaire pour Georges-Arthur Goldschmidt avec ses « sautes d’images ». Ou pour le dire avec Gabrielle Napoli (2016) : « C’est dans ce suspens que résident l’émotion et l’intérêt du récit, bien plus que dans les informations qu’il peut délivrer. »

Faits divers, lieux de mémoires ou actions directes

19La quatrième de couverture du deuxième volume des Devenirs du roman (2014) constate dans les œuvres littéraires contemporaines « un usage singulier de ressources documentaires : connaissances multiples et hétérogènes, faits divers, vies d’hommes et de femmes illustres comme anonymes… Elles perturbent ainsi les répartitions traditionnelles entre documentaire et imaginaire ». Le Livre des places pratique cet « usage », en grand partie combiné avec des expériences d’hommes et de femmes « illustres » que sont les auteurs des textes et il en résulte un ensemble de « faits divers » dans le sens du « roman » de François Bon portant ce titre (1993). Les 14 places se situent à des degrés différents entre de tels faits divers et des lieux d’actions et de mémoire. Des places comme Taksim, Zucotti, Puerta del Sol et Tahir sont devenues des « lieux de mémoire » ayant été des « lieux d’action ». Le Livre des places interroge sa participation à ce procédé de mémorialisation, ce qui veut dire aussi d’historicisation et de normalisation. Les modes de récits varient entre une narration historique (Place Taksim, Place Nezavisimost, Parc du Triangle), une narration de l’expérience vécue par le protagoniste-narrateur (Puerta del Sol, Place Tahrir, le Maïdan), une analyse socio-politico-culturelle (Place Zucotti, Place des Martyrs, Boulevard Rothschild, Place Syntagma), et une littérarisation-fictionnalisation (Place du Gouvernement, Place de la Victoire, Place de la Révolution), et ces « modes » impliquent un usage différent des « ressources documentaires ». Il en résulte une grande hétérogénéité en tant que « littérature du document ».

20Nuit debout sur la Place de la République n’est pas seulement chronologiquement la dernière des 14 occupations de places, mais elle occupe aussi la place finale et forme donc la conclusion du livre si bien que Nuit debout a droit au plus grand nombre de pages. La motivation pour cette lecture d’une forme d’une place se cache dans une note où Valérie Gérard et Arno Bertina déclarent : « Nous voulons, nous, ici, faire une place plus grande aux conditions physiques de ce que fut ce printemps social. Pour cette raison, il sera question de Nuit debout via la place de la République » (2018, p. 263, n. 6). Au moins indirectement, les deux auteurs revendiquent donc d’être les premiers à aborder Nuit debout dans cette perspective. « Conditions physiques » signifie aussi conception urbanistique et organisation concrète de la place de Nuit debout. D’une manière générale, « [...] comprendre un événement suppose d’être capable de percevoir tous ceux qui le composent et agissent en son sein ou à la marge » (p. 239), expliquent-ils dans le premier paragraphe de leur texte, pour nous assurer avec une allusion à Leibniz qu’« il faudrait pour cela être capable de perceptions fines » (ibid.), ce qui représente une petitio principii. Le texte n’esquisse donc pas seulement une « géographie politique », c’est aussi l’illustration de la conception « réaliste » développée par Bertina et d’autres dans les Devenirs du roman.

21Comme les autres récits de places, celui-ci commence aussi par les antécédents de Nuit debout. Cette « préhistoire » représente en même temps une justification historique et politique : de l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015, en passant par celui du Bataclan en novembre 2015 (avec une date erronée : 2016) et les interdictions de manifester lors de la COP 21 le même mois jusqu’aux manifestations syndicales contre la loi Travail de Hollande et le film Merci Patron ! (François Ruffin) début 2016 : « Il a fallu cette forme composite pour que l’Histoire [avec un grand H] montre un autre visage » (LP, 243), et de la forme de la place réaménagée résultent les « conditions physiques » mentionnées. Car la modernisation de la Place de la République, quelques années plus tôt, défait la situation voulue par Hausmann. Au lieu de servir à la répression d’insurrections, la place invite à être occupée, ou pour le dire avec son architecte (Pierre-Alain Trévelo) cité dans le texte : « Cette place est là pour que les gens s’en servent et il est logique qu’ils se la réapproprient jusqu’au bout » (p. 245). Comme le mouvement et l’occupation désirent « réinventer l’ensemble du fonctionnement politique et institutionnel », « [l]a place aura très vite l’allure d’un forum social où rendre visible toutes les luttes » (p. 247). Mais pour s’en rendre vraiment compte il faut une adhésion/intégration quasi-religieuse : « il fallait s’y investir totalement pour se sentir participer à quelque chose » (ibid.). Comprendre ce qui se passe sur la place n’est donc possible que pour ceux qui participent à ce qui se passe. Cela n’exclut pas seulement tout le reste, mais cela veut aussi dire que les deux narrateurs écrivent depuis une position « totalement investie », donc pratiquement sans distance critique.

