Colloques en ligne

Bruno Thibault

Gestes collatéraux et inflexions esthétiques : Bertina et Kerangal, le bec en l’air en banlieue ?

Collaborative projects and esthetic inflections: Bertina’s and Kerangal’s musings in the suburbs

1La maison d’édition Le Bec en l’air souhaitait à l’origine publier des ouvrages qui créeraient un « dialogue entre l’image et le texte, entre photographie et récit, qu’il soit en harmonie ou en opposition, à travers une mise en page contemporaine et des photographies d’auteur1 ». C’est ainsi que le catalogue de la collection « Collatéral » compte aujourd’hui une vingtaine de volumes associant mots et photos « comme outil de questionnement du monde contemporain » autour de « préoccupations documentaires, esthétiques ou intimistes ». Les photographies de Benoît Grimbert qui accompagnent Pierre feuille ciseaux (2012) de Maylis de Kerangal et celles de Ludovic Michaux dans La Borne SOS 77 (2009) d’Arno Bertina s’inscrivent bien dans cette perspective — laquelle est d’ailleurs assez floue. En même temps elles frappent par leur extrême banalité. Il s’agit d’images prosaïques du monde urbain (ou péri-urbain) contemporain. Rien de spectaculaire ici : on est loin de « l’image-choc » dont parlait Roland Barthes (1957, p. 105-107). Au contraire, on remarque que ces photographies représentent le plus souvent des lieux anonymes, souvent dénués de toute présence humaine. On observe d’autre part que, du point de vue technique, ces photographies sont aussi nettes et frontales que possible, sans effets spéciaux ni spécieux, sans cadrage ni montage acrobatiques. Ces images ne s’affichent pas comme artistiques mais au contraire comme dénotatives ou documentaires. Enfin, on observe que ces photographies, sans être inféodées à la narration ni tout à fait dégagées du « dispositif de la légende ou du commentaire2 » (Conant-Ouaked, 2009, p. 78), renforcent l’ambiguïté des deux récits de Kerangal et de Bertina qui jouent de leur appartenance générique, entre écriture fictionnelle et notation factuelle. Ces récits sont inscrits dans la première tout en se maintenant fermement arrimés dans la seconde, ce qui n’est pas sans provoquer un certain frottement, ou flottement. Nous reviendrons sur ce point.

L’écriture de l’espace

2En 2011, Maylis de Kerangal avait animé une série d’ateliers d’écriture et de chorégraphie sous la houlette de Thierry Thieû Niang avec des élèves et des seniors en Seine Saint-Denis. Dans le préambule de Pierre feuille ciseaux (2012, p. 10-15), Kerangal décrit de façon quasi sociologique cette banlieue réputée difficile située au bout de la ligne 13 du métro parisien. En sortant du métro, la romancière découvre d’abord une vaste dalle de béton qui forme une esplanade bruyante. Là, commence une « zone de contact entre plusieurs territoires » qui s’affrontent à la façon de « plaques tectoniques » (p. 7), souligne l’auteure. La commune de Stains est en effet une zone d’éducation prioritaire qui comprend deux ensembles d’habitations contrastés. Le premier est le Clos Saint-Lazare, cité-ghetto où se dressent des barres d’immeubles géantes et où ont lieu régulièrement rixes et émeutes. Le second est la Cité-Jardin, une petite communauté de pavillons fleuris, bâtie au début du vingtième siècle à la façon d’une cité modèle pour loger les populations ouvrières employées dans les usines de Saint-Denis, de la Courneuve ou du Bourget. Aujourd’hui, les hommes et les femmes qui habitent le Clos Saint-Lazare et la Cité-Jardin s’observent en chiens de faïence et, entre ces deux zones d’habitats, « la frontière est étanche » (p. 31). Ici le regard proprement phénoménologique de la romancière vient creuser l’épaisseur du sens en nous faisant arpenter ces espaces juxtaposés qui, tous deux, « ont enflé jusqu’à se retrouver à touche-touche, soudainement banlieue, elle-même plastique, repoussant toujours plus loin [...] son emprise, redessinant la bordure » et déposant au fur et à mesure des « traces mnésiques » (p. 13), le plus souvent douloureuses.

