Colloques en ligne

Jean-François Hamel

La loi du 22 mars 1968 contre la loi du 29 juillet 1881. Écritures sauvages et presse gauchiste

The law of March 22, 1968 against the law of July 29, 1881. Wild writings and leftist press

1Il n’existe en France aucune loi datée du 22 mars 1968. Le Journal officiel de la République française, qui consigne les textes réglementaires et les publications légales, ne fait mention d’aucun arrêté, décret ou ordonnance promulgué à cette date qui aurait modifié la loi de 1881 sur la liberté de la presse ou affecté son application. Quant au rassemblement étudiant né de l’occupation d’un bâtiment de la faculté de Nanterre, le Mouvement du 22 mars, nommé en hommage au Mouvement du 26 juillet créé par Fidel Castro et ses guérilleros, son esprit libertaire et spontanéiste, réfractaire à la légalité bourgeoise, s’opposait à toute intervention juridique destinée à contrôler l’espace public et à réguler la circulation de l’écrit dans le monde social. On trouve cependant dans le premier numéro de L’Enragé, journal satirique lancé par Jean-Jacques Pauvert au cœur de la grève générale, un dessin (sans signature) qui substitue à la loi du 29 juillet 1881 la loi entièrement fictive du 22 mars 1968 (fig. 1). L’interdiction « Défense d’afficher », reproduite sur des milliers de murs des villes de France, emblématique de la législation républicaine sur les écritures publiques, est corrigée à l’encre rouge, comme sur la copie d’un mauvais élève, et remplacée par l’affirmation d’une licence : « Permis d’afficher » (L’Enragé, no 1, [mai] 1968, p. 4). Publié à la fin du soulèvement de mai, ce dessin, qui pourrait avoir été calqué sur une inscription murale du Quartier latin, constitue de toute évidence un hommage à la révolte étudiante et à son inventivité graphique.

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Figure 1 : L’Enragé, no 1, [mai] 1968, p. 4 (détail).

2Philippe Artières ([2013] 2020, p. 60) a rappelé que la « prise de parole », en mai et juin 1968, a aussi été l’occasion d’une « prise d’écriture » : « L’écrit devient une arme politique que l’on brandit comme un fusil ; il recouvre les monuments, les statues, se déploie sur les portails des usines et dans les cours des universités. » On sait à quel point les contemporains ont été fascinés par ces « pratiques d’inscription et d’exposition de l’écrit » (Artières, [2008] 2018, p. 375) dont plusieurs ont ressenti l’urgence de conserver les traces. Certains ont voulu les transcrire, considérant ces écritures exposées comme des aphorismes, à l’instar de Julien Besançon qui les recueille dans Les Murs ont la parole (Besançon, 1968) ou encore du Comité d’action étudiants-écrivains qui en offre un florilège dans La Quinzaine littéraire (1er juillet 1968, p. 7)1. D’autres se sont montrés plus attentifs à leur matérialité graphique, à leurs techniques et à leurs supports, à la manière de Walter Lewino et Jo Schnapp (1968), proches des situationnistes, qui en proposent un montage photographique dans L’Imagination au pouvoir. Mais pour L’Enragé, il s’agit moins de documenter ces inscriptions éphémères que de s’imposer comme un acteur au sein de l’espace public oppositionnel que ces écritures exposées ont contribué à créer, au même titre que les tracts et les bulletins des comités et des groupuscules (Negt et Kluge [1972], 2016 ; Negt, 2007). L’éditorial du premier numéro de L’Enragé clame d’ailleurs son appartenance à cette sphère insurrectionnelle en convoquant toute la panoplie de l’émeute barricadière :

Ce journal est un pavé. Il peut servir de mèche pour cocktail molotov. Il peut servir de cache-matraque. Il peut servir de mouchoir anti-gaz. Nous sommes solidaires, et nous le resterons, de tous les enragés du monde. (L’Enragé, [mai] 1968, p. 2.)

3Au-delà du positionnement de L’Enragé dans le champ de la contestation, ce dessin condense, avec une remarquable économie de moyens, la « culture écrite2 » à laquelle la presse militante du gauchisme restera fidèle jusqu’au milieu des années soixante-dix. Pour cette presse parallèle, les écritures sauvages, et tout particulièrement les inscriptions murales, constituent un modèle de subversion du gouvernement des écritures symbolisé par la loi de 1881. Comme le note Béatrice Fraenkel (2007, p. 102), « écrire des graffitis fait partie du “répertoire d’action collective” de nombreux groupes militants, en particulier de ceux qui se situent aux frontières de la légalité3. » Dans le dessin de L’Enragé, la superposition d’une écriture contestataire, associée à l’illégalisme, et d’une écriture officielle, exprimant le droit, cristallise la contestation graphique dans laquelle s’engagent les gauchistes. La typographie sobre et solennelle qui expose l’interdiction d’afficher manifeste un ordre graphique fondé sur la verticalité du pouvoir d’État, qui détermine la production des écritures publiques et qui identifie les espaces graphiques autorisés. La formule gravée dans la pierre exprime par ailleurs la pérennité du pouvoir juridique, qui s’oppose aux expressions rebelles et clandestines, qui voudraient renverser l’ordre graphique dominant. À l’inverse, les caractères manuscrits tracés à l’encre rouge, qui raturent le texte de loi, disent le double désir de s’approprier des espaces graphiques interdits et de détourner les écritures du pouvoir pour contester leur autorité sur le monde social. Autrement dit, face à la loi de 1881, adoptée aux lendemains de la Commune, la presse gauchiste prend le parti de l’illégalisme militant et met en cause la hiérarchie de l’écrit inscrite dans le droit républicain4.

