Colloques en ligne

Lydia ECHEVERRIA

Ma Maison : étude d’un projet photographique pour penser la banlieue populaire comme espace des liens entre esthétique et politique

My Home : study of a photographic project to think working-class suburbs as a space of links between aesthetics and politics

1En 1989, André Lejarre réalise le projet photographique Ma Maison : l’objectif est de mettre en images la vie quotidienne dans une banlieue populaire de Belfort, en s’installant au cœur de la Cité HLM les « Résidences ». Ce travail est représentatif des projets qui se développent dès le début des années 1980 en France au sein de deux collectifs de photographes, l’agence Faut Voir, active de 1982 jusqu’au début des années 2000, et le bar Floréal, dont fait partie André Lejarre depuis la fondation du groupe en 1985 jusqu’à sa dissolution en 2015. Ces deux collectifs font des banlieues populaires françaises un sujet central qui nourrit une réflexion sur le renouvellement de la pratique photographique documentaire, notamment par une esthétique de l’ordinaire. Ils produisent ainsi un nouveau régime d’images en convoquant la pratique des amateurs. Ce travail photographique mené par un seul photographe du bar Floréal est mis au service du collectif et participe à enrichir une thématique fondamentale et commune, appréhendée au sein du bar Floréal : celle de la mémoire du monde ouvrier et de la représentation des classes populaires.

Ma Maison : une commande pour une réappropriation de la réhabilitation

2En 1989, les quartiers HLM de Belfort sont au cœur d’une importante opération de réhabilitation, financée par le conseil général du Territoire de Belfort, le conseil régional de Franche-Comté, l’office public HLM du Territoire de Belfort. Ils bénéficient aussi des crédits de l’État et de l’office public, affectés aux opérations de réhabilitation. Soutenue principalement par les pouvoirs publics, la rénovation se déroule sur cinq ans et se concentre sur les parties communes et les abords des immeubles. Cette décision politique est une réponse à la crise urbanistique et sociale enracinée depuis les années 1970 et engendrée par l’abandon de l’entretien des grands ensembles par les pouvoirs publics. La situation est aggravée par la dégradation sociale liée notamment au chômage structurel (Fourcaut, 2010, p. 207-208). Pour améliorer une image inexorablement associée à l’idée de déclin dans les banlieues populaires, l’office public HLM de Belfort est missionné pour réaliser des opérations de réhabilitation mais aussi des opérations d’action sociale et culturelle, soutenues par le Ministère de la Culture et le secrétariat d’État à l’environnement. Coordonnées sous le nom de « qualité au quotidien », elles répondent à une action de sensibilisation sur le thème du « respect du cadre de vie » et conduisent à la mise en place d’une commande photographique pour laquelle André Lejarre est sollicité. Le responsable1 de la communication du Conseil Général du Territoire de Belfort2 contacte directement le photographe qui demande à être logé dans un appartement de la cité des Résidences3, construite entre 1958 et 1973. Il occupe un logement social pendant un mois et il y établit un laboratoire photographique. L’enjeu de son travail est de proposer un autre mode de représentation : s’éloigner des récits et des images sensationnalistes qui irriguent le champ médiatique et façonnent les mentalités sur les banlieues populaires perçues comme le creuset des maux de la société depuis la fin du xxe siècle en France (Tissot, 2007). La remarque d’un journaliste de L’Est Républicain nous éclaire sur sa pratique : « Au fil des jours, il a su gagner la confiance des habitants, ce qui n’est pas si facile quand on se promène, un Leica en bandoulière4 ». Le Leica, célèbre marque d’appareils photographiques, incarne ici symboliquement l’outil de travail du photojournaliste. André Lejarre évoque aussi son arrivée à Belfort :

Je suis venu de Paris en voiture, apportant un agrandisseur photo et tout le matériel de développement et de tirage, cuves, produits photos…. J’installe un petit laboratoire dans la salle de bain. Je suis prêt. Mais peur panique, l’inconnu au-delà de la fenêtre. Je mets deux jours avant d’oser sortir avec l’appareil photo. Population très pauvre, très mélangée, avec une forte communauté turque. Mes premières photos seront des photos d’enfants à qui je donnerai le lendemain les tirages. Je m’apprivoise lentement. Il me faut une bonne semaine pour me sentir bien et sortir simplement faire des images. (Lejarre, 2022, n. p.)

3Un catalogue, support institutionnel édité par l’office HLM, est réalisé par une personne en charge de la communication au Conseil Général (Fig. 1). Il s’agit d’une plaquette en noir et blanc très sobre. La mise en page rappelle davantage le travail amateur que professionnel : les photographies ne sont pas centrées et les marges sont décalées5. Sur la couverture, le traditionnel format 24×36cm a été maladroitement recadré pour répondre à un format carré et le titre Ma Maison, disproportionné, s’impose dans une composition peu équilibrée ; sur la quatrième de couverture ne sont visibles que les logos des commanditaires et partenaires pour la mise en place de l’exposition itinérante6 (Fig. 2). Cette proposition est le résultat principal de la commande et de l’opération de l’office belfortain dans le cadre de la réflexion sur la qualité du cadre du vie. Cette fois les tirages sont réalisés par le laboratoire Publimod et la conception graphique revient à Alex Jordan, membre fondateur du bar Floréal et graphiste au sein de Grapus (1970-1990), collectif militant.

