Colloques en ligne

Jean-Marc BAUD, Mathieu Larnaudie, Maylis de Kerangal, Hélène Gaudy et Arno Bertina

Table-ronde avec Arno Bertina, Hélène Gaudy, Maylis de Kerangal et Mathieu Larnaudie. Animée par Jean-Marc Baud

Jean-Marc Baud : On est très heureux d'accueillir Mathieu Larnaudie, Hélène Gaudy, Maylis de Kerangal, et Arno Bertina pour cette discussion. Je ne vais pas vous présenter individuellement en évoquant vos œuvres principales ou les étapes de votre carrière : l'idée, ici, ce serait plutôt de vous considérer comme l'auteur unique d'une œuvre collective, donc Inculte. Une œuvre qui commence en 2004, qui se compose d'une vingtaine de numéros de la revue Inculte et de plusieurs ouvrages collectifs. Ces ouvrages qui se partagent entre des monographies, une fiction collective Une chic fille dont on a eu l'occasion de parler, des ouvrages réflexifs sur le genre romanesque, Devenirs du roman, et puis trois livres qui seraient plus proches de la littérature documentaire : Le Ciel vu de la terre, En procès et Le Livre des places ; donc une œuvre qui s'étale sur plus de 15 ans maintenant. Peut-être pour commencer, justement, et prolonger directement les discussions, je voudrais aborder la question de la signature. La plupart de vos textes écrits pour Inculte sont signés individuellement, c'est le cas du deuxième volume de Devenirs du roman, du Livre des places, du Ciel vu de la Terre et puis de la revue, même s'il y a une inflexion à partir du numéro 7 où les signatures des auteurs sont mises à la marge au lieu d'apparaître en tête de l'article. À côté de ça, on a certains textes qui sont placés sous le sceau de l'anonymat : on aura des textes signés « Collectif Inculte » dans le premier volume Devenirs du roman, on a la fiction Une chic fille, et puis Une année en France, même si c'est un projet un peu à côté du collectif Inculte. Je me demandais ce qui expliquait ce partage entre production signée individuellement et production anonyme, et aussi ce que permet l’anonymat ou ce que vous espérez, peut-être.

Arno Bertina : Dire ceci d'abord, chaque volume supposait un fonctionnement différent. Pour certains volumes nous avons invité des auteurs extérieurs au collectif — nous voulions que le lieu qu'on constituait puisse être investi par d'autres. On allait chacun à la pêche aux amis ou à la pêche aux auteurs qui nous intéressaient. Mais dans ce cas-là, on ne peut pas leur imposer le fonctionnement du collectif ; quand on invite quelqu'un chez soi, on ne lui impose pas de faire disparaître son identité, ses goûts, son allure. Si ce que nous expérimentons au sein du collectif n'est pas exactement son horizon de travail, nous ne pouvons lui imposer de devenir solidaire d’un état d’esprit, voire d’idées qui ne le tentent pas. Donc, dans certains livres, quand on était ensemble (comme par exemple pour En procès), la mention « Collectif Inculte » fait signature. En revanche, elle disparaît pour Le Livre des places parce que dans ce recueil de textes on n'est peut-être qu'un tiers d'Incultes, et deux tiers d’intervenants extérieurs au collectif — y compris des gens qu'on n'a jamais rencontrés physiquement. Pour Le Livre des places, il nous a semblé nécessaire d’avoir des correspondants (auteurs, autrices et/ou militant.e.s) dans les pays dont on parlait. Peut-être est-ce la teneur en membres du collectif qui aura déterminé le type de signature, et non un mouvement chronologique qui nous aura vus être tentés, à un moment, de faire disparaitre les signatures, et à un autre moment vouloir les faire revenir.

Hélène Gaudy : C'est peut-être une question d'objet aussi. Je pense à Devenirs du roman, où c'est vraiment chacun qui s'interroge sur sa propre pratique, donc là ça a évidemment du sens que ce soit signé, alors que dans les numéros sur le foot ou sur les élections par exemple il y avait vraiment un côté : construire un objet ensemble. Là, finalement, on va tous essayer de laisser de côté des choses pour essayer d'en adopter d'autres qui nous décentrent un peu : c'est une question aussi de décentrement, souvent de déplacement. Il y a beaucoup de livres comme Une chic fille qui nous ont déplacés et qui nous ont obligés à faire un pas de côté pour être avec les autres sur un objet plus particulier.

Jean-Marc Baud : Justement ce déplacement, cette altération — c'est un mot qui était repris —est-ce qu'il se joue parce que vous écrivez pour Inculte, ou alors est-ce que c'est un déplacement qui va avoir des conséquences par la suite sur le reste de votre écriture ? Ou est-ce que vous considérez Inculte comme une sorte de tiers-lieu de votre œuvre qui a des modalités particulières ?