4Ce sont les usages critiques et les fonctions polémiques de la référence aux graffitis, bombages et autres écritures exposées que je me propose de mettre en lumière dans la presse gauchiste. Je convoquerai d’abord La Cause du peuple, organe de la Gauche prolétarienne, qui a recours au graffiti comme marqueur d’identité politique, témoignant de la volonté des gauchistes de s’approprier l’héritage graphique de mai. J’aborderai ensuite le numéro du journal Tout ! piloté par Guy Hocquenghem et produit par le groupe Vive la Révolution en 1971, qui contient une anthologie de graffitis prélevés par des militants du Front homosexuel d’action révolutionnaire, qui donne à voir l’entreprise de subversion graphique qu’implique l’ouverture des luttes sur le front sexuel. Je commenterai enfin un détournement d’inspiration situationniste proposé par Julien Blaine dans son journal Géranonymo, qui thématise la tension entre les écritures sauvages et les écritures du pouvoir à l’occasion du meurtre du militant maoïste Pierre Overney en 1972. Au croisement d’une histoire culturelle de la presse et d’une anthropologie de l’écriture, je considérerai chacun des documents tirés de ces journaux comme un « événement d’écriture » (Fraenkel, 2018, p. 35-52), c’est-à-dire comme un acte graphique porteur d’une mémoire scripturaire, qui manifeste à la fois une prise de position dans le champ de la presse de l’après-mai et dans l’espace public républicain.

Les journaux révolutionnaires : « le support des révoltes ignorées »

5Fondée par l’Union des jeunesses marxistes-léninistes, La Cause du peuple disparaît en juin 1968 à la suite du décret de dissolution des organisations révolutionnaires avant de renaître de ses cendres, en novembre de la même année, en tant qu’organe de la Gauche prolétarienne, qui ne regroupe alors que quelques dizaines de militants décidés à « reprendre le flambeau de la révolution de mai » (« Contre la répression, reprenons le flambeau de la révolution de mai », 1er novembre 1968, p. 3). Arborant la faucille et le marteau au-dessous d’un portrait du Grand Timonier, les premiers numéros ne se satisfont pas de narrer le quotidien des luttes dans les usines de Citroën, de Peugeot ou de Renault ; ils fustigent sans relâche le « révisionnisme » du Parti communiste français et des syndicats, en particulier de la Confédération générale du travail (CGT), qu’ils jugent à la solde de « l’appareil de répression de la bourgeoisie » (« Bulletins de vote ou fusils ? », 19 avril 1969, p. 8). La rivalité entre les gauchistes et les communistes, qui se disputent le rôle de porte-parole de la classe ouvrière, ne tarde pas à se transporter dans le domaine des écritures publiques. En avril 1969, un article de La Cause du peuple intitulé « Les révisos n’aiment pas les graffitis » transcrit un extrait du procès-verbal d’une réunion du comité d’entreprise de la Régie autonome des transports parisiens (RATP). Un représentant de la CGT s’y émeut de « constater depuis quelques temps dans l’enceinte du métropolitain, notamment sur les affiches et les murs, un nombre toujours croissant d’inscriptions aux termes aussi vulgaires qu’injurieux pour l’ensemble des travailleurs », avant d’inviter la direction à « procéder au nettoyage de ces graffitis » (« Les révisos n’aiment pas les graffitis », 19 avril 1969, p. 5). Cette réaction indignée devant des « inscriptions anticapitalistes » signale selon le journal maoïste l’alliance objective des communistes et des syndicalistes avec la classe dominante :

Les bureaucrates révisionnistes ne peuvent souffrir les mots d’ordre qui ne sont pas les leurs, c’est-à-dire les mots d’ordre réels de la lutte des classes ; c’est la raison pour laquelle dès qu’ils en voient, ils dévoilent sans pudeur leur face véritable, leur face contre-révolutionnaire. Il faut croire que ces inscriptions les gênent et ne leur rendent pas la conscience bien tranquille. Il est vrai que la majorité de la clientèle du métro, non seulement approuve les inscriptions révolutionnaires, mais protège, si besoin est, les militants qui écrivent, de la même façon qu’elle protégeait pendant l’occupation les francs-tireurs et partisans qui écrivaient le mot liberté et appelaient à l’insurrection sur les murs du métro. (Ibid.)

