Colloques en ligne

Aurélie Adler, Jean-Marc BAUD, Laurent DEMANZE et Alexandre Gefen

Introduction

1L’aventure Inculte débute en 2004, lorsque quatre anciens journalistes du magazine culturel Chronic’art, Benoît Maurer, Maxime Berrée, Jérôme Schmidt et Oliver Rohe, décident de fonder une revue littéraire et philosophique bientôt baptisée Inculte. Rejoints par des romanciers, des philosophes et des traducteurs, ils font paraître entre 2004 et 2011 vingt numéros de la revue, entre humour burlesque et parodique, excursions vers la littérature étrangère et exercices de philosophie buissonnière à la fois joueurs et sérieux. Le premier numéro, paru en août 2004, est consacré à W. G. Sebald, à ses narrations documentaires et subjectives des tragédies de la modernité et à la question de la trace, il fait entendre d’emblée deux autres enquêteurs originaux de leurs histoires nationales : W. T. Vollmann et Enrique Vila-Matas. Rapidement, le comité de rédaction se fait collectif, Inculte devenant un lieu de formation, et de fête, pour la dizaine de jeunes romanciers qui le composent, pour la plupart nouveaux venus dans le champ littéraire, qui se lisent, expérimentent de nouvelles formes et bâtissent au fil des discussions et des numéros de la revue une bibliothèque en partage. Parmi eux, outre les quatre fondateurs, on retrouve Arno Bertina, Claro (qui prendra en 2023 la direction de la collection « Inculte » chez Actes Sud), Alexandre Civico, Maylis de Kerangal, Hélène Gaudy, Mathias Énard, Mathieu Larnaudie, Stéphane Legrand, Bruce Bégout, Nicolas Richard, mais aussi François Bégaudeau et Joy Sorman jusqu’en 2008, autour desquels gravitent un certain nombre d’auteurs et autrices, familiers de la revue, compagnons de route ou membres fantômes formant un réseau ou une constellation Inculte. Revue, collectif, Inculte devient également en 2009 une maison d’édition, dirigée par Jérôme Schmidt, Mathieu Larnaudie et Alexandre Civico. Comme la revue, la maison fait la part belle à la littérature américaine, et notamment aux expérimentations postmodernes de Thomas Pynchon ou John Barth, elle accueille aussi certains projets individuels des membres du groupe et publie ses productions collectives, conçues comme un prolongement de la revue après son arrêt en 2011. Ces ouvrages remplissent différentes fonctions, illustrant et expérimentant les différents sens donnés au mot Inculte au fil de son histoire : d’une ambition potache et profanatrice dont Une chic fille, en 2008, serait l’aboutissement, à la revendication d’une pratique démocratique des savoirs où Inculte devient synonyme d’amateur, à l’image du livre En Procès. Les deux tomes des Devenirs du roman surtout, parus en 2007 et 2014, constituent des étapes essentielles de l’histoire du collectif : réunissant à chaque volume une vingtaine d’écrivains, appartenant ou non au groupe, pour réfléchir à l’évolution du genre romanesque au xxie siècle, les Incultes démontrent alors leur capacité à cristalliser dans un projet commun les enjeux et les possibles du champ contemporain.