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Fig.1. Ma Maison. Vivre dans les quartiers HLM du Territoire de Belfort, Catalogue institutionnel, Office public HLM du Territoire de Belfort, Conseil Général de Franche-Comté, 1989.

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Fig. 2. Exposition Ma Maison, tirage 60x90 cm, photographie André Lejarre, texte Jean-Louis Sagot Duvouroux, conception graphique Alex Jordan/Grapus, 1989 ; exposition portative.

4L’exposition se compose des 26 photographies d’André Lejarre sous forme d’un abécédaire. Jean-Louis Sagot-Duvouroux, écrivain, raconte une histoire faite de récits de vies au cœur des cités HLM, à partir d’un dialogue fictif, « drôle, poétique, questionnant la vie ensemble » (Lejarre, 2022, n. p.), entre deux jeunes amoureux, Michel et Christine. Alex Jordan écrit directement dans la marge la lettre de l’alphabet et sa déclinaison (A comme « Âge tendre », B comme « Bonne santé », etc.) à l’aide d’un feutre noir, écho au style énergique et typique de Grapus. Le dialogue est imprimé sur de petits carrés de couleur, collés de façon aléatoire sur chaque tirage. Les images d’André Lejarre sur les HLM belfortains7 sont augmentées de tirages de participants : deux après-midis par semaine, huit adolescents8 « fréquentant une Maison des Jeunes de Belfort, se sont portés volontaires pour cette petite aventure. Aucun d’eux n’[avait] déjà fait de photos. La Fnac de Belfort, partenaire de l’aventure, nous a donné un lot d’appareils jetables (elle réalisera les développements et tirages de lecture pour les jeunes) » (ibid.). Les photographies des jeunes de la cité des Résidences, encadrées, s’intercalent au milieu des images d’André Lejarre. Les cadres fantaisie, de petites dimensions, évoquent ceux que l’on dépose dans les intérieurs domestiques, sur les buffets ou les télévisions. L’objectif de l’exposition est de sensibiliser les locataires à leur environnement, « le pari de l’Office sera en partie gagné si chacun parvient à se dire : ‘mon HML, c’est ma maison !’ » (L’Est Républicain, n.d, p. 283).

L’amateur : une posture politique

5La photographie choisie pour la couverture du catalogue institutionnel est celle d’un amateur, un habitant du quartier à qui un appareil photographique jetable a été confié pour accompagner le regard du photographe professionnel. La commande photographique se compose finalement d’une série de 35 images : 9 photographies légendées « photo jeunes », dispersées parmi les 26 images d’André Lejarre. Cette hybridation déjoue la hiérarchie entre amateur et professionnel. De manière plus générale, ce protocole de création est caractéristique des actions culturelles menées dans les quartiers populaires par les collectifs Faut Voir et le bar Floréal car il consiste à faire systématiquement appel à des non-professionnels. Le parti-pris de la démarche photographique est à mettre en regard avec un choix politique porté par la Commission nationale du Développement Social des Quartiers, qui organise en 1985 le « Forum de Bordeaux », dans le cadre de la politique de la ville9. Cet événement tisse les liens entre « Culture et Quartiers » (CNDSQ, Commission Nationale pour le Développement Social des Quartiers, 1985), et rassemble des centaines de participants, acteurs culturels, animateurs, artistes, habitants et représentants associatifs de quartiers qui font part de leurs expériences culturelles de terrain.

6Des débats sont organisés sur la question des modalités à mettre en pratique dans le cadre d’actions culturelles : les discussions portent sur les concepts de démocratisation et de démocratie culturelle. La démocratisation culturelle est un phénomène social d’éducation, héritée de la conception d’André Malraux. Les Maisons de la Culture ont été les réceptacles de cette pensée comme le souligne son discours, prononcé en novembre 1959 à l’Assemblée nationale, sur la diffusion culturelle : « Cela veut dire qu’il faut que, par ces maisons de la culture qui, dans chaque département français, diffuseront ce que nous essayons de faire à Paris, n’importe quel enfant de seize ans, si pauvre soit-il puisse avoir un véritable contact avec son patrimoine national et avec la gloire de l’esprit de l’humanité. » (Malraux, 1959). La « démocratisation culturelle » répond à un souci de diffusion des œuvres de la culture dite légitime (Bourdieu, 1979) en améliorant leur accessibilité et en les déplaçant dans des lieux a priori exclus des sphères artistiques. Les mouvements contre-culturels de Mai 68 provoquent une cassure et un changement de paradigme : certains acteurs militants de la culture choisissent la démocratie culturelle comme mode d’action pour laisser davantage d’expression artistique aux citoyens. Dès lors, il ne s’agit plus de rechercher le « choc esthétique » face aux œuvres d’art (Martigny, Martin, Wallon, 2021, p. 253), mais d’adopter une attitude participative. Il s’agit de « faire avec » le plus grand nombre. On repense ainsi les modes de légitimation de la culture. L’action culturelle et artistique, telle que défendue au sein de Faut Voir et du bar Floréal, est conçue comme « une stratégie par laquelle les acteurs cherchent à transformer les modes de la production artistique pour réduire la coupure entre culture populaire et culture d’élite » (Arnaud, 2015, p. 53).