6Comme le suggère la reproduction de cet article dans l’opuscule De la liberté de la presse à la presse de la liberté, véritable manifeste de la presse parallèle, le modèle des écritures sauvages, qui incarne l’idéal d’une résistance graphique à la hiérarchie sociale des écritures, conditionne la poétique des journaux gauchistes, qui se veulent, à l’exemple de La Cause du peuple, « le support des révoltes ignorées » (Barou, 1970, p. 115). En rupture avec les codes graphiques et avec les normes discursives de l’espace public républicain, dans lesquels elle voit des instruments de censure au service de l’ordre établi, cette presse revendique haut et fort son appartenance au corpus des écritures exposées et distribuées sur la voie publique, aux côtés des graffitis, des journaux muraux, des feuilles d’usine ronéotées, des tracts passés de main en main et des affiches collées à la porte des usines.

7Au milieu des écritures sauvages, suggère d’ailleurs un article de La Cause du peuple, les gauchistes sont « comme des poissons dans l’eau » (« Comme des poissons dans l’eau », août 1969, p. 2). Un dimanche d’été, en 1969, dans la cité des cheminots d’Arras où ils sont établis depuis quelques mois, quinze camarades de la Gauche prolétarienne diffusent leur journal à la criée quand des policiers, alertés par un indicateur, surgissent en nombre, armés de matraques. En un geste spontané, la population se porte à la défense des militants, en cachant certains en lieu sûr et en conduisant d’autres loin de la sauvagerie policière. Irritées par ce soutien inattendu aux gauchistes, les forces de l’ordre lancent une « campagne de calomnies » dans La Voix du Nord, prétendant que les cheminots les ont appelés pour chasser les « intrus maoïstes ». La riposte passe aussitôt par une série d’actions d’écriture, qui marquent la reconquête de l’espace urbain. Une fois l’indicateur identifié, « des tracts sont distribués dans le quartier, et des slogans le dénonçant comme flic anti-ouvrier sont tracés à la peinture devant chez lui », contraignant le traître à « quitter son travail sous la huée menaçante des cheminots ». Le dimanche suivant, dûment préparée par « des collages d’affiches et des inscriptions sur les murs », la diffusion de La Cause du peuple se déroule sous un drapeau rouge et dans l’enthousiasme général. Les militants sont accueillis à bras ouverts dans une cité dont ils ont repris possession et qui porte les marques graphiques de leur « guérilla » contre « l’arbitraire policier ». Une photographie montre l’un des bombages dont les lettres capitales s’étalent sur une palissade (« lisez la cause du peuple / journal maoïste / gauche prolétarienne. ») Pour les gauchistes, la lutte des classes est une guerre des écritures, et chaque inscription murale est une étincelle qui peut mettre le feu à toute la plaine, selon le proverbe cher aux maoïstes6. Fascinés par les pouvoirs de l’écrit, les gauchistes tendent à croire que même « le graffiti dans les chiottes » peut attiser la colère populaire et déclencher par sa force subversive « une action de résistance » (« Sommes-nous en démocratie ? (III) », 8 janvier 1971, p. 3).

8Le parti pris pour les écritures sauvages se traduit encore dans La Cause du peuple par de fréquentes photographies de murs et de palissades recouverts d’inscriptions et d’affiches, qui sont données à lire comme autant d’indices visuels de la résistance des masses et de l’enracinement des militants en milieu ouvrier. À la une de la livraison du 3 juillet 1969, en marge d’un éditorial qui appelle à « rendre coup pour coup au pouvoir du grand capital », un mur d’usine, balisé de part et d’autre par des silhouettes sombres, expose à la bombe l’actualité des luttes, aussi bien en France (« flins — sochaux ») qu’en Italie (« battipaglia », [Article sans titre], 3 juillet 1969, p. 1). Quelques pages plus loin, ce sont les « leçons du mois de juin à Flins » qui sont illustrées par des panneaux vandalisés à proximité de l’usine Renault, qui rappellent la mort du militant maoïste Gilles Tautin, noyé un an plus tôt dans la Seine en tentant de fuir la charge des gendarmes (« Flics assassins ! », « Flics : vous payerez ! » — « Flins 68, Flins 69 », 3 juillet 1969, p. 9.). À mesure que la Gauche prolétarienne gagne en notoriété par ses actions spectaculaires, la trajectoire des écritures exposées se renverse : le journal donnera à lire sur les murs des cités et des usines des slogans qu’il aura lui-même forgés et publiés dans ses pages, comme s’il documentait sa propre dissémination dans le monde social. Ainsi, la menace « le sang de nos frères réclame vengeance », qui figurait en lettres imprimées sur la couverture d’un numéro de l’hiver 1970 (La Cause du peuple, 16 janvier 1970, p. 1), à la suite de la mort de cinq travailleurs africains dans un foyer d’Aubervilliers, resurgit dans le journal le printemps suivant, tracée à la peinture noire sur un muret de briques (8 mai 1970, p. 3, fig. 2). De même, l’appel « libérons les résistants ! tous dans la rue le 27 », popularisé à la veille du procès des directeurs du journal, couvre la façade d’un immeuble de banlieue dans l’édition suivante (La Cause du peuple, 23 mai 1970, p. 1 ; 2 juin 1970, p. 3). Cette superposition de l’espace public et de l’espace urbain imprègne à vrai dire toute la culture écrite du gauchisme. Car la surface graphique qu’est la rue n’est pas seulement l’origine fantasmée de la presse militante ; elle désigne l’horizon utopique de son action. Les slogans et mots d’ordre diffusés dans les journaux révolutionnaires ont en effet pour vocation de s’exposer sur la voie publique, de s’afficher au grand jour, au-delà de la page imprimée, pour rejoindre le foisonnement des écritures sauvages libéré par le soulèvement de mai.

