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Esthétique de la variance dans l’art de Ming Wong

Aesthetics of Variance in the Art of Ming Wong

1Ming Wong est un artiste singapourien contemporain basé à Berlin. Une partie significative de ses vidéos et de ses installations sont réalisées à travers la ré-imagination du cinéma mondial et de films d’auteur, et explorent les intersections entre langage, identité et performance.

2Aucune tentative de classification des pratiques de l’artiste Ming Wong ne semble satisfaisante : ses œuvres ont été alternativement qualifiées de reconstitutions, de remakes, de restagings, d’appropriations, d’imitations, de parodies, de caricatures, ou encore de suédage1. Dans cette oscillation entre différentes dénominations et différentes catégories, il apparaît que ces concepts qui qualifient l’acte artistique de « faire (d’)après » ne peuvent s’appliquer à son travail. L’approche itérative et inventive de Wong consiste à sélectionner des extraits d’un film qui l’émeut au point de le pousser à en produire sa propre variation. Dans ses variations, Wong « re-performe » chaque rôle des scènes qu’il recrée et franchit les frontières de la race et du genre, souvent dans des langues qu’il maîtrise à différents degrés.

3Dans cet article, je me concentrerai en particulier sur deux films de Wong. Dans le premier, Lerne Deutsch mit Petra von Kant / Learn German with Petra von Kant (2007, ci-après Lerne Deutsch), Wong interprète Petra von Kant jouée par l’actrice Margit Carstensen dans le film de Rainer Werner Fassbinder Die bitteren Tränen der Petra von Kant / Les Larmes amères de Petra von Kant (1972, ci-après Les Larmes amères). Dans le second, Next Year / L’Année Prochaine / 明年 (2016, ci-après Next Year), Wong incarne à la fois le personnage masculin joué initialement par l’acteur Giorgio Albertazzi et le personnage féminin joué par l’actrice Delphine Seyrig dans le film d’Alain Resnais L’Année dernière à Marienbad (1961, ci-après Marienbad). À travers l’analyse de Lerne Deutsch et de Next Year, j’explorerai comment décrire de façon adéquate la pratique artistique de Wong. En particulier, je chercherai à répondre aux questions suivantes : de quelle manière la pratique de Wong relève-t-elle de la variance ? Comment les arrangements filmiques de Fassbinder et de Resnais se traduisent-ils dans les variations de Wong ? Comment les choix artistiques de Wong (interprétation de tous les rôles, travestissement, techniques de montage, modalités de présentation) créent-ils une nouvelle signification ?

Transformer ce corps

4Lerne Deutsch a été développé par Wong dans le cadre d’un programme d’immersion dans la langue et la culture allemandes qu’il a lui-même conçu alors qu’il préparait son installation à Berlin en 2007. Wong sélectionne une séquence du film Les Larmes amères et choisit de rejouer le rôle de Petra von Kant, une arrogante styliste à succès d’une trentaine d’années, malheureuse en amour et frustrée dans le désir non réciproque qu’elle nourrit à l’égard de la jeune modèle Karin Thimm. En incarnant Petra, Wong tente de s’exprimer sur des situations qu’il croit, comme il le prétend, « pouvoir être amené à rencontrer avec son déménagement à Berlin, en tant qu’artiste de plus de trente-cinq ans, célibataire, gay, issu d’une minorité ethnique et en milieu de carrière [he may encounter when he moves to Berlin as a post-35-year-old, single, gay, ethnic-minority mid-career artist] »2. Wong s’entraîne à reproduire tout l’éventail des mouvements et des émotions exprimées par l’actrice Carstensen dans la scène qui constitue le point culminant du film, dans laquelle la styliste est en pleine crise émotionnelle dans son costume exubérant et avec un maquillage ostensible – robe verte, sandales argentées, perruque brun clair et fleur rouge au cou (fig. 1). Dans l’intention d’« être armé des mots et modes d’expression adéquats pour communiquer efficacement ses sentiments à ses compatriotes allemand·es potentiel·les » [be armed with the right words and modes of expressions to communicate his feelings effectively to his potential German compatriots] »3, Wong procède à un entraînement qui consiste à répéter les répliques de Petra, à rejouer son rôle lorsqu’elle boit misérablement et insulte sa famille avec défiance après avoir dû renoncer à Karin. Cependant, ce programme personnel résulte en un effet surprenant puisqu’il donne lieu à une esthétique de la variance comprenant plusieurs niveaux.