22Les différentes phases de cette « occupation » qui aura duré une centaine de jours sont passées en revue, mais ce sont en fait les « conditions physiques » de l’occupation de la place qui marquent son empreinte. « L’absence d’unité sur place » en fait « un lieu de juxtaposition plus que de convergence » (p. 253). Mais les narrateurs vont plus loin et développent une dialectique négative de ce lieu. D’un côté, c’est « [u]n lieu qui rend possibles d’autres lieux » (ibid.). Mais c’est presque aussi un non-lieu parce qu’il produit « un mouvement non territorialisé » qui « n’était possible que parce qu’il y avait ce lieu » (p. 254). Aussi bien la multiplication des lieux qui nécessairement ne sont plus « la place » et souvent non plus « des places » que le fait que le mouvement, pourtant lié à ce lieu, est « capable de passer toujours en d’autres lieux », montrent que « la place de la place reste problématique » (ibid.). Il en résulte que « la composante déterritorialisée du mouvement l’emporte » (p. 256). Sans aller jusqu’à en faire un mouvement virtuel ou électronique : cette déterritorialisation renonce au « forum social où rendre visibles toutes les luttes ». Ce n’est pas seulement renoncer à l’aura de la place prestigieuse, mais aussi au nom sous lequel le mouvement est connu : des Nuits debout déterritorialisées sont difficiles à réaliser, surtout en ce qui concerne « leurs conditions physiques » et celles de la place. Si les mouvements qui se sont développés depuis 2018 (les gilets jaunes, la grève contre la réforme de la retraite) ont réinvesti d’autres lieux (les ronds-points ou les grands boulevards traditionnels des manifestations), ils ont peut-être tiré les leçons de cette occupation d’un lieu.

23Ce texte pose la question de savoir de quelle manière il participe du « nouveau réalisme » qu’Alexandre Gefen (2016, p. 116) voit proclamé par les Devenirs du roman. C’est un « réalisme » qui est caractérisé par une « aspiration à faire concurrence au réel » (Devenirs du roman, 2014, p. 7) et, pour Arno Bertina, cela peut prendre la forme d’un « sujet fracturé, ouvert à tous les vents » qui fait preuve d’une « intelligence qui le dépasse » (cité par Gefen, 2016, p. 119). Ce n’est probablement pas ce « réalisme » qui se manifeste dans le récit de Nuit debout de la Place de la République. Un tel récit pourrait être une « enquête » et qui plus est, sur le « terrain », mais de ces deux tendances ne subsistent que des traces. Même l’intention d’esquisser la « géographie politique » dont il était question, « en écoutant retentir les voix qui s’y sont élevées » (4e de couverture) ne domine pas le récit. S’il y a un procédé qui est omniprésent, c’est celui du témoignage, mais un témoignage qui se situe à l’intérieur du mouvement. Dans ce sens, les témoignages peuvent revendiquer le statut de « ressource documentaire » (4e de couverture). Ce qui est étonnant dans ce contexte, c’est que cette voix du témoignage « documentaire » s’attribue une certaine objectivité littéraire et historique. Quand les narrateurs revendiquent « d’être capable[s] de percevoir tous ceux qui le composent [le mouvement] et agissent en son sein ou à la marge », ils réclament une position d’observation distancée pour ne pas dire presque omnisciente qui est difficile à combiner avec un témoignage engagé. Et quand ils sont convaincus « que l’Histoire montre un autre visage », avec Nuit debout, c’est une appréciation instantanée et moins une perspective de longue durée à laquelle la majuscule convient peut-être mieux qu’à une place assez proche.