2En témoignent les deux volumes collectifs Devenirs du roman (2007) et Devenirs du roman 2 : écriture et matériau (2014) : les titres de ces ouvrages mettent l’accent sur les mutations de la création littéraire contemporaine à un moment où les discours critiques s’emploient d’une part à retracer l’histoire de la fin de la littérature (Larnaudie, Rohe & Marx 2007, p. 41-54) et à introduire d’autre part des notions telles que « littérature exposée1 » (Rosenthal & Ruffel 2010) ou « narrations documentaires2 » (Ruffel 2012, p. 13-25) pour rendre compte des usages renouvelés de l’archive et du document dans la production littéraire. Il ne s’agit donc pas seulement de cerner un moment de la création littéraire : le collectif prend position en récusant les discours déclinistes ou la mode de l’autofiction. Le volume 1 est centré sur les fictions documentaires et les récits érudits (Emmanuelle Pireyre, Stéphane Audeguy, Philippe Vasset), mais accueille aussi bien la réflexion de Philippe Forest sur l’expérience que des expérimentateurs comme Pierre Senges, Antoine Volodine, Éric Chevillard. Les textes collectivement signés du volume s’interrogent sur la manière d’articuler deux impératifs contradictoires de « la stratégie romanesque » : la production d’un roman « buissonnier », tenté par le document brut, cherchant à se « soustraire » aux illusions du sens, et le plaisir partagé du récit. Les Incultes y rêvent « un livre qui fasse document et qui en plus délivre la jouissance de la fable » et promettent « du sensible inédit, dans des représentations qui sont du réel, qui s’agrègent au réel, et le font percevoir, vivre autrement ». Dans la place centrale accordée au terme pourtant très usé dans les années 2000 de « roman » (c’est l’heure du sous-titre « récit ») et au « vertige de sa puissance exorbitante », on retrouve autant une réactivation du rêve romantique d’un roman comme forme totale accueillant aussi bien prose que poésie, fragment ou document sans normes ni canons stabilisés qu’une attente d’un pouvoir de transformation et d’action par la littérature : « non pas simplement nommer, mais agir », proclament les Incultes en avant du tournant pragmatique de la littérature française contemporaine. Le deuxième volume des Devenirs du roman manifeste un éclectisme semblable, de l’historien Philippe Artières à l’expérimental Thomas Clerc, du très politique Charles Robinson au très métaphysique Tristan Garcia. S’il se contente d’un seul texte collectif, un court avant-propos, le volume renforce les options critiques du premier volume : en empruntant à la contribution de Marie Cosnay, l’idée de « faire concurrence » (Cosnay 2014, p. 229-239)3 au réel par la démultiplication inventive de ses redescriptions et de ses possibles « trahisons », la question des « matériaux », notamment historiques, et des voix les plus diverses qui s’y entendent, y est centrale, tout comme les modalités de l’écriture biographique, pratique rassembleuse et partagée autant par le collectif que par la galaxie d’auteurs de « biofiction » qui s’y rattachent.

3Les deux livres constituent la scène d’apparition et d’émergence du collectif, bientôt rebaptisé « génération Inculte » par certains journalistes. Si la scientificité du concept de « génération » est soumise à caution, il a le mérite de rappeler une certaine homogénéité des membres du collectif sur le plan de l’âge, étant nés pour la plupart dans les années 70, et de nous rendre attentifs à leur trajectoire au sein du champ, d’auteurs émergents dans les années 2000 à écrivains reconnus, voire pour certains, consacrés, depuis le succès foudroyant de François Bégaudeau en 2008, jusqu’à la moisson de prix littéraires pour Réparer les vivants de Maylis de Kerangal en 2014 ou encore le Goncourt remporté par Mathias Énard en 2015 avec Boussole. On voit combien cette description recoupe la représentation schématique de la matrice avant-gardiste : un ensemble de jeunes gens, principalement des hommes, se regroupe, à Paris de préférence, pour fonder une revue littéraire au nom provocant et à l’ambition profanatrice avant de s’imposer les uns après les autres sur la scène littéraire à la place de leurs aînés. Ce serait oublier pourtant que les Incultes ont toujours tenu à distance cet héritage. S’ils reconnaissent ici et là des dettes esthétiques envers certains de ses écrivains et la nécessité historique de leur subversion, ils écrivent leur histoire dans le négatif de l’avant-garde, refusant la pratique du manifeste et de la polémique, la figure de leader, l’énonciation d’un dogme esthétique ou l’établissement d’une discipline de groupe, reléguant aussi, dans une certaine mesure, l’ambition révolutionnaire, en politique comme en littérature. En ce sens, Inculte est le symptôme le plus remarquable du renouveau des phénomènes collectifs dans le champ littéraire français, qu’on croyait effondrés après le décret de la mort des avant-gardes et l’exacerbation du régime de singularité et de spectacularisation des écrivains. Ce renouveau, en France comme à l’étranger, semble se faire aujourd’hui sous l’égide du mot « collectif » (Glinoer & Lacroix 2020). S’il s’applique tardivement au monde littéraire, son origine, ancrée dans le monde du travail ou le monde associatif, en dit long sur les pratiques et les enjeux des regroupements littéraires aujourd’hui, en phase avec les nouvelles grammaires militantes du xxie siècle : revendication d’horizontalité, souplesse organisationnelle, gestes de théorisation seconde et méfiance vis-à-vis du programmatique, tout cela interrogeant l’horizon politique de la littérature actuelle, mais aussi les nouvelles stratégies des groupes littéraires, qui ne recourent plus aux gestes différenciants de leurs aînés. Dans cette cartographie des collectifs qu’il reste à tracer, Inculte constitue assurément, par sa longévité, sa trajectoire, son œuvre, comme celle de ses membres, un lieu capital.

