Colloques en ligne

Laura Zinzius

Les collages féministes : une pratique en trois temps. Matérialité, performativité et ethos

Feminist collages: a practice in three stages. Materiality, performativity and ethos

1Engagée dans la réalisation d’une thèse interrogeant les formes et effets des collages féministes autant que les conditions qui permettent leur réalisation, je m’intéresse ici à leur temporalité ; j’entends en particulier rendre compte des trois temps qui constituent la pratique du collage : écriture, collage, recensement. Cette tripartition tient lieu de structure à cet article que j’étaye avec quelques observations sur l’ethos des militant∙es. Je comprends l’ethos tel qu’il a été défini par Ruth Amossy (2010) comme l’image de soi renvoyée par le discours autant au niveau individuel que collectif. Selon Dominique Maingueneau, l’ethos peut transparaître à travers l’oral ainsi qu’à travers lécriture, par le « niveau de langue, le choix des mots, usage dexpressions toutes faites, rythme, humour, etc. » (Amossy, 2010, p. 36).

2Mon propos se fonde ici sur l’analyse de photographies postées sur les comptes Instagram des groupes de collages des grandes villes françaises et belges (Paris, Bruxelles, Marseille, Lille, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Liège, mais aussi Décolonisons le féminisme et Collages afrofem Marseille) et sur une série d’entretiens compréhensifs menés avec des membres de ces collectifs. L’enjeu est de proposer une sorte d’état des lieux d’une recherche en cours : afin de donner à voir une variété de pratiques, j’ai de cette façon privilégié un parcours transversal, interrogeant les productions de différents groupes à l’aune de leurs posts sur Instagram plutôt que de livrer l’analyse des modes de fonctionnement d’un seul collectif.

3Un problème que soulève ce postulat est celui de l’ethos collectif. Peut-on parler d’ethos lorsqu’il s’agit de groupe hétérogènes (géographiquement et socio-politiquement), qui se composent eux-mêmes de membres différents, produisant une myriade d’énoncés ? Il me semble que, pour sortir de cette impasse, il faut revenir sur l’utilisation de l’ethos collectif que je fais dans ce cadre. Partant d’une même matérialité adoptée par les groupes de collage (feuilles A4 blanches et lettres noires – Saint-Amand, 2021), j’essaye de percevoir, à travers les nombreuses reprises de slogans entre les collectifs, la similitude des revendications, une mise en scène récurrente d’un « nous » sujet de lutte, mais surtout une pratique contestataire commune, des traits d’ethos en tant qu’images plurielles renvoyées par ces éléments de discours. Si j’ai voulu reprendre des exemples de groupes différents, c’est dans le but de faire voir la pluralité et la diversité des groupes de collages1. En les analysant côte à côte je postule qu’ils disent quelque chose d’un état de société, de débats en cours, et, me fondant sur ces slogans variés, je cherche à mettre en lumière des images de soi d’une pratique militante d’aujourd’hui, dans le contexte franco-belge. Il ne s’agit pas d’induire une supposée unicité des groupes de collages, qui sont aussi multiples que les féminismes. Au contraire, l’ethos permet de parler d’enjeux plus large (en termes d’effets de discours) tout en ne réduisant pas les zones de tensions qui existent au sein des collages féministes.

« L’atelier d’écriture2 »

4Dans un premier temps, les militant·es écrivent sur des feuilles blanches les slogans qu’iels souhaitent voir collés dans les rues3.

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Colleur·euses en train de peindre

@decolonisonslefeminisme, 2 novembre 2020.

5Cette écriture peut se faire en groupe, mais aussi en solitaire, certain·es colleur·euses préparent seul·es les slogans afin qu’ils soient prêts à temps pour la session de collage4. Dans le premier cas, les slogans peuvent être débattus, commentés et inventés en groupe. Le groupe liégeois Gluegang, par exemple, fonctionne de manière assez organique : ses militant·es se réunissent selon les disponibilités de chacun·es afin d’écrire les slogans, que ce soit en reprenant des formules préexistantes ou en en inventant de nouvelles. De même, à ses débuts, le groupe de Collages Féminicides Paris se réunissait dans un squat et écrivait ensemble les slogans ; certains d’entre eux étaient affichés aux murs et servaient de modèles que les peigneur·euses recopiaient.

Le plaisir de la création

6Dans sa thèse, Zoé Carle se penche en poéticienne sur les modes de composition et d’évolution du slogan :

[…] la création de nouveaux slogans se fait généralement à partir de matrices collectives qui doivent être validées par le groupe pour être instituées slogans. C’est la nature formulaire du slogan qui permet en grande partie l’improvisation et l’invention : la formule, qui procède en partie du moule rythmique, facilite la mémorisation et fournit un cadre contraint sur lequel opérer des variations (Carle, 2019, p. 57).