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Figure 2 : La Cause du peuple, no 21, 8 mai 1970, p. 3 (détail).

Sur le front sexuel : « les graffitis de pissotières »

9Apparu dans les kiosques en septembre 1970, Tout ! est la création des maoïstes libertaires de Vive la Révolution (VLR), qui, à la différence des militants de la Gauche prolétarienne et de la Ligue communiste, ont rompu avec l’idée d’un parti d’avant-garde7. Leur journal ne se veut pas l’expression d’une tendance groupusculaire, mais le lieu d’élaboration d’une nouvelle attitude politique qui substitue à l’ouvriérisme de l’extrême gauche l’injonction rimbaldienne à « changer la vie » (« Tout ! Un nouveau journal ! », 23 septembre 1970, p. 1). Les luttes sur le front sexuel y sont présentes dès le premier numéro, avec une déclaration du ministre de la défense des Panthères noires qui soutient « la juste lutte des femmes et des homosexuels pour leur libération » (« Déclaration du camarade H. P. Newton », 23 septembre 1970, p. 8). Au fil des livraisons, le Mouvement de libération des femmes (MLF) y trouve un écho de plus en plus grand : ses militantes prennent la plume pour faire connaître leur mobilisation aux portes de la prison de la Petite-Roquette, leur solidarité avec les ouvrières d’une bonneterie de Troyes, ou encore leur conception d’une révolution déclinée « à la première personne ». C’est d’ailleurs à la suite d’une action du MLF, qui interrompt une émission de RTL consacrée à l’homosexualité, le 10 mars 1971, que se constitue le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), auquel Tout ! ouvrira ses pages à la suggestion de Guy Hocquenghem. « Oui, notre corps nous appartient », tel est le slogan qui orne la une bariolée du 23 avril 1971, accompagné de revendications qui croisent les préoccupations du MLF et celles du FHAR : « avortement et contraception libres et gratuits », « droit à l’homosexualité et à toutes les sexualités », « droit des mineurs à la liberté du désir et à son accomplissement ». Le dossier de quatre pages, composé de textes courts et provocateurs, se termine par une longue réflexion intitulée « Les pédés et la révolution ». Cet article défend la légitimité révolutionnaire des luttes homosexuelles et allègue que les gauchistes restent « aliénés par le puritanisme petit-bourgeois ». L’auteur en veut pour preuve une série d’inscriptions prélevées « sur les murs des chiottes de Vincennes », reproduites à la verticale en bas de l’article sous la question « Qui encule qui ? » (fig. 3) :

« Si un révolutionnaire souhaite qu’on encule publiquement un ennemi de classe, un grand patron, un chef d’État capitaliste ou un dictateur fasciste, c’est que l’image de la sodomie est automatiquement associée chez lui à celle d’humiliation, de dérision, de vengeance. » (« Les pédés et la révolution », 23 avril 1971, p. 9)

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Figure 3 : Tout !, no 1, 23 septembre 1970, p. 9 (détail).

(Source : archivesautonomies.org)

10S’appuyant sur une hypothèse emblématique de la psychanalyse lacanienne, l’auteur lit ces inscriptions comme autant de manifestations d’une vérité refoulée par les gauchistes.