3Le décor contrasté de Stains ainsi planté, deux personnages apparaissent dans le récit. À vrai dire, il ne s’agit que de simples silhouettes. Un garçon, une fille : entre eux, un jeu de séduction, un flirt sans lendemain. Les deux chapitres « La jeune fille de la Cité-Jardin » et « Le garçon du clos Saint-Lazare » semblent offrir au départ l’ébauche d’un roman-photo sentimental où figureraient un Roméo et une Juliette des banlieues modernes. La jeune fille de seize ans prépare un diplôme de dactylo. « Elle veut travailler vite, pour gagner des sous et faut pas que ça traîne : elle veut sa liberté » (p. 9). D’ailleurs, à la fin de l’année scolaire, elle déménage : « elle veut se tirer d’ici, et le plus loin possible de préférence » (p. 57). Mais pour l’instant elle tourne en rond et prend son mal en patience. Elle sillonne en tous sens la Cité-Jardin, « polygone bizarroïde couleur de mousse ou de prairie, feuillage de printemps, chamallow menthol » (p. 12). L’adolescente déclare à qui veut l’entendre qu’elle est très fière de son quartier, car celui-ci a été conçu comme une cité antique où des « hommes sages et organisés tiennent conversation sur les agoras » (p. 16). Elle apprécie ces rues soignées, ornées de haies et de buissons, de chèvrefeuilles et de rosiers, mais elle n’ose guère s’aventurer au-delà car, tout autour, la banlieue de Saint-Denis progresse, pauvre, anarchique, bigarrée, menaçante. Le décor « si bellement réhabilité » de la Cité-Jardin « s’est peu à peu vidé de ceux qui l’animaient » pour prendre peu à peu « la forme d’un vase clos », ponctué par « les épiceries arabes, boucheries hallal et fast-foods indiens ». « On n’est plus chez nous » (p. 22), pense-t-elle à la suite de ses parents.

4L’adolescent, lui, habite au Clos Saint-Lazare depuis treize ans. Sa famille est d’origine maghrébine : saint Lazare ou saint Denis ne signifient pas grand-chose pour lui ni pour les siens. Les grands immeubles ont été construits pendant les années 60 et 70, après la guerre d’Algérie, pour répondre à l’afflux de la main d’œuvre étrangère, mais seule la moitié du projet immobilier a été achevée. Deux mille appartements où s’entassent douze mille habitants : un quartier qui n’est rien d’autre qu’un ghetto. Le garçon se sent souvent captif de ce nom, le « Clos », qui évoque justement une clôture, « qui isole et qui retranche », et « qui donne un tour d’écrou à l’ensemble » (p. 27). Pour lui, le stade de Saint-Denis est le centre du monde depuis la victoire de l’équipe tricolore lors de la coupe du monde de football en 1998, même si « l’idée d’une France Black-Blanc-Beur réconciliée est une vue de l’esprit » (ibid.). Comme la jeune fille de la Cité-Jardin, il tourne en rond lui aussi dans son quartier où les boutiques ont fermé, remplacées par les trafics. C’est une « zone de non-droit » (p. 28) où nul ne s’attarde. Rejet de la République ou désertion de l’État ? La question est clairement posée par Kerangal dans cette docufiction mais elle demeure en suspens. Un troisième espace vient maintenant dialectiser ce face-à-face.