7La pratique du collage permet d’observer de nombreuses variations autour d’une formule déjà en circulation, à la faveur de recyclages, d’actualisations et d’ajustements. Ainsi, à Bordeaux, peut être lu le slogan « Recyclez vos déchets n’en faites pas des préfètes », alors qu’à Marseille on a pu observer le collage « Triez vos déchets n’en faites pas des ministres ». Dans le premier cas, les militant·es bordelais·es dénoncent l’inaction face à l’urgence climatique et, supposément, raillent Fabienne Buccio, nommée préfète de la Gironde la même année. Le slogan doit alors être réinterprété à la lumière de la carrière politique de l’intéressée : préfète de différentes régions (d’où le « recyclage »), dont celle du Pas-de-Calais, elle fut en charge du démantèlement de la « jungle de Calais » qui augmenta encore la précarisation des exilé·es. Dans ce cadre, le slogan livre une triple attaque : sur la nécessité d’agir pour la planète (« recyclez ») — ou serait-ce une charge, teintée d’ironie, contre la rhétorique étatique de responsabilisation individuelle des citoyens et donc, dans le même mouvement, de déresponsabilisation de l’État ? —, sur l’inaction des politiques actuelles face à la crise climatique et sur les actions passées de la préfète. Mais, de manière plus globale, la formule fustige aussi la propension du milieu politique à tourner sur lui-même et à « recycler » ses acteurs et actrices en leur offrant de nouvelles fonctions, sans prendre en considération leurs erreurs.

8À Lyon, où je les rencontre en avril 2022, les colleur∙euses ne disposent pas de lieux suffisamment grands pour accueillir des « ateliers » d’écriture de slogans : les membres du collectif les réalisent chez elleux, et, donc, parfois seul·es. Pour autant, les slogans sont eux aussi choisis et débattus en collectivité. La discussion peut se tenir via un outil numérique : à Lyon, les membres du réseau ont de la sorte un fichier avec une liste de slogans approuvés, susceptibles d’être collés dans les rues de la ville. Cette liste est évolutive, les militant·es peuvent proposer de nouveaux slogans sur la plateforme numérique, mais ils doivent être likés par au moins 4 personnes et n’avoir aucun dislike. Si c’est le cas, le slogan est ajouté à la liste et sera collé dans les rues de Lyon5.

9Ces négociations autour des slogans entraînent parfois des débats sur la langue (lexique employé, orthographe), sur la poétique (rimes, brièveté de la forme etc.) ou sur des questions politiques (inclusivité, légitimité de parole, etc.). Dans sa thèse Le langage est un lieu de lutte, Mona Gérardin-Laverge, part du postulat que

[s]i les féministes ont investi les questions de langue et considéré le langage comme un outil de lutte, c’est qu’ielles ne considèrent pas le langage comme un outil de communication neutre ou comme simple instrument référentiel, mais comme un lieu de pouvoir et de lutte, un champ de bataille à investir, un espace d’expression, de création, d’ouverture de possibles, de mise en relation (2018b, 14).

10La revendication instigatrice des collages féministes (à savoir, la reconnaissance de la notion de féminicide et la mise en circulation du terme à large échelle) démontre bien cette considération qu’ont les militant·es pour le langage : elle est envisagée en tant qu’objet politique et social. Ces moments, virtuels ou non, sont de réels catalyseurs de réflexions sur le langage, le politique, le militantisme, moments qui ont lieu en dehors des murs académiques ou scientifiques. Pour autant ce savoir acquis en militant est réel et très pointu, et il se partage, entre autres, durant ces débats6. Ce savoir militant est perceptible par exemple dans des slogans tels que « Fatigay » ou « Pant·astique Bi·outiful Ace·ptionnel » qui affichent une connaissance précise du lexique LGBTQIA+, ou encore dans celui « Stealthing = viol » qui suppose l’entendement du terme « stealthing7 ».

11Les militant·es témoignent d’une certaine compétence langagière et ludique : iels jouent avec la langue afin de trouver des slogans qui « choquent, interpellent », selon les termes d’une des interviewées lyonnaises. La créativité des militant·es est multiple, comme le montrent les milliers de collages qui jouent autant sur le syncrétisme (« Darmamain dans ta gueule »), sur l’intertextualité (« On ne naît pas femme mais on en meurt »), le détournement (« Girls wanna have fun en sécurité », « Je ne t’aime pas à en mourir »), les rimes (le calembour « Mieux vaut une paire de mères qu’un père de merde »), les formes (le puzzle « Feministe | Flamboyante | Noire | Sororité | Égalité ») ou encore la polysémie (« Nos jupes sont courtes pas nos idées »).

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« Féministe | Flamboyance | Noire | Égalité »

@decolonisonslefeminisme, 29 juillet 2020.

12Ce jeu sur le langage n’est évidemment pas l’apanage des colleur·euses et s’observe dans nombre d’écritures contestataires. Il témoigne d’un ethos particulier, à la fois ludique mais aussi révélateur d’un certain capital culturel et politique détenu par celleux qui l’endossent, capables de créer des formules efficaces qui convoquent une encyclopédie vaste allant du proverbe aux événements d’actualité politique, en passant par la culture pop et les récentes théories féministes ou antiracistes. Ces références multiples et ces jeux parfois humoristiques mettent à distance un ethos qui serait celui de l’intellectuel·le détaché·e de toute réalité sociale et politique que pourrait induire la précision scientifique de certaines références, d’autant plus que plusieurs slogans utilisent un registre très familier (« On ne rasera ni les murs ni nos chattes », par exemple).