24Le titre de l’Avant-Propos, « Faire signe », manifeste l’intention de témoigner, « les textes viennent prolonger la mémoire de ce qui a eu lieu » (2018, p. 12). Le choix des places du xxie siècle « implique un parti pris du présent » qui n’exclut pas « la volonté de recueillir ce qui a été, ce qui a voulu être, ce qui a voulu naître, sur les places des villes du monde au début du xxie siècle » (p. 8). Recueillir veut dire documenter mais dans leur ensemble, les récits de places ne veulent pas historiciser la constellation du mouvement des places mais montrer que « cette expérience en soi, aussi éphémère, aussi dénuée d’après qu’elle eût été, a déjà son inventivité politique et sa puissance en acte » (p. 11), et à cette expérience devrait correspondre une littérature performative. Cette « inventivité » fonctionne « par inspirations indépendantes, sans plans d’ensemble ni organisations centrales » (p. 11) ce qui fait la force et la faiblesse des mouvements. Mais la dernière phrase de l’Avant-Propos déplace la perspective de l’histoire immédiate vers la mémoire collective culturelle. Le collectif veut développer « une forme possible pour que le récit des places […] ne soit pas réduit à demeurer confiné dans l’angle mort de l’Histoire » (p. 13), ce qui confirme le statut des récits comme témoignage et documents. Le « parti pris du présent » participe donc de l’écriture de l’histoire contemporaine.

Île et Archipel

25Les îles qui forment un archipel sont un « réseau de signes » (p. 11) qui devient « une chambre de résonance » représentant « l’espace du savoir en mouvement » dont parle Ottmar Ette et le « vol de l’imagination » que l’archipel rend possible selon Bertrand Westphal. Et pour Roland Barthes l’archipel relativise ou abolit la distinction entre centre et périphérie. Mais l’archipel ou l’univers dont l’île et la forteresse d’Hélène Gaudy font partie, connaît un centre même si c’est un centre vide qui anéantit tout. Comme l’Archipel du goulag, celui des camps de concentration veut justement mettre un terme aux « vols de l’imagination » et au « savoir en mouvement », et le seul mouvement possible à l’intérieur de cet archipel consiste à être englouti par le centre. En ce sens, l’île d’Hélène Gaudy est une île continentale à la Deleuze qui sépare l’homme du monde, à la différence des îles océaniques du Livre des Places qui rendent possible une origine radicale et absolue.

26C’est sur ces îles « océaniques » que des « connaissances multiples et hétérogènes » peuvent se développer et devenir un espace de savoir en mouvement. Ces espaces n’ont pas besoin d’être mis en fiction, ils représentent déjà le vol de l’imagination : la plupart des récits des places sont donc des documents ou le résultat d’enquêtes et des témoignages de ces vols de l’imagination. Mais quand l’Avant-Propos déclare que « Le Livre des places repose sur des alliances, des liaisons, des correspondances entre de multiples pratiques, […] où le narrateur est, de façon indémêlable, la voix qui recueille les voix et celle en laquelle s’enchâssent de multiples écritures » (p. 12), les narrateurs sont moins les témoins que les porte-paroles (littéraires) des voix. Dans le récit sur la Place de la République, il n’y a que très peu de voix qui sont « citées ». Les voix narratives ne recueillent donc pas les voix en tant que telles mais narrent, à partir de ces voix, leur propre récit, dans lequel s’enchâssent les écritures des autres. Comme l’adjectif « indémêlable » l’indique, c’est une recomposition des voix qui s’émancipe du documentaire et du témoignage et qui a comme conséquence une fictionnalisation. On peut l’apprécier comme une « expérience littéraire de la communauté » comme dans La communauté désœuvrée, mais Nancy affirme aussi : « la littérature ne lui [l’être en commun] donne pas une voix, mais c’est l’être en commun qui est littéraire » (Nancy, 1986, p. 60).

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27L’île « continentale » d’Hélène Gaudy a été réellement une forteresse, mais on peut apprécier les autres ghettos et les camps de concentration aussi comme des « forteresses », séparées du monde et représentant un « archipel » qui n’exclut pas seulement la diversité archipélique mais veut l’anéantir. Se rendre sur une telle « île » n’est pas uniquement un travail de mémoire et un travail de deuil, mais la tentative de trouver des témoignages et des traces. Les objets qui représentent ces traces ont une valeur documentaire, et ces fragments ne peuvent pas être « mis en fiction ». La « fiction précaire » qui peut être établie avec la lecture est nécessairement « passagère » et près de l’épuisement : le « savoir historique » se heurte sans arrêt à ses limites.