5Dans Lerne Deutsch, les exercices répétitifs d’expression orale, de mouvements du corps et de gestes comme manière d’apprendre une langue « étrangère » se rapprochent de l’imitation, où l’on répète et reproduit rigoureusement ce qu’on entend et ce qu’on voit. Toutefois, quand ce processus d’apprentissage, de répétition comme un perroquet, se déroule sur scène comme une performance, il provoque un sentiment d’aliénation. Parce que Wong ne joue pas le rôle comme le fait Carstensen, dont la seule intention est de « jouer » le rôle de Petra, le processus d’apprentissage d’une langue non familière est au contraire intégré dans sa performance. En d’autres termes, d’un point de vue extérieur, Wong interprète bel et bien une Petra émotive. Cependant, en contexte, il est en train d’apprendre l’allemand, puisqu’il répète les paroles et imite le rôle de la malheureuse Petra. En rejouant fidèlement la scène cruciale des Larmes amères, dans laquelle Petra casse tout ce qui symbolise son identité prestigieuse, Wong – qui parle à peine allemand à cette époque – fait presque de Petra un personnage comique (Tedjasukmana, 2015, p. 51).

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Fig. 1. Image tirée de Ming Wong, Lerne Deutsch mit Petra von Kant / Learn German with Petra von Kant, 2007, installation vidéo simple, 10:00 min., avec l’autorisation de Ming Wong et carlier | gebauer, Berlin / Madrid.

6En outre, la « re-performance » de Wong non seulement aliène le personnage de Petra, mais elle le défait aussi, l’enjeu étant le corps. Le corps de Petra en tant que produit inscrit culturellement et socialement est confronté à l’échec de la construction – ou de l’habituation – corporelle en raison du passage d’une position de supériorité (de classe) à une dépendance affective envers Karin. Dans les exercices répétitifs d’apprentissage, le langage, les mouvements et les gestes de Wong ébranlent encore plus l’image d’une Petra riche et puissante, image déjà déformée par sa soumission malheureuse à son amour languissant et par ses tirades désespérées et vicieuses. La re-performance de Wong invoque la méthode de Pierre Bourdieu de « contre-dressage », qui est capable de transformer des façons habituelles de parler, de se mouvoir et de faire des gestes, en un nouvel habitus à travers des exercices répétés sur le plan corporel (Bourdieu, [1997] 2015). Non seulement la construction ratée du corps puissant de Petra dans le film « original » rappelle la méthode bourdieusienne de contre-dressage, mais les exercices corporels répétitifs de Wong affirment aussi combien les dispositions habituelles peuvent être désapprises et réentraînées au niveau du corps. Son processus d’apprentissage de l’allemand défait et le corps et la classe sociale élevée de Petra.

7Si la déconstruction de Petra dans la performance de Wong peut être vue comme une variance en termes de représentation des classes sociales, alors ce programme qu’il conçoit lui-même active également une vision distincte du film « original » en termes transculturels. Les préoccupations sensibles de Fassbinder pour le regard et les dynamiques sociales de classe se traduisent de façon très différente dans la re-performance de Wong. Par exemple, la riche et puissante Petra dépend d’une part émotionnellement de Karin, une jeune femme désirable de la classe ouvrière dont elle est éperdument amoureuse. D’autre part, Petra se présente comme étant très privilégiée dans ses relations avec les autres (par exemple, avec sa famille et son employée Marlene). La soumission de Petra à son amante et la forte influence qu’elle exerce sur les autres sont imbriquées de façon inextricable. Le regard et les relations sociales dans le film de Fassbinder sont construits par l’interaction des différents rôles, mais Wong, « en tant que seul interprète d’un ou de plusieurs rôles, ajoute à ces relations de regard un décalage perceptuel en ce qu’il adopte leur identité et rend tous les personnages égaux à travers son appropriation de la langue allemande [Wong fügt diesen Blickbeziehungen als einziger Akteur einer oder vieler Rollen eine Wahrnehmungsverschiebung hinzu, indem er ihre Identität annimmt und mit seiner Aneignung der deutschen Sprache alle Figuren gleich werden lässt] (Haberer, 2014, p. 260). Sa re-performance a été conçue pour qu’il apprenne cette langue et se familiarise avec une culture nouvelle dans le but de – selon ses termes – « devenir allemand »4. Ses exercices langagiers sont davantage mis en évidence que la gestuelle d’acteur (Haberer, 2014, p. 261), ce qui fait de sa re-performance une célébration de la forte hybridité de son personnage. En d’autres termes, Lerne Deutsch de Wong favorise des modes de devenir, mais aussi, simultanément, des modes de « dédevenir » (ou de désapprendre), ce qui constitue selon moi le premier niveau de l’esthétique de la variance dans le film de Wong.