13Le plaisir que peut procurer l’invention d’un slogan — Carle parle de « trouvaille » (2019, p. 58) — peut aussi passer par l’écriture, l’inscription de celui-ci sur les feuilles de papier. C’est ce qu’évoque Fraenkel quand elle décrit « l’énigmatique plaisir graphique » (Fraenkel, 2018, p. 8) dans son article sur les actes graphiques, ou encore lorsqu’elle écrit à propos des graffitis :

L’accent mis sur l’acte graphique lui-même, le badigeonnage, souligne l’importance, souvent négligée, de ce que l’on pourrait nommer la force graphique de l’inscription. C’est bien le fait de s’appliquer, de tracer les lettres rouges « impeccablement » qui compte ici autant, voire plus, que le slogan lui-même. De plus, en traçant leurs belles lettres sur le mur de la Mairie et non sur un quelconque support, les militants accomplissent un acte de bravoure qui donne à l’écrit une valeur et une force spécifiques (Fraenkel, 2007, 102-103).

14C’est la même application dont font preuve les colleur·euses lorsqu’iels tracent les lettres sur les feuilles A4, peignent les dessins8 ou les signatures (c’est le cas du groupe de collage de Lyon par exemple), font varier les types de papier, les couleurs des lettres, ou encore les typographies, laissant transparaître un savoir-faire multiple9. Comme l’indique Fraenkel,

[…] l’impact des formules ne peut être complètement dissocié des formes matérielles qui les ont incarnées. […] Cette description accorde une large place au matériel militant. La manière d’écrire, de fabriquer les panneaux, pancartes et banderoles, l’usage de dessins, de figurines : tout compte, tout fait sens (2018, 8-9).

15Si, à Lyon, les militant·es signent leurs collages, c’est entre autres pour se différencier des collages antiféministes qui fleurissent dans la ville. Cette signature vient réduire le champ de l’anonymat, préciser la source de l’énonciation, sans pour autant la sortir d’une énonciation collective. De la même manière, les dessins étaient moins fréquents au début des actions de collages (2019) qu’aujourd’hui, ce qui témoigne d’une évolution dans la pratique (tout comme dans les thématiques qu’elle recouvre). Mais surtout, ce maintien presque systématique du lettrage noir sur feuilles blanches, parfois escorté d’illustrations, la mise en valeur de mots par la dissociation de couleur, la variation des typographies sont des éléments matériels qui contribuent à donner une dimension « esthétique » au collage, dimension qui peut faire effet sur les passant·es.

Le collage comme pratique de transformation

16Tracer le slogan peut avoir une fonction cathartique : se libérer en exposant, avec son corps, une violence contre laquelle on se bat et/ou dont on est victime. Cette fonction peut être d’autant plus importante quand le·a colleur·euse inscrit sa propre histoire. Alice Ziegler témoigne dans le livre Notre colère sur vos murs de Collages Féminicides Paris : « [i]els me parlent du collage comme pratique thérapeutique, comme un moyen de reprendre le pouvoir, un moyen d’agir pour soi autant que pour les autres » (CFP, 2020, p. 107-108). Le collage devient alors synonyme de transformation de sujet, en tant qu’il réalise son pouvoir d’action, se politise, réalise les naturalisations qu’il s’agit de combattre, ce qui existe en lui, en somme il devient féministe10. C’est que « lutter contre l’oppression implique de mettre en place des pratiques de transformation subjectives, qui changent nos pensées, nos affects, nos désirs, nos perceptions, nos relations, notre vécu » (Gérardin-Laverge, 2018a).

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« Ce n’est pas parce que […] »

@collages_feminicides_paris, 13 septembre 2020.

17L’inscription, dans le cas du collage, est double : elle se fait à la fois lors de l’écriture mais aussi lors du collage. Ces deux gestes demandent la même application, autant d’investissement de soi. Par ailleurs, inscrire avec son corps, c’est également laisser une trace de cette corporalité, de cette subjectivité. Les tracés différents sont des indices de la pluralité de sujets laissés aux yeux des passant·es qui, collés dans un espace duquel ils sont souvent exclus (la rue la nuit), viennent occuper  en absence/présence  ces espaces.

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« A quand la fin du pillage en RDCongo ? »

@decolonisonslefeminisme, 26 décembre 2020.

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« Plus que 12 féminicides et c’est noël »

@collages_feministes_toulouse, 1er décembre 2020.

18Dans l’ouvrage collectif 40 ans de slogans féministes 1970/2010, Béatrice Fraenkel commente une manifestation féministe en non-mixité de la sorte : « […] la manifestation ne se contente pas de formuler des vœux, elle les accomplit. Elle forme une sorte de corps collectif soudé, grâce auquel chaque participante reprend la rue » (Fraenkel, 2018, p. 14). Le même procédé peut être perçu dans les collages féministes, qui occupent la rue à plus ou moins long terme (selon qu’il soient ou non vite arrachés), occupation qui motive la pratique et qui, parfois, est au cœur des slogans. C’est le cas par exemple du collage « La rue est à nous », trouvé dans les rues de Lyon. Les militant∙es expliquent d’ailleurs en description du post Instagram que « [l]es lettres noires sur feuilles blanches occupent la rue et les esprits ». Mona Gérardin-Laverge indique que, dans le cadre des manifestations féministes, « [u]ne des premières forces de rupture des slogans qu’on peut dégager, c’est celle qui consiste tout simplement dans le fait de prendre la parole » (Gérardin-Laverge, 2018a). Le slogan « On nous coupe la parole, on la prend et on la colle » illustre bien la fonction de dé-silenciation que revêt le collage. Non seulement il se fait la voix d’une revendication — « laisser parler les personnes silenciées » — mais aussi il fait lutte en étant en soi une prise de parole de ces personnes réduites au silence. Si les militant·es ne sont plus présent·es, leur parole reste au mur : les collages demeurant sur les murs peuvent être vus comme une lutte toujours en cours.