7L’ambition du Forum de Bordeaux « Culture et Quartiers » est de conduire vers davantage de démocratie culturelle – et donc de participation – afin de réfléchir aux moyens à mettre en place pour créer de nouvelles formes artistiques au cours des actions culturelles. Selon les collectifs de photographes, il est important d’envisager des moyens d’action pour partager l’acte de faire des images – « faire avec » les sujets concernés en se positionnant comme médiateurs – dans une visée pédagogique et émancipatrice qui rappelle les fondements de l’éducation populaire (Besse, Chateigner, Ihaddadene, 2016) et du « développement local » (Ballanger, 2013). Il s’agit aussi de « démontrer la richesse et bien souvent les qualités artistiques dont les habitants de ces quartiers sont porteurs pour peu qu’on leur en donne les moyens et qu’on sache les montrer » (CNDSQ, 1985, p. 5). L’objectif est d’aller au-delà de la démocratisation culturelle, nécessaire dans la mesure où elle rend possible une large diffusion des formes artistiques (théâtre, littérature, arts plastiques), pour aussi prendre en compte « une appropriation des langages artistiques et culturels par tous » afin d’envisager une ouverture vers une démocratie culturelle fondée sur l’« idée que chacun peut être porteur d’une expression culturelle » (Bordeaux, 2006). La notion de participation endosse ici un rôle politique : l’amateur devient acteur de la pratique artistique, protocole qui illustre l’engagement des collectifs de photographes.

Effets sémantiques de la photographie amateur

8La dimension participative est donnée à lire dans l’usage de l’adjectif possessif Ma Maison qui traduit cette volonté d’impliquer, à la première personne, ceux qui habitent la cité des Résidences. C’est un portrait collectif sur les manières de vivre dans les quartiers HLM de Belfort qui est proposé en adoptant le point de vue interne. Ce dernier rend compte de la pluralité des regards et cette multiplicité engendre une lecture ambigüe de l’espace, où maison et quartier se mêlent, dans un effacement de la frontière entre le public et le privé. En effet, les images révèlent un jeu dialectique entre intérieur et extérieur et, par un effet métonymique, c’est le quartier dans son ensemble qu’il devient possible d’envisager comme le symbole de la maison. Dès la première de couverture, la dimension privée est à peine évoquée : les intérieurs perçus depuis la rue sont plongés dans une obscurité totale. Ma Maison joue ainsi avec les échelles, le micro-social et le macro-social, la maison et le quartier, comme si, dans les quartiers populaires, intérieur et extérieur ne formaient qu’un même espace10. Les images d’André Lejarre ne donnent pas de repères précis pour appréhender l’organisation spatiale du quartier des Résidences. Les cadrages rapprochés maintiennent le spectateur dans un monde clos et font comprendre que les interactions humaines concernent davantage le photographe que la compréhension de l’espace. La « vie de quartier » et de l’intérieur de la maison, la sphère du domestique dans son observation anthropologique ou sociologique (La Mache, 2006), attirent son regard. En effet, lorsque l’opérateur s’intéresse à l’architecture qui pourrait nous informer sur le plan urbanistique de la cité, il occulte le premier plan à l’aide d’éléments du bâti et trouble la lisibilité de l’image (Fig. 3). Ce sont ici les promeneurs de chiens et la symétrie composée par les laisses dans cette scène du quotidien qui captent l’attention et font travailler l’imaginaire afin d’inventer l’animal fantôme effacé par l’imposant pilier.

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Fig. 3. André Lejarre, Ma Maison, quartiers HLM de Belfort, 1989.

9Ces prises de vues ne permettent pas d’appréhender l’ampleur du quartier11, dont la construction a permis de loger 12 000 personnes au sein de 3000 appartements. Les images retenues pour la commande présentent un univers restreint où figurent seulement quelques habitants, alors que le quartier des Résidences se compose de plusieurs barres et tours réparties autour d’une grande place centrale, la place Baudin, évoquée dans le dialogue fictif entre Christine et Michel, personnages inventés par l’écrivain Jean-Louis Sagot-Duvauroux, qui accompagne le photographe dans ce projet12. Michel déclare « Je n’ai rien vu. Il n’y a rien à voir place Baudin. Tout est ordinaire place Baudin ». Le narrateur coupe la parole à son personnage et il analyse :

C’est un mensonge. Il [le photographe] a traversé la place Baudin. Trois fillettes piaillaient dans l’intestin du « Diplodocus ». Il a regardé « la Locomotive ». […] Le photographe a pensé : « Ce soir, il y a quelque chose à voir place Baudin ». Il a appuyé sur le déclic. Il a volé le sourire. Deux chats sont passés en courant … (Lejarre, Sagot-Duvauroux, 1989, n. p.)