Transition de genre et d’identité

8De plus, la dimension corporelle contribue de façon significative aux œuvres de Wong. Les Larmes Amères de Fassbinder n’est pas la seule œuvre dont il a fait sa propre version. Ses re-performances sont en effet réalisées d’après une série de films qui comprend, entre autres, les films de l’icône de la pop malaisienne P. Ramlee, tournés à Singapour et en Malaisie des années 1950 aux années 1970 et largement distribués, Teorema de Pier Paolo Pasolini (1968), le mélodrame de Douglas Sirk Imitation of Life (1959), Mort à Venise de Luchino Visconti (1971), ou encore L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961). Dans ses œuvres, Wong s’éloigne radicalement de son matériau source en choisissant d’interpréter tous les rôles lui-même5, mettant par là en relief les actes de mascarade, de mauvais casting, de travestissement et de camp (Haberer, 2014 ; Kee, 2012). En apparences, le rôle de Petra est en décalage avec l’identité et la position sociale de Wong. Toutefois, il est intéressant de voir que les tendres sentiments, les relations sexuelles et sociales de Fassbinder infusent subtilement dans le rôle de Petra, comme elles le font aussi dans la re-performance de Wong. La dépendance de Petra – pourtant accomplie professionnellement – à son amante Karin est une réinterprétation de l’amour homosexuel non réciproque de Fassbinder pour Günter Kaufmann, un homme noir marié. Cela pourrait probablement expliquer en partie – du fait de la nature masculine de cette relation – le jeu relativement artificiel des actrices. Une autre explication a trait au fait que dans l’Allemagne de l’après-guerre, « les mélodrames “surjouent” toujours, utilisant une dramaturgie de l’excès pour rejeter les répressions, les aménagements, et les déceptions du réel » [Melodramas always “acted out”, using a dramaturgy of excess to reject the repressions, accommodations, and disappointments of the real] » (Baecker, 2011). En d’autres termes, dans Les Larmes amères, l’amour entre deux hommes est remplacé par l’amour entre deux femmes, dans un acte de croisement de genre, ou, comme l’a formulé Harry Baer, de « transsexualisation » (Baer, 1982, p. 96)6. En ce sens, la re-performance fardée de Wong amplifie le croisement de genre déjà présent dans le film de Fassbinder, puisque sa performance croise doublement les genres, ajoutant ainsi de nombreuses couches à son acte de travestissement.

9Il est intéressant de noter que le genre – ou la minorité sexuelle – joue toujours un rôle important dans les films de Fassbinder parce que ceux-ci sont identifiés comme arborant une esthétique camp7. En tant que « phénomène stylistique marquant, mais difficile à saisir [ein markantes, aber nicht leicht zu fassendes Stilphänomen ] » (Woltersdorf, 2012, p. 229) ayant ses origines dans la sous-culture homosexuelle, le camp a pu être perçu comme fondamentalement ironique, esthétique, théâtral et humoristique (Babuscio, 1993, p. 20). La relation profonde entre les films de Fassbinder et l’esthétique camp fait que l’on projette instinctivement une tendance similaire dans la lecture de la re-performance de Wong. Sa re-performance, sous de nombreux aspects, s’accorde à l’essence du camp, par exemple dans son croisement du genre et de la race, dans sa nature théâtrale, ainsi que dans les costumes et le maquillage flamboyants. Cependant, on observe qu’outre les relations sexuelles, affectives et sociales de Fassbinder qui sont fortement imbriquées dans la re-performance, Wong se réserve toujours des espaces pour se montrer sans déguisement et aliéné. Dans cet exercice répétitif de langage et de mouvement, il se détache d’une esthétique camp en « jouant son rôle et transformant les poses de ses personnages filmiques en son propre jeu avec des rôles genrés » [Er bleibt zu jeder Zeit Ming Wong, der seine Rollenbilder durchspielt und die Posen seiner Filmfiguren seinem eigenen Spiel mit Geschlechterrollen anverwandelt] » (Haberer, 2014, p. 260).