19Il y a donc une ambiguïté en terme de responsabilité énonciative : s’il y a la trace d’une présence, le collage est le fait d’une collectivité et est anonyme11. C’est une énonciation à la fois singulière et collective. Il me semble que cette dualité singularité/collectivité, présence/anonymat fait écho à certaines théorisations féministes qui seraient incarnées par les collages. On pense par exemple aux savoirs situés12, à la valorisation de la subjectivité (qui s’oppose à l’idée qu’il existe un sujet supposément universel, neutre et objectif qui, en fin de compte, sert à imposer et naturaliser le point de vue dominant13), mais aussi à la valeur du collectif, de la « sororité », de l’« adelphité ». Manon Delcour, lors de sa communication « “Notre colère sur vos murs” : étude de collages féministes14 », les définissait comme des « énoncés situés mais anonymes ». Cela a pour effet de rendre la réception du slogan d’autant plus percutante : l’interpellation est issue d’une personne concrète (et non pas d’une entité abstraite) mais qui pourrait être n’importe qui : son ou sa voisin·e, le ou la passant·e.

20Cet effet sur le pôle de la réception, Fraenkel en parle également dans son commentaire du témoignage d’un militant parisien de 68 lisant sur le mur de la poste « À bas le vieux monde » :

L’énoncé est toujours un slogan, un acte de langage typique — de nouveau un exercitif —, mais ce qui est pointé par le récit c’est la force particulière que revêt la lecture quasiment contemplative de cette inscription, installée dans l’espace public. Ce n’est pas uniquement le message qui porte la force de l’énoncé, même s’il en est constitutif, c’est bien son affichage, son exposition (2007, p. 107).

21Dans le cas qui nous occupe, ces écrits et cette force sont aussi imposés par le deuxième temps, celui du collage, où l’on « affiche » et « expose » les revendications que les militant·es ont écrites auparavant. La lecture « contemplative » est favorisée parce qu’elle se fait dans un espace public ; le collage, de par son esthétique et de par sa taille, mais aussi de par la trace de la subjectivité qu’il affiche, devient une sorte de toile qui, dans la scène plus globale de la rue, appelle la contemplation.

Deuxième temps : aller coller

22Les colleur·euses vont coller à plusieurs, pour des raisons de sécurité (autant vis-à-vis des agressions qu’en prévention d’une potentielle interpellation policière) et pratiques (une personne met la colle, une autre les feuilles et une dernière repasse avec de la colle). Le collage se fait principalement de nuit à la fois par discrétion (la pratique est illégale) et par revendication (récupération d’un espace dont iels sont exclu·es : la rue, la nuit).

« Nous sommes tous.tes des guerrier.ères »

23Le fait que l’écrit soit illégal, comme l’a expliqué Fraenkel, vient teinter l’effet qu’il a : c’est « un acte de bravoure » (2007, p. 103). Les colleur·euses ont dès lors un ethos qui, lui aussi, relève de l’intrépidité, du courage, d’autant plus qu’iels bravent l’imaginaire de la rue nocturne et lugubre. Cet ethos est également construit par les slogans dans lesquels les militant·es se mettent en scène, avec par exemple des collages tels que « Puissant∙es », ou encore « Agresseur à toi d’avoir peur ». Ici, l’ethos dit (Maingueneau, 2014)  ce que les locuteur·rices disent d’elleux-même  va dans le même sens que celui qui est montré  comment iels le disent, la pratique en soi, le ton utilisé, l’interpellation, etc.

24Certains slogans expriment de la colère  « Notre colère tes murs et dans ta gueule », « Révoltez-vous » ou encore « Rage de nuit » , elle aussi revendiquée, participant également de l’ethos et déjouant les stéréotypes de genre : les minorités de genres qui seraient calmes et silencieuses, qui subiraient sans défense les violences de l’espace public de nuit, ou encore celui de la « femme douce », etc. Gérardin-Laverge note que le slogan « Dans la jungle des rues, les femmes rugissent », scandé dans des manifestations féministes, « […] reconfigure un stéréotype de genre tout en constituant un sujet collectif d’expression et de lutte, dont il combat la silenciation et la délégitimation. Il donne une représentation, une interprétation de la manifestation et participe à sa signification » (Gérardin-Laverge, 2018a). En effet, il y a bien un « nous » sujet de lutte qui se dessine derrière ces slogans (explicitement à travers l’adjectif possessif « notre » par exemple). La présence des militant∙es se fait donc sentir par la trace du collage, la trace de peinture mais aussi, parfois, par l’énonciation d’un sujet collectif qui revendique le droit à la parole, à la colère. Dans le cas de « Notre colère sur vos murs » (et ses variantes), le slogan matérialise leur colère sur les murs. D’autant plus que ces murs ne sont pas les leurs, ils sont les « tiens », les « vôtres », pour bien indiquer la transgression. Ces possessifs jouent, il me semble, sur plusieurs niveaux : ils disent à la fois que l’espace public (dont les murs) ne sont pas à elles et eux, et font donc référence à leur exclusion, mais disent aussi peut-être l’appropriation déplacée d’un emplacement public que pourraient exprimer les détracteur∙rices des collages (comme pour répondre à un « vous abîmez mes murs »).