Mathieu Larnaudie : J'ai l'impression qu'il y a effectivement un côté « tiers-lieu », la formule est très juste. C'est vrai dans le sens où il y a une logique assez autonome du groupe et de ses productions, qui ne vise pas nécessairement à construire un pont permanent avec nos productions individuelles respectives. Dans l'idée de tiers-lieu, il y a aussi celle de se ménager un espace un peu à l'écart, où l’on peut retrouver les copains et, avec eux, mener des expériences qu'on n'aurait pas forcément imaginées tout seul. Qu’est-ce qu'on rapporte après de ces expériences-là vers nos itinéraires personnels ? Et, en retour, quel est le taux de collectif qui se communique dans nos travaux individuels ? C'est très difficilement quantifiable. Tu as dit, Hélène, que, très probablement, ça avait ouvert des manières de travailler chez toi qui t'ont conduite, par exemple, au livre que tu viens de faire ; c'est probablement vrai pour à peu près tout le monde. Le livre d'Hélène, Une île, une forteresse, est paru chez Inculte, on y a travaillé ensemble. Donc oui, il y a des allers-retours, mais il ne s'agirait pas non plus de réduire l'un à l'autre.

Arno Bertina : Tout à l'heure, il a été question du groupe surréaliste. En tant que groupe, ils ont expérimenté les chahuts ou les happenings et l'écriture automatique, et les cadavres exquis. De notre côté, nous avons cherché à ne pas nous enfermer dans un mode de fonctionnement ou dans une identité esthétique trop affirmée. Dès le départ, on nous a demandé de faire un manifeste ou un texte programmatique qui aurait dit où l’on se situait sur l’échiquier, sur qui l’on crachait et quels étaient nos dieux. On a senti qu'il y avait un piège, on s’est refusé à l’exercice. Rétrospectivement, parce que c'est peut-être la seule chose qu'on n'a pas su dire à l'époque, on peut dire que ce refus nous a permis d’explorer différentes formes, différentes configurations, nous protégeant de refaire chaque année la même chose, avec toujours le même protocole, etc.

Mathieu Larnaudie : Ah non, pas chaque année, parce que ça aurait duré six mois, après on se serait lassés très vite !

Arno Bertina : Mais bon, c'est l'idée... En évitant le manifeste, on gardait cette souplesse pour fonctionner comme ça à un moment, et pour tel autre livre on fonctionnait autrement.

Maylis de Kerangal : Je reviens sur cette question de signatures. Au sein d'Inculte, on écrit aussi « en son nom », le collectif n'efface pas les singularités. Je n’ai jamais eu le sentiment qu’il s’agissait d’une espèce de centrifugeuse qui allait faire émerger une conscience claire plutôt qu'un collectif de singularités. Nos travaux littéraires publiés à l'extérieur du collectif le montrent, de même qu’ils témoignent tout autant d’influences communes. Abolir la signature m’aura permis de voir ce que pouvait catalyser un groupe, notamment en termes de voix, selon l'idée que le collectif est aussi un réceptacle de voix qui convergent, celui d’autres écritures, et que de ces voix, on peut produire des textes, etc. Pour cette raison, le fait de ne pas signer ça me semblait fort, ça permet d’appréhender cela : cette conscience d'être des singularités au sein d'un groupe vivant, et fortement constitué comme groupe, a été quelque chose de très intense selon moi, et qui a tenu sur la longueur. Je pense évidemment que c'est lié au fait qu'il n'y a pas de manifeste, qu’il n'y a pas d'école, ce n’est pas un groupe qui relève d'une espèce de doxa, même si on n’est pas ensemble par hasard. D’ailleurs, même dans les textes comme Une chic fille, il y a toujours un moment assez troublant où on ne se reconnait plus tout à fait et où on continue tout de même de se reconnaître.

Hélène Gaudy : Moi je suis arrivée dans Inculte assez tôt dans mon parcours littéraire, je n'avais publié qu'un roman, donc c'était aussi à un moment où j'étais en train de construire un peu ce que j'avais envie de faire. Le fait de faire cette expérience, de se déplacer très vite en fait avec d'autres, et d'aller sur des terrains où je ne serais pas allée forcément spontanément, ça a été extrêmement important, parce que ça m'a montré que je pouvais me poser ailleurs. On parlait tout à l'heure de la place de l'écrivain, même dans nos livres à nous ; même quand on dit je, ça peut être un je qui se déplace, ça peut être un je qui intègre d'autres choses, d'autres lieux. Le fait d'aller tout de suite assez vite sur des terrains qui, au départ, nous sont assez étrangers et de s’en emparer peu à peu — c’était un peu le principe qu’on avait posé pour Inculte — ça pousse l'écriture à se décentrer, à se déplacer. Pour moi, ça a été extrêmement important.

Arno Bertina : Un aspect de cette question, la signature, n'a pas été abordé. Je vais utiliser un mot qui pue un peu : l'humilité. Pourquoi convoquer ce mot ? Parce que tout ce que nous disons et tout ce que nous écrivons n'est pas singulier en permanence ; j’ai quelques fois ressenti ça, en découvrant que Maylis lisait aussi rapidement que moi, dans les lectures publiques, mais l’expérience a été plus étrange encore avec Nicole Caligaris. Les Samothraces et Anima motrix — publié à peu près au même moment — ont quelques points communs. Portant l’un comme l’autre sur la question des exilés qui fuient l’Afrique, on trouve dans ces deux livres des expressions identiques, ou des formules poétiques, ou un effort d'écriture. C'est très troublant et très intéressant. J’aurais pu me dire « Bon ben voilà, c'est une catastrophe, je ne suis pas singulier » mais en fait, non : faire cette expérience est une chose fascinante qui ouvre, au lieu de refermer. On nous fait croire qu'on est singuliers alors que ça n'est vrai que dans une certaine mesure ; en nous cohabitent des bizarreries et des choses qui nous rattachent aux autres, une part de commun. On récite des discours, on relit des choses qui nous ont séduits chez d'autres, etc. Alexievitch dit qu’elle a « besoin de rester très longtemps avec les gens [qu’elle] interroge parce que pendant les deux ou trois premières heures, il faut d'abord aider les gens à se purger de la banalité qu'on a en nous ». Je suis comme tout le monde, il y a en moi une part de régurgitations, d'emprunts. Cartographier ces zones singulières et les autres est une chose nécessaire, pour comprendre par quel biais l’époque nous tient, l’air du temps, et à quel endroit on lui échappe.