10Mais cette image est inventée (ou n’a pas été sélectionnée pour l’editing) puisqu’on ne la retrouve pas dans le catalogue. Le Diplodocus (jeu pour les enfants) et la Locomotive (grand ensemble en forme de barre), emblématiques de ce quartier, sont aussi difficiles à repérer en images alors qu’ils sont évoqués par le narrateur. Pourtant, André Lejarre s’était installé dans le bâtiment (détruit en 2000), au 9ème étage, pendant un mois. En revanche, c’est à travers les yeux d’un jeune amateur qu’il est possible de découvrir ce à quoi ressemblait la Locomotive (Fig. 4.).

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Fig. 4. « 9e photo jeunes », terrain de jeu devant la barre la « Locomotive », quartier les Résidences, Belfort. Photographie prise par un jeune du quartier, Ma Maison, 1989.

11Finalement, le corpus amateur donne plus de lisibilité au quartier en scrutant l’agencement extérieur – place, parking, mobilier urbain –, mais aussi en proposant une vision frontale, directe des logements et du décor populaire depuis l’intérieur (sur les neuf photographies, trois sont prises depuis les intérieurs domestiques). L’auteur photographe, quant à lui, livre une vision subjective des lieux en se plaçant très près de ceux qu’il photographie pour mettre en valeur les relations humaines : il représente l’extérieur comme l’intérieur dans une grande proximité. La faible profondeur de champ donne peu d’éléments sur les Résidences, alors que les images des jeunes amateurs donnent du sens au quartier (en termes de topographie). Elles construisent aussi ce projet et ne sont donc pas à envisager comme une simple illustration de la participation des habitants au sein d’une action culturelle. Les photographies amateur créent de la compréhension, permettent de mieux appréhender l’espace représenté et produisent du sens dans la narration. Ce corpus livre une manière objective de voir le monde : les images des adolescents répondent à une urgence de la prise de vue, elles se confondent dans une immédiateté et confrontent le spectateur à une manière directe, presque triviale, de représenter le réel. Dans cette perspective d’objectivation du monde environnant, les images amateur ne sont pas rattachées à la logique de l’abécédaire. À l’inverse, la série d’André Lejarre est accompagnée d’un effet de surprise et de distance avec le réel qui s’opèrent en fonction du mot associé à chaque lettre (« D comme ‘désir’ », « J comme ‘je ne veux plus les voir’ », « M comme ‘mirage’ »). Ce protocole, proche de l’écriture automatique surréaliste, réinjecte de l’imaginaire dans ces vues de l’ordinaire. Il accentue aussi la dimension subjective développée par l’auteur (Fig. 5).

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Fig. 5. À gauche : « 5e photo jeunes » et « 7e photo jeunes » extraites du catalogue institutionnel. À droite : deux panneaux de l’exposition portative Ma Maison correspondant aux lettres « D comme désir » et « M comme mirage », photographies André Lejarre, 1989.

Images de commande : quels enjeux idéologiques ?

12Ces photographies ne peuvent pas être comprises en dehors du contexte de création de la commande. Il paraît alors nécessaire d’en identifier les enjeux politiques et/ou idéologiques. Les images d’André Lejarre ont un statut équivoque. Une partie semble répondre aux exigences des commanditaires : l’ambition, explicitée dans la presse de l’époque, est de servir de « vitrine de la dignité » (Le Pays, 1990, p. 2). Rappelons que l’opération lancée par l’office HLM « Qualité au quotidien » a pour objectif – politique, idéologique, civique et pédagogique – de sensibiliser les habitants des logements sociaux à contribuer au maintien d’un bon « cadre de vie », dans le respect de l’environnement et du voisinage. De nombreuses images captent ainsi des moments de bonheur partagés au sein du quartier. La photographie est au service d’une cause : il s’agit de défendre une avancée sociale, la mise en place de l’habitat social, et de montrer une image digne, positive, alors que dès les années 1970 les discours politiques et médiatiques insistent sur le « malaise des banlieues » (Epstein, 2016)13. Cette action culturelle de 1989 à Belfort peut se lire comme un contre-discours face aux stéréotypes de la violence et de la déviance qui enferment les quartiers. Les images de Ma Maison valorisent les cités HLM et sont « autant de tentatives de re-valorisation de soi à travers la création d’une région morale », afin de « dés-iconiser la déviance » (Morovich, 2013, p. 160).

13Cette commande est aussi conçue comme une action pédagogique en milieu scolaire : l’Office Public co-finance des « projets d’action éducative » (PAE) sur le thème du respect du cadre de vie dès lors que les enseignants sont volontaires pour répondre à cette mission d’éducation civique. Les photographies sont le support d’une plaquette pédagogique et guident une forme interventionniste de l’action culturelle : « des visites de classes [sont mises en place], avec un travail pédagogique sur la vie dans les cités HLM, avec une réflexion sur la vie en commun dans les cités, la citoyenneté et le respect du cadre de vie. Un dossier pédagogique sera réalisé, accompagné de plusieurs jeux de tirages de l’exposition, 40×50 cm, tirés sur papier photo plastique. » (Lejarre, 2022, n. p.). L’esthétique est mise au service du politique : la photographie a pour objectif d’être le vecteur d’une transformation sociale. Comme le constate Jean Caune, « [p]lus qu’une forme de médiation des produits artistiques, l’action culturelle a été la mise en œuvre d’une communication sociale par le biais du phénomène artistique » (Caune, 1992, p. 20-21).