Ceux qui ont tout fait et qui feront toujours tout pour réduire les « mouvements révolutionnaires de masse » à la domination des appareils bureaucratiques et au ronron des idéologies gauchistes, auront la surprise (plutôt désagréable) de découvrir dans les graffitis des chiottes, dans ces messages formulés là où ça chie, ça pisse et ça pense, que l’inconscient — loin d’être mort et enterré — joue plus que jamais le rôle moteur. Or l’inconscient est — paraît-il — structuré comme un langage : nous n’avons pas « conscience » de ce qui est dit, écrit et produit par nous, surtout dans les chiottes. […] Ici encore, la lutte des classes […] se traduit et est vécue non seulement en termes d’exploiteurs et d’exploités, mais en termes d’enculeurs et d’enculés. Ce n’est pas nouveau, au contraire, c’est traditionnel, mais peut-être les gauchistes et autres « révolutionnaires », auraient-ils intérêt à prendre conscience de ce qui se pense et s’exprime non seulement dans les usines et les bureaux mais dans leurs propres chiottes (à Vincennes) et à comprendre qu’il est temps de ne plus cacher et se cacher ce dont il s’agit. Si faire la révolution veut réellement dire « changer la vie » (et d’abord sa vie) et non seulement prendre le pouvoir pour remplacer à son tour le maître — sous prétexte de servir le peuple et d’abattre la dictature de la bourgeoisie actuelle, ces messieurs les gauchistes seront bien, eux aussi, obligés tôt ou tard de desserrer les fesses. (Ibid.)

11Cette critique du gauchisme par lui-même est typique de VLR, qui entend rompre avec le léninisme par la transposition de la révolution dans la vie quotidienne et par le dépassement du clivage entre le personnel et le politique. Les graffitis des chiottes de Vincennes apparaissent comme les signes témoignant de l’aliénation des militants, qui ne parviennent pas à se soustraire aux représentations dominantes de la sexualité. Ces écritures sauvages seraient d’autant plus révélatrices qu’elles sont ignorées : manifestant les traces du refoulement, trahissant ce qui est tu, elles rendraient lisibles l’inconscient politique du gauchisme. Mais, au-delà de la question homosexuelle, c’est la fidélité à l’héritage de mai qui est en jeu dans le geste herméneutique qui consiste à détourner le regard vers les écritures déclarées illégitimes pour en percer le sens et en dévoiler la portée politique. Car c’est bien sous le signe de la lecture que Tout ! avait défini son rapport aux événements : le premier numéro, en septembre 1970, affirmait haut et fort qu’il fallait apprendre à « lire mai » (« Une nouvelle attitude politique », 23 septembre 1970, p. 3), tout comme le troisième numéro, en octobre de la même année, appelait à « poursuivre la lecture de mai » afin de « combler le fossé entre gauchistes et France sauvage » (« Commencer à combler le fossé entre gauchistes et France sauvage », 29 octobre 1970, p. 5). Le journalisme de Tout ! est un art politique du déchiffrement, qui, au contact des écritures sauvages, renverse la hiérarchie des signes promue par la vision légitime du monde et critique les schèmes de perception et d’interprétation que les révolutionnaires plaquent sur le monde social.

12Malgré le parrainage de Sartre, qui assume symboliquement la direction du journal, ce numéro de Tout ! sera interdit par le ministère de l’Intérieur pour « outrage aux bonnes mœurs ». Plusieurs milliers d’exemplaires seront saisis dans les librairies et les kiosques, ainsi qu’auprès des vendeurs qui les distribuent sur la voie publique. Mais avant même son interdiction, le dossier fait l’objet d’attaques venues de l’extrême gauche. Le 4 mai 1971, Lutte ouvrière publie un encart intitulé « Tout ! ou rien » qui fustige « l’individualisme petit-bourgeois » qui amène le journal à « se faire le chantre du socialisme dans un seul lit » et s’élève contre cette entreprise de subversion des écritures publiques : « On peut se demander ce qui peut amener des gens qui se disent révolutionnaires à éditer un journal dont le contenu est à la hauteur de graffitis de pissotières » (« Tout ! ou rien », 4 mai 1971, p. 13 ; reproduit dans Tout !, 17 mai 1971, p. 2). De toute évidence, pour les trotskystes de Lutte ouvrière, la discipline militante exige le maintien d’un ordre graphique, fondé sur une hiérarchie des techniques, des supports et des surfaces. La légitimité des mots et des mots d’ordre ne dépend pas seulement de l’autorité de ceux qui les énoncent, mais encore des matérialités de l’écrit. On trouve un écho tardif de cette attaque, deux ans plus tard, en mars 1973, en ouverture du dossier « Trois milliards de pervers » que quelques anciens du FHAR, publient dans la revue Recherches, dossier qui sera poursuivi en justice. Dans son liminaire, Félix Guattari présente la démarche de Guy Hocquenghem et de ses camarades comme une tentative pour contourner les censures inhérentes à la sphère publique afin de mettre au jour les dimensions ignorées du monde social et de faire saillir de nouvelles subjectivités politiques :

Mai 68 nous a appris à lire sur les murs et, depuis, on a commencé à déchiffrer les graffitis dans les prisons, les asiles et aujourd’hui dans les pissotières. C’est tout un « nouvel esprit scientifique » qui est à refaire ! (Guattari, mars 1973, p. 3.)