5La Cité et le Clos sont séparés par une sorte de terrain vague planté de quelques arbres réunis en bouquets, qui appartient à la commune voisine de Pierrefitte. Les jeunes appellent ce lieu : le Champ. C’est le troisième espace symbolique du texte. Pendant le jour, pour les deux adolescents, le Champ est à la fois un no man’s land et une terra incognita. C’est un îlot de verdure, une oasis un peu magique, « un monde en suspens, sorte d’alvéole acquise à l’imprévisibilité et au biologique ». Là, ils peuvent laisser libre cours à leur désir, « au revers d’un buisson, couchés dans l’herbe drue, toi Jane moi Tarzan » (p. 42). Mais cette idylle est de courte durée. Chaque jour, les deux adolescents observent, incrédules, la gigantesque structure de béton, aussi colossale qu’incongrue, qui se dresse peu à peu au bout du Champ, aux confins de Saint-Denis et de Pierrefitte. C’est le nouveau bâtiment des Archives nationales, conçu par l’architecte Massimiliano Fuksas, qui s’édifie sous leurs yeux dans un mouvement incessant de camions, de bulldozers, de treuils et de grues. À la fin du chantier, en 2013, ce bâtiment, le plus grand dépôt d’archives d’Europe, comprendra plus de trois cent cinquante kilomètres de rayonnages et de magasins souterrains et, en surface, de multiples espaces de recherche et de conservation. Ce vaste quadrilatère futuriste de dix étages, dépôt de la mémoire institutionnelle de la France, fait évidemment contraste avec la forme ronde et vide du stade tout proche. Les Archives nationales : ces deux mots évoquent pour le jeune adolescent un passé mort, « quelque chose de vieux et de volumineux » (p. 51). Quelque chose d’étouffant aussi, comme une accumulation fastidieuse de documents désuets qui ne le concernent pas.

6Parfois l’adolescente quitte la Cité-jardin et gagne la capitale en métro. Elle aime y voir « les lieux classe, les lieux anciens » (p. 57), c’est-à-dire les bâtiments officiels, les monuments historiques mais aussi les belles boutiques. Mais lorsqu’elle y entraîne son compagnon, ce décor provoque en lui un profond malaise : un mélange d’effarement et d’écrasement. Il se réfugie dans un bar, frustré, prostré, hostile. Ce quatrième espace symbolique du texte, le Centre (ou la Capitale), vient s’ajouter aux trois autres espaces de la Cité-Jardin, du Clos et du Champ, en approfondissant le questionnement porté par le texte. Tout comme Jean-Christophe Bailly dans La Phrase urbaine (2013), Maylis de Kerangal souligne au cours de cette escapade au cœur de Paris la dynamique patrimoniale et touristique du centre-ville, entre muséification et folklorisation, qui transforme à grands coups de communication le centre-ville en lieu de consommation culturelle. Le malaise du jeune homme face à cet espace muséal fait évidemment écho à son malaise face au bâtiment des Archives nationales. À partir de ce moment, l’écart se creuse entre les deux adolescents.

7Dans un entretien avec Anthony Poiraudeau, Maylis de Kerangal explique que les deux adolescents de Pierre feuille ciseaux lui ont permis de « peupler » les photographies de Benoît Grimbert qui présentent le plus souvent un décor de terrains vagues désolés. En suivant ces deux personnages, l’auteure vise à produire « une écriture documentaire innervée et irriguée par une inscription dans des lieux où je suis allée, pour muter ensuite en fiction complète » (Poiraudeau, 2012). Il est vrai que cette fiction s’apparente ici et là à une enquête sur le terrain. En même temps, comme le note Agnès Freschel, c’est à partir de « ces photos désertes qui disent tant de blessures collectives », que Maylis de Kerangal fait évoluer ces deux adolescents « qui n’auraient jamais dû se rencontrer et n’y parviendront pas3 » (Freschel, 2012), et fait ainsi sentir le vide de leurs existences.

