Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Christophe Cosker

Remèdes littéraires : le livre comme pansement. Enjeux de bibliothérapie

Victoire Feuillebois et Anthony Mangeon (dir.), Fictions pansantes. Bibliothérapies d'hier, d'aujourd'hui et d'ailleurs, Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2023, 314 p., EAN 9791037031358.

« Aujourd’hui, nous ne faites donc plus une promenade en forêt, mais une cure de sylvothérapie ; vous ne vous contentez pas de dessiner ou de versifier, vous faites de l’art – ou de la poésie-thérapie ; vous n’êtes plus un simple lecteur, mais le bibliothérapeute de vos désordres intérieurs, qui pioche dans la littérature mondiale de quoi se constituer une série d’ordonnances procurant des ‘remèdes littéraires’. »1

1Victoire Feuillebois, maîtresse de conférences en littérature russe, et Anthony Mangeon, professeur des universités en littératures francophones, exerçant tous deux à l’université de Strasbourg, co-dirigent ici un volume collectif intitulé Fictions pansantes, et sous-titré : « Bibliothérapies d’hier, d’aujourd’hui et d’ailleurs ». Il paraît, aux éditions Hermann, dans la collection de Franck Salaün avec le titre de laquelle il entre en résonance : « fictions pensantes » la pensée se donnant pour objet le pansement. La bibliothérapie se comprend, a minina, comme une cure par les livres et cette possibilité curative est ici analysée du point de vue des études littéraires ouvertes à la littérature contemporaine comme à celle qui précède, ouvertes aux productions occidentales comme aux productions orientales. C’est le sens du rythme ternaire comprenant deux adverbes de temps et un de lieu : aujourd’hui, hier et ailleurs. Voici comment, dans l’introduction, les co-directeurs de l’ouvrage cernent la notion centrale :

D’un côté, la bibliothérapie désigne en effet le pouvoir qu’on accorde à la lecture de traiter des affections physiques ou psychologiques, ou encore de résoudre des questions morales ou existentielles ; ainsi compris, le terme permet de saisir un ensemble de représentations et de pratiques, anciennes et nouvelles, qui ancrent le livre dans nos existences, le présentant comme un guide et un étai, en somme un objet transitionnel qui est bien plus qu’un simple artefact dans la « vie du lettré ». (p. 5-6)

2Il s’agit donc ici d’envisager un nouveau rapport, non seulement du lettré, mais aussi du lecteur lambda, au livre. L’ouvrage se compose de quatorze contributions divisées en cinq parties : « Repères historiques, philosophiques et bibliothérapeutiques », « Modèles classiques et réappropriations contemporaines », « Imaginaires romanesques du livre-médecin » et « Les bibliothérapeutes dans la cité ». Afin de rendre compte du présent ouvrage qui se propose de théoriser la bibliothérapie en la mettant à l’épreuve d’un corpus large et varié à la fois dans sa dimension historique et dans sa dimension géographique, nous suivrons trois pistes. La première est le paradigme du pharmakon. En effet, afin de savoir si le livre peut soigner, il convient de déterminer s’il est poison ou remède. La deuxième est celle de la mise en abyme de la bibliothérapie dans le livre, c’est-à-dire la représentation d’un processus de guérison. La troisième et dernière partie vise alors à statuer sur la réalité du pouvoir curatif de la littérature.

Le Paradigme du pharmakon : la lecture comme poison et comme remède

3Le mot français « pharmacie » dérive du mot grec pharmakon qui mérite de retenir l’attention parce qu’il signifie à la fois poison et remède. Qui possède quelques connaissances médicales peut y voir une analogie avec le processus du vaccin qui consiste à injecter dans un organisme une faible portion d’une maladie afin d’apprendre au corps à la combattre et vaincre. Dans « Trois modèles bibliothérapeutiques dans la littérature chinoise contemporaine », Weiwei Xiang rappelle l’étymologie du mot zen, invitant à un dialogue entre orient et occident : « Le zhen, dont le sens littéral est la piqûre, a pour but de prévenir et de guérir la maladie. » (p. 167) Ce dialogue est prolongé et approfondi par Anthony Mangeon dans « “Changer la vie” ou la bibliothérapie dans les romans de Dai Sijie ». Il analyse notamment le rôle de deux personnages, que l’on peut assimiler à des bibliothérapeutes, dans Balzac et la petite tailleuse chinoise (2000) :

S’il a fait office de médiateur, Luo s’avère cependant un bien mauvais bibliothérapeute dans la mesure où il a, dès le départ, cherché à séduire la jeune fille en profitant d’un processus de transfert engendré par la lecture de certains romans : c’est avec lui qu’elle perd sa virginité et, à son grand dam, se retrouve bientôt enceinte. Mais quand la petite tailleuse finit par le quitter pour tenter l’aventure d’une nouvelle vie urbaine, Luo se livre à un autodafé en brûlant, comme pour se venger symboliquement, les livres qui ont servi à son émancipation. À l’inverse, le narrateur Ma se révèle un bibliothérapeute beaucoup plus respectueux dans la mesure où il accompagne d’abord la petite tailleuse dans les affres de sa grossesse, jusqu’à sa décision de pratiquer un avortement clandestin, qu’il facilite en trouvant un médecin susceptible d’accomplir cet acte – en échange, encore une fois, de quelques livres. (p. 232)