13En dépit de l’allusion au Nouvel Esprit scientifique de Bachelard, et malgré le soutien de Genet, Sartre et Foucault, la justice ne reconnaîtra pas le régime de vérité propre à ces documents sur l’homosexualité, qu’elle réduira à « un étalage détaillé de turpitudes et de déviations sexuelles » (« Trois milliards de pervers. Dossier de l’affaire », juin 1974, p. 179-199). La 17e chambre du tribunal de Paris, spécialisée dans les affaires de presse, déclarera Guattari coupable d’outrage aux bonnes mœurs en tant que directeur de la revue Recherches et ordonnera la destruction des exemplaires saisis de la « Grande encyclopédie des homosexualités ».

Pour une contre-culture : « Dreyfus au poteau de torture »

14Créé au printemps 1972, Géranonymo est un journal animé par Julien Blaine et situé au croisement du gauchisme et de la contre-culture. Son titre se veut un double hommage à Geronimo, le légendaire guerrier apache du XIXe siècle, et à la multitude des militants anonymes apparus depuis le soulèvement de mai. Pour Blaine et ses camarades, les « Indiens » sont partout : ce sont les Sioux qui occupent Wounded Knee aux États-Unis, mais aussi les Tchadiens, les Palestiniens, les Occitans, sans oublier les lycéens, les ouvriers, les travailleurs, les prisonniers, les paysans, « tous ceux qui se sentent les peaux rouges d’une répression quelconque » (« Des Indiens partout », mai-juin 1973, p. 5). Bien que certains de ses détournements et de ses bandes dessinées s’inspirent du situationnisme, l’équipe de ces « Cahiers de la sauvagerie » est proche des maoïstes, comme l’illustre la promotion en ses pages de Pirate, un bulletin itinérant de contre-information que Blaine a mis sur pied avec Jean-Pierre Vernier, directeur de l’Agence de presse Libération et militant de la Gauche prolétarienne, pour « donner la parole au peuple » (« La voix des Corons », mai 1972, p. 1 ; « Nouvelles Galères », juin 1972, p. 2). Dans son deuxième numéro, en mai 1972, Géranonymo consacre une page entière à la tragédie qui a récemment frappé la Gauche prolétarienne : le meurtre du militant ouvrier Pierre Overney par un vigile à la sortie d’une usine Renault. Pour exprimer son indignation, plutôt que de reproduire les photographies de l’Agence de presse Libération, qui avaient déjà été reprises par les journaux nationaux, Géranonymo entreprend de détourner la plus célèbre une de l’histoire française, celle de L’Aurore du 18 janvier 1898, par laquelle s’invente la figure de l’intellectuel (fig. 4).

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Figure 4 : Géranonymo, no 2, mai 1972, p. 2.

(Source : http://geranonymo.blogspot.fr/).

15Le détournement du « J’accuse…! » (Julien [Blaine] et Émile [Zola], « J’accuse…! Lettre au président de la République », mai 1972, p. 28) reçoit une double motivation : Overney est tué devant les grilles de l’allée Émile-Zola, à Billancourt, par un agent de sécurité à l’emploi de la Régie Renault, dont le grand patron se nomme alors Pierre Dreyfus. « Les noms ont changé, le rôle de Dreyfus aussi… c’est tout ! », peut-on lire dans un encadré esquissé à la main, qui ajoute « Dreyfus au poteau de torture ». Des six colonnes de la première page, trois sont conservées ; les paragraphes sont déplacés et couverts de corrections manuscrites, qui actualisent le récit de l’affaire et adaptent l’acte d’accusation. En une même phrase, on glisse de la République de Félix Faure à celle de Georges Pompidou. Les derniers paragraphes de la lettre restent cependant inchangés, tout comme le cadre légal dans lequel se déploient les écritures publiques :

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que jaccomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice. (Ibid.)

16Ce détournement inverse le statut de Dreyfus dans l’affaire au risque de paraître réactiver les stéréotypes sur la collusion des Juifs et du pouvoir capitaliste. Mais la force critique de l’opération n’emprunte rien à l’imagerie antisémite ; elle découle de la référence polémique aux écritures sauvages. Sur la une de L’Aurore ainsi recomposée, deux écritures se superposent et s’affrontent en un violent conflit : d’une part, une écriture imprimée, disposée en colonnes rectilignes, en une succession austère de paragraphes, qui représente l’ordre graphique caractéristique de la civilisation du journal ; d’autre part, une écriture manuscrite, aux formes irrégulières, qui s’inscrit entre les lignes de la première, comme pour la parasiter depuis ses marges, à la manière d’un corps étranger. Le conflit de ces techniques scripturaires, l’une qui symbolise le pouvoir s’exerçant dans le domaine de l’écrit, l’autre sa contestation, traduit la contradiction entre la grande presse et les journaux de contre-information qui s’opposent à la lecture dominante du monde social de même qu’aux lois et règlements qui structurent la sphère publique.