14La volonté de s’inscrire dans une démarche de « communication sociale » est revendiquée par André Lejarre, Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Alex Jordan. Ils conçoivent l’exposition comme la « Défense et [l’]illustration de l’habitat HLM14 ». Défense, certainement, comme le démontrent ces images qualifiées de « chaleureuses » par le président du Conseil d’Administration de l’Office HLM car elles donnent à voir un idéal d’harmonie et de solidarité de la vie en HLM (Fig. 6).

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Fig. 6. André Lejarre, Ma Maison, quartiers HLM de Belfort, 1989.

15L’écrivain avait contesté le titre de travail initialement choisi par le photographe, « ‘La vie HLM’ car trop banal et trop froid. [Jean-Louis Sagot-Duvauroux] propose ‘Ma Maison’, plus chaleureux et plus en accord avec le projet de description et de valorisation de l’habitat social » (Lejarre, 2022, n. p.). Quant à André Lejarre il avoue que, même si d’ordinaire il est pessimiste, il prend « généralement des photos plutôt souriantes15 ». Pourtant, ses images ne s’accordent pas avec un regard convenu et consensuel, « elles ne montrent pas que le bon côté des choses » (Le Pays, 2022, p. 1). Il y a des temps suspendus, peut-être de l’ennui, dans certaines scènes du quotidien qui se déroulent dans un décor urbain peu chaleureux, où se lisent les traces d’usure, et parfois même de délabrement (Fig. 7).

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Fig. 7. André Lejarre, Ma Maison, quartiers HLM de Belfort, 1989.

16Dans ce sens, la notion d’illustration envisagée dans le cadre de la commande peut être interrogée (Ballesta, 2014). Le fragment de texte suivant, témoignage d’un certain mal-être, révèle la dimension construite des images du sourire, qui ne sont finalement que la conséquence de la rencontre (Morizot, Zhong-Mengual, 2018) :

À quoi joues-tu, l’artiste ? Quand ça part dans tous les sens, quand la vie se délite, qu’on a envie de tout foutre en l’air, quand on ne sait plus quelle pose prendre pour se faire remarquer, où êtes-vous, toi et ton appareil ?

Le photographe : « Quand ma vie se délite, je me cache derrière mon appareil et je vole le sourire des autres ».

La photographiée : « Alors prends ! C’est de bon cœur. Il s’est passé quelque chose dans les HLM du Territoire de Belfort. Le photographe a dit : Souriez ! Et les HLM se sont mises à sourire. Donc c’était possible16. (Lejarre, Sagot-Duvauroux, 1989, n. p.)

17Derrière l’image du sourire, déployée en filigrane, est exprimé un aveu : celui des limites de la commande et de la réponse photographique qui est donnée si cette dernière consiste exclusivement à donner une image idéalisée et à capturer l’authenticité des moments de joie. Le narrateur vient lui aussi mettre à mal cette vision idéalisée qu’induit la commande de l’office HLM :

Vingt-six photographies, faites le calcul, ça ne représente pas plus d’une demi-seconde. Un mois de traque17 dans les HLM du Territoire de Belfort pour une demi-seconde de sourire. Un petit sourire s’il vous plait, clic-clac, merci beaucoup ! Et les deux millions six cent soixante-dix-huit mille trois cent quatre-vingt dix-neuf secondes et demie qui restent pour faire un mois de trente-et-un jours, qui va nous les montrer ? (Lejarre, Sagot-Duvauroux, 1989, n. p.)

18Comment donner une vision juste de ce tissu social ? Comment dévoiler sans neutraliser, sans tomber dans une complaisance misérabiliste ou un enchantement excessif du quotidien ? Le photographe mentionne un autre écueil en révélant que les « plus beaux sourires n’ont jamais pu être photographiés. » (Lejarre, Sagot-Duvauroux, 1989, n. p.) Ces propos sont à mettre en regard avec une image qui représente ce qui est caché, ce qui ne peut être dévoilé et, par extension, ce que toute commande photographique manque en raison de son orientation idéologique (parfois limitée). Cette photographie est une figure du contrepoint qui vient déstabiliser la répétition des images de joie et de convivialité en nous plongeant dans un monde plus étrange et énigmatique (Fig. 8.).

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Fig. 8. André Lejarre, Ma Maison, quartiers HLM de Belfort, 1989.