10Cette pluridimensionnalité des personnages de Wong se retrouve dans Next Year, où sa performance de croisement de genre crée une nouvelle signification. Dans L’Année dernière à Marienbad, Resnais et le scénariste Alain Robbe-Grillet racontent l’histoire d’un homme et d’une femme qui ont pu se rencontrer – ou non – il y a un an à Marienbad. Wong remet en scène une sélection de séquences extraites de Marienbad et se concentre sur les intrigues dans lesquelles l’homme (X) cherche à convaincre la femme (A) de leur rencontre l’année précédente à Frederiksbad, ou « à Karlstadt, Marienbad, Baden-Salsa, ou même ici, dans ce salon »8, et que celle-ci promit de le revoir un an plus tard et de s’enfuir avec lui. Comme à son habitude dans ses œuvres, Wong performe à la fois l’homme (X) et la femme (A) mystérieux·se du film de Resnais, ce qui place son corps entre des genres divisés, rappelant que le genre, selon Judith Butler, n’est pas préexistant, mais performatif (Butler, 1988). Dans ce contexte, on pourrait affirmer qu’il n’y a pas d’homme ou de femme se faisant passer pour un homme ou une femme dans Next Year, mais plutôt que le genre est une performance, si bien qu’il existe des transitions constantes entre les identités de genre pré-discursives et polarisées. De plus, la performance croisant le genre chez Wong rend possible une compréhension celui-ci comme forme d’être modifiable (Halberstam, 2019, p. 22). Les conventions et les normes biopolitiques de la production d’un corps genré sont invalidées quand les deux mystérieux personnages masculin et féminin de Resnais ou la Petra de Fassbinder sont supplanté·es par Wong lui-même, les genres transitionnent et s’entrecroisent.

11En d’autres termes, la re-performance met en relief chez Wong les formes de variance genrée en cours de déploiement, lesquelles empêchent, selon Jack Halberstam, « de situer la transition en relation avec une destination, une forme finale, un état spécifique ou une configuration établie de désir et d’identité » [to situate transition in relation to a destination, a final form, a specific shape, or an established configuration of desire and identity] » (Halberstam, 2018, p. 4). De plus, Halberstam suggère qu’un nouveau régime biopolitique doit être construit, où « les corps ne sont pas simplement l’effet de constructions performatives ou sociales […] bodies are not simply the effect of performative or social constructions], mais restent pour toujours un site en construction (ibid., p. 9-29). La conception des corps comme étant en transition constante est cruciale pour comprendre les exercices corporels de Wong, puisque le processus de désapprentissage de ce qui a précédé demeure de fait toujours inabouti. La variance de genre et les corps en transition constituent la seconde couche de l’esthétique de la variance dans le travail de Wong.

12J’affirme également que ce n’est pas seulement le genre qui est transformé dans les re-performances de Wong, mais aussi l’identité culturelle. D’une manière visuellement explicite, Wong interprète des personnages qui sont en tous points étrangers à sa propre identité – lui qui a été assigné homme à la naissance, qui est queer, singapourien et d’origine chinoise. En re-performant d’autres personnes, Wong active des représentations d’identités culturelles formées par différents discours sociaux, différentes réglementations et disciplines. Une nouvelle fois, sa répétition semble affirmer que le processus consistant à devenir quelqu’un d’autre demeure inachevé. À travers sa performance de genre et de race, Wong laisse sa trace dans les personnages qu’il re-performe et qui deviennent sa Petra, son homme (X) et sa femme (A). En d’autres termes, l’idée de (dé)devenir est profondément ancrée dans les œuvres de Wong dans de multiples dimensions.

