Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Janvier 2024 (volume 25, numéro 1)
titre article
Ilona Kovács

Des écrivaines franco-hongroises à découvrir

Discover Franco-Hungarian women writers
Francofonia, no 83 : « Francophonies hongroises au féminin : traversées littéraires et sociales (xixe-xxie siècles) », sous la dir. de Guillaume Métayer, Florence (Italie) : Leo S. Olschki, 2022, 132 p., EAN 9788822268808.

1Belle ambition que celle du 83e sommaire de la revue Francofonia1, coordonné par Guillaume Métayer. Sous le titre Francophonies hongroises au féminin : traversées littéraires et sociales (xixe-xxe siècles), il se propose de sortir de l’obscurité une série de femmes créatrices dont la vie et les œuvres restèrent cachées, souvent à l’ombre de grands hommes. Que de personnages intéressants inconnus, méconnus ou mal connus restent encore à découvrir, à la condition d’un énorme travail de recherches et de valorisation. Les quatre chapitres principaux du volume sont précédés par des préfaces succinctes et suivis d’une série d’interviews, d’autant plus utiles qu’elles illustrent l’intérêt de ce type de recherches.

2Comme rédactrice de la section hongroise du Dictionnaire universel des Femmes créatrices2, je peux juger en connaissance de cause de la nécessité d’actualiser et compléter sans cesse le contenu des trois énormes volumes de cette encyclopédie, une décennie après sa publication. Plus d’une dizaine de milliers d’articles y esquissent un tableau universel tenant compte de toute la littérature mondiale pour présenter l’activité des femmes dans les branches les plus diverses de la création littéraire. Responsable de la section hongroise, je me trouvais sans cesse confrontée à l’embarras du choix en sélectionnant les autrices-créatrices, puisque la richesse des matériaux débordait les cadres limités des entrées. Malgré des règles strictes, nous sommes parvenues à publier plus d’une centaine d’entrées sur des créatrices hongroises (dont certaines ont émigré pour travailler à l’étranger). Le sommaire de Francofonia vient illustrer l’approfondissement des recherches dans ce domaine longtemps négligé, et mettre en lumière de nouvelles créatrices qui auront aussi certainement leur place dans les nouvelles éditions de ce Dictionnaire.

3Guillaume Métayer, qui a réuni et dirigé ce numéro, signe également le premier article qui illustre toute la problématique en s’attachant à un cas particulier : celui de l’épouse d’un grand homme, excellent journaliste et écrivain hongrois, György Bölöni. Sa femme, connue principalement sous le surnom d’Itóka, côtoya tout au long de sa vie mouvementée des notabilités littéraires. Le plus célèbre d’entre eux était sans doute Anatole France, dont elle fut la secrétaire particulière et l’une des muses avant son deuxième mariage. Toutefois, on pourrait établir une longue liste de ses connaissances de renom, à leur tête Endre Ady (1877‑1919), poète hongrois très important de l’époque, à qui elle doit ce surnom ambigu sous lequel elle est devenue populaire : le mot itóka évoquant en hongrois (entre autres) une boisson alcoolisée (avec un sens légèrement péjoratif, quoique sans malignité) et suggère qu’elle aimait bien les bons vins (p. 27). Itóka, qui faisait plusieurs métiers, publia également des textes littéraires sous des pseudonymes très divers dont le plus connu est un nom masculin (Sándor Kémeri, p. 26-27). On trouve également reproduit en annexe du numéro un texte inédit de cette autrice (Paysage lunaire, p. 93-98). Bien que l’on ne puisse pas dire que ce seul texte révèle en Itóka une grande écrivaine, il est loin d’être inintéressant. Le sujet de cette histoire est le récit de l’aventure et du chagrin d’un soldat déserteur qui trouve sa femme en relation intime avec un autre homme dans leur foyer et décide de repartir au front. La narratrice vise surtout à susciter des émotions sur le sort du pauvre homme trahi, ce fuyard de la Grande Guerre, mais le surplus des sentiments de compassion provoqués chez les lecteurs et lectrices évoque malgré tout le méchant aphorisme d’André Gide (« J’ai écrit, et je suis prêt à récrire encore, ceci qui me paraît d’une évidente vérité : c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », Journal, 2 septembre 1940). Ce spécimen ne qualifie pas évidemment toute l’œuvre de son autrice, mais le phénomène Itóka Bölöni (jolie femme douée, cherchant sa place dans la vie et la création artistique, contrainte de s’associer avec bien des grands hommes qui lui font ensuite de l’ombre) illustre la situation et le sort de bien des femmes créatrices de la même époque.