Entrer dans les savoirs en inculte : gestes et posture de l’amateur

4Si la création de la revue en 2004 compose un collectif à « géométrie variable », ce n’est pas seulement pour la pensée d’une pluralité d’écritures s’inventant dans l’ombre portée des avant-gardes, mais parce qu’elles reconfigurent la cartographie des discours en rebattant les cartes des champs disciplinaires (Kremer 2011). C’est ce que marque d’emblée le texte de présentation de la revue que l’on peut rappeler pour mémoire :

À mi-chemin entre la revue et le magazine, Inculte propose tous les deux mois un large panorama sur la littérature et la pensée contemporaines à travers un long entretien, des interventions d’écrivains, un dossier complet et des notes de lecture.

5S’affirme, dès ce premier geste éditorial, une volonté d’embrasser large, sans refuser aucun espace de discours : nouant ensemble littérature et pensée, la revue puis le collectif disent la teneur transdisciplinaire de leur aventure. Ce refus des cloisonnements est aussi une manière de réaffirmer la teneur cognitive de la littérature et ses affinités électives avec les autres lieux de la pensée : la philosophie, mais tout autant le large empan des sciences humaines et sociales. Par cette dynamique à la croisée des disciplines, c’est la littérature comme outil de connaissance sur le monde qui est revendiquée, dès lors qu’elle accepte de braconner ou de pirater les autres discours de connaissance : il s’agit non d’inviter des sociologues, des historiens ou des politistes pour parler des révolutions du monde arabe ou des fantômes des totalitarismes mais plutôt de demander aux écrivains de documenter et de témoigner directement d’un réel abordé par des angles inattendus (par exemple la question de l’alcool en littérature dans l’anthologie La Part de l’ange, 2012) et de discuter de plain-pied des questions aussi massives que celle de la globalisation capitaliste (débat autour de Multitude de Michael Hardt et Toni Negri dans le numéro 2).

6Mais cette capacité à faire savoir, à cheminer de concert avec les connaissances contemporaines, les membres du collectif le font non seulement dans le refus du magistère romantique ou de la tribune, mais surtout à rebours de toute prétention à l’expertise et de l’autorité du spécialiste. S’invente là une posture d’amateur (Chassain 2015 ; Demanze 2019 ; Gefen 2020), buissonnant en contrebande dans le champ des savoirs, sans s’interdire ni l’érudition la plus minutieuse, ni la potacherie la plus transgressive, accompagnant les errances mélancoliques de Sebald et s’adonnant au portrait d’Anna Nicole Smith, consacrant un volume en 2006 à la coupe de monde de football aussi bien qu’à discuter l’œuvre de Gilles Deleuze. Les trajectoires de la revue emblématisent ce moment de décloisonnement des champs, où des pratiques indisciplinées ou indisciplinaires mobilisent archives et documents, mais pour les revivifier par un art du montage et une pratique imaginative du dispositif. Contre toute autorité, tout sérieux empesé, il s’agit d’« amener des non-spécialistes sur un terrain qui n’est pas le leur, par définition, mais où nous les imaginions féconds » pour « théoriser sur le roman, en incultes, en non-professionnels de la littérature. En praticiens avant tout » (Devenirs du roman 2007, p. 12). Cette posture joyeuse se décline selon trois modes : c’est une revendication de la dissonance culturelle, une traversée de la bibliothèque comme devenir et une dynamique de démocratisation culturelle.