Mathieu Larnaudie : D'ailleurs, ça, pour le coup, c'est quelque chose dont on est conscients depuis le début, c'est-à-dire qu'on a toujours été attachés à définir ou, en tout cas, à revendiquer des éléments communs non programmatiques, parfois même de l'ordre de l'impalpable, comme précisément une perméabilité à l'air du temps. Comme, également, la possibilité de se laisser traverser et influencer par des discours pouvant tout aussi bien relever du langage ordinaire que d’un registre savant qui nous arrive par la bande, par tel spécialiste de tel domaine qui va nous en parler incidemment, nous ouvrir une piste, nous offrir un condensé de son savoir, et puis celui-ci va venir nourrir nos réflexions sans pour autant que nous, après, on aille se taper le corpus de 30 volumes de 1600 pages que lui a ingurgités et dont il nous fait état. Comme l'humeur aussi, cette chose difficilement définissable et, par principe, fluctuante qui, à la fois, teinte la collectivité dont nous participons et nous habite individuellement, avec une forme d'éruptivité chez certains, de calme chez d'autres, une variété en fonction des moments, des sujets, des périodes. On a toujours eu conscience, finalement, que ces choses-là étaient probablement plus fédératrices et plus importantes que l'aurait été un éventuel manifeste.

Maylis de Kerangal : Il y a quand même des choses qui nous unissent. La mise à distance du grand sujet, le lien à l'oralité, etc., toutes ces choses-là, c'est des choses qu'on s'est quand même incités à explorer. C’est par là aussi qu’on est proches.

Jean-Marc Baud : Mais c'est vrai que s’il n’y a pas de manifeste, il y a ce qu'on pourrait appeler une « manière Inculte » ou une humeur peut-être. Il y a cette question du rapport à la spécialisation, d'aller explorer des territoires dont vous n’êtes pas spécialistes. Puis, il y a un mot qui revient souvent dans vos déclarations : la question du « potache ». C'est un terme qui a englobé certains de vos textes, notamment au début, et c'est vrai que c'est une tonalité qu'on retrouve peu maintenant. À partir de la fin de la revue en 2011 et le numéro final autour de l’alcool, la tonalité potache se retrouve moins dans vos œuvres collectives, dans Le Livre des places, En procès...

Hélène Gaudy : Quand on a arrêté la revue, on a fait des livres plus ambitieux, plus longs et moins de livres du coup. Chacun était très différent, Le Ciel vu de la terre, En procès...

Maylis de Kerangal : Le Ciel vu de la terre, c'était déjà un titre potache, en fait. Dès le départ, il y avait une blague, et même si ça n'a pas du tout donné lieu à une blague, il y a là un jeu sur la légèreté.

Mathieu Larnaudie : Il faut dire aussi qu’il y a un truc qu'on a très mal vécu, c'est d’avoir prédit les bons résultats de la Coupe du monde de foot en 2006. On s'est dit : « donc ça, on peut le faire, prédire l’avenir ». Malheureusement, on s'est bien plantés sur la présidentielle… En fait, c'est l'élection de Nicolas Sarkozy qui a mis fin à la potacherie.

Jean-Marc Baud : La deuxième question que j'aimerais vous poser, c'est sur la constitution d'une sorte de bibliothèque commune. La revue vous a obligé à avoir une activité de lecture très soutenue pour l'alimenter, et a engendré beaucoup de discussions entre vous également. Il y a certains noms qui reviennent et qui semblent communs : on pense bien sûr à Deleuze, à Rancière, à Claude Simon. Ce dernier, notamment, a été au cœur des Rencontres de Chaminadour que tu as organisées en 2015, Maylis, où tu as invité plusieurs Incultes, justement, qui ont parlé de leur découverte du romancier. Je me demandais si on pouvait essayer de dessiner une sorte de bibliothèque de cet auteur « Collectif Inculte ». Et aussi vous demander comment se sont construites ces lectures à la fois singulières et collectives de Claude Simon.