La nostalgie de la communauté

8Si Pierre feuille ciseaux est pour les deux personnages « un récit en forme de jeu de piste qui ne mène nulle part » (ibid.), en revanche ce récit mène le lecteur au cœur du problème : celui du « vivre ensemble ». Tout comme Jean-Luc Nancy, Maylis de Kerangal constate que le « vivre ensemble » et l’urbanité s’étiolent dans la banlieue d’aujourd’hui, à tel point que le projet fondateur et fédérateur de la cité y semble radicalement remis en question (Nancy, 1999). Sans chercher à donner des réponses faciles et factices, Kerangal décrit dans Pierre feuille ciseaux les mutations de la ville et de ses franges, et pose la question d’une cohabitation « côte à côte » ou « face à face ». Entre tensions communautaires et intimité amoureuse, Pierre feuille ciseaux insiste sur les incertitudes, sur les appréhensions et sur le désœuvrement des deux adolescents. Mais ce désœuvrement renvoie aussi au mouvement de l’écriture elle-même. Comme l’explique encore Jean-Luc Nancy (2004), citant Maurice Blanchot, le désœuvrement peut désigner le mouvement de l’œuvre qui ne s’accomplit pas en un sens achevé mais qui s’ouvre à l’ambiguïté, et qui reflète ainsi ce qui fait défaut dans la société d’aujourd’hui, à savoir le Récit commun ou le Mythe fédérateur qui puisse structurer et solidariser le groupe en relatant à ses membres l’origine du monde, les exploits des ancêtres et la volonté des dieux, bref en lui donnant une tradition et une mission. Dans la conscience contemporaine, le muthos et le logos se sont disjoints : il est donc vain de vouloir produire une telle fiction fondatrice, c’est-à-dire d’établir une fondation par la fiction. Sans nouvelle mythologie, « il n’y a pas et il n’y aura pas de nouvelle communauté » (Nancy, 2004, p. 145), insiste Nancy, et l’homme contemporain ne peut que se tenir dans cette irrésolution et cette béance.

9À une époque où le pouvoir du mythe semble révolu, la communauté devient nécessairement, pour reprendre l’expression de Maurice Blanchot, une communauté inavouable, c’est-à-dire indicible et inaboutie. D’où, chez Kerangal, cette écriture du désœuvrement, de l’incertitude et de l’inachèvement, qui met en scène la fracture ou la fission de la communauté. En rejetant tout méta-récit, l’écriture du désœuvrement dit la communauté en souffrance, « en tant qu’elle ne s’accomplit pas » (ibid., p. 151). Ni mythe fédérateur, ni même fiction véhiculant une thèse ou un programme, l’écriture documentaire témoigne de notre « être en commun » effectif — le plus souvent déficient et dégradé — sans jamais « l’abolir dans un corps commun » (p. 167) plus ou moins imaginaire. D’une part, Pierre feuille ciseaux montre que l’hostilité, l’indifférence ou l’impuissance n’empêchent nullement les relations de se nouer entre deux individus que tout sépare. D’autre part, Pierre feuille ciseaux fait sentir, dans sa forme même, la dislocation de la communauté et le refus contemporain de tout accomplissement fusionnel dans quelque hypostase collective que ce soit. Vivre ensemble aujourd’hui, c’est exister avec autrui dans le contact et la contamination, mais sans identification ni communion. Certes, on parle beaucoup de communication de nos jours, mais qu’entend-on par ce mot ? À l’évidence, il ne s’agit non de trouver un message ou un mythe fédérateur mais simplement d’identifier une technique ou un procédé pour naviguer et négocier entre divers groupes, un peu comme on cherche une « porte de communication ».