4De même que le livre peut être bon ou mauvais, il en va également ainsi de l’intention de ceux qui le procurent. En occident, cette dialectique renvoie à celle qui justifie chez Lucrèce, la tromperie de la douceur du miel pour faire accepter au patient l’amertume du médicament. Cette opposition se retrouve également dans le corpus religieux. Dans « La pharmacie de Maïmonide et de Mendelssohn : l’écriture comme remède et pis-aller dans la philosophie juive », David Lemler indique sa présence dans la Torah juive : « Quiconque s’investit dans l’étude de la Torah de manière désintéressée y trouve un élixir de vie (sam ‘hayyim) […] Quiconque s’investit dans l’étude de la Torah de manière intéressée y trouve un poison (sam mawet). » (p. 60) Et Nicolas Fréry, dans « Guérir des livres et guérir par les livres selon Rousseau », l’étudie à partir d’un corpus littéraire canonique. En effet, Rousseau part d’une position bibliophobe et commence par dénoncer le mensonge des livres et en éloigner son disciple Émile. Il en garde néanmoins quelques-uns et se met lui-même paradoxalement à en écrire des livres, à écrire de bons livres contre les mauvais. Mais ce faisant, ceux qu’il considère comme remède apparaissent à d’autres comme du poison.

Du Poison à l’antidote : les œuvres qui représentent un processus de guérison

5Dans « Pour une approche sociocritique de la bibliothérapie : trois lectures de Stello », Lucien Derainne développe la méthode éponyme suivant trois axes : l’interférence du discours sur la maladie avec le processus de guérison, la modification du discours médical sur une maladie comme influence littéraire et la mise en scène de la cure dans le texte littéraire. C’est la troisième piste qui retient notre attention, encore que les trois soient intimement mêlées et, à l’instar de la première, interfèrent avec les deux autres. Nombreuses sont les œuvres littéraires, occidentales comme orientales, d’aujourd’hui comme d’hier, qui représentent un processus de guérison. Dans cette perspective, le paradigme qui sert de fil rouge entre les contributions se nomme Les Mille et Une Nuits. Danièle Henky montre, par exemple, comment Jean-Marie Gustave Le Clézio en reprend un épisode dans « Réécriture des Aventures de Sinbade : une médiation thérapeutique du conte oriental en littérature de jeunesse ». D’autres chercheurs, à l’instar de Victoire Feuillebois, montrent comment certains grands noms du canon littéraire font l’objet d’une réappropriation thérapeutique dans « Tolstoïthérapie : la littérature russe entre le chick lit et desperate housewives » :

Cet article propose ainsi d’aborder l’utilisation à des fins bibliothérapeutiques de Tolstoï et des romans tolstoïens au sein d’une certaine littérature sentimentale pour femmes, souvent jeunes, où des personnages s’interrogent sur leurs destinées amoureuses et familiales au prisme des œuvres de Tolstoï, grâce auxquelles elles espèrent s’orienter dans l’existence. (p. 143-144)

6Une telle approche invite à redéfinir les frontières de la littérature à la façon de Jean-Christophe Weber qui propose, dans « Say Hello to Black Jack – Un manga à mettre entre toutes les mains ? », d’inclure la forme du manga. Il développe le projet suivant qui converge vers la médecine narrative, c’est-à-dire le miroir que tend la littérature au médecin :

En proposant la présentation d’un roman graphique du type manga, Say Hello to Black Jack, nous verrons sur quelles bases ce dernier peut trouver place dans une conception élargie de la bibliothérapie, notamment dans la perspective d’une pratique réflexive de la médecine et d’un appoint dans la formation professionnelle, ce qui rapproche la bibliothérapie du courant de la médecine narrative. Nous donnerons aussi quelques indications sommaires sur les atouts potentiels de la forme graphique de la bibliothérapie. (p. 243-244)

7Ainsi le livre qui guérit, ou qui prétend le faire, n’appartient-il pas seulement au corpus religieux. Le texte sacré est relayé par toutes les formes de littérature, qu’elles contiennent ou non des images, qu’elles s’adressent à un public distingué ou élargi.