Maylis de Kerangal : Je pense que pour voir ce qui se passe à Inculte, une piste intéressante, et féconde, est celle des livres et des noms d'auteurs qui se transmettent et circulent entre nous. En ce qui me concerne, si je prends l’exemple de Claude Simon, ma lecture de ses livres redémarre une fois que je suis dans le collectif. Oliver a écrit un article sur Claude Simon et son texte me marque fortement. On en parle, et ça revient comme ça. Il y a également Sebald, qu'on s'est tous mis à lire, à relire, ensemble : l’œuvre a été ressaisie, réinvestie au sein du collectif. Je pense à Alexievitch aussi, que l’on lit tous à peu près en même temps, et qu’Arno présente à Chaminadour. Cette circulation des écrits aura été pour nous, en tout cas pour moi, une part importante de la vitalité d’Inculte. Il y a des auteurs comme ça qui nous traversent ensemble dans des délais assez courts, assez proches, ce qui fait qu'on est tous électrisés au même moment par les mêmes textes. Et puis il y a ces livres que l'on n'aurait jamais lus si l'un d'entre nous ne s'en était pas enthousiasmé. Pour finir, il y a un volume de la revue qui est essentiellement constitué de comptes rendus de lectures que nous nous sommes imposées, c’est le numéro 15, le numéro sur la poésie contemporaine. Là, pour le coup, on a mis la pratique de la lecture au centre de ce qui nous rassemble. On lit et on se demande : qu'est-ce qu'on en pense, qu'est-ce qu'on en dit et qu'est-ce qu'on en écrit ? Cette histoire de lire-écrire permet de capter ce qui nous agite, ce qui nous traverse collectivement.

Hélène Gaudy : Il y a aussi la lecture des gens qu'on invite dans la revue, ça a été l'occasion non seulement de découvrir des écritures, mais de rencontrer les auteurs. C'est vrai qu’à Inculte il y a un noyau, mais il y a aussi toute une circulation qui se passe avec ces gens qu'on découvre parce qu'on lit pour la revue. La revue n'existe plus maintenant, mais pendant longtemps, il y a eu cette dynamique aussi de lecture très immédiate de gens qui font de la littérature en même temps.

Maylis de Kerangal : C'est très manifeste dans les Devenirs du roman, parce que, pour le coup, ce sont des auteurs que l'on va solliciter et donc que l'on a lus. Non seulement chacun de nous en amène, mais on regarde aussi ceux que les autres invitent et que l'on n'aurait pas forcément lus. On aura donc eu besoin d'être ensemble pour les rencontrer. Et puis, il y a le plaisir de faire découvrir un auteur aux autres. Ça, c'est assez fort et je pense que ces deux volumes des Devenirs du roman cartographient de manière assez intense la circulation de la lecture entre nous.

Mathieu Larnaudie : C'est une bonne piste parce que justement, elle se place complètement dans cette dialectique que vous venez toutes les deux de souligner, à savoir que ce volume opère à la fois une espèce de radiographie immédiate de ce qui nous environne en termes de création et une plongée dans la bibliothèque patrimoniale, mais encore dans ses recoins plus électifs et plus aléatoires. Parfois, certains d’entre nous vont partager la lecture d’œuvres discrètes, dont on ne va parler qu’à un ou deux, et puis d’autres fois ça circule de façon plus ouverte, plus unanime. Là aussi, il y a une géométrie variable à la fois dans la circulation et dans les enthousiasmes. Par exemple, nous avons produit cette grosse monographie consacrée à Bernard Lamarche-Vadel, qui est malheureusement un auteur trop peu connu, à mon avis. La plupart d’entre nous partagions le même enthousiasme de lecture. Mais il y en a tout de même eu quelques-uns qui ont résisté à cette œuvre et qui n'y ont pas trouvé intérêt. Je me souviens que Claro — étonnamment d'ailleurs, parce que je pensais qu'il serait le premier à aimer cet auteur — a commencé par dire « non, ça ne me parle pas, je ne vais pas faire partie de ce collectif ». On ne rentre pas tous dans les mêmes combines.

Arno Bertina : Pour terminer sur la question de la lecture : l'amitié, le fait de se voir très souvent, etc., cela crée une espèce d'obligation de lecture quand l'une ou l'autre fait paraître un nouveau livre. Au fil des mois, des années et des projets nous sommes donc devenus familiers d’une dizaine d'œuvres en train de se faire. Je ne dis pas seulement qu’on connait les livres, mais aussi, puisqu’on parle avec la personne (Oliver, François, Maylis, etc.) entre chacun de ses livres, on sait ce qui l’aura amenée d’un livre à l’autre, on sait ce qu'il regardait à ce moment-là, ou ce qu’il écoutait. Être le témoin privilégié d'une œuvre en train d'apparaître, quand soi-même on en est au même stade, c'est hyper précieux. On se dit : « Ah tiens, maintenant elle tente un truc comme ça ; je ne pensais pas qu'elle irait dans cette direction », etc. Moi je n’ai peut-être pas découvert d'auteur grâce à Inculte, par contre, j'ai découvert mes camarades et d'une manière plus aiguë que quand je lis Dostoïevski. Parce que, quand je lis Dostoïevski, je lis les volumes, mais je ne vois pas une œuvre en train de se faire, j'ai déjà un panorama complet sous les yeux. Donc, je ne suis pas attentif aux mêmes choses. Je me dis : « Nous sommes contemporains des mêmes choses, des mêmes événements, on discute ensemble des résultats de foot et des résultats des élections présidentielles, et pourtant, Hélène est partie dans cette direction-là, alors que je pensais que l'urgence était peut-être d’explorer celle-ci. » C'est hyper intéressant parce que si ça se trouve, en fait, je vois une contradiction où il n’y a pas de contradiction. Je dois donc chercher à raconter la contemporanéité d’Hélène autrement, et c’est un exercice passionnant.

Jean-Marc Baud : Et c'est notamment quelque chose que tu décris, Arno, dans un texte qui est paru dans la revue, qui s'appelle « Deleuze est une fleur » où tu reviens sur la lecture par Mathieu Larnaudie et François Bégaudeau d'Anima motrix au moment où il sort. C’est une façon de relire ton propre livre, en fait, notamment son aspect deleuzien que tu n’avais pas forcément remarqué.