10Pierre feuille ciseaux est un texte court qui ne paie pas de mine mais qui pose plusieurs questions fondamentales. Comment faire couple et comment faire communauté ? Peut-on vraiment franchir les lignes sociales ? Peut-on vraiment ignorer les différences culturelles ? S’agit-il aujourd’hui dans la société française de définir un projet commun ou bien d’identifier un ennemi commun ? D’autre part, comment fait-on pour quitter le monde de l’adolescence et entrer dans l’âge adulte ? Comment fait-on pour se défaire des rêves anciens ? Enfin, pour se définir et pour se construire, pour se projeter dans l’avenir, faut-il vraiment rompre avec le passé et le renier ? Pierre feuille ciseaux montre que la tâche est ardue de réconcilier en soi ces deux mouvements de l'arrachement et l’attachement au passé. Maylis de Kerangal confesse à Anthony Poiraudeau avoir été confrontée de façon inattendue à cette question de la mémoire et de la communauté défaillante en observant le chantier pharaonique des Archives nationales en Seine Saint-Denis. Pour la romancière, Pierre feuille ciseaux est une « archive du présent » qui permet de relier « cet instantané » au « continuum de l’histoire de France, ce disque dur externe que constituent les Archives nationales4 » (Poiraudeau, 2012).

Le S.O.S d’un S.D.F.

11Passons maintenant à La Borne SOS 77 publié par Arno Bertina en 2009 au Bec en l’air avec des photographies de Ludovic Michaux. Notons tout d’abord que c’est ce dernier qui est à l’origine du projet. En 2005, Ludovic Michaux travaillait pour l’établissement public d’aménagement du quartier de la Défense. Un jour, en se rendant en voiture à la Défense, il avait remarqué une sorte de campement de fortune en bordure du périphérique, sous le tablier d’un pont, non loin des quatre voies qui s’engouffrent dans le tunnel du Palais des Congrès. Dix mètres carrés de béton et de bitume, décorés de meubles et d’objets de récupération, un peu comme un appartement à ciel ouvert : c’était là que vivait un SDF, malgré le passage quotidien de 300.000 automobiles. Ludovic Michaux est revenu à plusieurs reprises pour photographier ce lieu, pour rencontrer cet homme, pour essayer de comprendre ce qui l’avait poussé à s’installer là, dans le vacarme des moteurs et dans la puanteur des gaz d’échappement. Pour essayer aussi de saisir la signification de ses curieuses « installations » ou « assemblages », à la fois bruts et naïfs, qui marquaient les limites de son « royaume » ouvert aux quatre vents.

12Deux ans plus tard, tous deux pensionnaires à la Villa Médicis, Ludovic Michaux et Arno Bertina avaient rêvé d’un livre hybride et intermédial où la fiction naîtrait de ces documents photographiques. Mais comment envisager la relation du texte aux photographies ?

Il aurait fallu — je le sais maintenant — que ces deux voix (texte et images) n’aillent pas trop bien ensemble. Dans un duo, si les deux chanteurs chantent le même texte [...] et en même temps, quelque chose cloche; la dimension polyphonique est sabotée si les voix disent la même chose et de la même façon au lieu de se compléter en prenant chacune en charge différents pans du réel, au lieu de s’enrichir ou d’enrichir l’œuvre en se posant des problèmes l’une à l’autre — parfois jusqu’à la contradiction, jusqu’à une disharmonie ou une dissonance qui ne sera pas résolue au niveau de l’intrigue mais par l’œuvre elle-même (aucun des personnages n’a raison, mais c’est l’œuvre qui porte ces voix, qui est dans le vrai, en conjuguant les voix précisément, plutôt qu’en tranchant parmi elles) (Bertina, 2013, p. 16)5.

13Arno Bertina regrette ici de ne pas avoir mieux marqué dans La Borne SOS 77 une certaine dissonance dans le dispositif texte/photos6. En revanche, il est satisfait de son récit car celui-ci n’offre pas de solution facile, ni de résolution, ni de réconciliation — tout comme le texte de Kerangal. De fait, La Borne SOS 77 fait bien sentir la fragilité de la communauté : le protagoniste/narrateur demeure dans le malaise et dans l’inconfort, ce qui reflète assez bien la situation du SDF dont on ne sait pas exactement comment interpréter les « œuvres d’art » :