13L’identité est un processus intrinsèquement changeant, comme l’évoque Stuart Hall :

L’identité n’est pas un ensemble d’attributs fixes, l’essence immuable du soi intérieur, mais un processus de positionnement en constante évolution. Nous avons tendance à penser que l’identité nous ramène à nos racines, à la partie de nous qui reste essentiellement la même à travers le temps. En réalité, l’identité est toujours un processus de devenir jamais achevé, un processus d’identifications changeantes, plutôt qu’un état singulier, complet et achevé. (« Identity is not a set of fixed attributes, the unchanging essence of the inner self, but a constantly shifting process of positioning. We tend to think of identity as taking us back to our roots, the part of us which remains essentially the same across time. In fact identity is always a never-completed process of becoming—a process of shifting identifications, rather than a singular, complete, finished state of being » (Hall, 2017, p. 16).

14La performance que produit Wong des différents personnages fait écho à l’affirmation de Hall selon laquelle l’identité reste essentiellement un processus inachevé. Les œuvres de Wong – qui transforment les personnages des films « originaux » en croisant à la fois le corps et les identités de genre et culturelles – forment une esthétique de la variance qui lui est propre. En d’autres termes, ces variations rendent possibles de nouvelles significations grâce à sa lecture queer de films canoniques, ce qui contribue à une esthétique de la variance et renforce l’idée selon laquelle la pratique de Wong n’est pas uniquement reconstitution, remake, restaging, appropriation, etc.

Variance des techniques

15Tout au long des deux décennies que recouvre son exploration des variations – d’abord à Londres, puis à Berlin où il s’est installé en 2007 –, Wong a progressivement étendu sa pratique et son esthétique en employant une variété de techniques de mouvements de caméra, de montage et de production, et en expérimentant avec la présentation de ses films. Ces techniques s’observent en particulier dans son film Next Year, dans lequel Wong rejoue des séquences tirées de Marienbad. Il tourne sa variation dans l’historique concession française de Shanghai – dans un café appelé « Marienbad », dans un parc public construit dans une combinaison stylistique de jardins français et chinois, et dans des quartiers à l’architecture chinoise et européenne. Les premières séquences de Next Year se déroulent dans le café Marienbad à Shanghai, où plusieurs personnes sont assises. Celles-ci s’immobilisent lorsqu’un téléphone sonne bruyamment. La scène suivante présente une juxtaposition de la variation de Wong et du film de Resnais, dans laquelle apparaissent à la fois la femme rejouée par Wong et la femme du film de Resnais (Delphine Seyrig), debout contre le porche. Un troisième personnage – aussi joué par Wong réinterprétant le personnage féminin de Seyrig avec une apparence (coiffure et maquillage) légèrement modifiée – est inséré sur la frontière où les deux films se rejoignent. À partir de là, les films de Wong et de Resnais commencent à s’entremêler.

16Dans ce film à canal unique9, Wong incorpore des extraits du film de Resnais, formant un champ dynamique, où les deux films s’intersectent, se dissolvent, se remplacent mutuellement constamment. Je classifie ses techniques comme étant 1) des collages et 2) la création d’un cadre changeant. La fig. 2 nous montre une scène exemplaire de la technique du collage : Wong est assis dans une robe blanche, un livre à la main et en contemplation. À l’arrière-plan, on distingue un coin du hall d’entrée de l’hôtel de luxe du film de Resnais, dans lequel le personnage féminin (A), en blanc, est également assis et en contemplation. Wong lui-même est inséré à côté de la femme, découpé avec soin et placé sur la scène de Marienbad, se superposant en partie à la femme (A). Comme dans un collage, Wong s’insère dans les scènes du film de Resnais.

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Fig. 2. Image tirée de Ming Wong, Next Year / L’Année Prochaine / 明年 (2016), installation vidéo HD à canal unique, 17:40 min, avec l’autorisation de Ming Wong et carlier | gebauer, Berlin / Madrid.