Le pouvoir curatif de la littérature

8Dans Des Mets et des mots (1989), Michel Jeanneret s’intéresse, pour le seizième siècle, à la littérature symposiaque dans laquelle on parle et on mange. Or, la nourriture est tantôt remède ou poison et la littérature religieuse puise sans fin dans ce thème qu’elle renouvelle. C’est notamment ce que montre Louis-Patrick Bergot, dans « Les Nourritures bibliques qui guérissent : le motif du livre mangé au Moyen Age ». Réactivant le sens premier d’expressions figées comme « boire les paroles de quelqu’un » ou « dévorer un livre », le chercheur place l’œuvre qui guérit à l’intersection du concret et de l’abstrait, du corps et de l’esprit :

Le motif du livre mangé fait écho à ces rituels, tout en les inversant : dans les rituels hébraïques, les aliments sont considérés comme des mots ; dans le Livre d’Ézéchiel, ce sont les mots qui sont considérés comme des aliments. (p. 48)

9Il existe donc une circulation surnaturelle entre les mets et les mots. Ce motif de la nourriture à la fois terrestre et spirituelle resurgit dans l’article que Kenza Jernite intitulé « Les livres en dialogue dans le théâtre de Tiago Rodrigues : mise en scène et bibliothérapie ». En effet, selon le chercheur, dans l’œuvre du dramaturge portugais éponyme, le livre se fait fruit et manne avant de devenir mot. Dans By heart (2015), une grand-mère apprend un livre par cœur avant de devenir aveugle et devient, par métaphore, le livre qu’elle récite à son petit-fils. À l’inverse, dans leur article intitulé « Bibliothérapie pour la jeunesse : l’exemple des troubles du comportement alimentaire », Sandy Bartosik et Philippe Clermont s’intéressent aux troubles du comportement alimentaire que sont l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie afin de voir comment la littérature de jeunesse contribue à les corriger. Dans cette perspective, il convient, à la suite de Bernadette Billa, dans « Des différentes formes de bibliothérapie en France et à l’étranger », de distinguer deux courants bibliothérapeutiques :

Malgré une pratique professionnelle encore disparate, nous pouvons distinguer deux grandes écoles : d’une part la bibliothérapie créative ou biblio-créativité, un concept créé en France par Régine Detambel et qui se retrouve dans les pays anglophones sous le terme d’Interactive bibliotherapy ainsi que dans les pays germanophones, et d’autre part la bibliothérapie prescriptive, ancrée depuis longtemps dans les pays anglo-saxons. Dans cette deuxième catégorie, nous faisons le choix de distinguer la bibliothérapie informative de la bibliographie prescriptrice de remèdes littéraires, englobant tous types de livres. (p. 23-24)

10En d’autres termes, la thérapie par le livre peut prendre la forme active de l’écriture ou celle, plus passive de la lecture. Dans « Mémoire de l’ailleurs radical, remède-hymne à la vie : Mauthausen de Iakovos Kambanellis », Solange Festal-Livanis réinterroge le rapport du livre au traumatisme face à la catastrophe indicible que constitue la Shoah. Enfin, un dernier pan des communications est celui qui relit le texte littéraire pour savoir qui guérit – ou peut espérer guérir – qui. Dans « Trois modèles bibliothérapeutiques dans la littérature chinoise contemporaine », Weiwei Xiang approfondit les trois pistes suivantes :

Ces trois fictions nous permettront d’examiner trois modèles bibliothérapeutiques distincts : celui où l’auteur se soigne par l’écriture, celui où l’auteur soigne le lecteur et celui où le lecteur se soigne par la littérature de façon autonome. (p. 170)

11Lecture et écriture sont donc susceptibles d’une lecture thérapeutique. S’intéressant à la littérature francophone canadienne, Ninon Chavoz mène une enquête littéraire, médicale et policière intitulée « Le Club des thérapeutes relatifs : lectures hospitalières de Nancy Huston et Jacques Paulin » qui se conclut, à la lecture du corpus retenu, par l’impossibilité d’une panacée livresque universelle :

Confronté à l’exorbitante demande de la jeune fille au side-car, qui requiert un livre capable de répondre à toutes ses questions, et surtout aux plus existentielles, le chauffeur est contraint de reconnaître son échec : le livre magique, le livre miraculeux, le livre absolu n’existe pas. (p. 276)

12Anthony Mangeon voit, quant à lui, dans « “Changer la vie” ou la bibliothérapie dans les romans de Dai Sijie », le dernier mot de la cure par les livres dans une lecture comme divertissement, non pas au sens pascalien du terme, mais comme « penser ailleurs » à la façon de Montaigne.

*

13En conclusion, nous avons suivi trois pistes. Après avoir déterminé le caractère faste ou néfaste du livre, nous avons mis l’accent sur ceux qui représentent le processus de guérison et qui permettent ainsi de mesurer le pouvoir de la littérature, dans et en-dehors du livre. Le livre qui soigne apparaît donc comme un lieu commun réactualisé aujourd’hui par les trauma studies et l’exigence du care. Mais cette actualité, voire cette mode thérapeutique, ne doit pas faire oublier le temps ni la vastitude du monde, deux dimensions restituées par le présent essai. Aussi apporterons-nous notre pierre à l’édifice en mentionnant un rituel religieux qui consiste à boire le texte sacré :

L’un des remèdes préférés du maître coranique quand il soignait un malade, c’était le singa. Avec un calame, le maître transcrivait des écrits ésotériques puisés dans le Livre, dans une assiette blanche puis, il les effaçait religieusement à la main avec un peu d’eau. Il faisait ensuite avaler une partie de ce sirop noir et sacré à son patient et lui versait le reste sur la tête.2