J’ai travaillé pendant deux ans sur les photos de Ludovic Michaux [...]. J’accumulais des notes, des textes qui tous menaient au même point : une description de l’horreur économique et humaine menant des hommes à vivre dans ces conditions-là — description qui était en fait plus une dénonciation qu’une description. Ma colère ou mon émotion ou ma mauvaise conscience ou une certaine posture héritée (ou apprise ou copiée) me firent longtemps manquer ce qu’une description patiente et précise — et véritablement empathique — m’aurait rapidement donné : l’humour manifeste des sculptures ou des assemblages réalisés par ce SDF. [...] Si ces sculptures sont drôles, volontairement ou non, [cet homme] vit encore sur plusieurs plans, libre dans sa tête et dans son dialogue avec les autres ou le dehors. Écrivant à partir de ces photographies, je dois — c’est une éthique pour l’écriture  rendre hommage, décrire cette liberté, et non pas exclure ou tuer une seconde fois ce SDF au moment même où, via ses sculptures, il pouvait prétendre dialoguer avec la sphère culturelle, ou la prendre de vitesse (Bertina, 2013, p. 72-73).

14On voit nettement, dans cette longue citation, comment Arno Bertina prend ses distances par rapport à la posture traditionnelle de l’intellectuel engagé et militant. Le point crucial à retenir dans La Borne SOS 77, c’est pour lui l’ambiguïté de ce SDF qui n’est ni une victime attendrissante ni une sorte de héros romantique, d’artiste marginal ou maudit7. L’écrivain campe ce personnage au-delà de l’empathie et de la projection, et c’est pourquoi il veille à lui donner une certaine marge de manœuvre ou d’initiative en dépit de sa situation précaire. Pour Bertina, c’est clair, les installations de ce SDF nous montrent quelque chose. Mais quoi ? Pour répondre à cette question, il faut examiner le texte en détail, en suivant sa logique interne.

Zones vides, angles morts, hors-champ

15Au départ, comme le souligne Alain Nicolas (2009, p. 36), La Borne SOS 77 est un récit « hanté par les zones vides8 », c’est-à-dire par les terrains vagues et par les espaces perdus qui forment autant d’angles morts autour de la ville de Paris. Ces lieux laissés à l’abandon, en friche, qui ne sont « réclamés par aucun propriétaire », sont présentés avec humour dans le texte comme une « Amérique » vierge qui attendrait son Christophe Colomb, ou encore comme un « Far West invisible où la police ne vient pas » (p. 34). Une fois ce décor « vide » et « invisible » esquissé dans le texte9, Bertina met en scène deux personnages et fait entendre deux voix narratives qui vont alterner tout au long du texte. La première voix est celle d’un agent du poste de surveillance du boulevard périphérique. Confortablement assis dans son bureau, cet agent remarque d’abord une ombre, une silhouette, « une forme noire fuyante » (p. 29) qui traverse sans cesse l’écran de télévision braqué sur la borne d’appel 77. Intrigué par ces mouvements furtifs, il décide d’aller inspecter les lieux, d’y mener une enquête. Il quitte donc son écran et son bureau, son confort aussi, et se déplace physiquement pour découvrir le hors-champ du réseau de surveillance. Il agit ainsi comme une sorte de lecteur délégué dans le texte, à la recherche du sens caché dans les marges du lisible. Au bout du compte, l’homme est épouvanté par ce qu’il découvre. C’est comme « un gouffre qui s’ouvre » (p. 30) devant lui. Il se sent happé par cette « vie complètement nue » (p. 22), vulnérable et abandonnée.