7Ce que le geste de l’amateur produit, c’est un renouvellement des connexions entre auteurs légitimes et figures populaires, une reliaison inventive entre l’académique et l’infâme, le sérieux et le « pop » — d’où aussi leur attraction pour les auteurs américains de l’après-guerre ayant fait entrer en littérature la culture « pop » et les écritures de genre, de Bret Easton Ellis à William Gibson. Il ne s’agit pas seulement d’un travail de déhiérarchisation carnavalesque ou d’avant-garde, qui reconduit trop souvent les hiérarchies en faisant mine de les renverser, mais de rechercher des pratiques hybrides, des gestes et des figures dissonants. De telles dissonances ne sont pas sans faire songer aux travaux de Bernard Lahire dans La Culture des individus (2004) : l’époque contemporaine est marquée par l’hétérogénéité des cultures, et les individus d’aujourd’hui circulent entre des champs aux légitimités différenciées, conduisant à des pratiques de superposition, de juxtaposition, d’immixtion. Par ces gestes de mixage et de montage, contemporains des cultures numériques de l’hypertexte et du « sacre de l’amateur » (Patrice Flichy), les Incultes brouillent les hiérarchies entre haute culture et basse culture, en prenant au sérieux les figures de la culture populaire et en abordant sans être intimidés les silhouettes tutélaires de la bibliothèque et les grandes références de la French Theory et de leurs ainés d’après-guerre, de Blanchot à Deleuze.

8En sollicitant même sur le mode mineur la figure de l’amateur, les Incultes soulignent que l’accès à la littérature est le résultat d’un devenir, pour reprendre un mot deleuzien. S’énonce doublement le rapport à la littérature : c’est d’abord le récit d’une acquisition non dénuée d’ambition intellectuelle, de volonté de renverser un ordre, comme le montre la figure du bâtard, bien connue depuis les travaux de Marthe Robert (1972), et qui est revendiquée dans le propos d’ouverture du premier volume de Devenirs du roman : «  Inculte intègre cette idée de bâtardise, de non-noblesse du propos » (2007, p. 18) ; cette bâtardise implique ensuite une formation de soi à travers la littérature, car la littérature n’est pas un donné préalable, ni une bibliothèque reçue, mais cela même qui accompagne la métamorphose de l’individu, son advenue à lui-même. Elle est ce faisant modélisée comme puissance dynamique. De numéro en numéro, la revue dit ce souci de découvrir ensemble la bibliothèque, d’inventer des chemins de traverse ou des sentiers buissonnants, par des conseils horizontaux, plus que par la reproduction d’une culture scolaire.

9Sans homogénéiser les expériences des un.es et des autres, les Incultes sont issus de la démocratisation sans précédent des études supérieures qui a eu lieu à partir des années 60 et plus encore par la suite. Une telle démocratisation peut être évidemment pensée à la fois sur le mode d’une grande diffusion de la culture, des textes par le livre de poche, et des penseurs par la visibilité importante dont ont bénéficié les sciences humaines et sociales à cette époque, mais il faut aussi la penser en termes de choc culturel, de contraste de légitimité, d’une génération qui avait à inventer une relation aux livres et aux pensées sur le mode horizontal, sans le secours des générations antérieures et notamment grâce à Internet. La pratique des savoirs se fait donc depuis un non-savoir, réel ou revendiqué dans le nom même du collectif, permettant d’inventer un usage hétérodoxe des sciences.