Arno Bertina : Parce que je ne suis pas du tout lecteur de philosophie, j’en suis incapable, je n’y comprends rien. Et donc, s'il y a des choses qui peuvent passer pour deleuziennes, par exemple, elles me viennent obligatoirement d'ailleurs. Ce que j’ai voulu faire, dans ce texte : deviner d'où elles pouvaient venir, ces lignes deleuziennes — si elles ne me venaient pas de Deleuze lui-même. Je ne fais que des hypothèses parce que, évidemment, la vie d’une idée n’est pas traçable. Je me dis que c'est peut-être une couverture du magazine Elle en surface d'un kiosque, parce que le journaliste, lui, aura lu Deleuze, parce qu’il aura réussi à imposer le mot « rhizome »…

Mathieu Larnaudie : Qui est toujours en couverture d'Elle...

Arno Bertina : Tu blagues, mais si ça se trouve, les magazines de développement personnel utilisent peut-être souvent le mot « rhizome »... Pour moi, Deleuze ne me vient que par là, car j'ai beau acheter ses livres, je n'arrive pas à les lire. Dire cela revient aussi à expliquer pourquoi nous avons cherché à ne pas avoir un regard trop sacralisateur sur la production intellectuelle ou artistique. Si l’on est honnête, certaines idées nous viennent des grands auteurs et d’autres d’un flash info ou d’une couverture d’Elle. Ce n’est pas de la provoc’, je voudrais être capable de lire Deleuze ; je voulais seulement décrire dans ce petit texte, la circulation bizarre des influences les plus nobles et les plus fécondes.

Jean-Marc Baud : Un des autres aspects d’Inculte c’est aussi qu’il semble offrir un espace privilégié de réflexivité sur vos propres pratiques, qui témoigne aussi des affinités poétiques qui se créent entre des œuvres. Ça m'avait frappé notamment dans le deuxième volume des Devenirs du roman, avec les textes de Maylis de Kerangal « Chasseurs-cueilleurs, une expérience du tâtonnement » et d'Hélène Gaudy « Sur les lieux. Construire, fabriquer, se repérer, arpenter » qui étaient classés dans la même section et qui avaient beaucoup de choses en commun. Par exemple, le fait de donner comme objectif à l'écriture l'idée d'instaurer un paysage, des références communes à Jean-Christophe Bailly, l'idée d'arpentage ou d'un espace qui serait traversé de fictions. Je me demandais comment vous exploriez ces affinités. Est-ce que ça se passe justement dans ces lieux de réflexivité qu’ont pu être les Devenirs du roman ? Est-ce que ça passe par des discussions ou par des rencontres dans les festivals aussi ?

Hélène Gaudy : Je crois que ce sont des affinités dont on a déjà conscience dans nos livres depuis longtemps. Donc oui, c'est dans les discussions, c'est dans les textes, c'est à plein d'endroits différents, mais c'est vrai que là, on ne s'est évidemment pas concertés en écrivant les textes. Dans la revue et dans des livres comme les Devenirs du roman, on fait soi-même l'effort de formuler des choses qui sont souvent un peu passagères, comme l'écrivait Maylis avec l'histoire du « Filet à papillons », on attrape des choses. Ces quelques textes, c'est l'occasion de nommer les choses, de les poser, puis de se dire, après coup, « oui, c'est vrai, finalement, c'est là-dessus que je travaille ». Et c’est là aussi qu'on se rend compte des échos qui existent entre nos travaux, parce que dans une discussion, on ne va pas chercher aussi loin.

Mathieu Larnaudie : Le fait d'avoir ce retour réflexif, pas théorique, c'est aussi — et en cela c’est très significatif qu'on le fasse dans l'espace Inculte — rompre avec d'autres formes de mythologies, notamment celle qui voudrait que l'écrivain de fiction soit un artiste avant tout, et par conséquent qu’il soit incapable de parler de son œuvre. L'autre jour, je participais à un tour de table avec plusieurs écrivains de nationalités diverses, une petite dizaine peut-être, et chacun parlait un peu de son travail en essayant de présenter assez rapidement aux autres ce qu'il tente de faire. Il y avait là une autrice allemande qui a dit : « Ah moi non, pardon, je ne peux pas parler de mon œuvre », alors que les autres avaient tous fait l'effort d'essayer d’en dire au moins quelques mots. Le côté « moi je suis pénétré par des trucs qui me traversent, qui descendent du ciel, ça parle en moi, je suis désolé, je ne peux pas vous dire ce que c'est », ce vieux truc romantique, c'est super agaçant, en fait. Donc, si on te comprend bien, tu ne réfléchis pas, tu ne penses pas, tu fais n’importe quoi, tu n’as aucune intellection de ton propre travail, c’est ça ? Au moins, nous, on s’oblige à contrecarrer ce type de posture.