25À nouveau, cet ethos entre en résonance avec certaines théories féministes : la légitimité de la violence, de l’auto-défense (Dorlin, 2019), de la colère, etc. Si ces slogans viennent contrer les stéréotypes de genre, il serait faux de croire que la posture adoptée par les militant·es est nouvelle, au contraire on peut trouver de nombreux autres exemples dans l’histoire du féminisme (comme le prouve l’exemple donné par Mona Gérardin-Laverge ci-dessus ou encore l’ouvrage 40 ans de slogans féministes 1970/2010).

S’approprier la ville

26Coller, c’est aussi arpenter les rues en vue de trouver un endroit propice pour apposer les messages, ce qui « […] permet [aux colleur∙euses] d’adopter la ville, d’en développer une connaissance géographique et donc de diminuer [leur] sentiment de danger » (CFP, 2020, p. 51). Coller devient un moyen d’acquérir un savoir sur sa ville, par exemple : quels sont les quartiers dans lesquels il est possible, ou non, d’afficher ? Ainsi, comme l’expliquent les colleur·euses parisien·nes, il est plus compliqué d’aller coller à l’Est de la ville, dans les quartiers plus bourgeois. De même, à Lyon, iels évitent de coller dans le « Vieux Lyon » de peur de subir les sévices des « fachos »15. Les auteur·ices de Notre colère sur vos murs parlent de « sociologie de quartier » (CFP, 2021, p. 62).

27Cette connaissance de la ville, les militant·es l’acquièrent aussi par les bâtiments qui l’occupent. Ceux-ci étant le support de leurs messages, ils déterminent parfois leurs actions et leurs trajets. En effet, si souvent le trajet est aléatoire, il est parfois orienté par la recherche d’un grand mur, d’un mur lisse, ou encore d’un mur longeant un lieu fortement fréquenté. Sur le groupe Instagram de Marseille on découvre deux slogans collés au même endroit à des moments différents. Serait-ce parce que c’est un lieu de passage, parce que le mur se prête bien aux collages, ou encore parce que scénographiquement il « rend bien » (escaliers qui s’ouvrent sur le collage, en hauteur, etc.) ?

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« Ta sœur aussi tu la siffles ? »

@collages_feministes_marseille, 13 août 2020.

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« Femmes du monde unissons nous »

@collages_feministes_marseille, 8 juin 2020.

28Le support peut également être choisi selon d’autres critères, comme la valeur symbolique qu’il suppose. Coller sur un mur lambda ou coller sur une statue à la gloire de, ou un mémorial n’implique pas le même rendu : ces bâtiments à haute charge symbolique viennent ajouter un effet de sens au collage (glorification, solennité, etc.) et, réciproquement, les collages modifient la symbolique du monument. C’est le cas du collage « Au pays des lumières éteintes le racisme brille » sur la Statue de la République, qui invite à reconsidérer les valeurs revendiquées par la France.

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« Au pays des lumières éteintes le racisme brille »

@collages.afrofeministe, 14 juin 2020.

29À plusieurs reprises les collages sont apposés sur les bâtiments qu’ils interpellent ou attaquent, que ce soit pour dénoncer l’homophobie présente dans les tribunes de l’OM en collant « Homophobie : hors jeu » sur le Vélodrome de Marseille, l’inaction de l’État et de la justice face aux féminicides (« Féminicides : état coupable, justice complice » sur le palais de justice de Marseille), ou encore les violences sexuelles encouragées par les bizutages et tues par leurs directions aux sein de l’Institut d’Études Politiques de Bordeaux, où peut être lu sur sa façade le slogan « #SciencesPorcs ».

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« #SciencesPorcs »

@collages_feministes_bordeaux, 12 février 2021.

30En plus d’interpeller les passant∙es, ces collages changent la configuration des lieux sur lesquels ils se déploient. L’IEP de Bordeaux se voit renommée SciencesPorcs. En collant, les militant∙es transforment le bâtiment et la symbolique qu’il représente. Nous ne sommes plus en face de l’entrée de Sciences Po mais de SciencesPorcs, une École d’agresseurs et de complices, un lieu de violences sexistes. Ces slogans fonctionnent dès lors comme les « actes d’écriture » définis par Fraenkel, « [c]es situations [qui] se caractérisent par le fait qu’un acte d’écriture est joint à un acte de langage, que cet acte d’écriture n’est pas simplement un acte de scription car il affecte l’énoncé d’une valeur spécifique » (2007, p. 103).