10Une telle posture n’est pas antinomique d’une ambition théorique particulièrement affirmée et assumée aussi bien directement par des textes cosignés que par des entretiens ou la délégation de la réflexion à des invités aussi influents qu’Yves Pagès, directeur littéraire des éditions Verticales à partir de 2009 ou qu’Éric Chevillard, alors chroniqueur au Monde des Livres : il s’agit bien de penser le roman après les expérimentations textualistes et à côté du postmodernisme international et, au-delà du roman, de réfléchir à la signification de la littérature en régime hypermédiatique et présentiste, notamment dans sa proposition politique et dans sa pensée de l’histoire. Dans ces années 2000 marquées par les difficultés de la mondialisation et la fin des grands récits, où comme le note Jakuta Alikavazovic dans Devenirs du roman 2, le monde n’est plus révélé, mais effondré (2014, p. 289), il s’agit de réfléchir à une littérature capable de prendre en charge une demande sociale : comment penser la complexité du présent et des sujets de société, sans renoncer à l’inventivité du langage et à la médiation de l’écrivain ? La revue, dit son sous-titre, « littéraire et philosophique » : l’ambition philosophique est à peine plus discrète. Il s’agit bien de penser la pluralité et la contingence du monde à l’heure même où les philosophes français du réalisme spéculatif4 promeuvent un « réalisme accueillant » auquel les discours sur le monde, y compris fictionnels, participent pleinement. La poétique documentaire des Incultes fait écho à cette exigence philosophique de prendre en compte le monde à travers l’ensemble très varié des relations qui s’y déploient et dans lesquelles l’homme et ses discours ne sont ni exclus ni pour autant forcément centraux. Pour eux aussi « le monde n’existe pas » (Markus Gabriel) comme entité unifiée, et ils s’interdisent l’arraisonnement téléologique de la vérité, lorsqu’il s’agit de parler d’un individu, comme dans une biofiction, ou lorsqu’il s’agit de prendre la mesure d’un événement. Pour les Incultes comme pour les philosophes Sandra Laugier et Guillaume Le Blanc qui sont également invités dans la revue, l’individu est vulnérable et traversé de discours qui ne tiennent pas tous ensemble : il parle autant qu’il est parlé par le monde. En ce sens, la biofiction à plusieurs voix produite par les Incultes incarne autant le programme foucaldien d’écrire des « hommes infâmes » arrachés à eux-mêmes par l’histoire qu’une réflexion métaphysique sur notre manière d’être intriqués à la variété du réel.

Les devenirs de la littérature : poétique et politique du collectif

11La scénographie auctoriale de l’amateur, de l’intrus ou de l’outsider, que l’on retrouve dans les écrits des Incultes à l’échelle individuelle et collective, participe d’un imaginaire démocratique de la littérature qui doit sans doute beaucoup à la pensée de Jacques Rancière, philosophe régulièrement cité par les membres du collectif. Convaincus que la littérature peut reconfigurer « le partage du sensible », les Incultes explorent la crise de la représentation démocratique (Wolf 2019 ; Servoise 2022) à travers des fictions qui destituent des figures d’autorité5 ou font grossir la rumeur de voix non autorisées6, nous invitant à repenser la place de l’auteur dans le champ social, mais aussi les devenirs de la langue française dans la prose littéraire au xxie siècle. Comme Rancière, les Incultes considèrent que la littérature peut remettre en question le consensus à partir duquel se fonde la communauté du politique comme tout organique. Dissensuelle, la littérature ne fait pas seulement entrer de nouveaux sujets politiques là où on ne les attendait pas, elle déhiérarchise en outre l’ordre des représentations et des sujets sans les assigner à une catégorie prédéfinie.