Maylis de Kerangal : Là où je trouve que les Devenirs du roman sont réussis, c’est qu’ils sont réflexifs, avec une portée théorique peut-être, mais rédigés dans une langue qui reste celle de la littérature ou de la poésie, comme de micro arts poétiques, et cela change tout. Car la réflexion est alors menée dans le temps de l’écriture, par un auteur qui élabore en direct une pensée de ce qu'il fait. Sur la géographie, on a ça en commun avec Hélène de penser par piste ou par faille... Ce sont des mots issus justement du vocabulaire de la géologie, de la géomorphologie, qui catalysent tout d'un coup des motifs littéraires. Je pense que ces volumes critiques ont une allure particulière : ils se tiennent au plus près de la littérature, de ce que l'on essaie de produire en littérature. C'est aussi pour ça que ce sont des volumes que j'aime bien.

Jean-Marc Baud : Il y a un petit glissement entre ces deux volumes, pour revenir à la question de la signature : dans le premier, plusieurs textes sont signés « Collectif Inculte » et d'ailleurs, la plupart d'entre vous écrivez uniquement sous cette signature, tandis que dans le deuxième volume, on a seulement des textes signés individuellement, à part des petits textes de présentation des sections. Qu'est ce qui explique ce basculement ? On dirait qu’il y a, dans le premier volume — je crois que c'est la première fois qu'il y a la signature « Collectif Inculte » — un souci de s'énoncer, qu'on n’a plus après, dans le deuxième volume.

Arno Bertina : Je ne pense pas que ce soit bien significatif… L'ayant fait une fois, nous ne voulions pas refaire le même geste. On a continué de chercher sur le terrain un peu théorique, et on a continué d'inviter du monde à le faire avec nous. Dans le premier volume, les textes avaient été écrits sur le principe du cadavre exquis, nous nous étions donné cinq thèmes qui nous semblaient importants — « le lecteur », « le roman »... — et l’un de nous avait commencé, proposant un paragraphe, suivi par un autre, etc. Nous ne savions pas où nous allions, mais il y avait une dynamique qui nous était commune (curiosité, désirs, formes à inventer, etc.).

Mathieu Larnaudie : Oui, je suis assez d'accord avec Arno. D'ailleurs, on a fait les deux volumes presque à la suite l'un de l'autre ; cela n’aurait pas eu de sens de répéter le même geste. Je ne crois pas que cela signifiait une espèce de glissement, un changement d'attitude par rapport à notre position d'auteur, pas plus que la signature unique ne signifiait la solubilité complète de chacun dans le collectif. Pour autant, peut-être que, dès les débuts d’Inculte, l’anonymat présentait un horizon possible. C’est qu’on était alors très imprégnés de saines lectures du type Barthes, Foucault, « la mort de l'auteur », sa disparition... Et puis au fond, finalement, ce qu'on a fait sous anonymat, ou en perturbant les repères de l'auteur, ce n'est pas ça, c’est autre chose que ça. J'aurais du mal à le définir, à dire quel régime d'anonymat on a mis en place, quel type de non-signature ou de signature collective, c'est-à-dire générique. En tout cas ce qui est sûr, c'est qu’elle n’a pas servi à fabriquer une identité collective, mais à ouvrir un espace.

Arno Bertina : On est aussi plusieurs à lire Volodine, à être fasciné par cette galaxie d'écrivains ou de militants que Volodine met en scène — dans les livres eux-mêmes, ou dans les marges de son œuvre. Cette entreprise romanesque est absolument dingue, cette multiplication des identités prisonnières. Avec Volodine, ce sont aussi tous les écrits anonymes, les libelles, les samizdats, qui apparaissent à l’horizon, qu’on avait aussi un peu en tête. On n'a jamais été en position de dire quoi que ce soit de brûlant sur ce terrain-là, ni bien sûr d'être en danger, mais cela faisait partie de notre culture commune.

Mathieu Larnaudie : Avec Jérôme, nous avions d’ailleurs, parmi nos premières idées de livres, le projet de publier une histoire du samizdat. Finalement, on ne l'a jamais fait parce qu'on n'en a jamais trouvé l'auteur ! Ce n'est jamais paru et ça ne paraîtra jamais, mais c'est pour aller dans le sens de ce que vient de dire Arno. Ces questions de circulation des identités, de dilution, de dissimulation des identités, c'était des trucs qui nous travaillaient et, finalement, peut-être qu'Inculte a été pour chacun d'entre nous un hétéronyme possible.

Maylis de Kerangal : Oui, parce que ça fatigue d’être soi-même. Le groupe, ça repose de soi. Je pense aussi qu'il faut bien voir qu'on écrit tous et qu'on a tous un travail, une piste individuelle, laquelle est mise en tension, de fait, dans ce collectif. Quand Mathieu dit qu’on a fait un peu autre chose que ça, pour moi, on a fait une espèce de mise en tension de ça. À mon avis, la potacherie a été très liée à cela. Qu'est-ce que ça nous permettait l'anonymat ? Ça nous a permis la légèreté, ça nous reposait de nous-mêmes, d’être chacun face à son texte. La légèreté est un vocable qui circulait beaucoup entre nous, l'idée de la légèreté, l'idée de parler de ce qu'on faisait, d'arriver à dire « moi, j'ai envie d'écrire, j'ai envie que ce soit ça », mais avec l’envie d'aérer cette figure de l'auteur sacralisée par la place particulière qu'occupe la littérature dans notre culture. Et d'ailleurs, les livres qu'on a écrits sur ce mode-là sont des livres assez drôles, des livres de crêtes, de frontières, des livres électriques. Ce sont des livres où l’on sent qu'il y a une idée de jeu.