Les collages pris dans un « conflit de sémiose16 »

31Les slogans viennent transformer les lieux qui les accueillent qui, à leur tour, leur confèrent parfois une signification particulière. Ainsi, de nombreux collages sont trouvés sur des supports qui viennent en altérer la signification, ou qui abritent d’autres formes de littératures sauvages avec lesquelles ils entrent en dialogue. À Bordeaux, les colleur∙euses ont placé le slogan « Je te crois » en dessous d’un tag « Liberté », lui conférant une double lecture : à la fois il apporte un soutien aux victimes de violences sexistes17 et en même temps il exprime, de manière lyrique, un désir de liberté. Les deux écritures urbaines ensemble deviennent un énoncé presque poétique — qui ne peut manquer de renvoyer au célèbre poème « Liberté » de Paul Eluard, dont le « J’écris ton nom » serait remplacé par une déclaration d’adhésion et de confiance.

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« Liberté » + « Je te crois »

@collages_feministes_bordeaux, 25 octobre 2020.

32C’est ce même effet de décalage de sens que l’on peut apercevoir dans la photographie du groupe de collage de Marseille, où s’y lit « L’immonde d’après » en dessous du nom de rue « Rue des vertus ». Cette qualification est rendue ironique par la présence du collage, ce que note un∙e commentateur∙ice qui écrit « Bon choix de rue [smiley] mais on en est très très loin ! » . François Provenzano parle à cet égard d’un « conflit de sémiose » : différents signes se répondant, s’influençant mutuellement (Provenzano, 2019).

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« Rue des Vertus » + « L’immonde d’après »

@collages_feminicides_marseille, 8 juillet 2020.

33On peut supposer que, dans certains cas, ces emplacements sont dûment réfléchis et choisis. Lorsque le slogan « Éduquez-vos fils » se superpose aux affiches électorales de Bruno Paluteau (RN) et de François Asselineau (UPR) deux candidats d’extrême-droite, comment ne pas y voir une adresse directe teintée d’ironie à ceux-ci (ce sont eux, dans le cas présent, les fils à éduquer).

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« Éduquez vos fils » + affiches électorales

@collages_feministes_bordeaux, 13 mars 2020.

34De nombreux exemples de tels dialogues peuvent être décrits. Penchons-nous sur un dernier exemple de remotivation du support, qui peut apparaître violent. À Bruxelles, les passant∙es ont pu lire « Papa me viole » sur une fresque de mosaïques représentant deux enfants se chuchotant à l’oreille.

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« Papa me viole » + fresque de mosaïques

@collages_feministes_bruxelles, 31 janvier 2022.

35On observe ici une mise en scène de la parole qui rend ce slogan percutant : la fresque représente une scène de complicité, d’intimité entre deux enfants qui se racontent un secret qui, par la présence du slogan, se révèlerait être un viol. La correspondance entre l’enfant chuchoteur et l’énonciateur∙rice est appuyée par la typographie en attaché — qui rappelle les cahiers scolaires — ainsi que la dénomination enfantine « papa ». Le slogan change les connotations a priori anodines de la composition (complicité, innocence, amitié) qui sont désormais accompagnées d’une charge traumatique. Les deux figures enfantines sont par ailleurs anonymes, ce qui favorise le caractère universel du message (au fond, cela peut être n’importe quel enfant). Ce collage n’a pas manqué de susciter des réactions : sur la page Instagram qui le relaie, on peut lire un·e commentateur·rice qui indique être « […] mal à l’aise par rapport à cette image et ce choix, car s’il y a des enfants concerné.e.s/ parents, c’est dommage de ne pas avoir de discussion qui entoure cette phrase […] », alors qu’une autre écrit que bien qu’elle aime beaucoup les posts du groupe, elle « […] trouve que ça manque trop souvent de TW18 surtout pour des sujets aussi forts ! ».

36Il arrive que de réels dialogues se développent sur un mur : à Marseille, au tag « Femme = cuisine », les colleur∙euses ont répondu « C’est là qu’il y a les couteaux ! », tournant en dérision le stéréotype misogyne pour en faire une menace et laisser transparaître un rire grinçant.

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« Femme = cuisine » + « C’est là qu’il y a les couteaux »

@collages_feministes_marseille, 24 février 2021.

37Cette réponse fortement située implique que le collage a été fait spécifiquement pour répondre à ce tag (il n’a d’ailleurs pas d’autonomie de sens) et donc que les colleur∙euses se sont organisé∙es en fonction. Faire du mur un espace de dialogue passe aussi par l’avant-arrière des arrachages-réparations. De fait, certains collages étant arrachés, les colleur·euses viennent les « réparer »  j’emprunte le terme aux Collages Féminicides Paris (CFP, 2021, p. 124). Parfois, iels viennent recoller par-dessus ceux qui sont abîmés, parfois iels recorrigent avec d’autres procédés, comme à Liège, ou le Gluegang a réécrit, à la bombe, « IVG » pour (re)compléter le slogan « IVG c’est mon droit ».

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« IVG » + « C’est mon droit »

@gluegang_liege, 22 novembre 2020.