Le statut documentaire des images : analyse des liens entre esthétique et politique

19André Lejarre explique que cette action culturelle de commande à Belfort s’accorde avec sa démarche d’auteur :

[C]’était de la photographie comme [j’avais] envie de la faire, à savoir un travail à la fois personnel et utile. La photographie a une fonction sociale. Celles que j’ai faites ne portent pas sur l’aspect négatif des choses, même si elles ne montrent pas que les bons côtés. J’ai voulu insister sur les relations entre les gens. (Le Pays, 1990, p. 8)

20La mise en tension entre dimension personnelle et utilitaire montre que le photographe a conscience de produire des images attendues par le commanditaire (l’Office Public HLM de Belfort), mais que dans un même temps il s’autorise une part de liberté en dévoilant sa subjectivité. Celle-ci se traduit avant tout par des effets stylistiques et des jeux de citation qui lui permettent de mobiliser une large culture photographique. Il est possible de projeter dans ces images un certain nombre de références réelles ou supposées. Par exemple, avec Henri Cartier-Bresson, dans cette recherche d’un « instant décisif », révélé par l’ordonnancement harmonieux du réel et hérité des principes de composition picturale classique qui répond au nombre d’or. On peut aussi repérer un héritage de la Street Photography américaine de la fin des années 1950 dans ces images de « bandes de jeunes » qui rappellent la série Brooklyn Gang (1959) de Bruce Davidson. Ou encore établir des liens avec le documentaire social anglais dans lequel s’inscrit le Amber Collective et auquel appartient Lisa Sirkka-Kottinen18 lorsqu’elle réalise son projet Byker en 1983 car on retrouve cette très grande proximité avec les sujets grâce aux cadrages resserrés.

21Par ailleurs, cette relation entre « personnel » et « utile » doit être analysée à l’aune du statut documentaire des images qui permet de déceler, dans un même temps, les liens entre esthétique et politique. Depuis les années 1970, la banlieue populaire fonctionne comme un espace privilégié pour la représentation documentaire qui produit des images de la sphère intime comme l’atteste June Street, projet emblématique de 1973 mené dans la ville de Salford, dans la banlieue de Manchester, et réalisé par Daniel Meadows et Martin Parr. À l’instar de la photographie documentaire sociale anglaise, on remarque en France, notamment dans les travaux des collectifs Faut Voir et le bar Floréal, l’émergence du monde domestique et du privé dans l’écriture photographique. À partir des années 1980, le repli vers le « foyer » devient un lieu idéal pour l’émergence des « esthétiques de l’ordinaire » (Hermange, Rouillé, 1995). Le théoricien de la photographie, André Rouillé analyse que « face à l’hostilité du monde extérieur, l’individu tend alors à se réfugier vers l’intérieur, à se replier sur lui-même, dans son cadre privé […]. Les intérêts, les regards, les pensées et les actions pratiques ou artistiques se déplacent ainsi de l’ailleurs et du lointain vers l’ici et le proche » (ibid., p. 5). Un projet comme Ma Maison incarne en France ce glissement de l’extérieur vers l’intérieur. Un changement de paradigme est en cours : le photographe ne s’inscrit plus dans la tradition de la Street Photography américaine ou de la photographie humaniste française où les scènes se jouaient dans l’espace public extérieur, au dehors. Au contraire, ici, le regard est tourné vers l’intérieur, celui du quartier et de la maison. Le domestique devient l’espace du politique. Dans ce sens, l’historienne de la photographie Isabelle Bonnet note qu’un intérieur est le « lieu de convergence entre identités individuelle, sociale et culturelle, le lieu d’une soumission et d’une résistance à l’injonction bourgeoise dominante du ‘bon goût’ et de la maison ‘bien tenue’ » (Bonnet, 2019(b), n. p.).

22Revenons à la série photographique June Street : cette rue est vouée à disparaître dans le « cadre d’un programme urbain de destruction des maisons ouvrières, considérées comme des taudis (slum clearance) » (Bonnet, 2016, p. 9). Cette série atteste de la visée utilitaire des images du fait de la dimension mémorielle du projet photographique. Selon le protocole mis en place, les photographes respectent les normes esthétiques identifiées au « style documentaire » (Lugon, 2001) lorsqu’ils adoptent un cadrage frontal, une distance juste entre le photographe et son sujet dans un souci de neutralité afin de répondre à une esthétique de l’analyse. La production en noir et blanc obéit à un idéal de lisibilité de la scène photographiée pour une description visuelle de ces intérieurs (Fig. 9). À l’inverse, André Lejarre désobéit au souci d’objectivité et de neutralité pour exprimer sa présence dans une sorte de corps à corps photographique (Fig. 10 et 11).

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Fig. 9. Daniel Meadows, Martin Parr, June Street, Salford, 1973.

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Fig. 10. André Lejarre, Ma Maison, quartiers HLM de Belfort, 1989.

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Fig. 11. André Lejarre, Ma Maison, quartiers HLM de Belfort, 1989.