Arno Bertina : Pour prendre la suite de ce que vient de dire Maylis : on n'est pas un groupe d'avant-garde, on n'a jamais fantasmé ça, mais en allant du côté de cette légèreté nous savions que nous heurtions quelque chose. Très souvent, nous nous amusions des discours — comme vient de le faire Mathieu — d'écrivains tisonnant les braises du romantisme, parlant encore de leur travail d'auteur de la même manière qu’un poète romantique du xixe siècle. On savait qu’on n’en parlerait jamais comme ça.

Maylis de Kerangal : Pas faire la gueule ou la posture : « C’est tellement dur ! Quelle angoisse. C’est la mine, je souffre et tout ça… », ça nous faisait rire.

Arno Bertina : On rigolait beaucoup de ça et, sans verser dans la moquerie ou l’arrogance, on savait que cela nous distinguait. L’idée qui nous passionnait : au moment où l’on fait quelque chose qui nous distingue par rapport à nos contemporains, en revanche, rapporté à de plus longues séquences historiques, on réalise que nous ne sommes pas les premiers, que ce n’est pas si singulier. Les avant-gardes ont toujours été connectées à un humour ravageur, tout le temps : dada, surréalisme, situationnisme… Et TXT dans les années 70 avec Prigent, il y a un humour et une désacralisation du geste d'écriture qui sont redoutables. Voilà, on fait quelque chose de singulier (dans un paysage donné) qui, par contre, sur un temps plus long ne l’est pas du tout (singulier). On fait donc revivre une énergie d'écriture et une énergie d'amitié qui ont déjà existé plusieurs fois dans le passé.

Jean-Marc Baud : Vous vous inscrivez en effet dans cette histoire-là, celle des groupes littéraires, par ce biais-là notamment, celui du potache. Par contre, à côté de ça, vous refusez l’écriture d’un manifeste et aussi toute forme de négativité, c'est à dire qu'on ne trouvera pas dans vos productions collectives des attaques contre d’autres auteurs...

Mathieu Larnaudie : Non, dans les livres collectifs, non.

Jean-Marc Baud : Dans les livres individuels ?

Mathieu Larnaudie : Il y a une plus grande place faite à la négativité...

Maylis de Kerangal : Ce n'est pas notre pente, mais ça ne signifie pas qu’on n'est pas aussi traversés par des moments de doute, évidemment. Mais c'était l'idée, justement, de ne pas accuser cette pente qui, pour nous, relevait de quelque chose d'assez obscène souvent.

Jean-Marc Baud : On a eu une analyse très précise, durant ce colloque de la fabrique d’Une chic fille. Je voulais revenir, pour finir, sur les modalités concrètes de l'écriture collective, au-delà de ce roman et peut être aussi en repassant par la revue. À quel moment on a du collectif dans la revue, dans les ouvrages collectifs ? C'est à dire, à quel moment est-ce que vraiment ça se construit un commun ? Est-ce que c'est dans le choix des thèmes ou des sujets des dossiers, par exemple ? Est-ce que c'est dans l'acte d'écriture lui-même ? Est-ce que c'est dans l'agencement ? Et puis, par quel biais ça passe ? On a vu avec Une chic fille l'importance de la communication par mail, notamment. Est-ce qu'il y avait des rituels comme souvent dans les revues littéraires, des réunions, des choses comme ça ?

Hélène Gaudy : Ce qui est intéressant, peut-être, dans le rapport à ce qui est produit dans l'écriture, c'est le rapport à l'oralité. Finalement, ça se faisait beaucoup à l’oral, effectivement, par le fait de se retrouver, de parler. On a toujours beaucoup parlé avant de choisir un sujet, avant d'écrire, par contre, dans l'écriture, on n'écrit pas concrètement ensemble, je crois qu'on ne l'a jamais vraiment fait, en tout cas pas au même moment, au même endroit, mais l'écriture est quand même très nourrie de cette oralité. Et il me semble que la question du dialogue, de la discussion et de l'oralité est quand même présente, même après, dans le résultat de l'écrit, d'une certaine manière.

Mathieu Larnaudie : Il me semble que la possibilité collective, elle venait avant tout d'un désordre. Parce que dans les faits, on n'a jamais — et pourtant, on a essayé ! — vraiment réussi à institutionnaliser les réunions, les rendez-vous fixes. D'abord parce que certains d'entre nous ne vivaient pas en France, d'autres n'étaient pas disponibles ; il y avait déjà une question de géographie personnelle qui faisait qu'on n’était jamais tous là en même temps. Les mails, c'est assez aléatoire. On s'en envoie 12 à la journée, et puis après, personne ne répond pendant trois semaines. Il y a donc dans notre fonctionnement quelque chose qui a toujours relevé d’un certain désordre, et ce désordre-là s'est avéré fécond. Il aurait pu être paralysant, finalement ; mais la plupart des idées, des décisions qu'on a pu prendre, elles tiennent justement à ce désordre-là, c'est-à-dire qu'elles sont nées dans des discussions sur des coins de table qui ont fait boule de neige. Le lendemain, untel dit à un autre au téléphone : « Tu sais quoi ? Arno il a dit ça, t'en penses quoi ?... ». Il y a un mélange hasardeux de regroupements concertés, de téléphone arabe, de trucs qui jaillissent de nulle part, qui se transforment... Et donc, il n’y a jamais eu une espèce d'homogénéité institutionnalisée et rigide. Tout s'est toujours fait un peu par contamination aléatoire, et je crois que ça nous plaisait bien. À un moment, on était disponible ou pas, et puis ceux qui n’étaient pas disponibles, ce n'était pas grave, ils passaient leur tour, ils raccrochaient les wagons plus tard.