16La seconde voix est celle du SDF qui tente d’expliquer pourquoi il se trouve là, pourquoi il s’entête à y rester. L’homme a abouti à cet endroit par hasard, par usure, à la suite d’un incendie qui a détruit sa maison et l’a laissé sans ressources. « On n’viendra pas m’chercher ici, peu d’embrouilles » (p. 15). En effet, ceux qui travaillent ou qui circulent aux abords du périphérique — les automobilises, les agents de la voirie, les pompiers et les policiers, les prostituées et les toxicomanes — ont choisi de l’ignorer. « J’ai fait mon trou ici (...), mon domicile est ouvert à tous les vents mais je tiens » (p. 25). Malgré les gaz, malgré le vacarme, malgré le froid, malgré la pluie, il y a quelque chose en cet homme qui persiste, qui tient, qui se maintient :

C’est pas que’j’ai voulu v’nir là, vous comprenez ? Ou que j’veux y rester, c’est autre chose. C’est pas la volonté mais quelque chose de moi tout de même. [...] Ici on ne peut se tenir qu’en s’accrochant. J’me demande pas à quoi, et qu’est-ce que c’est ce truc en moi, qui s’accroche, ni qu’est-ce c’est c’moi qu’a quelque chose en lui qu’est accroché [...] (p. 14-15).

17Pour passer le temps pendant la journée, le SDF observe les plaques d’immatriculation des automobiles : il imagine des voyages au loin, associés à un département, à une région ou à un pays étranger. Mais la nuit venue, lorsque tout devient calme et silencieux, le SDF part en tournée dans les beaux quartiers situés aux alentours du périphérique, surtout à Neuilly ou à Auteuil, pour y glâner divers objets abandonnés dans les poubelles. « Ça m’encombre pas, j’accumule tous les objets qui traînent un monde » (p. 41), explique-t-il. Ces objets de récupération évoquent pour le SDF des vies inconnues, rêvées, poétiques. Une fois rapportés dans son refuge, l’homme les nettoie, puis les arrange pour constituer ce qu’il nomme ses « totems » (p. 38). Ces assemblages chassent pour lui le vide et produisent un simulacre de sens. Tel Robinson sur son île reconstruisant tout un monde grâce aux débris de l’épave, le SDF, « entouré par les voitures comme si c’était de l’eau » (p. 43), dresse ses installations à l’aide « de jouets pour enfants et de choses innommables », comme dans « un espace d’exposition » ou dans « une sorte de show-room ». Ici les objets ne sont pas entassés au hasard, comme dans un dépotoir, mais « agencés avec humour » (p. 45) car il s’agit pour le SDF de marquer une distance, d’affirmer sa subjectivité. D’ailleurs, l’homme s’est choisi un nom d’artiste pour signer ses œuvres. C’est un pseudo qui dit tout : Ghetto. « Ce nom c’est un lieu mental » (p. 47), explique le SDF. Un lieu qui est la fois repli, refuge, refus et résistance à « la destruction de l’âme » (p. 60).

18Les deux voix narratives de La Borne SOS 77 retracent donc pour le lecteur deux expériences contrastées, celle de l’abandon et celle de l’effarement10. Le récit va au-delà du simple reportage et « la présence des photos impose une économie de l’écriture différente, qui cherche à débusquer le réel ailleurs que dans le descriptif », comme le note Alain Nicolas (2009, p. 36). Soulignons d’autre part que les deux personnages ne sont eux-mêmes jamais décrits dans le texte, ni présents sur les photographies. Ce sont simplement deux « voix » qui, comme celles des deux adolescents de Kerangal, évoluent dans un espace qu’on pourrait dire scénique, pour révéler le « désœuvrement » de la communauté. Le double monologue du SDF et de l’agent de surveillance ne se transforme jamais en dialogue. Nulle rencontre n’a lieu. Nulle communauté ne se dessine. L’agent de surveillance épie simplement le SDF, tente de comprendre ses faits et gestes, jusqu’au jour où celui-ci disparaît brusquement.