38Ces dialogues font des murs des espaces de « luttes graphiques » (Carle, 2019, p. 120), dont les passant·es sont témoins. La facilité avec laquelle le collage peut être enlevé révèle les débats et les tensions en cours dans la société. Il y a d’autres luttes et dialogues dans les rues mais qui sont peut-être moins visibles, comme la bataille des stickers par exemple. S’il y a arrachage, souvent il en reste des traces, sur les murs ou sur les comptes Instagram, illustrant quels sujets irritent et fâchent aujourd’hui.

39Enfin, un dernier support vient influer sur la réception des slogans : Instagram. C’est le canal choisi par les différents groupes de collages pour partager les photographies de leurs collages car, comme l’expliquent le Collages Féminicides Paris, il donne une primauté aux images (CFP, 2021, p. 172).

Instagram, tentative de pérennisation

40Instagram a permis aux colleur·euses de recenser les collages en vue d’en garder une trace moins éphémère que dans les rues. Bien que cette pérennisation soit instable (les comptes peuvent toujours être supprimés, comme ce fut le cas pour le collectif bruxellois La Fronde — @lafrondegronde), il y a derrière cette collection une tentative de participer à la création d’archives féministes. Le collectif Collages Féminicides Paris entend participer à « la création de mémoire collective » (CFP, 2021, 82), construisant ainsi une image de soi d’historien·nes. Par la création de mémoire collective, iels font référence, entre autres, aux mémoriaux qu’iels construisent. Consistant en un listage des noms, avec parfois les âges et les dates de décès, des victimes de féminicides sur une période précise, les mémoriaux sont un moyen de rendre « femmage19 », d’honorer les mortes mais aussi de conscientiser les passant∙es.

Faire mémoire

41Le travail de rappeler et de reconstituer une histoire trop souvent effacée (on pense à la notion de « matrimoine ») se poursuit au fil des collages. C’est donc un ethos d’historien·nes, voire de journalistes, « par en bas ». Comme l’explique Delphine Frasch à propos des féministes anglaises du xxe qui cherchaient un nouveau rapport à l’histoire qui ne soit académique :

[…] ces nouvelles formes de relations à l’archive présentent des éléments communs. Il s’agit toujours d’encourager, chez soi-même et chez autrui, une attitude opposée à celle, « froide », « sévère et rigide », de la formation académique rejetant « l’amateurisme ». Sensations — l’attention visuelle, auditive, tactile, olfactive à la matérialité de la trace, au grain du document ou de la voix — et affects voire passions  curiosité, sympathie, indignation, admiration — sont reconnus, appréciés et attisés plutôt que déniés (Frasch, 2021, 7). 

42Faire mémoire peut également passer par le rappel des luttes passées et leurs réactualisations, ce qu’ont fait les membres du collectif Décolonisons le féminisme en allant coller dans Paris « Nous sommes les descendant∙es des Algérien∙nes que vous n’avez pas tué∙es #17.10.1961 ».

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Feed de @docolonisonslefeminisme : « Nous sommes les descendant·es des algerien·nes que vous n’avez pas tué·es #17.10.1961 » + « Ici on noie les algériens »

@decolonisonslefeminisme, 27 octobre 2020.

43Les militant∙es rendent hommage et font mémoire en allant coller la veille de la date « anniversaire » du massacre des Algériens par la police française le 17 octobre 1961. Le post suivant du collectif est le tag tristement célèbre « Ici on noie les Algériens » : Instagram permet ici de mettre côte à côte deux littératures sauvages contestataires, et de les mettre en perspective et de faire entrer en écho les luttes au fil du temps. Dans le même mouvement, le renvoi vers cette lutte historique et la mise en lumière de la lourde histoire coloniale et meurtrière de la France, légitiment le combat que mènent les militant·es aujourd’hui. Toujours dans cette optique de la transmission, via Instagram toujours, iels partagent également des extraits du documentaire « Octobre à Paris » de Jacques Panijel qui dénonce les répressions des Algérien·nes par l’État français en 1974.

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« Il te frappe on te croit »

@collages_feministes_lyon, 29 janvier 2022.

44L’évocation des luttes passées peut aussi se faire par un jeu d’intertextualité, qu’on trouve dans un slogan tel que « Mon corps mon choix », qui évoque le slogan célèbre « Mon corps est à moi » déjà trouvé dans les manifestations féministes des années 70 ; ou encore « Qui sème le sexisme récolte la révolution » variation du « Qui sème la misère récolte la colère » lui-même dérivé de la locution « Qui sème le vent récolte la tempête ». Le recyclage de slogan n’est pas propre aux collages féministes (il suffit d’entendre ceux proférés dans toutes les manifestations, cf. Carle, 2019), mais comme expliqué plus haut, il dévoile une connaissance de l’histoire des luttes, du féminisme et de ses slogans, que les colleur·euses s’amusent à réactualiser et, pour reprendre Gérardin-Laverge, « […] la citation de slogans connus inscrit les mobilisations dans une mémoire collective de lutte et tisse des liens qui forment l’histoire des féminismes […] » (2018). Ce travail de référençage et d’hommage fait du colleur ou de la colleuse un·e historien·ne dont,

[l]e rôle […] devient alors d’alimenter les forces émancipatrices du présent, en enrichissant leur lecture de la situation historique, et surtout leur « sens de l’histoire », leur mémoire des luttes — que tendraient à négliger une approche trop théorique, mais également une approche trop focalisée sur le présent, qui en surestimerait la singularité (Frasch, 2021, p. 5).