17Le collage a été utilisé dans une variété de contextes, allant des arts visuels de communautés racisées à certaines approches féministes usant de la transformation pour mettre fin aux structures établies10. L’idée du collage est de rompre et de détacher les artéfacts de leur contexte « original », reconfigurant différentes images et formant par-là de nouveaux récits possibles. En d’autres termes, le collage est une façon d’informer une image tout en déstabilisant, à travers la discontinuité et la fragmentation, les visions existantes du monde (Mercer, 1994, p. 253). L’homme et la femme joué·e·s par Wong dans Next Year sont inséré·e·s dans des extraits du film de Resnais, et s’intègrent de manière relativement harmonieuse. Cependant, cette insertion extérieure interrompt malgré tout l’image du film de Resnais, amenant des frictions et de l’hétérogénéité. Les éléments placés dans le film à canal unique convergent de façon à former une entité cohérente, tout en existant en même temps de façon indépendante.

18Dans Next Year, la superposition des bandes-son produit également un effet de collage. Dans la projection des films de Wong en général, la bande-son du film de référence et celle de ses variations sont toujours placées ensemble, parfois avec la voix de Wong apparaissant en premier, parfois légèrement après celle de la référence. Lors de la synchronisation de deux ou même de plusieurs bandes-son, une légère différence en vitesse ou volume sonore cause une énorme incongruité. Dans Next Year, un décalage supplémentaire est créé par la voix-over de Wong qui lit le script de Marienbad, mais transposé au futur. Ce qui s’est passé l’année dernière à Marienbad devient un événement qui se produira l’année prochaine. Il s’agit, d’une part, d’une affirmation de la dissonance temporelle de Resnais : dans cette « histoire d’une persuasion » (Robbe-Grillet, 1961, p. 12), l’homme (X) semble délibérément troubler et désorienter la femme (A) par un flot d’affirmations, au point de déformer les souvenirs de celle-ci quant à leur éventuelle rencontre l’année dernière. Les affirmations de l’homme, de même que certains incidents, se répètent sans cesse avec des modifications de détails déconcertantes (Polizzotti, 2009), ce qui procure au film un effet d’incertitude temporelle et spatiale. D’autre part, l’emploi par Wong du futur comme temps verbal crée un maximum de frictions et de conflits dans la répétition des voix, d’échos et de sons disparates.

19Avec la seconde technique de création, celle d’un cadre changeant, Wong incorpore deux films en réalisant une intersection fluide entre les deux. Par exemple, dans une scène de Next Year, Wong prend un extrait du film de Resnais où l’homme (X) et la femme (A) se promènent dans le jardin du Palais Nymphenburg, et mêle d’une façon envoûtante cette scène à sa reconstitution dans le parc de Shanghai au style français. Les spectateur·rices pourraient avoir du mal à expliquer verbalement comment est réalisé ce qui se passe à l’écran, puisque les deux images non seulement se mêlent, mais sont aussi constamment en mouvement et apparaissent alternativement (fig. 3). En d’autres termes, les deux films sont continument en train d’alterner et de se déplacer, si bien que les deux œuvres sont complètement enchevêtrées. Toutefois, la friction des deux images s’observe facilement. Cette technique complique significativement la distinction des scènes de Wong de celles de Resnais. Il faudrait inspecter l’œuvre plusieurs fois en détail, arrêtant constamment les images, pour découvrir exactement comment Wong a apporté à l’œuvre une dynamique entre mélange et hétérogénéité.

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Fig. 3. Image tirée de Ming Wong, Next Year / L’Année Prochaine / 明年 (2016), installation vidéo HD à canal unique, 17:40 min, avec l’autorisation de Ming Wong et carlier | gebauer, Berlin / Madrid.