12Les textes signés collectivement, dans Devenirs du roman (2007), Une année en France (2007), Une chic fille (2008) ou plus récemment Boulevard de Yougoslavie (2021), proposent ainsi une dissolution plaisante de l’auteur dans un foisonnement de voix inassignables. Si ce jeu sur l’anonymat de la production collective demeure ponctuel, la réflexion associée à ce geste de désappropriation trouve un écho dans les dossiers de la revue ou les monographies qui mettent à l’honneur des auteurs reconnus pour l’inventivité formelle de leur écriture de l’Histoire du xxe siècle (Lobo Antunes, Sebald) ou la puissance de leurs œuvres-mondes hantées par les utopies de la contre-culture et de la révolution (David Foster Wallace, Thomas Pynchon, Antoine Volodine). L’importance accordée aux littératures étrangères, et singulièrement à la traduction, témoigne d’un rapport inquiet à la langue française et à la langue du pouvoir (académique, néolibéral, sécuritaire). Hantés par la mémoire des guerres et des catastrophes qui jalonnent l’histoire du xxe siècle, travaillés par la question de l’altérité, les textes des Incultes partagent un même rejet de l’imaginaire de l’appartenance nationale. Ils réinventent les trajectoires de l’exilé et l’enfermement du paria, prêtant une voix d’une inquiétante étrangeté à celui qui exhibe un irréparable défaut d’origine7, un costume d’Arlequin ou un nom d’emprunt à un sujet qui n’adhère jamais à lui-même. Entre la claustration et l’émancipation, rêvée, conquise ou entravée, les pensées ou le parcours des personnages mis en scène dans les fictions posent la question des possibles existentiels et linguistiques dans un contexte marqué par le renforcement des politiques autoritaires8.

13Cette interrogation sur les possibles est aussi à penser sous l’angle de la poétique tendue vers l’action politique : de 2007 à 2014, les définitions de la littérature ont connu de multiples extensions, hors du livre papier et même hors du livre, ce qui pousse les Incultes à réfléchir à l’écriture hors de l’écritoire. Les publications du collectif témoignent de fait d’une diversification des pratiques documentaires. Si Zone de Mathias Énard et Une chic fille, que le collectif consacre à la stripteaseuse, actrice et chanteuse Anna Nicole Smith, sont portés par des ambitions très différentes, les deux ouvrages, qui paraissent la même année, en 2008, montrent à quel point la fiction se nourrit d’un important travail documentaire, que les romanciers réagencent librement, comme en témoignent encore Les Effondrés de Mathieu Larnaudie (2010), Boussole (2015) de Mathias Énard ou encore Seyvoz (2022) de Maylis de Kerangal et Joy Sorman. Cependant, s’ils passent volontiers par le détour de la fiction, les écrivain.e.s du collectif affichent une plus grande méfiance à l’égard de toute forme de naturalisation de l’archive ou du document. Inscrits au catalogue des éditions Inculte, les livres d’Oliver Rohe (Ma dernière création est un piège à taupes. Kalachnikov, sa vie son œuvre, 2015 et avec Jérôme Ferrari, À fendre le cœur le plus dur, 2015) et d’Hélène Gaudy (Une île, une forteresse, 2016) exposent les archives, distillant dans une prose, qui mêle le récit de voix à l’essai, une interprétation critique de ces traces qui ont fabriqué, voire parfois falsifié, l’histoire. L’ouvrage collectif, En procès (2016)9, invite également à penser la production de l’archive à travers le montage, la narration critique ou le commentaire de procès célèbres de l’histoire du xxe siècle. Héritier de Foucault et contemporain d’Artières, le collectif se saisit des vies illustres frappées d’infâmie pour réfléchir, à travers les jugements dont leurs actes ont fait l’objet, les clivages moraux, sociaux et politiques des sociétés occidentales, dans un moment où la littérature est directement saisie de questionnements moraux voire placée au centre de procès.