4Les autres études exposent toutes, elles aussi, des cas particuliers, dignes de susciter de l’intérêt envers les personnages présentés. L’article de Franciska Dede (« Âmes jumelles. L’amitié magyare francophone de Jean de Néthy (Emmy de Némethy) et de Sigismond de Justh », p. 9-24.) fournit des données et des informations précieuses collectées lors de recherches approfondies. Son étude esquisse le portrait d’une dame noble (Emmy de Némethy) et l’histoire de son amitié passionnée avec Zsigmond Justh, un dandy hongrois, écrivain lui aussi, de la fin du xixe siècle. Le portrait des deux amis, liés par une correspondance volumineuse et intéressante, est bien dessiné, mais laisse sur la faim les lecteurs et lectrices quant à l’activité littéraire de cette écrivaine, en plus de ses lettres adressées à Justh. On apprend qu’elle a publié un roman d’artiste sous le nom de Jean de Néthy (Dilettantes), roman qui pourrait éventuellement intéresser le public, ne serait-ce que par ses défauts ou sa relation au roman d’artiste de Justh (Művész szerelem, Budapest, Pallas, 1888) au même titre que son œuvre sur la puszta (le « désert » hongrois, traduit à l’époque en français : Le livre de la pousta)3. À en juger par les descriptions, le sujet mériterait plus que le résumé de l’intrigue, peut-être même une analyse des traits caractéristiques de ces deux ouvrages. Pour le moment, seule une note (p. 21-22) vient tracer les grandes lignes qui permettent, selon Franciska Dede, d’identifier l’auteur/autrice comme Emmy, mais rien de plus sur le style ou la structure du texte4.

5L’étude tout à fait remarquable de Sara de Balsi sur Agota Kristof (Kristóf Ágota), autrice, entre autres, de la mondialement connue Trilogie des Jumeaux est focalisée sur l’aspect linguistique et philosophique des textes, notamment sur le rapport des langues (Kristof considérant le français comme une « langue ennemie », « imposée par le sort, par le hasard », langue sans mythologie, voire sans qualité). Ce positionnement est exceptionnel même parmi les écrivains et écrivaines translingues utilisant le français comme langue d’écriture. Ce rapport conflictuel entraîne inévitablement d’autres problèmes complexes relatifs non seulement au rôle la langue maternelle dans l’usage d’autres codes linguistiques. L’article approfondit le sujet en y adjoignant l’imaginaire des langues et leur apport culturel donnant une originalité inimitable aux œuvres de ces créatrices (et créateurs). L’autobiographie d’Agota Kristof et ses poèmes de jeunesse écrits avant son émigration (forcée) en Suisse lors de la révolution hongroise (23 octobre – 4 novembre 1956, motivée par la peur de rétorsions éventuelles des Soviétiques) complètent considérablement l’approche de son œuvre. Sara de Balsi finit par conclure à la « persistance d’un noyau poétique hongrois tout au long de sa production ». Cette constatation souligne, de surcroît, le rapport génétique de la prose d’Agota Kristof à la poésie de sa jeunesse. L’analyse linguistique savante des textes révèle et confirme la présence et l’importance de « l’imaginaire de la langue hongroise » qui ressort de tous ses ouvrages. La critique inclut dans ses réflexions les déclarations de l’auteure tout aussi bien que ses ouvrages appartenant à divers genres littéraires et arrive ainsi à remonter aux racines de l’amertume causée par la perte de la langue maternelle. En même temps, elle constate (p. 45) l’absence de toute citation ou référence au hongrois (ou à d’autres idiomes étrangers qui n’apparaissent pas non plus), Agota Kristof ayant limité sa création en prose uniquement au français. Le drame qui surgit de ses conflits avec ses racines linguistiques et le français masque pourtant un attachement profond au hongrois. Ce lien latent à la langue maternelle est tellement étouffé et caché dans les couches les plus profondes de la création que pour le décoder, il faut connaître à fond la langue et la culture hongroises5.

6Dans « La posture littéraire de Katalin Molnár », Julia Ori s’intéresse à une créatrice moins connue. Katalin Molnár, tout contrairement à Agota Kristof, n’est pas présente dans les catalogues des grandes bibliothèques du monde et si l’une des collections hongroises la mentionne, c’est dû au fait qu’elle a réussi à publier un de ses textes en hongrois aussi à Paris : De te ki vagy ? (Párizs, 1990). Son œuvre est particulièrement « égotiste ». D’un côté, elle fait entrer exprès sa vie quotidienne dans ses textes et ses performances, donc le réel dans la fiction, aussi bien dans ses prétendus romans qui s’inspirent de sa vie – ainsi Lamour Dieu – que dans ses collages de textes et de paratextes. D’un autre côté, le Je se définit continuellement par rapport aux autres et se positionne face à la tradition. En effet, la posture de l’auteure est caractérisée avant tout par une volonté de désacralisation de l’image du poète (poétesse). On en a les preuves dans les passages de l’article traitant des performances et des représentations photographiques qui opèrent par une rupture avec l’originalité et avec le langage écrit, soigné et par le refus de la distance que l’écrivain garde en général par rapport à son public. Certes, ces caractéristiques sont communes à toute littérature expérimentale de la fin du siècle dernier et, même, en général de la littérature d’« avant-garde » de la deuxième moitié du xxe siècle. Toutefois, le choix de ce chemin par Katalin Molnár est digne d’intérêt, puisqu’il témoigne de la possibilité de tirer un avantage de son statut exceptionnel, de sa marginalité initiale. L’étude de la réception démontre que son positionnement conscient de marginale peut avoir des « bénéfices » à long terme : la désacralisation de la figure de l’Auteur mène chez Molnár à la consécration en tant qu’auteure d’avant-garde et translingue. Elle se trouve dans cette situation hors du circuit ordinaire de la littérature avant même de s’engager dans l’écriture, aussi bien en tant que Hongroise et allophone qu’en tant que femme. Il est caractéristique qu’elle ait commencé sa carrière en publiant dans une revue de langue hongroise de Paris, Magyar Műhely, fondée en 1962 par de jeunes intellectuels émigrés après la chute de la révolution de 1956. Elle tient des paris audacieux en rédigeant des œuvres « hybrides et hétérogènes où langages, langues et discours sont mélangés, et qui témoignent de sa double appartenance et de sa situation d’entre-deux » — constate la chercheuse, spécialiste des phénomènes translinguistiques6.