17Plus encore, l’acte consistant à corriger et à compléter à la main les informations d’un journal porte la mémoire des campagnes menées par les gauchistes contre la grande presse, auxquelles le journal Action avait donné le ton dès l’automne 1968. Accusant les « journaux bourgeois » d’être à la solde du pouvoir, Action avait invité les militants révolutionnaires à placarder les pages des quotidiens dans l’espace urbain et à les couvrir d’inscriptions pour dénoncer au grand jour leurs mensonges, rétablir la vérité des luttes et rendre justice à la parole des insurgés. « En face de votre kiosque, affichez la double page d’Action, faites des journaux muraux en collant et en commentant les journaux bourgeois », demandait-on aux lecteurs (« Payez-vous France-Soir… Si les journaux ne vous plaisent pas, rendez-les aux marchands ! », 11 octobre 1968, p. 4) :

Les comités d’action peuvent se joindre à la campagne sur l’information […] en affichant un journal mural : la première page de France Soir commentée et critiquée pour donner l’information politique que le régime veut étouffer. (« Chaque journal rendu : un pavé contre le mensonge », 18 octobre 1968, p. 4)

18C’est ce même geste que Julien Blaine applique au « J’accuse…! », qui devient un support d’écriture sur lequel s’énoncent les raisons de la révolte et s’affirment les sujets en lutte contre l’ordre établi. Ce détournement prend tout son sens si l’on se rappelle que la livraison légendaire de L’Aurore, tirée à 300 000 exemplaires, n’avait pas été conçue pour être seulement lue dans les appartements bourgeois ou à la terrasse des cafés, mais pour être exposée sous la forme d’affiches, placardée dans tout Paris et vendue à la criée au carrefour des boulevards (Pagès, 2002, p. 184-187). Destinées à la rue, les immenses lettres de sa titraille devaient arrêter le regard, ameuter les passants, inciter à la délibération, comme le feraient plus tard les journaux muraux de la commune étudiante. C’est cette histoire médiatique stratifiée que cite Géranonymo, comme en une image dialectique, convoquant l’un des mythes les plus puissants de la légitimité républicaine pour y réinscrire la marque présente de la conflictualité politique. L’« affaire Dreyfus » provoquée par la mort d’Overney s’y donne à lire comme une nouvelle bataille au cœur d’une guerre des écritures publiques, qui vise à s’approprier à la fois l’espace médiatique et l’espace urbain, en ce qu’ils sont tous deux assujettis au pouvoir d’État en vertu de la législation sur la presse de 1881.

19Le détournement engage aussi une critique acérée du rôle des intellectuels dans la contestation. Depuis l’interdiction de La Cause du peuple et l’arrestation de ses directeurs, au printemps 1970, les publications gauchistes s’appuient volontiers sur les « démocrates » dans leur lutte pour la constitution et la défense d’un espace public oppositionnel. Sartre prend la direction de l’organe de la Gauche prolétarienne, tandis que Beauvoir se porte à la défense de L’Idiot international, qui partage le combat des maoïstes en faveur d’une « presse de la liberté », qui s’affirme en rupture avec le modèle républicain de la « liberté de la presse » (Barou, 1970). Dans L’Idiot international, en septembre 1970, Sartre justifiera d’ailleurs le nouveau rôle des intellectuels au sein de la presse révolutionnaire en convoquant le souvenir du journal de Marat, L’Ami du peuple, qui avait été lui aussi affiché sur les murs de Paris. En janvier 1971, la collaboration de la Gauche prolétarienne avec les intellectuels aboutit enfin à la création de J’accuse, qui se veut le « journal de la démocratie révolutionnaire » et qui prétend « donner la parole à ceux qui se taisent » (« “J’accuse” est un journal populaire », 15 janvier 1971, p. 2). C’est cette affiliation tardive du gauchisme à la geste zolienne que met en cause Géranonymo en donnant à lire, sur la surface de la une de L’Aurore, l’irruption d’une parole anonyme et profane, qui emprunte ses formes aux inscriptions murales pour opposer les écritures sauvages à l’autorité sociale de l’intellectuel engagé. Dans la continuité du mouvement de « destitution symbolique » des professionnels de l’écrit amorcé en mai (Gobille, 2018, p. 80-84), Géranonymo s’approprie la puissance mémorielle du « J’accuse…! » et la détourne au profit des scripteurs « ordinaires », sans titre ni qualité les prédisposant à produire de l’écrit, qui incarnent l’idéal d’une démocratie des écritures9. Les inscriptions murales, normalement tenues en marge de l’espace public, se dressent ici contre les maoïstes de J’accuse dont la prétention hégémonique dans le champ de la contestation s’appuie sur le pouvoir des intellectuels et sur leur monopole de la parole publique légitime.