14Si la matière biographique retient l’attention des Incultes, c’est précisément par son intrication de l’ordre matériel et de l’ordre politique, des corps et des discours. Entrant sur la scène littéraire à un moment où l’idée de la « fin de l’histoire » est encore discutée, les écrivain.e.s du collectif entendent rendre aux événements leur épaisseur historique et politique. Du Dehors ou la migration des truites (2001) d’Arno Bertina aux Effondrés (2008) de Mathieu Larnaudie, des voix s’élèvent en faux contre une idéologie du marché qui passe sous silence sa propre historicité et ceux qu’elle a broyés ou instrumentalisés pour s’imposer. Proposer une autre description des événements qui occupent la scène publique à l’échelle locale ou internationale, telle semble être la visée de nombre de textes ou de dossiers de la revue10, mais aussi des enquêtes menées dans Une année en France (2007) et dans Le Livre des places (2020). Politiques dans leur thématique (référendum sur la constitution européenne, banlieues et CPE dans Une année en France ; soulèvements populaires mondiaux dans la première décennie du xxie siècle dans Le Livre des places), ces livres collectifs auscultent, à travers des fictions, des essais ou des enquêtes in situ, les nouvelles grammaires de la contestation (Kokoreff 2021). Affichant dès l’avant-propos un « parti pris du présent » (2018, p. 8), Le Livre des places montre à quel point le collectif réagit à chaud à l’actualité, prenant le contre-pied du traitement médiatique des événements pour mettre en circulation, à l’usage de ses lectrices et de ses lecteurs, d’autres manières de nommer et de décrire ce qui a eu lieu. Aussi variés soient-ils formellement, ces textes font état du renouvellement des formes de l’engagement littéraire aujourd’hui (Baud 2023). Ils illustrent notamment l’idée que la littérature participe de la démocratie en s’attachant aux angles morts du storytelling médiatique mais aussi en faisant entendre une variété possiblement discordante et polyphonique de sensibilités et des désirs : s’inventent là des modes de représentation originaux refusant la verticalité ascendante du pouvoir.

15On se gardera toutefois d’uniformiser les manières de s’engager dans le contemporain tant les livres des écrivain.es du collectif font état de pratiques divergentes. Alors que Maylis de Kerangal privilégie une posture en retrait dans À ce stade de la nuit (2015) pour évoquer le naufrage des réfugiés sur l’île de Lampedusa, Arno Bertina écrit (tout) contre la prose de l’universel reportage dans Ceux qui trop supportent (2021), affichant son compagnonnage avec les anciens ouvriers de GM&S. Si l’essai de Kerangal semble faire écho aux célèbres propositions d’Agamben sur le contemporain (2008), l’enquête de Bertina s’emploie à repenser et déplacer avec humour et sérieux les voies de l’engagement à partir de la situation de l’écrivain au xxie siècle. Pourtant, en dépit de la différence de ces orientations, les deux auteurs s’inscrivent dans la continuité de la démarche inaugurée dans la revue, puisque l’un comme l’autre cherchent des façons de relier en langue des mondes que les forces de l’ordre et les mécanismes de distinction culturelle veulent tenir séparés.

16Si les Incultes forment un groupe sans équivalent dans l’histoire littéraire récente qui favorise au contraire la concurrence libérale des individualismes d’écrivains, c’est parce que ces écrivain.e.s inventent une manière d’être collective indissociable d’une certaine vision politique et métaphysique du réel, attentive autant à l’importance des relations qu’à la pluralité des points de vue, proposant un mode d’être fait d’assemblages originaux et d’appariements mobiles. Chœur à la géométrie variable et refusant l’illusion fusionnelle, les Incultes ont assumé un projet parfaitement inédit, celui d’une très rare exigence de travail sur la longue durée voire d’écriture collective, tout en se revendiquant comme l’avant-propos de Devenir du roman 1 d’être des auteurs « divers, irréductibles les uns aux autres, insubsumables à une énonciation unifiée ».