45C’est ce double geste décrit par Frash qu’on retrouve dans le collage : une focalisation sur le vécu, les expériences personnelles, les « affects » pour faire histoire et politique (on pense au slogan « l’intime est politique20 » des féministes des années 60-70), mais aussi une inscription dans une histoire plus large, pour « enrichir leur lecture de la situation historique », à la fois en dénonçant la perpétuation des dominations et à la fois en rendant hommage aux luttes qui ont déjà été menées. Pour Elsa Dorlin, « [c]es savoirs féministes, ne produisent donc pas seulement un nouveau savoir sur les femmes, ils disqualifient à leur tour la “connaissance vraie”, ils bouleversent l’économie du savoir lui-même et la distinction entre sujet et objet de connaissance » (Dorlin, 2008, p. 14)

46Si cette compréhension de l’histoire et du politique projette un ethos d’historien·nes, elle s’accompagne du refus d’une posture élitiste, d’académicien·nes cloisonné·es dans les murs de l’Université, ne fut-ce qu’en ramenant cette histoire dans la rue (propre de la littérature contestataire en action), et en repartageant ces bribes sur Instagram. La manière de construire le savoir et de s’en servir, chez les colleur·euses, relève d’une démarche féministe qui a intégré les différentes épistémologies féministes (intersectionnalité, care, savoirs situés, etc.).

Instagram comme source et réseau

47Le recensement sur Instagram permet aux groupes de collages de s’inspirer des slogans des autres. Ainsi, la plateforme devient une sorte de répertoire de slogans, un « thesaurus collectif formulaire » pour reprendre Carle (2019, p. 57). Ce répertoire, les militant·es peuvent aller y piocher, pour reprendre des slogans tels quels ou en les modifiant, faisant d’Instagram une source de savoir et d’inspiration précieuse.

48Si le réseau est utilisé afin de collectiviser les différents collages et de les partager à un public plus grand, il configure également la forme que va prendre ceux-ci. Une interviewée explique ainsi que certains lieux sont choisis parce qu’ils sont « instagramables21 ». L’outil devient dès lors un format contraignant, que les colleur·euses vont prendre en compte lors de leurs prises de vues. De même, certains slogans sont issus de luttes numériques. Ainsi, #SciencesPorcs ou encore #UberC’estOver22 sont des mouvements de libération de parole qui ont commencé sur la toile et qui ont ensuite été transposés dans la rue. Il apparaît de la sorte qu’il y a, dans le cas des collages féministes, une dialectique forte entre murs numériques et murs de pierres (les collages se retrouvant à leur tour sur Instagram, faisant enfler le mouvement de libération autour de l’hashtag).

49Mais Instagram est aussi l’outil nécessaire au mouvement pour recruter de nouveaux·lles militant·es. C’est un moyen de faire communauté, autant avec les followers qu’avec les autres pages de collages ou collectifs militants. Cette communauté est mise en scène par les partages des publications des autres, les appels à soutien, les identifications, les likes, etc. C’est tout un ethos propre à Instagram qu’il s’agirait d’étudier. En terme d’ethos, il est toutefois intéressant de noter que les colleur·euses se mettent en scène sur quelques photos en prenant des poses parfois calculées. On peut ainsi les apercevoir poings ou pinceaux levés, ou encore faisant des doigts d’honneurs. Ce fut le cas, par exemple, en mai 2022, lorsque des membres du groupe de collage féministe de Marseille se sont rendu∙es au festival de Cannes pour faire une action dans le cadre de la projection du documentaire Riposte féministe23 : iels ont déroulé une banderole recensant tous les féminicides ayant eu lieu depuis le festival de l’année précédente. Sur les photographies reprises sur leur compte Instagram, peuvent être aperçus des poings levés, des fumigènes, des têtes droites, etc.

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« Violanski24 »

@collages_feministes_marseille, 29 février 2020.

50Bien que parfois les militant·es s’exposent de face, la plupart des photos les montrent de dos, fréquemment en train de coller ou alors ne laissent deviner que des ombres. Le jeu entre visibilité et anonymat n’est pas sans rappeler la tension déjà évoquée entre énonciation située et énonciation incarnée et pourtant anonyme. Ces différentes postures (poing levé, pinceaux en mains, dos droits, etc.) alliées à la rhétorique de certains slogans (par exemple : « Macron t’es foutu, les femmes sont dans la rue », « Le sexisme est partout nous aussi », « On arrêtera de coller quand ils arrêteront de tuer », « Le temps de la colère », « Tremble patriarcat », « Nous sommes toutes des héroïnes », « Ni perdonamos ni olvidamos ») convoquent l’imaginaire du ou de la justicier·ère nocturne, opérant face à une justice étatique non fonctionnelle. Il apparaît dès lors que les militant·es présentent plutôt une image de défenseur·ses des voix effacées (et d’auto-défenseur·ses) qui se libèrent de toute peur, ce qu’elles mettent en scène, ainsi que leur courage et bravoure, en reprenant des postures iconiques (poings levés).