L’utopie d’une démocratie sauvage

20Dans L’Institution de la littérature, Jacques Dubois avançait une proposition sur les « littératures sauvages » qui peut éclairer la valeur symbolique attribuée par les scripteurs gauchistes aux écritures de la contestation que sont les graffitis, les tracts et les slogans. Tout en reconnaissant qu’elles sont régies par un système complexe de règles et de contraintes, Dubois soulignait que ces « formes sauvages » de l’écrit apparaissent bien souvent comme « le lieu utopique de la littérature reconnue » (Dubois, [1978] 2019, p. 228), particulièrement pour les avant-gardes, qui rêvent de rompre avec les règles et conventions bourgeoises de l’écrit. Il en va de même pour la presse militante de l’après-mai. Les périodiques éphémères qui prônent une révolution idéologique reconnaissent dans la prolifération des inscriptions murales et des écritures exposées l’utopie antiautoritaire d’un espace public ensauvagé, fondée sur une distribution égalitaire de la liberté de parole et sur un exercice inconditionnel du droit à l’écriture. Dans l’imaginaire gauchiste, les écritures sauvages expriment la conquête du pouvoir de parler et d’écrire par les subalternes que la violence structurelle de l’espace républicain réduit au silence. À travers cette production écrite, des locuteurs et des discours feraient irruption sur une scène publique pour contester la séparation socialement instituée entre celles et ceux qui lisent et celles et ceux qui écrivent, comme l’indique le dessin révélateur qui coiffe le courrier des lecteurs dans L’Idiot international (fig. 5). Les dominés se constitueraient en un contre-public où ils cesseraient d’être parlés par leurs porte-paroles, accédant par la prise d’écriture à une véritable autonomie politique et jetant les bases d’une démocratie radicale, en une insurrection de l’écrit contre les effets de domination de la représentation politique.

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Figure 5 : L’Idiot international, nos 8-9, juillet-août 1970, p. 37 (détail).

21Toutefois, la fascination pour les écritures sauvages s’avère inégalement partagée dans le champ de la contestation, au point de constituer un objet de différend entre les factions rivales du camp révolutionnaire. La Cause du peuple a très tôt mis en scène l’hostilité des communistes pour les inscriptions murales, qui contreviennent à la discipline exigée des militants ouvriers et au souci de respectabilité du parti d’avant-garde. De même, si le dossier du FHAR dans Tout ! investit les graffitis pour mettre au jour une vérité refoulée du monde social, à savoir l’homophobie qui traverse les représentations gauchistes de la conflictualité politique, Lutte ouvrière les convoque au contraire pour discréditer l’intérêt des révolutionnaires pour les questions sexuelles, qui relèveraient d’une « contradiction secondaire » au sein de la société de classes. À son tour, Géranonymo s’empare de ces inscriptions urbaines pour marquer ses distances avec la Gauche prolétarienne que Blaine et son équipe accusent de substituer le discours des intellectuels parisiens à la parole profane des scripteurs ordinaires. Les écritures sauvages apparaissent ainsi comme un instrument polémique qui ne cesse de déplacer les lignes de fracture entre les groupuscules et les tendances qui cherchent à imposer la définition légitime de l’engagement révolutionnaire et à s’approprier « l’héritage symbolique de mai10 ». Tout indique au demeurant que l’impulsion libertaire est déterminante dans le degré de fascination des journaux militants pour les écritures sauvages : plus un groupe, une organisation ou un mouvement s’est affranchi du modèle léniniste du parti révolutionnaire, avec ses valeurs d’ordre, de discipline et de respectabilité, plus sa presse est portée à reconnaître la valeur politique des écritures sauvages et à les prendre pour matrices d’un espace public oppositionnel, lui-même garant d’une « démocratie sauvage11 » où la puissance constituante du peuple s’élève contre les institutions du pouvoir constitué. C’est en effet au pôle libertaire plutôt qu’au pôle autoritaire du champ radical des « années 68 » que les journaux révolutionnaires adhèrent à l’utopie des écritures sauvages. En multipliant les illégalismes, ces périodiques, qui forment aux yeux des contemporains une « presse sauvage » (Olmi, mars 1972, p. 477-499), ne contestent pas seulement les limitations juridiques et politiques imposées à la liberté d’expression et d’opinion ; ils manifestent une révolte contre l’ordre graphique codifié par la loi de 1881, qui a historiquement accompagné le transfert républicain de la légitimité politique de la rue aux urnes. L’exigence d’une « libre parole », associée depuis l’Antiquité à la démocratie, ces feuilles la double du principe anti-autoritaire d’une « libre écriture », opposable à la puissance d’État comme aux conventions et convenances qui organisent la production et la circulation des écritures publiques.