20De plus, le(s) cadre(s) dans Next Year ressemble(nt) à un vrai cadre de fenêtre avec un rideau en surimpression ; l’image de la variation de Wong et celle du film de Resnais se transforment l’une en l’autre par le mouvement horizontal ou vertical du rideau. Parfois, le cadre de la piste de Wong prend différentes formes – un petit cercle, par exemple – et est implanté dans le film de Resnais ; parfois, les deux cadres carrés des deux œuvres varient en taille, se superposant l’une à l’autre. En d’autres termes, la variation de Wong et Marienbad de Resnais se surimpressionnent de façon à ressembler à différents glitchs artificiels. Les spectateur·rices voient les cadres des images se déplacer de façon flexible, comme s’ils avaient une plasticité. Le cadre devient donc dynamique dans la variation de Wong, ce qui différencie son film d’une reconstitution, ou de toute autre définition mentionnée précédemment. Il s’agit plutôt d’une variation qui crée des significations nouvelles.

21En outre, Wong crée sa variation d’un espace mémoriel disloqué non seulement en soulignant la dépossession géographique que symbolise la ville de Shanghai, autrefois colonisée, mais aussi en permettant la violation de la continuité – cause et effet –, si bien que le passé, le présent et le futur sont entremêlés, voire suspendus. Contrairement à ses œuvres précédentes qu’il pourrait décrire comme des reconstitutions, Wong précise en particulier que Next Year n’est pas un remake du film original, mais une « variation » qui met l’accent sur la dissonance temporelle et spatiale d’une manière qui aurait plu à Resnais. Je soutiens ainsi que l’arrangement technique – incluant les mouvements de caméra, l’échantillonnage de différents films, les techniques de montage, l’intersection des sons – constitue le troisième niveau d’une esthétique de la variance dans la pratique de Wong.

Environnement de présentation et format changeants

22Bien que nombre des œuvres de Wong fassent étroitement référence au cinéma mondial, ses intérêts thématiques se situent dans le milieu de l’art, et ses œuvres sont principalement exposées dans des espaces, des musées et des institutions artistiques. Ses variations peuvent osciller entre différents formats, certaines étant des vidéos multicanales, d’autres monocanales. Néanmoins, ses œuvres sont principalement qualifiées d’« installations vidéo » plutôt que de films, et certaines exigent des arrangements particulièrement complexes de l’espace et de la projection. Pour Lerne Deutsch, Wong a préparé deux versions différentes dont le format varie. Lerne Deutsch peut être exposé comme installation vidéo à canal unique, dans laquelle seule la re-performance de Petra par Wong est présentée, ou comme installation vidéo à double canal, dans laquelle l’extrait du film de Fassbinder est juxtaposé à la variation de Wong et les deux pistes sonores se chevauchent. De plus, la variation de Wong sur Les Larmes amères compte une extension supplémentaire : Lehre Deutsch mit Petra von Kant / Teach German with Petra von Kant (2017, ci-après Lehre Deutsch) est un remake de Lerne Deutsch réalisé à l’occasion des dix ans du film et de l’arrivée de Wong en Allemagne. Pour Lehre Deutsch, Wong a refilmé les mêmes extraits apparaissant dans Lerne Deutsch avec dix interprètes supplémentaires – ses étudiant·es à l’Université des arts de Berlin. Pour cette version, Wong a réalisé un ingénieux rappel de la première, en remplaçant dans le titre « apprendre » par « enseigner » (« Lerne » / « Lehre »), puisqu’il enseigne à ses étudiant·es avec Petra, plutôt que d’apprendre avec elle. Wong a ensuite monté ensemble toutes leurs performances dans une vidéo à canal unique. Les dix performances se remplacent l’une l’autre dans une succession rapide, si bien que les spectateur·rices peuvent uniquement constater les flashs de différents visages sur l’écran, avec de multiples voix-over se chevauchant.