19Il existe cependant dans ce texte, en creux, un troisième point de vue, anonyme et implicite : celui des automobilistes qui circulent sur le boulevard périphérique. Comme l’a bien vu Bruce Bégout (2013), l’homme suburbain contemporain n’est plus vraiment un piéton, c’est-à-dire un promeneur qui arpente le bitume et qui se frotte aux autres passants, mais un automobiliste séparé de la ville et des autres par l’habitacle de sa voiture. Pour l’automobiliste qui vit en banlieue et vient travailler en ville, ou l’inverse, « l’environnement suburbain consonne directement avec le transport automobile » (p. 19). Aucune proximité corporelle, aucune intimité tactile : l’homme suburbain « se retrouve dans sa voiture dans la position même du spectateur face à l’écran de cinéma » (p. 20). En fait, pour l’automobiliste, le monde est comme frappé d’irréalité : les scènes qu’il entrevoit en un éclair, au passage, disparaissent aussitôt dans son rétroviseur11. En un sens, cet automobiliste protégé du monde dans l’habitacle de son automobile renvoie au lecteur passif, protégé lui aussi des morsures du réel par le biais de l’imaginaire. Cependant, on saisit toute l’ambiguïté de ce dispositif symbolique : si l’automobiliste est l’homme suburbien par excellence, le SDF est son double inversé, son frère démuni. À l’homme nanti répond, comme en miroir, la figure de l’homme anéanti.

20Au fond, le SDF de La Borne SOS 77 dérange parce qu’il s’installe et parce que ses installations exhibent le revers de la marchandisation urbaine. Certains, dans les beaux quartiers, lui reprochent de faire les poubelles et l’accusent même de voler leurs déchets. En réalité, nous dit l’auteur, le SDF « rend la vie » (p. 51) à ces déchets en créant des liens nouveaux, en produisant des associations incongrues par lesquelles ces objets, « détournés de leur fonction », sont « utilisés comme symboles » (p. 58). Pourtant, ici encore, nul mythe fondateur : le SDF n’est pas l’aède des temps modernes. À la communauté déficiente et au monde frénétique de la consommation, il oppose simplement son geste ludique et dérisoire. Arno Bertina souligne que « le monde a été dispersé » (p. 71) et que le SDF en rassemble « les morceaux pour les recoudre les uns avec les autres car la séparation donne le vertige » (p. 71). Cependant, l’écriture du désœuvrement ne renvoie ici ni au mythe d’une nouvelle refondation sociale ni à la figure romantique de l’émancipation, mais simplement à celle de la réparation et du care (Gefen, 2017).

***

21Pour conclure, nous avons comparé au fil de nos analyses les deux approches de Maylis de Kerangal et d’Arno Bertina concernant le rapport espace textuel/espace suburbain ainsi que les aléas de leurs tentatives d’écriture « collaborative » avec un photographe. Nous avons aussi mis l’accent sur les interrogations de ces deux écrivains concernant la communauté citoyenne d’aujourd’hui. Nous avons vu que pour Kerangal comme pour Bertina l’espace fictionnel n’est nullement un simple décor ou arrière-plan généré par tel ou tel mode de description. L’espace fictionnel est chez eux à la fois un enjeu diégétique et un agent structurant. L’espace est véritablement le moteur de l’intrigue et le médium par lequel les deux auteurs peuvent articuler une certaine critique sociale. Iouri Lotman a montré que l’espace fictionnel où se déroule une intrigue nécessite une topographie autant qu’une topologie (1973, p. 321). L’une des manifestations les plus communes de cette topologie est la « frontière », laquelle divise l’espace du texte en deux sous-espaces contrastés. Cette scission spatiale s’accompagne le plus souvent de deux champs sémantiques opposés auxquels sont associés des personnages à la fois représentatifs et symboliques. La lecture de l’espace fracturé de la banlieue est produite chez Kerangal et chez Bertina par les personnages qui se déplacent en son sein. Mais, en même temps, les personnages défient cette structure binaire. Cependant, leurs tentatives tournent court : une simple incursion ne suffit pas à défaire le modèle binaire du monde, ni une belle histoire à le refonder.