Arno Bertina : Tout à l'heure quelqu’un disait : « On a bossé comme des chiens. » En fait, on a bossé comme des chiens ces années-là, les années de la revue, et un peu après. Il y avait L'Arc et les volumes monographiques, on en a fait quatre ou cinq... Ça aussi c'était un énorme boulot parce qu'on a essayé d'être sérieux dans ces volumes-là. Mais vraiment, pendant presque dix ans, oui, on a bossé comme des chiens.

Mathieu Larnaudie : C'est vrai qu'on avait quand même une production assez intense, en réalité, c'est beaucoup de publications en peu de temps.

Arno Bertina : Oui, et c'est ce que j'entends dans ce que dit Mathieu, pour essayer d'expliquer le paradoxe, ce désordre qui aura été fécond. Ça partait tout le temps dans tous les sens… Cette électricité, on peut l’appeler désordre, effectivement, mais elle était hyper dynamisante : quelqu’un chope un truc, un autre l’amende et la machine est lancée. Quelqu’un dit « Et si l’on travaillait sur le ressentiment ? » et immédiatement il ou elle met le feu aux poudres, un numéro s’écrit, ça devient un chantier collectif. C'est hyper excitant, et ça nous arrivait deux ou trois fois par trimestre.

Maylis de Kerangal : Je crois qu'il y avait aussi beaucoup de collectif sur le choix des thèmes, pour la revue. Et une fois que le thème était donné, ça allait vite, mais il fallait quand même s'accorder sur ce qu'il fallait faire.

Mathieu Larnaudie : On faisait des réunions mais on n'était jamais tous là. C'est plus difficile de décider par mail du thème ou de la répartition des articles, mais c'est arrivé.

Public : Est-ce que quand vous travaillez individuellement, ce sont en priorité les autres membres d'Inculte qui sont les relecteurs de votre œuvre en cours, ou de vos manuscrits respectifs ?

Maylis de Kerangal : Alors si moi je les faisais lire, je pense que ce serait à eux en priorité. Mais comme je ne fais pas lire du tout avant que ce soit fini…

Mathieu Larnaudie : Là, je crois qu'on est obligés de répondre un peu individuellement. Moi, ce n'est plus le cas maintenant. Peut-être aussi parce qu'on a pris l'habitude de publier des livres et que donc, sans parler d'assurance, on parvient peut-être à s'évaluer mieux. On a aussi par ailleurs un accompagnement éditorial plus soutenu, plus régulier. Mais je sais que dans le cas de Strangulation, pour prendre un exemple très concret, Arno en a été un des premiers lecteurs, et il a fait quelque chose d'extrêmement désagréable, à savoir qu'il m’a carrément rendu le texte en disant : « là, il faut que tu enlèves ce chapitre ». Un chapitre, ça prend du temps à écrire, il y a plusieurs semaines de travail là-dedans... Je l'ai écouté, et il avait raison, ce chapitre était superflu. Tout ça pour dire que c'est arrivé et que, en plus, c'était des contributions qui pouvaient être importantes pour le texte : enlever un chapitre entier d'un livre, ce n’est pas rien. Et ça, c'était avant que je fasse lire le livre à quelque éditeur que ce soit.

Arno Bertina : Oliver lit tous mes textes. Il ne les lit pas tellement lorsqu’ils sont encore en cours d’écriture, mais quand je pense avoir terminé. Que ce soit des articles ou des livres, oui, je lui envoie tout. Et il fait à peu près pareil.

Hélène Gaudy : Je ne fais pas lire avant non plus. La seule expérience qu'on a eue avec Mathieu, c'est quand il a été l'éditeur d'Une île, une forteresse. Donc là, c'était assez amusant parce que ça nous changeait de place, justement, on avait toujours été sur le même pied puisqu'on écrivait ensemble et là, d'un coup, il y avait un autre rapport, qui n’était pas un rapport de hiérarchie non plus, bien sûr, mais qui était un rapport d'échange sur les textes, qui est différent, parce qu'on va vraiment essayer de voir ce qui va et ce qui ne va pas, ce qu'on ne faisait pas forcément dans les textes en revue. S'il y avait quelque chose, bien sûr, on en parlait, mais je pense qu'il n'y a pas non plus le même rapport lorsque l’un est éditeur. On était dans des rapports collectifs aussi, où on peut parler des textes des autres, mais où on n'a pas forcément la main pour dire « il faut enlever ça, il faut ajouter ça ». Sinon, en dehors de ça, non, je ne fais pas lire mes textes non plus, à personne.

Mathieu Larnaudie : En plus, Hélène a une caractéristique très particulière : c'est qu'elle veut changer ce qui va.

Hélène Gaudy : En plus, on était assez maniaques des virgules tous les deux, donc on s'est bien entendus sur ce point.

Arno Bertina : Je crois que c’est l’heure de l’apéro, là…

Jean-Marc Baud : Alors, apéro et surtout soirée à la Maison de la poésie à 20 heures ce soir, pour une soirée intitulée « Inculte et Michard ». Encore merci à vous quatre !