23Les variations de format peuvent largement concerner les pratiques d’exposition et de présentation, et modifier la lecture que l’on fait du travail de Wong. Pour les spectateur·rices, l’expérience visuelle, sonore et sensuelle diffère considérablement en fonction du format d’exposition. Par exemple, comparée à la version monocanale de Lerne Deutsch, sa version en tant qu’installation d’image animée à double canal projetée sur un mur fait directement référence, par l’image et par le son, au film de Fassbinder. Le cadre est démultiplié alors que deux pistes d’images sont juxtaposées et les bandes sonores se superposent, ce qui crée l’effet d’une œuvre à couches multiples. Quand la vidéo monocanale est présentée sur l’écran d’un téléviseur cathodique placé sur un tapis flokati11, Wong reprend le décor des Larmes amères, dans lequel Petra rampe sur le sol entièrement recouvert de ce même type de tapis, ce qui produit encore une expérience différente de celle de l’installation vidéo à double canal. Cette technique de présentation des œuvres fait figure d’exception chez Wong, mais elle permet par son atmosphère de resituer sa variation par rapport à l’époque de production du film de Fassbinder (Haberer, 2014, p. 264). Dans la version à canal unique de Lehre Deutsch, les cadres sont en transition et l’image ressemble à un flicker, c’est-à-dire à une sorte de clignotement, en raison de la succession de dix pistes de performance, ce qui multiplie de façon significative le cadre et l’intersection entre identités, race, genre et âge. De cette manière, la subjectivité fragile de Petra est encore fracturée au-travers des dix performances.

24Les variations du format de présentation deviennent cruciales lorsqu’on lit la différence entre la variation de Wong et sa référence à l’aune des différences existant entre le cinéma et l’art – tous deux compris comme espace de présentation et comme champ pratique. La présentation de films au cinéma ou dans des espaces d’art diffère sensiblement. Plus de cinq décennies de développement de réflexions sur l’intersection entre le film et l’art contemporain ont donné lieu à des débats théoriques fertiles. Les images en mouvement présentées dans les espaces d’art sont en général considérées comme autant de défis à la projection conventionnelle dans les cinémas. La projection dans les espaces d’art, en ce sens, explore différentes formes novatrices d’engagement dans les relations spatiales et participatives12. La projection en salle, en revanche, est considérée comme centrale « pour la fiction de la souveraineté subjective dominant les médias visuels modernes », et « actualise les formes symboliques hégémoniques dans la représentation occidentale [to the fiction of subjective sovereignty that dominates modern visual media […] actualizes the symbolic forms hegemonic in Western representation » (Wasson, 2020, p. 12). Contrairement aux films dont elles s’inspirent, les œuvres de Wong sont présentées principalement dans un contexte artistique ; elles explorent donc un contexte différent (du cinéma à l’art), interagissent avec divers environnements de présentation et sont distribuées de différentes manières.

Coda

25Pour revenir à la question initiale concernant la description de la pratique de Wong, je n’ai pas cherché à mobiliser une théorie particulière pour comprendre la notion de « variation ». J’ai plutôt décortiqué les différents niveaux de l’esthétique de la variance dans les travaux de Wong. Je défends que l’esthétique de la variance découle de plusieurs éléments relatifs à l’état de « queerisation », de transition, d’intersection. D’une part, une partie des variations de Wong recoupe toujours ses références. Dans Lerne Deutsch, les relations sexuelles et sociales de Fassbinder ainsi que ses imbroglios affectifs s’entremêlent subtilement avec la re-performance de Wong. Dans Next Year, l’exploration temporelle et spatiale de Resnais laisse aussi des traces dans la variation de Wong. D’autre part, les œuvres de Wong diffèrent considérablement de l’« original » en termes de désapprentissage des personnages, de variance de genre, de transition d’identités, de techniques de mouvements de caméra, montage et production, et de variations de format et de contexte de présentation. Toutes ces particularités donnent jour à une esthétique de la variance dans les œuvres de Wong.

26De plus, j’ai localisé des potentialités transformatrices dans différents niveaux de variations dans les films de Wong. Je les identifie dans le processus de (dé)devenir, les transitions constantes des identités de genre et des identités culturelles, l’emploi du collage et la nature changeante des cadres, ainsi que les différences de format entre la vision de l’« original » et celle des variations. J’ai constaté que les dynamiques transformatrices qui émergent autour du corps, du genre, de l’identité et des techniques dans le travail de Wong peuvent contribuer à une esthétique filmique. Ces dynamiques sont aussi cristallisées dans l’approche queerisante que Wong adopte dans sa réinterprétation de films canoniques. L’esthétique de la variance dans les œuvres de Wong est un processus en devenir, ambigu et inachevé, similaire à sa pratique artistique, qui ne peut être catégorisée par une seule définition.

27Traductrice : Audrey Hostettler