23Le statut documentaire de ces images semble remis en question et on peut se demander si cette mise à mal de la neutralité photographique est le signe d’un positionnement politique. En France, les membres des collectifs que nous étudions n’ont pas produit de textes critiques et théoriques sur le documentaire photographique. Il n’y a pas d’équivalent à ceux rédigés par les représentants de la photographie indépendante et radicale en Angleterre dans les années 1970 et 1980 tels que les groupes Amber Collective et Half Moon Photography Workshop (Bertrand, 2013 ; Stacey, 2020). C’est pourquoi il paraît pertinent d’éclairer la production française de ces discours critiques sur la notion de documentaire. Il est difficile de formuler une définition stricte du « documentaire » tant les usages et les pratiques diffèrent depuis l’invention du medium jusqu’aux écritures actuelles. Néanmoins, dans une perspective historique, la photographie documentaire reposerait sur l’idée d’une supposée objectivité de l’image car « la photographie du point de vue physico-chimique, est une empreinte inscrite dans une émulsion photosensible » (Poivert, 2015, p. 17). Cette valeur scientifique consacrerait l’évidence incontestable des images produites car elles sont le résultat d’un enregistrement mécanique. Dans ce sens, Mathilde Bertrand écrit :

Les valeurs d'objectivité et de neutralité sont censées présider à la présentation des faits, sans intervention du producteur des contenus. L'immersion la plus discrète de l'observateur est une condition de cette objectivité. L'enregistrement des faits bruts, proposés ensuite à l'analyse du spectateur et à son édification intellectuelle et morale, s'impose comme la méthode dominante du registre documentaire. (Bertrand, 2013, p. 293).

24La conception documentaire découlerait de la « représentation réaliste », qui, elle, se fond dans des considérations « naturalisantes » du medium à partir de l’entre-deux-guerres avec l’essor du courant documentaire incarné par la Farm Security Administration19. À ce moment, la photographie devient « […] la manière la plus ‘naturelle’ d’évoquer les apparences. […] On estimait à l’époque qu’il n’y avait pas d’accès plus direct, plus transparent au réel que la photographie. » (Berger, [1978] 2017, p. 75-76). Mais comme l’analyse Mathilde Bertrand, la critique des années 1970 a pour ambition de révéler les ressorts politiques d’une telle conception « naturalisante » des images :

[En] interrogeant la définition du documentaire comme genre photographique qui aurait la particularité d'être engagé dans la dénonciation des inégalités sociales, et qui incarnerait ainsi une sorte de conscience sociale de la photographie, la critique politique du documentaire s'emploie à révéler la participation de ce régime visuel à la reproduction de représentations et de structurations sociales idéologiques, permettant au système dominant de se régénérer tout en absorbant la contestation. (Bertrand, 2013, p. 287-288)

25Ce qui est pointé ici, c’est une vision de la « tradition du documentaire », définie seulement comme un témoin des conditions sociales, et qui manquerait sa cible car elle serait récupérée par les structures politiques du pouvoir qu’elle tente de dénoncer, ce qui perpétuerait des formes de domination. La cause en serait la représentation réaliste, « objective », car elle n’est perçue que comme un miroir, parfois dépolitisé, des réalités sociales dénoncées. Finalement, la photographie légitimerait et normaliserait les relations de pouvoir car elle ne proposerait pas de modalités politiques transformatrices. Elle ne ferait que nourrir un appareil médiatique, idéologique et politique « en absorbant la contestation » ou la dénonciation que ces images documentaires donnent à voir. Dans cette perspective critique et pour contrer les effets aliénants produits par l’image documentaire, John Berger en 1978 appelle à concevoir un « usage alternatif de la photographie » :

Elle aura pour tâche de s’incorporer dans la mémoire politique et sociale, plutôt que de servir comme substitut encourageant l’atrophie de ces formes de mémoires. Cette tâche déterminera aussi bien le type de photo que l’on prendra que leur utilisation. […] en examinant l’usage de la photographie par le capitalisme, nous parvenons tout de même à définir certains principes d’une pratique alternative. Pour le ou la photographe, cela implique de se penser non comme un reporter agissant pour le reste du monde mais plutôt comme un archiviste [au service] de ceux qui se sont impliqués dans l’événement photographié. Cette distinction est capitale. (Berger, [1978] 2017, p. 84-85)

26La photographie fait mémoire. Elle n’est plus un pis-aller, un substitut pris dans un système de production capitaliste : de témoin dépolitisé elle devient outil de mémoire et/ou forme d’engagement des luttes sociales. La notion d’implication ou de participation est cruciale pour réfléchir au rôle de la production des images documentaires tant de la part de l’opérateur que des sujets concernés. En faisant mémoire avec eux, il ne s’agit plus ici seulement de prendre des images et de les livrer au regardeur mais de s’impliquer (de surcroît dans un temps long).

27Ainsi, André Lejarre s’engage sur la voie d’un « usage alternatif » de la photographie en faisant des images un outil du dialogue. Le rôle du photographe est soumis à une reformulation à partir de laquelle la façon de représenter les classes populaires est interrogée pour créer un autre imaginaire à leur égard. Traditionnellement, deux types d’imaginaires dans la création (littéraire, cinématographique, théâtrale ou encore photographique) sont rattachés aux classes populaires : le discours misérabiliste (qui parfois glisse vers la crainte de ces « classes dangereuses ») et le discours nostalgique. Le projet Ma Maison semble ouvrir une troisième voie en présentant la banlieue « telle quelle » : une banlieue dans sa présentéité car la photographie atteste du « ça a été » (Barthes, 1980, p. 120) de la scène qui se joue sous nos yeux. Dans cette action culturelle, la banlieue est (re)présentée en acte par le biais de la démarche photographique documentaire renouvelée mais aussi par la participation des habitants des HLM, des classes populaires, qui formaient jusque-là le sujet passif20.