Présentation du dossier

17La première partie du dossier envisage les écritures et les pratiques du savoir chez Inculte. Ses contributeurs rappellent l’importance des volumes des Devenirs du roman dans l’essor et le renouvellement de la littérature documentaire en France. Ils montrent aussi la diversité et l’inventivité de ces expérimentations individuelles et collectives, qu’elles prennent la forme des « littératures de terrain » analysées par Dominique Viart, ou de ce qu’Aline Marchand nomme des « polyportages », pour décrire des œuvres qui font le choix de dispositifs polyphoniques et dialogiques et privilégient un éthos humoristique à l’imaginaire sérieux de la catabase journalistique. Ces explorations sont tout autant topographiques qu’historiques, comme le montre Wolfgang Asholt en s’appuyant sur la métaphore de l’archipel pour lire ensemble Une île, une forteresse d’Hélène Gaudy et Le Livre des Places, signé collectivement. Ouvrage dont se saisit également Aurore Labadie pour analyser les enjeux politiques de ces pratiques de terrain et interroger la notion d’occupation, qui traverse aussi les romans Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal et Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina. Portant leur regard sur des « espaces critiques », tels que l’usine ou les places dans le sillage de la crise financière de 2008, ces ouvrages se constituent eux-mêmes en « espaces démocratiques », faisant signe vers la notion de littérature impliquée, que Bruno Blanckeman met à nouveau à l’épreuve à travers l’étude du livre Numéro d’écrou 362573 d’Arno Bertina et Anissa Michalon.

18La deuxième partie s’attache à étudier les modes de la création collective et l’auctorialité plurielle que met en jeu le collectif Inculte. Karine Germoni et Cécile Narjoux nous font entrer dans la fabrique collective des incultes, en proposant l’étude stylistique et génétique de la fiction plurivocale et pop Une chic fille, signée par treize auteurs. C’est cette question de la signature, point névralgique de l’auctorialité, qu’interroge Charline Pluvinet, revenant sur ses enjeux et ses métamorphoses chez Inculte, entre préservation des singularités et dispersion de soi. Une table ronde animée par Jean-Marc Baud donne à entendre les voix plurielles de cet auteur-collectif, à travers les échanges de quatre de ses membres, Arno Bertina, Hélène Gaudy, Maylis de Kerangal et Mathieu Larnaudie. Enfin, Bruno Thibault s’intéresse à d’autres pratiques collaboratives, qui dépassent les frontières de ce collectif à « géométrie variable » et de la littérature, en analysant le dialogue qui s’instaure entre textes et photographies dans deux livres de Maylis de Kerangal et d’Arno Bertina parus aux éditions du Bec en l’air.

19La troisième partie déploie plus précisément les différentes significations que l’on peut attribuer au terme « inculte » et l’ambition commune d’une « littérature déplacée », pour reprendre le titre du numéro 2 de la revue. Déplacée tout d’abord en ce que les Incultes témoignent d’un « goût de l’étranger » qui se manifeste, pour Renaud Pasquier, dans une esthétique de l’altération et de « l’entre-deux-langues », mais aussi dans une attention soutenue à la littérature américaine, favorisée par la présence de traducteurs au sein du collectif. Paolo Tamassia s’entretient avec deux d’entre eux, Maxime Berrée et Charles Recoursé, qui ont participé de près aux activités du collectif et au catalogue de la maison d’édition Inculte, où les littératures étrangères occupent une place décisive. Déplacée, cette littérature l’est aussi en ce que ses auteurs sont invités à explorer, en amateurs plus ou moins éclairés, des champs disciplinaires et des domaines du savoir qui leur sont étrangers. Pour décrire ce geste d’exploration et d’accompagnement, Estelle Mouton-Rovira s’intéresse ainsi aux récits de réception des Incultes dans le numéro 15 de la revue en particulier, où les romanciers décrivent leur lecture d’un recueil de poésie contemporaine. Littérature déplacée enfin, en ce que le nom Inculte dessine aussi un certain rapport profane à la bibliothèque et un désir de déhiérarchisation culturelle que Charles Coustille met en lumière en retraçant les embardées footballistiques du collectif.