7Trois interviews suivent et complètent les études et les analyses de la revue, réalisés par courriel par Guillaume Métayer avec Eva Almassy (Almássy Éva), Cécile A. Holdban et Nina Yargekov. Les écrivaines interviewées appartiennent à des générations différentes. Ces échanges opérés par correspondance révèlent eux aussi des postures, des prises de position diverses. Eva Almassy qui est la plus connue et la plus populaire d’entre elles, renie par exemple la présence cachée, mais opérative du hongrois dans ses écrits, tandis que les autres affirment l’importance et la spécificité, dans leur écriture, de la littérature hongroise, « plus ou moins présente et subliminale ». Le reporter-rédacteur conduit toutefois Eva Almassy à avouer que « c’est le sang d’Attila József7 qui coule dans ses veines »). Guillaume Métayer souligne le rôle de la traduction chez Cécile A. Holdban, bien que Nina Yargekov ne s’en occupe pas du tout (et aucun de ses livres n’a encore été traduit en hongrois). Cette dernière a élaboré et entretient un rapport particulier avec toutes ses lectures de son enfance, « sans distinction des langues hongroise, allemande, russe8... ».

8Dans cette partie, la problématique de la traduction dans l’apprentissage et l’usage des langues autres que la langue maternelle est soulignée avec raison, mais je trouve qu’une autre face de cette médiation est moins examinée dans la réception de toutes ces autrices. Pourtant, à mon avis, cet aspect est tout aussi important et montre des variations surprenantes9. Traduire et être traduits dans ce contexte peut signifier énormément de choses : se confronter à une culture et à une langue, conquérir ou intégrer dans sa personnalité son écriture, relever le défi de définir une identité personnelle. Les positions prises révèlent des traits fondamentaux du caractère des autrices et des langues qu’elles se sont formées. Étrange chose : je n’ai trouvé trace ni dans les questions, ni dans les aveux du fait qu’on peut traduire également pour gagner sa vie et devenir indépendante. Cette activité semble être estimée uniquement dans la sphère de la création, et je trouve cela intéressant à plusieurs points de vue. Le geste de se mettre au service de la médiation intertextuelle et interculturelle fonctionne dans plus d’un pays comme moyen de survie tout en gardant le statut d’intellectuel·le et d’écrivain·e. C’est le cas de tous les écrivains et intellectuels vivant dans des pays totalitaires, étant interdits de publication. Et cette contrainte a produit des chefs d’œuvre (au moins dans la littérature hongroise ou les traductions littéraires de nombreux gens de lettres ont enrichi, entre autres, la langue du pays. Ce devoir transformé en vertu s’impose dans l’exil forcé également au moment où la maîtrise déjà ou récemment acquise de la langue du pays d’accueil produit aussi des surprises extraordinaires. L’auto-traduction ou la rédaction parallèle bilingue (ou plurilingue) d’un texte constitue encore une autre catégorie complexe et passionnante. En fait, les cas de figure extraordinaires analysés dans ce recueil sont confrontés elles aussi au problème de l’émigration ou de changement de pays, qu’il soit dû à des contraintes ou volontaire. Ce problème inséparable du choix des langues et de la décision de s’engager dans la littérature mériterait peut-être de nouvelles recherches.

9La richesse de faits significatifs souvent restés à l’ombre ou totalement ignorés dans les études faites sur les femmes créatrices, la pluralité des approches scientifiques des phénomènes analysés font de ce recueil d’études et de témoignages une somme importante pour l'histoire des littératures européennes. Elle vient de surcroît montrer que la francophonie, adoptée et adaptée par des femmes-créatrices (ici en rapport avec la Hongrie et le hongrois) reste très féconde de nos jours aussi.