28De plus, lorsqu’est convoquée la pratique amateur – qui engendre une esthétique plus spontanée et qui met à mal la figure de l’auteur, propre au « style documentaire » –, c’est une réflexion politique sur le contexte de production qui est en jeu. Elle fait émerger une nouvelle pratique qui prend en compte la dimension expérimentale et dynamise la pratique photographique documentaire : « [o]n ne surmontera la foi naïve dans la subjectivité de l’artiste, d’un côté, et dans l’‘objectivité’ fondamentale du réalisme photographique, de l’autre, qu’au travers de la reconnaissance du travail de production culturelle comme praxis. » (Sekula, [1976-78] 2013, p. 172-173). Pour l’artiste et théoricien Allan Sekula du Groupe de San Diego, « il faut redéfinir un pragmatisme, un mode de relation fondé sur un dialogue pédagogique et tenter d’élargir significativement la notion de public, en y associant le combat actuel contre l’ordre établi » (ibid., p. 147). Le rôle utilitaire et pédagogique du projet de commande – qui cherche à repenser l’image des habitants des HLM perçus uniquement à travers des représentations médiatiques dominantes (« l’ordre établi ») – s’articule à l’expérience artistique, qui s’incarne dans la pratique comme productrice de culture. C’est le principe même de la « création partagée » : cette nouvelle modalité de création photographique portée par les collectifs permet à la production d’images d’être le résultat d’une rencontre entre photographe et amateur. Jean-Michel Montfort, fondateur de l’agence Faut Voir, est l’inventeur de cette notion qui, selon lui, aboutit à « la reconnaissance des habitants comme acteurs de leur propre existence et celle de l’artiste comme l’empêcheur de tourner en rond » (Colin, Seloron, 1994, p. 130). La « création partagée » atteste également de l’importance de développer un autre imaginaire sur la banlieue populaire par les habitants qui prennent en charge leur propre représentation grâce à la pratique artistique.

29L’ « usage alternatif » de la photographie documentaire est aussi à rattacher au contexte de diffusion des images. Pour Ma Maison, il y a trois modes : le catalogue institutionnel, une plaquette pédagogique, et une exposition portative qui a circulé dans tous les bâtiments publics, mairies, centres culturels, écoles élémentaires, collèges, maisons de jeunes, pendant presque deux ans dans le territoire de Belfort. Les images, diffusées in situ, ne sont donc pas arrachées de leur contexte de production pour devenir marchandisation. Elles permettent de développer un regard critique sur son propre environnement tout en participant à la formation d’« archives », comme le préconisait John Berger, pour préserver la mémoire du quartier.

Conclusion

30Les clichés qui composent l’ouvrage Ma Maison ont été intégralement reproduits dans un supplément gratuit de L’Est Républicain, afin d’assurer, grâce à la presse quotidienne régionale, une accessibilité et une diffusion la plus large possible auprès de la population. Loin de reconduire des stéréotypes, l’objectif médiatique est de mener une analyse sur les manières et les conditions de vie dans les quartiers HLM, en s’appuyant sur la création photographique. Dans le quotidien Le Pays Franche-Comté, une double page est consacrée à des témoignages en regard des images d’André Lejarre. Aziz et Ali, deux jeunes habitants des HLM belfortains, s’expriment sans ambages et portent un regard critique et réflexif sur leur lieu de vie :

Quand Mitterrand vient, ils repeignent les murs. Non on blague ! Dans ma cage d’escalier, il y a des jeunes du quartier des CES (Contrats Emploi Solidarité) qui refont bien, mais d’autres mettent les pieds dessus. Ils nous ont planté des arbres, ils ont rénové. Il ne faut pas que les autres détériorent. Quand on en voit un qui vise un lustre et qu’après ils sont deux ou trois autour, on leur met une grande claque (rires). Pourtant, au lieu de rénover, ils feraient mieux de rendre les gens plus responsables. Comment ? Pas par des amendes, c’est de la répression, mais par de la prévention. (Le Pays, 1990, p. 4)

31Le projet Ma Maison s’inscrit dans cette dynamique de prévention et de réflexion. Cette commande articule de façon exemplaire les liens entre esthétique et politique, et peut ainsi être comprise comme une intervention citoyenne et sociale. Mais la dialectique entre esthétique et politique se joue aussi dans le fait de repenser les modes de légitimation de la culture par l’inscription de la pratique artistique au cœur des quartiers populaires. Choisir, par le biais d’une action culturelle, de transformer tant les modes de production que de diffusion pour se tourner vers une démocratie culturelle, aboutit à une reformulation de la conception de la photographie documentaire pour un usage populaire, participatif et politique.